La femme dans la vie littéraire
par
Henriette CHARASSON
Deux nouvelles poétesses : JULIANE MONTAGNON-RANVIER, Poèmes de joie, prix Le Cardonnel 1938 (Librairie académique Perrin) ;
Mme FRANÇOIS VAUCIENNE, Chants dans la nuit, préface de MONTHERLANT (Aubanel père, Avignon).
Je suis, encore tout émerveillée de la découverte que je viens de faire. Jamais, depuis dix-sept ans, depuis cette année 1921 qui nous révéla Marie Noël, je n’avais encore rencontré un poète qui fût aussi authentiquement poète, aussi merveilleusement poète que cette Juliane Montagnon-Ranvier qui publie aujourd’hui – audacieusement en ces jours sombres – Poèmes de joie. J’apprends que c’est une Noëliste, et je suis fière qu’auprès de la grande musicienne qu’est Mlle Renée Nizan, le Noël compte encore une autre grande artiste.
Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas ici simplement de dons, de dispositions, de réussites passagères, mais d’une réalisation qui met, littérairement, Mlle Montagnon au même rang que les meilleures lyriques d’aujourd’hui, les Marie Noël, les Gérard d’Houville, les Delarue-Mardrus, les Alliette Audra, les Cécile Périn, les Amélie Murat.
Qu’elle soit des nôtres m’est une joie, mais vous me connaissez assez pour savoir que cette raison ne saurait m’incliner à l’indulgence. Si je prononce de grands mots, si je cite de grands noms, c’est que les Poèmes de joie justifient mon enthousiasme.
Je ne l’avais pas ouvert sans inquiétude, ce recueil, car il vient de recevoir le premier « prix Louis Le Cardonnel » ; or, vous le savez, les prix ne sont pas toujours donnés aux meilleurs livres, les jurys ne contiennent pas forcément des gens de goût (on peut avoir un nom, être un bon écrivain et manquer de sens critique, et, au surplus, nous connaissons tous des jurys dont la composition est un peu effarante et qui comptent des membres dont rien, littérairement, ne justifie la présence). Or, le jury du prix Le Cardonnel a fort bien choisi, et la qualité lyrique, humaine, spirituelle, des Poèmes de joie est telle qu’on ne doute pas qu’aucun manuscrit concurrent ne pouvait lui être comparé.
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Ce n’est point par hasard que j’ai prononcé le nom de Marie Noël, car Juliane Montagnon, tout en restant personnelle, est très proche d’elle ; avec une technique aussi sûre (toutefois sans la force âpre, réaliste et villonnesque que Marie Noël possède dans certaines pièces, comme au début de Vision, et avec moins de fantaisie et d’invention : cette fantaisie, cette invention vraiment extraordinaires du Rosaire des joies ; mais aussi sans ces longueurs, ces développements qu’on regrette dans la Chanson des deux sœurs ou la dernière partie de Vision), vous retrouverez en Juliane la pureté de Marie, sa fluidité, sa grâce, et quelque chose de racinien ; là aussi, un frisson d’humilité vraie, de simplicité totale, court sous tous ces poèmes, et le métier qui est sûr, solide, habile, s’embellit de la clarté d’une âme éblouissante, limpide, abandonnée ; toute cette poésie, même quand Juliane Montagnon fait chanter une mère, a quelque chose de virginal, et ces poèmes d’une maman, on les mettrait presque dans la bouche de la Vierge Marie...
Comme Marie Noël, d’ailleurs, elle chante les parents de Jésus :
Marie, au long du fil, prévoyait le suaire,
Joseph, à chaque clou, méditait sur la Croix.
Et il y a bien d’autres poèmes à la Sainte Vierge :
Ce que peut dire une servante
À la servante du Seigneur.
Poésie virginale, poésie catholique : poésie « noëllienne », oui, mais dans une note personnelle, pourtant, car son Cantique des créatures (où le Feu, l’Eau, le Vent, la Terre prennent tour à tour la parole) et les neuf Chants de celle qui filait la laine (la mère, la ménagère et l’épouse), c’est de Louis Mercier qu’il faudrait aussi les rapprocher : le Mercier du Poème de la Maison, des Voix de la terre et du temps, de l’inoubliable Cantique eucharistique de la Terre ; mais le vers de Juliane Montagnon est moins oratoire, plus souple, plus cristallin, plus « jailli », et c’est en elle comme le mariage de la gravité, de la grandeur de Louis Mercier et de la fraîcheur de Marie Noël, avec un amour de la nature, un art savoureux des notations que personne peut-être, depuis l’année 1909 qui vit paraître Tandis que la terre tourne, de Cécile Sauvage, n’avait à ce point possédés, – et cela sans rhétorique, sans besoin de délayer son inspiration, sans soulignement, avec une habileté toute latine pour resserrer, condenser, soit qu’elle nous décrive :
La motte de limon qui boit l’herbe du pré,
Le jardin qui fleurit autour des maisons grises,
Les paisibles tombeaux dans l’ombre des églises
Et le sillon d’où naît le pain tendre et doré.
soit qu’elle nous emmène :
... Pour voir le printemps caresser l’air inerte,
Pour regarder la pluie attendrir le jardin,
Pour apprendre comment, sous la résille verte
Des bordures, croissant de matin en matin,
Dort, profond et sacré, le mystère de vie
Où le grain de l’été, pour mourir à son tour,
Tombe aux flancs labourés de la terre attiédie,
Et nous donne, à la fin, le pain de chaque jour.
soit qu’elle nous fasse voir, autour de la maison, grimper :
Le collier bleu du cep que septembre mûrit...
et :
Le pré couleur de foin où le trèfle a grandi,
ou sentir :
La bonne odeur de miel qui dort sous le figuier.
soit qu’elle décrive avec sobriété :
Le ciel était plus bleu qu’un morceau bleu de toile...
Le soleil, en jouant pour les faire plus belles,
Une à une a repeint les prunes du prunier.
Comme Anna de Noailles, mais avec plus de naturel, de simplicité, sans rien de forcé, sans paraître savoir qu’elle joue là d’une inspiration assez rare, Juliane chante non seulement les fleurs, mais le potager :
Ne cherchez ni le pois escaladant la rame,
Ni la carotte neuve émergeant du châssis,
Ni le glaïeul tirant de la gaine sa lame
Pour effrayer le vert, rose et tendre radis.
Mais cette note-là n’est pas, bien entendu, la plus profonde de ces Poèmes de joie, bien nommés puisque le poète y chante :
Sa rude, indestructible et souveraine joie,
puisqu’il nous y montre, en elle :
Ce don quotidien de vie ardente et chaude...
Auprès d’un Poète qui ne songe qu’au rêve, à l’évasion, à la révolte, il y a place pour le Poète qui sait s’enchanter de la réalité donnée par Dieu et la magnifier.
Cette exhalaison de poésie heureuse, toute franciscaine, est rare chez les lyriques, qui chantent le plus souvent pour soulager leur peine, et l’on songe, par contre-coup, en écoutant Juliane Montagnon, au mot de saint François de Sales : « Un saint triste est un triste saint. » Cette chrétienne-là n’est pas triste, elle voit les grandeurs de la vie, et ses splendeurs ; n’ayant pas connu la douceur du mariage, de la maternité, elle ne s’en plaindra pas avec la magnifique révolte passionnée d’une Amélie Murat, ni la pliante mélancolie d’une Marie Noël qui déguise sa peine sous le voile des chansons d’apparence impersonnelle ; non, Juliane, elle, écrit audacieusement les poèmes de la mère et de l’épouse, elle y dira :
... Le joug quotidien
Du simple et clair devoir – ce bonheur accessible,
elle montrera, de l’épouse chrétienne :
... Le cœur définitif, sûr et profond...
Et la simple grandeur du fardeau qu’on partage...
Dans la bouche de la future mère, elle met ce vers admirable que nous, mamans, nous reconnaîtrons :
Ô mon petit enfant que j’attends comme on prie !
Et la mère nouvellement comblée murmure aussi en son livre :
Le petit pauvre est né ; dans l’étoile qui tarde
À s’effacer du ciel, luit le signe promis ;
Et dans son dénuement, sur ses yeux endormis,
Le dénuement divin se penche et se regarde.
Car te voilà chez nous, ô mon cher tout petit,
Pour la première fois enveloppé de langes.
Mes genoux sont ta crèche, et d’invisibles anges
Chantent dans l’Angelus l’aube qui t’accueillit.
Veuille Marie, alors, à mon cœur étonné,
Révéler le secret divin de l’Évangile,
Pour que je reconnaisse entre mes bras, fragile,
Le frère pauvre et nu de son Dieu nouveau-né.
Profondément, essentiellement chrétienne, Juliane Montagnon chante vraiment comme on respire et comme on prie, et saint François d’Assise eût aimé son Benedicite :
Bénissez, ô mon Dieu, toutes ces simples choses
Où mon cœur attentif s’est livré ce matin :
La miche d’aujourd’hui sur l’assiette à fleurs roses,
Et dans les blés, là-bas, notre pain de demain.
Que le signe de croix vous consacre cette heure
Où nous partagerons ce que vous nous donnez :
Notre bonheur – notre repas – notre demeure,
Les douze coups joyeux par l’horloge sonnés.
Bénissez, ô mon Dieu, ce bonheur simple et sage
Dont vous êtes l’Ami, le Maître et le Gardien.
Bénissez les fruits mûrs, l’eau fraîche et le laitage,
La paix de chaque jour, le pain quotidien.
Avec cette nature et cette foi, vous ne vous étonnerez pas qu’elle ait, pour la mère à qui elle prête sa voix et son talent, écrit un Magnificat, car elle devine ce que peut représenter, pour une vraie chrétienne, le fait de donner un fils au Christ :
... Mais bienheureuse aussi la femme au cœur profond
Que le Maître choisit entre toutes, pour être –
Humble comme Marie au fond de la maison –
La Servante de Dieu : la mère de son prêtre.
Vous ne vous étonnerez pas des poèmes que la fête de Pâques lui inspire, ou la Présence réelle, et l’Eucharistie, et le Rosaire, ni de cet admirable poème intitulé : In manus tuas, Domine, merveilleusement simple et abandonné, qui débute par ce vers :
Ma mort, elle sera, Seigneur, où vous voudrez.
Oui, décidément, Juliane Montagnon-Ranvier est un grand poète, un grand poète chrétien. Cher Louis Chaigne, quand vous recommencerez votre Anthologie de la poésie catholique, il faudra y faire une large place à l’auteur des Poèmes de joie.
⁂
Très différente de la poésie de Mlle Juliane Montagnon est celle de Mme François Vaucienne, Chants dans la nuit, qu’Henry de Montherlant a préfacés, honneur assez significatif, et dont il a écrit :
Ces longues strophes puissantes, féminines par l’accent, presque viriles par la construction et le souffle, témoignent d’un don évident et d’un pouvoir d’expression qui n’en est plus à se chercher. (...) Mme François Vaucienne témoigne de cette vitalité du lyrisme et de cette foi dans la poésie qui continuent de vivre en France, dans la province surtout, comme une nappe cachée. Souvent on ne croyait plus à l’existence de cette eau souterraine ; mais qu’on fore, elle jaillit avec une force et une pureté qui surprennent. Chants dans la nuit est un de ces jets, pleins du parfum des profondeurs.
Le bel éloge, n’est-ce pas ?
Si j’ai employé le mot « différente », c’est à la fois pour caractériser chez nos deux poétesses la forme et le fond. Chrétienne, certes, Mme Vaucienne, qui s’écrie :
... Je tournerai vers Dieu ces sursauts du néant.
Il n’est pas, sous le ciel, de revanche plus sûre
Que de porter sa croix, sanglant et sans appui,
et qui nous dit que, par la souffrance, elle
A mieux compris de Dieu l’éternelle clarté.
J’apporterai, dit-elle, dans « ce grand concert des âmes fraternelles », dû aux poètes :
J’apporterai mon faix, humble, lourd et divin.
Cependant, ce bel élan est plus spiritualiste que spécifiquement catholique comme l’inspiration de Juliane et, leur titre vous l’indique, ces Chants dans la nuit ne sont pas des « poèmes de joie » (malgré quelques badinages adroitement réussis au début et qui ne sont pas le meilleur de l’œuvre de Mme Vaucienne), mais ils jaillissent d’une âme profondément meurtrie et assombrie, qui a dû beaucoup lutter :
Lutter, peiner, saigner sur cet auguste ouvrage
Du foyer pierre à pierre élevé vers les cieux...
L’amertume a gonflé souvent cette âme généreuse qui, cependant, sait pardonner :
Non, ce ne sera point par des mots de colère
Que je vais clore ici tes yeux, ô ma chanson !
La poétesse sait bien que, même dans la nuit, des lueurs souvent brillent au ciel, et elle s’encourage avec noblesse :
Si tu te sens au cœur cette faim sans mesure
Qui fait de toi, pauvre être, un gouffre ouvert béant,
Détourne tes regards de tant de joies impures
Dont le poids, sans arrêt, te déchire le flanc.
Et les levant vers Dieu dont la miséricorde
De toute éternité te réclame à son seuil,
De tes espoirs en sang tu pourras voir la horde
Tomber en poudre aux pieds de ce divin Écueil.
Vous admirerez sans doute cette généreuse éloquence, l’aisance souveraine de ce métier, sa chaleur oratoire, qui nous révèlent par là que ce poète est de la France latine ; vous y retrouverez l’abondance, la sonorité, la ronde facilité des voix méridionales qui fournissent à la musique vocale les meilleurs chanteurs, et vous comprendrez, par simple comparaison avec la facture discrète, condensée, cristalline de Mlle Montagnon, pourquoi j’ai parlé de formes différentes : Mme François Vaucienne a retrouvé l’instrument lyrique des romantiques. Elle « développe » bellement, éloquemment, à la façon de Musset, employant inconsciemment, un peu partout, ses tons, sa manière, ses rythmes et parfois ses mots :
J’ai vu ces pleurs, ce sang inondant mon visage,
Et j’ai perçu les cris dont ma lèvre a gémi,
Le mal dont j’ai souffert s’est dressé sur la page
Où s’est penché mon front, pantelant et blêmi...
Regarde dans mon cœur pour savoir sa blessure...
L’illusion a fui, puis l’ardeur éphémère...
Je ne veux plus savoir si par toi j’ai souffert...
Ma douleur, laisse-moi dérober ton visage
Au profane inconnu qui te frôle en passant...
En écoutant cette belle véhémence ordonnée ; ces cadences, ces accents, on pourrait croire abolis cent ans de poésie française... Ceci dit sans suspecter, bien entendu (puisque je vous signale entre tant d’autres ce poète), la totale sincérité de Mme Vaucienne, qui chante naturellement sur ce ton, avec ces notes, et dont l’âme meurtrie mais chrétienne a découvert :
... Cette immense harmonie
Qui fait sourdre la joie au sein de la douleur.
Henriette CHARASSON.
Paru dans Le Noël et la Maison en janvier 1939.