Vision et possession étranges au Szechuan
par
Mgr Marc CHATAGNON
Les faits étranges qui vont suivre sont extraits textuellement d’une lettre récente, de Mgr Marc Chatagnon, des Missions Étrangères de Paris, vicaire apostolique au Szechuan méridional, en Chine, d’après le compte rendu du P. Boucheré, missionnaire en cette région depuis trente ans.
Voici, dit le P. Boucheré dans son rapport, une histoire, si étrange que j’hésite à vous la raconter. Les Vies des Saints rapportent une foule d’apparitions d’âmes du purgatoire, mais je n’ai souvenance d’en avoir lu aucune de ce genre. Chacun en pensera ce qu’il voudra, mais le fait, ayant été publié et ayant duré près d’un an, me paraît hors de doute. Le voici :
Une famille de cultivateurs nommée Tchang, établie dans la sous-préfecture de Yen-tchéou, assez loin de la ville, s’était convertie il y a huit ou dix ans, mais pas tout entière, comme il arrive souvent. Sur quatre frères, trois seulement, avec leurs femmes et leurs enfants, embrassèrent la religion chrétienne. L’aîné et le plus jeune de ses fils étaient restés païens ; même, l’aîné avait semblé redoubler d’ardeur pour les écoles. Il s’était mis à jeûner et à réciter de longues prières comme certains sectaires païens. Il persévérait ainsi depuis plusieurs années, lorsque sa sœur, morte il y a longtemps, mais dans la religion catholique, lui apparut une nuit.
« Jusques à quand, lui dit-elle d’un air sévère, t’obstineras-tu à refuser tes hommages au vrai Dieu ? Sache que celui que tu sers est un démon qui te fera périr misérablement, si tu continues. »
Il fut effrayé, mais n’abandonna pas ses superstitions et ses austérités. La défunte alors s’empara d’une personne vivante de la famille, la femme du catéchiste, frère cadet du vieux païen, bonne chrétienne du reste. Pour le coup, on ne douta pas que ce fût le démon. Le catéchiste accourut à Gên-Chéou pour me demander du secours. C’était peu après la persécution de 1895, qui a fait tant de ravages dans mon district. Je ne savais de quel côté me retourner. Je le renvoyai, me contentant de lui recommander les armes ordinaires contre le démon, savoir : l’eau bénite, le signe de la croix, la prière.
Le catéchiste revint plusieurs fois me chercher. Je différais toujours. Le cas était extraordinaire : la possession, qui ressemblait sous certains rapports à celle du démon, s’en distinguait sous d’autres. Comme pour le démon, l’invasion était subite et imprévue. Pendant la crise, le corps de la patiente était complètement au pouvoir de l’envahisseur, qui passait par sa bouche. Après, aucun souvenir de ce qu’elle avait dit ou fait, ni de tout ce qui s’était passé.
Mais ce qui semblait devoir faire rejeter tout à fait l’action du démon, c’était l’aspect de la patiente, ses gestes, ses paroles, toutes ses actions. En elle, rien de désordonné, de bizarre et d’étrange, comme dans les possessions diaboliques. L’expression de son visage était celle d’une indicible souffrance. Elle ne parlait que pour exhorter son frère aîné à se convertir, et les autres chrétiens à mieux pratiquer leur religion, à se montrer plus fervents. Les signes de croix semblaient lui faire plaisir.
« L’évêque, disait-elle, vous a recommandé cette année de mieux observer le dimanche ; pourquoi le violer si facilement ? Vous venez de subir une persécution, c’est pour vos péchés que Dieu l’a permise, afin de vous tirer de votre tiédeur. Les païens aussi seront châtiés s’ils ne se convertissent... »
Ce fut au bout de huit ou dix mois que je pus enfin aller voir mon catéchiste et sa pauvre femme sujette à des phénomènes si étranges.
Après la messe, je visitai dans le voisinage une famille de nouveaux convertis, pour les confirmer dans la foi. Je revenais tranquillement à la maison qui me sert d’oratoire, lorsque je vois tous mes néophytes en émoi :
« Père, hâtez-vous, la pauvre bru vient d’avoir une attaque. Venez la délivrer s’il est possible. »
Comme j’entrais dans la cour, je vois le catéchiste qui, aidé de son plus jeune frère, apportait la patiente devant moi, complètement évanouie, mais sans aucune raideur, au contraire. Sitôt qu’elle fut déposée à mes pieds, je lui commandai de se tenir à genoux, ce qu’elle fit ; puis je l’aspergeai d’eau bénite :
« Père, me dit-elle, je ne suis pas un démon. »
Et son visage avait une expression de douleur surhumaine. Je me fis apporter mon crucifix et le lui donnai à baiser ; elle y colla ses lèvres avec amour. Enhardi par sa docilité, je me hasardai à lui dire :
« Mais tu étais bien ignorante et peu fervente de ton vivant.
– Aussi, me répondit-elle, j’ai été en grand danger à l’heure de ma mort. Le souverain juge semblait près de me condamner à l’enfer, lorsque ma sainte Vierge me transporta en purgatoire.
– Si tu es en purgatoire, tu dois savoir pour qui j’ai dit la messe ce matin ?
– Je remercie bien le Père de l’avoir célébrée pour moi, j’en ai éprouvé un grand soulagement, ainsi que du bréviaire qu’il a récité hier soir à mon intention. »
Tout cela était exact, et je n’en avais parlé ni à elle, ni à personne. Je lui fis une foule d’autres questions sur la doctrine chrétienne dans laquelle je la savais fort ignorante, sachant à peine le Pater et l’Ave. Elle répondit à tout fort pertinemment ; impossible de la prendre en défaut. Enfin je congédiai la patiente.
On l’emporta. Un quart d’heure après, revenue à elle-même, elle se présentait devant moi, paraissant n’avoir aucune conscience de ce qui s’était passé, avec son air habituel de paysanne grossière et sans grande intelligence.
Depuis lors, plus d’attaques. Toute cette famille est devenue chrétienne et plus fervente qu’auparavant.
Mgr Marc CHATAGNON.
Paru dans les Annales de la propagation de la Foi en juillet 1898
et repris dans L’Écho du merveilleux en août 1898.