Paul Claudel et la Bible

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Dom Célestin CHARLIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS un livre posthume qui rassemble quelques textes, assez disparates et pas toujours inédits 1, Paul Claudel nous redit par-delà la tombe les origines lointaines de son amour de l’Écriture. À plusieurs reprises, déjà, il avait raconté ses premiers contacts avec l’Histoire Sainte à l’école de Bar-le-Duc et ses impressions de jeune lycéen. Mais ici, il apporte des précisions nouvelles et pleines d’intérêt sur la place tenue par la Bible dans l’événement de sa conversion :

 

Plus tard, au soir de cette inoubliable journée de Noël 1886, comment ne pas voir une intervention de la Providence dans cette Bible, don d’une amie protestante à ma sœur Camille, qui se trouvait là sur la table ? Je l’ouvris, ce que je n’avais jamais fait auparavant, et ce fut à deux endroits. Le premier était ce récit d’Emmaüs dans saint Luc, quand le Seigneur, au rebours de la nuit qui monte, ouvre à ses deux compagnons palpitants les secrets de l’Ancien document. Et le second, ce fut ce sublime chapitre VIII du Livre des Proverbes qui sert d’épître à la messe de l’Immaculée Conception. Ah ! je ne fus pas long à reconnaître, dans cette radieuse figure qu’elle évoque, les traits de la Mère de Dieu, en même temps qu’inséparables, ceux de l’Église et de la Sagesse créée. Pas une figure de femme dans mes drames postérieurs qui n’ait gardé la trace de mon éblouissement 2.

 

À soixante-dix ans de distance, ces deux textes scripturaires lus au soir même de la conversion prennent la valeur d’un symbole : Ne peut-on y reconnaître, préfigurées, les deux étapes de l’évolution religieuse du poète, aussi bien que de sa carrière littéraire ?

Pareille interprétation prophétique de ses premières lectures bibliques ne déplairait certes pas à Claudel. Encore faudrait-il chercher l’accomplissement de la prophétie dans un ordre inversé. Dans le texte cité, le dramaturge a mis lui-même son œuvre poétique sous le signe de la femme, image créée de la Sagesse divine. Mais ce n’est qu’après avoir renoncé à cette œuvre, au déclin de sa vie, que le sens du récit d’Emmaüs lui révéla sa lumière, « au rebours de la nuit qui monte ». L’unique conversion, et comme instantanée, du poète, le jour de Noël 1886, s’est prolongée tout au long de sa carrière, ponctuée par deux drames, marquée par deux ruptures. Quelques lignes plus loin, Claudel fixe la date du tournant décisif :

 

J’avais soixante ans, j’étais vacant, j’en avais fini pour toujours avec les Otage et les Soulier de satin. Je savais que Tête d’or en avait fini pour toujours de régler leur compte aux Ysé et aux Prouhèze. Cette Apocalypse qu’une curieuse insistance intérieure désignait à mon intérêt, j’avais le temps, pourquoi ne pas y mettre le nez 3 ?...

 

Claudel n’a pas caché l’espèce de remords, qu’il a gardé jusqu’au bout, des longues années vécues sous le choc du drame d’Ysé, à la recherche du sens de l’amour humain. Son retour à la Bible, il l’a compris un peu comme une conversion mystique, qui prolongeait elle-même une lente et terrible conversion morale. Longtemps poète génial de l’amour impossible, il n’a plus voulu être que le serviteur dépouillé de la Parole. Un peu comme Racine retiré à Port-Royal, il ne s’est plus parfaitement reconnu dans son œuvre théâtrale. Mais plutôt que quelques jeux bibliques, c’est toute une bibliothèque, en prose cette fois, qu’il laisse en mourant, entièrement consacrée au service de l’Écriture inspirée. Il n’est pas de doute qu’à ses yeux, c’est là qu’il faut chercher l’essentiel de son message. La critique chrétienne devra désormais en juger : lequel des deux Claudel, le poète ou le bibliste, est resté le plus fidèle à la rencontre du Livre inspiré, survenue au soir de sa conversion ?

 

 

Il est difficile pour un exégète de ne pas juger avec sévérité l’œuvre de Claudel bibliste. Avouons d’emblée que sur le plan de l’interprétation, même religieuse, du texte sacré, considéré dans sa teneur concrète, elle nous paraît dénuée de valeur. Un chrétien désireux de comprendre la pensée divine incluse dans les mots du CANTIQUE DES CANTIQUES ou de l’APOCALYPSE ne retirera des explications de Claudel aucune lumière qu’il ne puisse trouver dans d’autres commentaires, même parmi les médiocres. En bien des cas il sera positivement induit en erreur. Partout abondent les faux sens et les contre-sens, sans parler des fautes de goût. Claudel est le modèle de la méthode, ou plutôt de l’absence totale de méthode qui caractérisait l’exégèse du Moyen Âge décadent. La Bible est traitée comme un amalgame de mots juxtaposés, auxquels une imagination féconde demande de livrer toute la somme d’images, d’idées et de sentiments que leur associe le lecteur. Son commentaire du Cantique n’est qu’un invraisemblable fatras, où il est difficile de trouver une page à peu près supportable. À titre d’exemple voici le commentaire du vers Tes deux seins comme les faons jumeaux de la chèvre :

 

L’ascension du Corps sacré jusqu’à la palme, comme nous lirons tout à l’heure, se poursuit. Voici les seins maintenant, et nous retrouvons sans plaisir cette image à la fois conventionnelle et inapte, qui tantôt nous avait mis à la gêne, des deux faons gémeaux d’une chèvre, ou d’une gazelle, si vous préférez ! Va pour gémeaux ! Mais qu’avons-nous à faire des folâtreries de ces deux biquets ?

Bien entendu les deux seins, suivant le répertoire établi qui ne cesse de nous guider, ce sont les deux Testaments. Mais le caractère principal de l’enseignement conjoint qu’ils nous distribuent n’est tout de même pas le saut, cet aspect brusque, farouche, interrompu, furtif, élusif. Et d’autre part dans la construction de cet édifice vivant à laquelle procède devant nous le statuaire sacré, nous sommes étonnés que l’on nous invite à passer d’un seul coup du ventre aux seins, sans qu’il soit question du cœur et de toutes ces choses « qui se cachent à l’intérieur » de la colonne sublime. Ces choses « qui se cachent à l’intérieur », il faut que l’extérieur, loin de nous les dérober, trouve moyen de les manifester.

Et alors une idée nous vient. Pourquoi le langage mystique serait-il plus difficile sur le choix de ses symboles que le vocabulaire des métiers, par exemple ? Et puisque chèvre il y a, les biquets gémeaux d’une chèvre, hinnuli gemellae capreae, quel rapport, basé sur une ressemblance qui m’échappe, y a-t-il entre l’animal biscornu et cet appareil, me dit Larousse, qui sert à élever les fardeaux ? Davantage ! tout le dictionnaire commun n’est-il pas fait de ces traits physiques arbitrairement choisis et isolés ? Et alors quand le Poète sacré qui, nous dit le Livre des Chroniques, avait promené son regard attentif sur toute la Création, nous parle d’une chèvre, pourquoi ne lui aurait-il pas été permis d’isoler afin de s’en servir, l’allure particulière de ce quadrupède, la chose par quoi, somme toute, elle est vivante, elle marche, le saut ? Mais, dites-moi, sous notre poitrine, sous notre sein, j’ai mis la main dessus, qu’est-ce que je sens qui saute ? Le cœur !

La chèvre, c’est le cœur ! Les deux nourrissons de la Femme stable, les deux nourriciers qui offrent au monde un suc inépuisable, c’est le cœur dont ils reproduisent la forme au dehors, c’est au cœur qu’ils s’alimentent, à ce bond sur place transmis par Dieu d’une génération à l’autre et qui n’est destiné à s’interrompre en ce monde que pour continuer sur le même rythme dans l’autre sa fonction inépuisable 4.

 

Pour réussir dans ce genre, il suffit d’avoir un peu d’imagination et Paul Claudel n’en manque pas, mais peut-on parler d’interprétation ? Ce jeu de l’esprit serait sans gravité s’il ne cherchait à se justifier au nom de principes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils laissent planer les pires équivoques sur la pensée traditionnelle de l’Église touchant l’Écriture. La Bible est un bloc erratique tombé du ciel, un écrit chiffré ; elle n’a plus d’attaches profondes avec l’homme :

 

En réalité, il n’y a qu’un auteur de la Bible et c’est l’Esprit-Saint, utilisant d’ailleurs la personnalité et le tempérament de chaque scripteur divers comme se fait reconnaissable la main d’un copiste, son goût pour tel papier, telle mise en page, etc... 5

 

On le voit, les écrivains sacrés sont réduits à un rôle tout à fait négligeable. Dans cette perspective et ceci est plus grave l’Écriture perd toute signification historique, ou plutôt son caractère historique perd toute signification religieuse et spirituelle :

 

Dépouillée de l’occasion, de la circonstance et de la convenance momentanée, la substance de la parole écrite, jusqu’au-dessous de cet i et de ce point sur l’i (S. Augustin), ne cesse pas de s’adresser, après nos pères, à nous-mêmes. Si le grain ne meurt pas..., dit l’Évangile, s’il ne perd pas sa peau pour devenir, sous notre scrutation, amidon et gluten 6.

 

Dans ces conditions le sens littéral ne mérite guère qu’on presse « ses maigres mamelles » ; le croyant n’a besoin que d’écouter en lui l’Esprit-Saint pour découvrir le sens divin :

 

Dans cette recherche du sens littéral, de ce qui ne laisse pas au Scripteur le droit de dire autre chose, des raisons à l’infini, de grammaire, de vocabulaire et d’histoire qui justifient telle ou telle interprétation, il y a quelque chose à la fois d’excitant et de stérilisant pour l’esprit, de véhémentement sec, qui justifie l’adage sévère que la lettre tue : et le vent qui souffle d’Allemagne ne nous apporte que trop souvent la confirmation malodorante à cette sentence sévère des couches l’une sur l’autre d’exégètes décomposés. Je me souviens avec horreur des mornes après-midi que nous passions jadis au lycée à éplucher et à épouiller minutieusement l’écriture des auteurs classiques qu’il ne venait pas à l’idée de nos professeurs d’essayer de nous faire comprendre et aimer ! Ainsi des braves gens qui demandent, à un autre que l’Esprit-Saint le sens des lettres que l’Esprit-Saint leur a écrites et dont l’un de ses secrétaires prend soin de nous dire qu’elles sont inénarrables 7.

 

Certes, ici et là, Claudel se ravise, alerté sans doute par quelque théologien prudent de ses amis. Dans une note rapide, placée en bas de page, ou encore d’un grand coup de chapeau donné au passage à saint Jérôme et aux « vrais » critiques, il croit se débarrasser sans frais de l’inquiétude qu’a pu faire naître cette étrange distinction entre un sens spirituel accessible au seul croyant, sinon au seul poète, sous l’inspiration directe du Saint-Esprit, et un sens littéral qui a bien l’air de n’être qu’humain, tant il est présenté comme l’apanage de tous les rationalistes, avoués ou larvés. Mais ces correctifs, qui ont pour but de ménager le Saint Office, ne trompent personne. Qu’on lise plutôt cette note audacieuse de son commentaire sur l’Apocalypse, une de ses dernières œuvres, qui condamne d’un trait de plume toute l’Encyclique Divino afflante Spiritu du Pape Pie XII 8 :

 

Il est simplement bouffon à propos d’exégèse de parler de « science » et de « méthode scientifique ». « Une petite science conjecturale », dit Renan de l’Histoire. Je voudrais savoir ce qu’il entend par là. La conjecture est un instrument de découverte, ce n’est pas un moyen de connaissance positive, qui implique comme élément essentiel une certitude à volonté contrôlable. L’érudition, la diligence à la recherche des documents (dont très peu sont sûrs, ou directement pertinents) n’ont rien de commun avec la science. En réalité, quand les modernes parlent de science, ils entendent une interprétation des Écritures telle qu’elle exclut tout élément surnaturel. En quoi ils sont d’accord avec nos professeurs dits catholiques, sauf que ceux-ci ajoutent (bien à regret, semble-t-il) à ce principe tacitement admis la clause timide « le plus possible » ! L’industrie avec laquelle ces messieurs escamotent l’affirmation dogmatique que « toute l’Écriture est divinement inspirée » rappelle celle de ces scarabées qui, en quelques minutes enterrent un rat mort pour pondre leurs œufs dedans. L’important est de ne pas scandaliser les impies : quant aux fidèles, ça n’a pas d’importance. Alors ils mettent tant d’eau dans leur vin qu’à la fin, comme dit Jules Renard, il n’y a plus de vin ! Plutôt que de science il faudrait parler d’imagination et de parti pris 9.

 

 

Est-ce à dire qu’il ne reste rien de cette énorme littérature qui charrie inlassablement les poncifs de la prédication du XIXe siècle dans un flot de mots truculents ? Il s’en faut. Chez Claudel, ce qui porte, ce n’est pas l’idée mais l’instinct. Assez naïvement, il s’est cru une manière de Père de l’Église, encouragé en cela par l’adulation de toute une cour. Mais lui-même s’est mieux jugé parfois ; ainsi dans cette confidence cocasse de son journal, que relevait naguère, pour le Figaro Littéraire, Henri Guillemin :

 

À Lyon dans une librairie, je vois un livre sous une bande qui porte cette inscription : Claudel, le grand poète comique. J’ai un mouvement de joie. Enfin, voilà quelqu’un qui m’a compris ! Pas du tout. Il y a : le grand poète cosmique. Habituons-nous, chaque matin, quand je me regarde dans la glace pour me raser, à cette idée que je suis cosmique. Va pour cosmique !

 

Gardons-nous d’ailleurs de prendre cette confidence elle-même à la lettre. Personne mieux que Claudel n’a eu le sens du drame humain, une vue plus profonde du tragique. Qu’on en juge par son Introduction au Livre de Job :

 

De tous les livres de l’Ancien Testament, Job est le plus sublime, le plus poignant, le plus hardi, et en même temps le plus énigmatique, le plus décevant et j’irais presque jusqu’à dire le plus rebutant. Le langage en est si fort, il déchaîne, comme la foudre, une telle déflagration à la fois de lumière, d’images, de sens et de son, que le lecteur reste étonné et confondu, en même temps, dès que l’homme de Hus élève la voix, qu’il est saisi aux entrailles. Quelle voix ! Qui jamais a plaidé la cause de l’Homme avec une telle intrépidité, avec une telle énergie ? Qui jamais a trouvé dans les profondeurs de sa foi ouverture à un tel cri, à une telle vocifération, à un tel blasphème ? Déjà frémit dans les paroles du vieillard la préfiguration de cette interjection suprême sur la croix, à laquelle les chrétiens en frémissant ne cesseront jamais de prêter l’oreille, de ce Fils cum clamore vatido qui dit à la face de son Père : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? 10

 

Mais ce sens du tragique n’empêche jamais Claudel de capter avec intensité les formes les plus contrastées du réel. Il n’est aucune expression de la vie qui ne l’émeuve ; sa réaction, lorsqu’elle est spontanée, est toujours authentique ; c’est quand il cherche à l’analyser ou prétend la justifier intellectuellement que tout se gâte.

Est-ce à dire qu’il n’est que poète ?... Pour se prémunir contre les foudres ecclésiastiques, il n’a cessé de le prétendre. Mais que signifie cette distinction, dans la manière de lire la Bible, entre une méthode dite « scientifique », et une méthode « poétique » ? Il n’y a qu’une façon de lire un texte : celle qui cherche à comprendre ce qu’a voulu dire l’écrivain. Or Claudel n’a pas mieux « compris » les formes propres du génie poétique de la Bible que sa signification historique. N’est-ce pas lui qui, à chaque ligne de son Commentaire, parle des « platitudes » du cantique, cet extraordinaire et pur chef-d’œuvre de tous les temps ? Pas plus que des cadres théologiques décadents ou de la spiritualité moralisante et négative du temps de sa jeunesse, Claudel n’a su se défaire, en lisant l’Écriture, de ses propres conceptions poétiques, qui sont demeurées pour une bonne part celles de l’Occident malgré l’influence profonde qu’ont exercée sur lui les littératures japonaise et chinoise. Poète, certes il l’est dans sa manière d’aborder l’Écriture, mais dans la mesure même où toute poésie s’origine aux sources mêmes de l’expérience religieuse et de l’option vivante, qui sont les traits fondamentaux du génie humain de la Bible. Ses théories ne sont que l’expression, trop souvent malheureuse, d’intuitions authentiquement chrétiennes nées en lui au contact de l’Écriture. Ce sont ces intuitions qu’il faut retenir, si l’on veut dégager son vrai message.

Ainsi de sa réaction presque forcenée contre la science biblique. Les exégètes ont beau jeu d’en montrer l’inanité. Mais pourquoi y mettent-ils parfois, ou tant de dédain ou tant d’âpreté ? N’est-ce pas que, sous ses injustices, la diatribe claudélienne a mis le doigt sur le vice secret d’une attitude qui a souvent négligé l’essentiel ? Ici, Claudel, est avant tout le témoin d’un sursaut du bon sens chrétien :

 

Car c’est tout de même une chose énorme que Dieu ait parlé distinctement aux hommes et que cette parole ait été consignée pour tous les temps dans un document écrit ! Cette parole, cette prière, l’Église la met obligatoirement sous l’incomparable ligature du bréviaire dans la bouche de chacun de ses prêtres. Mais ce n’est pas assez de la parcourir des yeux et des lèvres, il faut s’y attacher, il faut y séjourner, il faut s’en imprégner, comme faisaient les Pères antiques, non pas dans un esprit de curiosité vaine, mais de dévotion, il faut l’habiter, il faut l’emmagasiner en nous, il faut dormir et se réveiller avec, il faut nous persuader et persuader pratiquement que, suivant les termes de saint Paul (2 TIM. 3, 16), toute l’Écriture divinement inspirée est utile, qu’elle est tout entière du pain, que c’est d’elle seule que nous avons faim, et que ce n’est pas par des cailloux et par des problèmes entortillés sans queue ni tête que l’on sera puissant à nous la remplacer 11.

 

Voilà bien dit, en quelques mots vifs, l’essentiel des motifs qui poussent le chrétien de notre temps à reprendre au sérieux le message des Écritures. Dans cette perspective, peut-on n’être pas découragé par la sécheresse, par la stérilité spirituelle qui émanait hier encore de la presque totalité des ouvrages consacrés à l’étude du texte sacré ? Une tradition authentique, celle des Pères et de la liturgie, était perdue à laquelle la science prétendait se substituer. Les textes vengeurs abondent dans l’œuvre claudélienne, qui stigmatisent le ridicule de cette prétention :

 

Le parti pris agnostique, positiviste, matérialiste et minimiste appliqué à l’Écriture a abouti à des résultats décevants et grotesques. Il faut avoir lu quelques livres de critique bibliste pour se rendre compte à quel degré de folie, de sottise, d’absurdité, d’arbitraire, la vanité humaine aiguillonnée par le Baal des mouches a pu pousser des âmes de pédants. C’est la teigne qui croit étudier une tapisserie en en dévorant à la fois la forme, la couleur et la substance. Si, au lieu de nous attacher dans les Livres Saints à la lettre, à la critique grossière des textes, à des fantaisies pseudo-historiques, à des hypothèses gratuites et la plupart du temps inaptes, sur la psychologie et l’intention des rédacteurs, nous admettions humblement avec l’Église et les Pères que la Bible est la parole de Dieu et que l’Esprit-Saint est le constant inspirateur qui, d’un bout à l’autre, a guidé la plume et mobilisé la vocation de scripteurs divers, aussitôt quel élargissement d’horizon, quel intérêt à cette œuvre directe de Dieu, comparable à celui que nous apportons aux réalisations de la nature, quel apport au sens d’un champ immense de références et de comparaisons !

Si la Bible est vraiment la Parole de Dieu, avec quel respect total, avec quelle attention fervente, avec quelle ingéniosité à lui apporter tous les renforts et résonances favorables, devons-nous en étudier les intonations, les démarches, les procédés de composition et de développement, et par-dessus tout dans le multiple jeu des allusions et des correspondances, l’intention ! Quelle joie d’être aux pieds du Verbe et d’écouter de tout ce que l’on a d’âme et d’intelligence cette bouche qui parle ! Ce ne sont plus les archives de la Terre qui sont placées à notre disposition pour les explorer tant bien que mal avec la pioche du mineur et les flacons du chimiste, c’est l’Histoire de tout l’Univers envisagé du point de vue de Dieu même qui est livrée à nos regards, et non plus un chaos de faits qui conditionnent une explication chancelante et obscure, mais le sens même qui attire et harmonise les événements et coordonne les causes secondes en un enseignement continu, en une suite. Nous n’avons plus devant nous un bric à brac de bazar, une multitude de petits objets incohérents qu’il s’agit de réduire en poudre par un travail obstiné, mais d’immenses étendues synclinales, un jeu de couches diverses, paraissant, disparaissant, et bouleversé par des émersions, un énorme banc de témoignages travaillé par des mouvements que l’on ne peut comparer qu’aux craquements et aux reprises de la géologie, une signification à perte de vue ! C’est Dieu même qui, d’une main froisse, pétrit, compose l’étoffe et le dépliement de Sa Création et de l’autre Se donne la peine de nous l’expliquer, à Sa manière, qui est différente de la nôtre 12.

 

Comment ne pas admirer la profondeur géniale de ce parallèle entre les méthodes du Verbe Créateur et celles de la Parole inspirée, face aux vues étriquées d’une science myope ?... Et comment notre bon sens ne se sentirait-il pas complice de certaines de ses invectives à « Messieurs les littéralistes, Messieurs les bergerots de l’exégèse » ?

 

Qu’en dites-vous maintenant, monsieur mon Révérend Père Allô, de votre petit fleuve en tire-bouchon qui réjouit de toutes espèces de divertissements hydrauliques ce cornichon de trois mille kilomètres de haut que saint Jean selon vous aurait attribué pour résidence aux Élus et qui descend aimablement vers eux « comme une fiancée » ? Non pas au ciel, mais gratte-ciel, et l’on ne sait même pas si l’on n’aurait pas prévu des ascenseurs, quoique l’eau courante soit assurée à tous les étages, non moins que l’éclairage gratuit 13 !

 

Hélas, au lieu de cette sécheresse et de cette pauvreté, Claudel n’a su nous proposer que les fadaises d’un sens spirituel totalement détaché de la pensée inspirée, dont le sens littéral est le germe et le support. Mais peut-on le lui reprocher, devant l’espèce d’acharnement avec lequel des « hommes de métier », théologiens, exégètes ou « spirituels » ont tenu le peuple croyant à l’écart de la source des eaux vives ? Ne sont-ils pas, par leurs méthodes mêmes qui ont séparé science et foi, Pensée et Amour, Connaissance et Vie, les premiers responsables de cette réaction d’antithèse ? Si de nos jours un effort, bien timide encore, s’esquisse parmi eux pour redécouvrir à la lumière des Pères et dans l’esprit de la liturgie la valeur vivante de l’Écriture, c’est bien un peu par l’effet de ces coups de boutoir du vieillard de Brangues : peut-on dès lors lui refuser le titre de précurseur, lorsqu’on voit subsister un peu partout, dans l’enseignement chrétien, cette tenace défiance vis-à-vis de l’Ancien Testament contre laquelle il s’insurge avec une ferveur émouvante dans un bref mais vigoureux chapitre de son dernier livre J’aime la Bible, qu’il intitule : Il faut rendre l’Ancien Testament au peuple chrétien ! 14 Dès qu’il adopte cette attitude du simple croyant sans plus chercher à faire des théories ou à poursuivre des chimères, Claudel a des pages admirables, telle celle-ci, tirée de son commentaire de l’apocalypse, qu’on voudrait présenter à tout chrétien ouvrant la Bible comme le programme idéal d’une méthode de lecture chrétienne :

 

Il y a deux « temps » dans la lecture et la méditation de l’Écriture. Le premier est celui de l’ingestion où, d’un cœur profondément recueilli, reconnaissant et respectueux, les sens sévèrement fermes à la distraction ambiante, et munis de cette clef de David qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n’ouvre, nous procédons à la lecture et à l’incorporation de certains textes qu’une vocation obscure ou la suite d’un long pèlerinage dirigé par l’Ange gardien ont prédisposés à notre alimentation. De ces textes les mots ne descendent pas dans les profondes retraites de notre intelligence avec un indice égal de gravité et d’efficacité. Il y en a qui presque aussitôt s’évaporent (ou qui font semblant), il y en a qui demeurent en nous comme des corps étrangers, réfractaires, pour un temps au moins, à l’action de notre suc, il y en a enfin qu’à un certain tact vital, à un certain choc ovulaire, nous reconnaissons aussitôt comme appropriés à notre fécondation. Et alors nous fermons le livre et nous nous accommodons aux différentes tâches que la vie nous propose. Mais ces mots à l’intérieur de notre âme restent vivants et actifs. Un second travail d’élaboration, qui peut durer des années, les sasse et ressasse en un mouvement continuel, les expose sous tous leurs aspects à la lente sensibilité de la conscience, aux interrogations de l’intelligence et aux jeux infinis du rapport et de la comparaison, sans parler de ce miroitement sur le torrent incessant d’idées, de notions et d’impressions, qui descend sur nous de l’extérieur.

Et alors vient le temps du second « temps ». Ce n’est plus nous qui agissons, ce sont ces paroles introduites qui agissent sur nous, dégageant l’esprit dont elles sont faites, ce qui était inclus en elles de sens et de sonorité et qui véritablement deviennent Esprit et Vie, et de mots motifs. Elles se font place au travers de notre arrangement mental, il y a en elles une certaine force irrésistible d’autorité et d’ordre. Mais elles ont cessé d’être extérieures, elles sont devenues nous-mêmes. Et le Verbe s’est fait chair, et II a habité en nous. In nobis, il faut comprendre toute la force happante, appropriatrice, de ces deux mots. Ainsi saint Pierre sur le chemin de Césarée quand il fait sa confession et que N. S. lui dit : Ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais l’Esprit qui s’est emparé de ta chair et de ton sang et de ta volonté et de ta personne et de ta voix. C’est l’esprit extérieur qui est venu armer d’expression ta raison d’être, cette volonté aveugle et bégayante par quoi tu es, cet esprit en toi qui gémissait avec des gémissements inénarrables. Quelque chose de lucide et de créateur est à l’œuvre sur ce que notre plasticité a de plus intime, et je ne dirai pas un coup de force mais un coup de douceur par quoi la paix se fait tout à coup entre une foule d’éléments discords et par quoi notre chaos intérieur, quelque chose, il devient quelque chose de lumineux et de retentissant ! Quiconque entend mes paroles que voici et les met en pratique sera comparé à un homme sage qui a édifié sa maison sur la pierre (MATTH. 7, 24). Quelle pierre sinon ce caillou blanc, sinon cet atome de foi dont il était question tout à l’heure et qui est appelé à servir de base à cet homme nouveau qu’il nous est commandé de végéter ? C’est à leur pouvoir de convocation, d’attraction, d’assemblement, de rassemblement, que nous reconnaissons les paroles de Dieu, suivant ce texte de l’Évangile (Luc II, 23) : Tout ce qui ne rassemble (ou disons : compose) pas avec Moi dissipe 15.

 

 

C’est là le langage d’un vrai croyant, vivant des Écritures. Pourquoi faut-il que dans l’œuvre biblique de Claudel, ce croyant voisine si souvent avec un mauvais théologien ou se compromette avec un dévot fanatique ?

Les conquêtes de la science historique ont entraîné des déviations, des erreurs : elles n’en constituent pas moins un immense progrès humain. Sur le plan biblique, elles sont même en voie de permettre la redécouverte de ces « attitudes en quelque sorte essentielles de l’être humain », comme Claudel les définit très justement, que l’abandon de la tradition biblique depuis plusieurs siècles avait obscurcies dans la théologie chrétienne. Devant le refus, presque sauvage, du poète de reconnaître ces conquêtes, comment peut-on nous convier à un « humanisme biblique avec Paul Claudel » 16 ? Et est-on en droit de parler d’une « pensée chrétienne », devant cette méconnaissance des conséquences les plus profondes de la foi au mystère essentiel, celui de l’Incarnation ?

Cette absence de synthèse profonde se laissait pressentir déjà dans l’œuvre poétique. Si Claudel est bien le « grand poète chrétien » que le monde a salué avec émotion, au moment de sa disparition, ce n’est pas par le sujet de ses drames, ni même par le thème qui les domine. Baudelaire fait-il de façon positive, œuvre chrétienne quand il met à nu, plus tragiquement encore que Claudel, la désespérance du désir qui n’est qu’humain ? Nous retrouvons dans le théâtre claudélien ce même échec, cette même insuffisance dans la réponse chrétienne, que nous avions relevée dans ses conceptions bibliques face au problème des rapports de la Bible avec l’histoire. Claudel tout comme Mauriac d’ailleurs, avec lequel il se rencontre ici curieusement, ou encore Graham Greene n’a pu concevoir l’amour humain total qu’en conflit latent avec l’amour divin : pas d’autre solution à ce dilemme que le choix. Quoi de moins biblique que cette étrange confusion de la folie de la croix et de la mort à soi-même qui sont bien l’essentiel du christianisme avec le renoncement aux « créatures » ? Paul Claudel est-il là, comme on l’a dit « un homme du matin de Pâques » ? Est-ce d’un humaniste chrétien, cet abandon (héroïque certes) de toute poésie, pour une œuvre de prose édifiante ?...

Ah ! que du moins, en dépit de ses lacunes, cette œuvre poétique est autrement chrétienne en son inspiration profonde 17 ! Pour le Claudel commentateur du CANTIQUE, « la femme est faite pour être désirable » ; dona Prouhèze était, elle, pour Rodrigue « cet hameçon en son cœur profondément enfoncé »... Si la pensée est encore équivoque, n’est-on pas bien plus près de la théologie inspirée du cantique 18 ? Et que dire de ce sens inné de la splendeur de l’Univers, de cette confiance dans l’excellence de l’œuvre divine au service de la grâce qui partout s’affirment, de ce halo d’inexprimable pureté surtout, que le poète sait faire rayonner du cœur le plus meurtri ? Jamais peut- être n’a-t-il vu plus juste sur son œuvre poétique que dans ces lignes posthumes, que nous reproduisions en tête de cet article, où il nous dit le reflet laissé sur tous ses personnages féminins, par la lumière inoubliable du texte des proverbes, lu au soir de sa conversion :

 

« Salut, femme à genoux dans la splendeur, première née entre toutes les créatures ! »

 

Oui, en tout cela Claudel est authentiquement chrétien car il a retrouvé là, avec la Bible, la vraie nature de la grâce, qui n’est pas un contre-placage inhumain, mais la propre germination du Dieu Amour au plus profond du cœur de l’homme.

Bilan négatif, dira-t-on ? Il ne nous semble pas. Ne revient-il pas à dire que Claudel a compris l’Écriture dans la mesure où il l’a lue avec la docilité ouverte du croyant ? Accepter l’humble effort de l’initiation à la lettre dans son écorce historique n’eût été de sa part qu’une plus grande soumission à sa foi. Ainsi, dans ses déficiences mêmes, son expérience biblique demeure contagieuse, est source de Lumière. La joie de cette Lumière divine, entrevue dans les Écritures, n’est-elle pas le meilleur de son message ? Lui-même semble l’avoir cru lorsque, dédicaçant pour la bibliothèque de Maredsous un exemplaire de son Livre de Ruth, il choisissait ces lignes tirées des Aventures de Sophie :

 

« La lumière ne vient pas seule en nous,

elle amène une compagne qui est la joie. »

 

 

Dom Célestin CHARLIER.

 

Paru dans Bible et vie chrétienne en septembre-novembre 1955.

 

 

 

 



1  Paul CLAUDEL, J’aime la Bible. (Bibliothèque Ecclesia). Paris, Fayard, 1955, 156 p., 350 fr.

2  Op. cit., p. 8.

3  Op. cit., p. 10.

4  Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, Luf, Paris, Egloff, 1948, pp. 324-325.

5  Paul Claudel interroge l’Apocalypse, N.R.F., Paris, Gallimard, p. 66, en note. Ici comme en plusieurs autres endroits il redit à peu près la même chose, Claudel contredit formellement les propres termes du concile du Vatican. Celui-ci affirme explicitement l’existence, à côté de l’auteur principal qui est Dieu, des auteurs humains au sens propre du terme. Ceux-ci sont subordonnés, comme des instruments vivants et responsables, à l’auteur principal. Les « scripteurs » de Claudel ne répondent guère à ces conditions.

6  Introduction au Livre de Ruth, Paris, Desclée de Brouwer et Cie, 1938, pp. 110-111.

7  Introduction au Livre de Ruth, pp. 34-35.

8  Il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’importance capitale de ce document libérateur pour le développement des études bibliques dans le monde catholique. Le Pape y affirme fortement la primauté du sens littéral et sa valeur essentielle pour la compréhension religieuse de l’Écriture. Il prend aussi énergiquement la défense des savants catholiques et de la méthode scientifique (dont le Père Lagrange s’était fait en France le protagoniste) contre divers détracteurs qui attaquaient cette méthode par des arguments fort semblables à ceux de Claudel.

9  Paul Claudel interroge l’Apocalypse, p. 66, en note.

10  Le Livre de Job, Paris, Plon, 1946, pp. 1-2.

11  Introduction au Livre de Ruth, pp. 20-21.

12  Un poète regarde la croix, N.R.F., Paris, Gallimard, 1935, pp. 15-17.

13  Paul Claudel interroge l’Apocalypse, p. 241.

14  Ps. 41-44.

15  Paul Claudel interroge l’Apocalypse, pp. 304-306.

16  Cfr R. P. Paroissin M. E. : Art et humanisme biblique avec Paul Claudel, Saint-Bernard et Saint-Jean de la Croix, G. Migot, Bach et Haendel, Péguy et Honegger. Sous le signe de la musique (Discothèque), Paris, Nouvelles Éditions Debresse 1955, 520 p., 2.100 fr. Le titre primitif était : Retour à la Bible avec Paul Claudel. Dans une plaquette publiée aux mêmes éditions Lettres de Paul Claudel sur la Bible, le même auteur nous fait connaître la genèse de son œuvre. Celle-ci, fort touffue, offre une mine de textes, mais le style est uniformément dithyrambique.

17  Ce n’est pas le lieu de faire ici l’étude de l’inspiration biblique de l’œuvre poétique de Claudel. Une esquisse du sujet a été faite par A. DU SARMENT, dans Claudel et la Liturgie, Paris, Desclée de Brouwer, pp. 33-45. Ce travail demanderait à être repris de façon autonome et approfondie à l’aide des matériaux rassemblés par le Père Paroissin dans l’ouvrage cité à la note précédente.

18  Cfr C. Charlier, Typologie et Évolution, Problèmes d’exégèse spirituelle dans Esprit et Vie, 1949, p. 578-597.

 

 

 

 

 

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