DANGER ET INUTILITÉ DE L’ATHÉISME
par
François-René de CHATEAUBRIAND
Il y a deux sortes d’athées bien distinctes : les premiers, conséquents dans leurs principes, déclarent, sans hésiter, qu’il n’y a point de Dieu, par conséquent point de différence essentielle entre le bien et le mal, que le monde appartient aux plus forts et aux plus habiles, etc. : les seconds sont les honnêtes gens de l’athéisme, les hypocrites de l’incrédulité. Absurdes personnages, qui, avec une douceur feinte, se porteraient à tous les excès pour soutenir leur système ; ils vous appelleraient mon frère, en vous égorgeant ; les mots de morale et d’humanité sont incessamment dans leurs bouches : ils sont triplement méchants, car ils joignent aux vices de l’athée l’intolérance du sectaire et l’amour-propre de l’auteur.
Ces hommes prétendent que l’athéisme ne détruit ni le bonheur ni la vertu, et qu’il n’y a point de condition où il ne soit aussi profitable d’être incrédule que d’être religieux : c’est ce qu’il convient d’examiner.
Si une chose doit être estimée en raison de son plus ou moins d’utilité, l’athéisme est bien méprisable, car il n’est bon à personne.
Parcourons la vie humaine ; commençons par les pauvres et les infortunés, puisqu’ils sont la majorité sur la terre. Eh bien, innombrable famille des misérables, est-ce à vous que l’athéisme est utile ? Répondez. Quoi ! pas une voix ! pas une seule voix ! J’entends un cantique d’espérance, et des soupirs qui montent vers le Seigneur ! Ceux-ci croient : passons aux heureux.
Il nous semble que l’homme heureux n’a aucun intérêt à être athée. Il est si doux pour lui de songer que ses jours se prolongeront au-delà de la vie ! Avec quel désespoir ne quitterait-il pas ce monde, s’il croyait se séparer pour toujours du bonheur ! En vain tous les biens du siècle s’accumuleraient sur sa tête ; ils ne serviraient qu’à lui rendre le néant plus affreux. Le riche peut aussi se tenir assuré que la religion augmentera ses plaisirs, en y mêlant une tendresse ineffable ; son cœur ne s’endurcira point, il ne sera point rassasié par la jouissance, inévitable écueil des longues prospérités : la religion prévient la sécheresse de l’âme, c’est ce que voulait dire cette huile sainte, avec laquelle le christianisme consacrait la royauté, la jeunesse et la mort, pour les empêcher d’être stériles.
Le guerrier s’avance au combat. Sera-t-il athée, cet enfant de la gloire ? Celui qui cherche une vie sans fin consentira-t-il à finir ? Paraissez sur vos nues tonnantes, innombrables soldats, antiques légions de la patrie ! Fameuses milices de la France, et maintenant milices du ciel, paraissez ! Dites aux héros de notre âge, du haut de la cité sainte, que le brave n’est pas tout entier au tombeau, et qu’il reste après lui quelque chose de plus qu’une vaine renommée.
Les grands capitaines de l’antiquité ont été remarquables par leur religion : Épaminondas, libérateur de sa patrie, passait pour le plus religieux des hommes ; Xénophon, ce guerrier philosophe, était le modèle de la piété ; Alexandre, éternel exemple des conquérants, se disait fils de Jupiter ; chez les Romains, les anciens consuls de la République, Cincinnatus, Fabius, Papirius Cursor, Paul Émile, Scipion, ne mettaient leur espérance que dans la divinité du Capitole ; Pompée marchait aux combats en invoquant l’assistance divine ; César voulait descendre d’une race céleste ; Caton, son rival, était convaincu de l’immortalité de l’âme ; Brutus, son assassin, croyait aux puissances surnaturelles, et Auguste, son successeur, ne régna qu’au nom des dieux.
Parmi les nations modernes, était-ce un incrédule que ce fier Sicambre, vainqueur de Rome et des Gaules, qui, tombant aux pieds d’un prêtre, jetait les fondements de l’empire français ? Était-ce un incrédule que ce saint Louis, arbitre des rois, et révéré même des infidèles ? Duguesclin, dont le cercueil prenait des villes, Bayard, chevalier sans peur et sans reproches, le vieux connétable de Montmorency, qui disait son chapelet au milieu des camps, étaient-ils des hommes sans foi ? Temps plus merveilleux encore, où Bossuet ramenait Turenne dans le sein de l’église ! Enfin, de nos jours même et sous nos propres yeux, sont-ce des athées qui ont abaissé la cime des Pyrénées et des Alpes, effrayé le Rhin et le Danube, subjugué le Nil, fait trembler le Bosphore ; qui ont vaincu aux champs de Fleurus et d’Arcole, aux lignes de Wissembourg et aux pieds des pyramides, dans les vallées de Pampelune et dans les plaines de la Bavière ; qui ont mis sous leur joug l’Allemagne et l’Italie, le Brabant et la Suisse, et les îles de la Batavie et les îles de la Grèce, Munich et Rome, Amsterdam et Malte, Mayence et le Caire ? Sont-ce des athées qui ont gagné plus de soixante batailles rangées, et pris plus de cent forteresses ; qui ont rendu vaine la coalition de huit grands empires, et fait trembler les souverains des Indes, derrière toutes les solitudes de l’Asie ? Sont-ce des athées qui ont accompli tant de prodiges, ou bien des paysans chrétiens, qui avaient pratiqué toute leur vie les devoirs de la religion ? On ne voit pas que tous ces grands esprits, qui ne pouvaient s’abaisser jusqu’à croire en Dieu, se souciassent beaucoup d’aller aux combats. Qu’il eût été beau pourtant de voir une armée d’incrédules aux prises avec ces Cosaques, qui pensent monter au ciel, en mourant sur le champ de bataille !
Il n’est point de caractère plus admirable que celui du héros chrétien : le peuple qu’il défend le regarde comme son père ; il protège le laboureur et les moissons ; il écarte les injustices : c’est un ange de la guerre, que Dieu envoie pour adoucir ce fléau. Les villes ouvrent leurs portes au seul bruit de sa justice, les remparts tombent devant ses vertus ; il est l’amour du soldat et l’idole des nations ; il mêle au courage du guerrier la charité évangélique ; sa conversation touche et instruit, ses paroles ont une grâce de simplicité parfaite ; on est étonné de trouver tant de douceur dans un homme accoutumé à vivre au milieu des périls : ainsi le miel se cache sous l’écorce d’un chêne qui a bravé tous les orages.
Concluons que, sous aucun rapport, l’athéisme n’est bon au guerrier.
Nous ne voyons pas qu’il soit plus utile dans les divers états de la nature que dans les conditions de la société. Si la morale porte tout entière sur le dogme de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, un père, un fils, des époux, n’ont aucun intérêt à être incrédules. Eh ! comment, par exemple, concevoir qu’une femme puisse être athée ? Qui appuiera ce roseau, si la religion n’en soutient la fragilité ? Être le plus faible de la nature, toujours à la veille de la mort ou de la perte de ses charmes, qui le soutiendra cet être qui sourit et qui meurt, si son espoir n’est point au-delà d’une existence éphémère ? Par le seul intérêt de sa beauté, la femme doit être pieuse. Douceur, soumission, aménité, tendresse, sont une partie des charmes que le Créateur prodigua à notre première mère, et la philosophie est mortelle à cette sorte d’attraits.
La femme qui a naturellement l’instinct du mystère, qui prend plaisir à se voiler, qui ne découvre jamais qu’une moitié de ses grâces et de sa pensée, qui peut être devinée mais non connue, qui comme mère et comme vierge est pleine de secrets, qui séduit surtout par son ignorance, qui fut formée pour la vertu et les sentiments les plus mystérieux, la pudeur et l’amour ; cette femme, renonçant au doux instinct de son sexe, ira d’une main faible et téméraire chercher à soulever l’épais rideau qui couvre la Divinité ! À qui pense-t-elle plaire par cet effort ridicule et sacrilège ? Croit-elle, en joignant ses ridicules blasphèmes et sa frivole métaphysique aux imprécations des Spinoza et aux sophismes des Bayle, nous donner une grande idée de son génie ? Sans doute elle n’a pas dessein de se choisir un époux : quel homme de bon sens voudrait s’associer une compagne impie ?
L’épouse incrédule a rarement l’idée de ses devoirs : elle passe ses jours, ou à raisonner sur la vertu sans la pratiquer, ou à suivre ses plaisirs dans le tourbillon du monde. Sa tête est vide, son âme creuse, l’ennui la dévore ; elle n’a ni Dieu, ni soins domestiques, pour remplir l’abîme de ses moments.
Le jour vengeur approche ; le Temps arrive, menant la Vieillesse par la main. Le spectre aux cheveux blancs, aux épaules voûtées, aux mains de glace, s’assied sur le seuil du logis de la femme incrédule ; elle l’aperçoit, et pousse un cri. Mais qui peut entendre sa voix ? Est-ce un époux ? il n’y en a plus pour elle. Depuis longtemps il s’est éloigne du théâtre de son déshonneur. Sont-ce des enfants ? perdus par une éducation impie et par l’exemple maternel, se soucient-ils de leur mère ? Si elle regarde dans le passé, elle n’aperçoit qu’un désert où ses vertus n’ont point laissé de traces. Pour la première fois, sa triste pensée se tourne vers le ciel ; elle commence à croire qu’il eût été plus doux d’avoir une religion. Regret inutile ! la dernière punition de l’athéisme dans ce monde est de désirer la foi sans pouvoir l’obtenir. Quand, au bout de sa carrière, on reconnaît les mensonges d’une fausse philosophie ; quand le néant, comme un astre funeste, commence à se lever sur l’horizon de la mort, on voudrait revenir à Dieu, et il n’est plus temps : l’esprit, abruti par l’incrédulité, rejette toute conviction. Oh ! qu’alors la solitude est profonde, lorsque la Divinité et les hommes se retirent à la fois ! Elle meurt cette femme, elle expire entre les bras d’une garde payée, ou d’un homme dégoûté par ses souffrances, qui trouve qu’elle a résisté au mal bien des jours. Un chétif cercueil renferme toute l’infortunée : on ne voit à ses funérailles, ni une fille échevelée, ni des gendres et des petits-fils en pleurs ; digne cortège qui, avec la bénédiction du peuple et le chant des piètres, accompagne au tombeau la mère de famille. Peut-être seulement un fils inconnu, qui ignore le honteux secret de sa naissance, rencontre par hasard le convoi ; il s’étonne de l’abandon de cette bière, et demande le nom du mort à ceux qui vont jeter aux vers le cadavre qui leur fut promis par la femme athée.
Que différent est le sort de la femme religieuse ! Ses jours sont environnés de joie, sa vie est pleine d’amour : son époux, ses enfants, ses domestiques la respectent et la chérissent : tous reposent en elle avec une aveugle confiance, parce qu’ils croient fermement à la fidélité de celle qui est fidèle à son Dieu. La foi de cette chrétienne se fortifie par son bonheur, et son bonheur par sa foi : elle croit en Dieu, parce qu’elle est heureuse, et elle est heureuse, parce qu’elle croit en Dieu.
Il suffit qu’une mère voie sourire son enfant, pour être convaincue de la réalité d’une félicité suprême. La bonté de la Providence se montre tout entière dans le berceau de l’homme. Quels accords touchants ! Ne seraient-ils que les effets d’une insensible matière ? L’enfant naît, la mamelle est pleine ; la bouche du jeune convive n’est point armée, de peur de blesser la coupe du banquet maternel : il croît, le lait devient plus nourrissant ; on le sèvre, la merveilleuse fontaine tarit. Cette femme si faible a tout à coup acquis des forces qui lui font surmonter des fatigues que ne pourrait supporter l’homme le plus robuste. Qu’est-ce qui la réveille au milieu de la nuit, au moment même où son fils va demander le repas accoutumé ? D’où lui vient cette adresse qu’elle n’avait jamais eue ? Comme elle touche cette tendre fleur sans la briser ! Ses soins semblent être le fruit de l’expérience de toute sa vie ; et cependant c’est là son premier-né ! Le moindre bruit épouvantait la vierge : où sont les armées, les foudres, les périls, qui feront pâlir la mère ? Jadis il fallait à cette femme une nourriture délicate, une couche molle ; le moindre souffle de l’air l’incommodait : à présent un pain grossier, une poignée de paille, la pluie et les vents ne lui importent guère, tandis qu’elle a dans sa mamelle une goutte de lait pour nourrir son fils, et dans ses haillons un coin de manteau pour l’envelopper.
Tout étant ainsi, il faudrait être bien obstiné pour ne pas embrasser le parti où non-seulement la raison trouve le plus grand nombre de preuves, mais où la morale, le bonheur, l’espérance, l’instinct même et tous les désirs de l’âme nous portent naturellement ; car s’il était vrai, comme il est faux, que l’esprit tint la balance égale entre Dieu et l’athéisme, encore est-il certain qu’elle pencherait beaucoup du côté du premier : outre la moitié de sa raison, l’homme met de plus, dans le bassin de Dieu, tout le poids de son cœur.
On sera tout-à-fait convaincu de cette vérité, si l’on examine la manière dont l’athéisme et la religion procèdent dans leurs démonstrations.
La religion ne se sert que de preuves générales ; elle ne juge que sur l’ordonnance des cieux, sur les lois de l’univers ; elle ne voit que les grâces de la nature, les instincts charmants des animaux, et leurs convenances avec l’homme.
L’athéisme ne vous apporte que de honteuses exceptions ; il n’aperçoit que des désordres, des marais, des volcans, des bêtes nuisibles ; et comme s’il cherchait à se cacher dans la boue, il interroge les reptiles et les insectes, pour lui fournir des preuves contre Dieu.
La religion ne parle que de la grandeur et de la beauté de l’homme :
L’athéisme a toujours la lèpre et la peste à vous offrir.
La religion tire ses raisons de la sensibilité de l’âme, des plus doux attachements de la vie, de la piété filiale, de l’amour conjugal, de la tendresse maternelle :
L’athéisme réduit tout à l’instinct de la bête ; et, pour premier argument de son système, il vous étale un cœur que rien ne peut toucher.
Enfin, dans le culte du chrétien, on nous assure que nos maux auront un terme ; on nous console, on essuie nos pleurs, on nous promet une autre vie :
Dans le culte de l’athée, les douleurs humaines font fumer l’encens, la mort est le sacrificateur, l’autel un cercueil, et le néant la divinité.
CHATEAUBRIAND.
Paru dans Écho de la jeune France en 1833.