Paul Harel, le poète Normand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

C. CHAUVIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PAUL Harel naquit à Échauffour le 18 mai 1854. Fils d’un avocat de Vimoutiers, il ne voulut point continuer la carrière de son père et préféra prendre l’auberge que son grand-père, Auguste Girard du Rouvray, avait bâtie dans le pays, en 1822. Cependant, avec les années, grandit en son âme d’adolescent l’amour des lettres et de la poésie. Il prit pour maître un autre Normand célèbre, Gustave Le Vavasseur et acquit à son école l’art de chanter la langue des Muses, mais sans quitter pour cela le goût de la bonne cuisine bourgeoise et du cidre à la saveur de terroir. Il fut donc hôtelier dans sa petite ville natale.

Étrange auberge vraiment que celle du Grand St-André, où l’on mangeait en récitant des vers et dans laquelle le Maître de céans versait à flots la poésie pétillante d’esprit français, avec le vin et la boisson douce du pays.

 

        Aux cendres du foyer le pot-au-feu Normand

        Sommeillait comme un juste et ronflait en dormant.

 

Et pendant ce temps les invités voyaient défiler en des évocations charmantes les forêts pleines de mystères et les champs féconds ; les cerfs agiles et les chasseurs sonnant le hallali. Aussi les hommes d’esprit et les amateurs de littérature se donnaient-ils rendez-vous dans l’auberge du poète Ornais. Écoutons-le raconter lui-même, dans la préface du livre qu’il a consacré à l’un de ses amis, comment étaient reçus les beaux esprits de l’époque :

« Millet vint à Échauffour. Il descendit à l’auberge comme un jeune dieu...

« Il disait des vers. Je fis ouvrir les portes : on prêta l’oreille jusque dans la cuisine, aux accents du trouvère, et quand l’auberge étonnée eut applaudi ce beau jeune homme, il se trouva quelqu’un pour commander du champagne. Il me semble bien que c’était moi.

« Ernest Millet ne voulait passer qu’une heure sous mon toit. Il y resta huit jours. Il avait vraiment l’air de s’y plaire. Il allait, venait, rêvait, rimait, mangeait, dormait. C’était un client.

« J’en ai eu d’autres. N’est-ce pas vers ce temps-là que Jules Simon, Leconte de Lisle et Mistral m’écrivirent en s’invitant presque. »

En effet, ce fut un défilé d’hommes célèbres qui se donnaient rendez-vous à l’abri de son toit. Poizat, Henri de Bornier, Sully Prud’homme, François Coppée, José-Maria de Heredia, Leconte de Lisle, Mirbeau, Guitry et bien d’autres vinrent tour à tour jouir de l’aimable présence de cet aubergiste peu ordinaire, qui savait composer des plats savoureux et servir des poésies délicieuses.

S’il recevait chez lui les académiciens, les généraux et les ministres, sa porte hospitalière était toujours grande ouverte également aux miséreux qu’il aimait comme des frères :

 

        Ouvriers sans travail, hommes sans feu ni lieu,

        Artistes du plain-air, chanteurs, traîneurs de loques,

        Baladins, joueurs d’orgues, aveugles, ventriloques,

        Bienheureux fainéants nos frères devant Dieu...

        Gueux des champs et des bois, gueux des monts et des plaines,

        Tendez vos clairs bidons sous nos futailles pleines

        Suppez le poiré blond, lampez le cidre d’or.

 

Cette générosité, si elle lui gagnait les cœurs, ne le lançait pas dans les chemins de la fortune. La famille s’augmentant toujours, il se vit obligé, pour faire face à la vie, de se mettre placier en vins. Il eut vite fait de se constituer une clientèle avide plus encore de goûter les charmes de sa présence et de sa conversation que de déguster les échantillons qu’il présentait. Plus tard, il devint fondateur et directeur d’une revue : La Quinzaine doctrinale et littéraire qui, après avoir connu de brillants débuts, disparut 15 ou 16 ans plus tard, balayée complètement par la condamnation du Modernisme. Mais Paul Harel fut absolument étranger à cette décadence, puisqu’il ne dirigea la Quinzaine que les deux premières années.

Il était né vraiment poète. C’était un descriptif, un artiste qui excellait dans l’art de peindre la vie rurale et familière, les paysages de chez nous, calmes et riches. Ses vers exaltent les paysans et les laboureurs. Ils sont parfois pleins d’émotion et d’ardeur contenue, de la plus belle venue et bien cadencés ; si quelques passages sont plus faibles, ils ne nous font pas oublier la beauté parnassienne de l’ensemble de ses œuvres et la hauteur des sentiments qu’ils expriment.

Cette voix aimée, si claire et si chantante, s’est tue ; elle s’est éteinte le 10 mars 1927. Lorsque la mort du poète fut connue, la foule de ses admirateurs accourut de toutes les parties de la province Normande et de Paris : Poètes, auteurs réputés, membres des sociétés historiques et archéologiques se rencontrèrent près de sa tombe. Cinq orateurs y prirent la parole : Monsieur le vicomte de Chevigny, Le Tournouër conseiller général, le poète Poizat, l’abbé Thuilier directeur du Palinod de Lyon et M. Joseph L’Hôpital auteur de : Un Clocher dans la Plaine. Tous redirent leur émotion et leur affection admirative pour le défunt. M. le Curé de ce pays d’Échauffour où naquit et mourut Paul Harel avait rappelé dans son allocution non seulement sa gloire littéraire, mais sa piété éclairée et convaincue. Le Rosaire lui était familier. L’institution de la fête du Christ-Roi l’avait à ce point enthousiasmé, qu’il se proposait de composer un poème en son honneur. Il avait un amour profond pour le Pape, qu’il considérait comme le véritable Père des Fidèles. Son dernier volume inachevé portait en titre : Poèmes à la gloire du Christ. Le Divin Roi aura reçu comme un de ses amis les plus fidèles celui qui souvent répétait aux siens : « Ah ! que j’aime le bon Dieu ! Comme je voudrais le voir ! »

Paul Harel que Dieu fit naître et mourir dans les plaines fertiles de Normandie aima cette riche nature qui lui prodiguait les tons chauds de ses blés et les fruits de sa terre féconde. Il la chanta délicatement :

 

        Gloire au soleil ! Voici que la pomme se noue ;

        La grappe jeune encore pèse au jeune sarment ;

        L’été gonfle les fruits, la lumière se joue

        Dans l’incarnat du trèfle et dans l’or du froment.

 

Rêveur, il devait se promener solitaire parfois dans les bois verdoyants dont les coteaux normands se trouvent couronnés.

 

        ... Forêt, dont le feuillage vient s’étendre

        Doucement sur les nids que bercent les rameaux ;

        Ô Forêt, dont la voix si profonde et si tendre,

        Enflamme et réjouit le cœur des animaux.

 

Il s’attristait de voir la terre abandonnée ; sa mémoire lui rappelait les heureux temps où l’homme fidèle au terroir s’attachait à la glèbe :

 

        Je garde dans mon cœur et dans mes yeux d’enfant

        Les souvenirs lointains et les tableaux rustiques

        De ces hommes courbés sous le ciel étouffant,

        Et qui, l’un après l’autre, en mouvements rythmiques

        Lançaient les faux d’acier dans l’or de la moisson.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

En phrases touchantes, il supplie de revenir au sol nourricier.

 

        Ah ! que le déserteur s’arrête et qu’il revienne

        Vers la ferme, à l’endroit où ses pères sont morts.

        Du métier désappris que l’absent se souvienne !

        C’est le travail des champs qui nous rendra les forts !

 

Il était effrayé surtout du mal dont la terre se meurt et déplorait le fils unique du riche paysan. Aussi c’est tendresse qu’il trouve des accents de reconnaissance pour son

 

        Épouse courageuse et tendre...

        Mère de six enfants (j’avais rêvé de douze).

        Ton salut est pour moi visible aux Cieux ouverts

        De tes fils, demeurés dans les herbages verts,

        Pour toi les cœurs battront à jamais sous la blouse.

 

Il disait avec des accents émouvants :

 

        ... Comment lutter, pays des foyers vides ?

        France, les étrangers ont mal parlé de loi ;

        Et s’ils t’ont regardée avec des yeux avides,

        C’est que la loi du nombre, hélas ! n’est plus la loi.

 

        Et j’ai peur du péché qui t’a diminuée

        Et j’ai l’effroi du mal qui décime tes rangs

        Juste à l’heure où là-bas monte vers la nuée

        Formidable et vengeur le cri des conquérants.

 

C’est hanté de cette pensée qu’il composa L’Herbager, pièce en trois actes, et en vers, jouée à l’Odéon en 1891 et dont le thème est la repopulation de nos campagnes. Elle fut couronnée par l’Académie Française.

Celui qui vit au milieu de la nature a l’âme facilement mystique. Les vastes horizons, l’harmonie des couleurs, le calme reposant de la plaine, tout le porte à la contemplation. À chaque instant, au détour des sentiers, la Croix se dresse et fait penser au Créateur.

 

        Gardienne des chemins gui vont par les villages,

        Vieille Croix dont les bras s’ouvrent dans les feuillages,

        Toi qu’entourent là-bas d’un cercle familier

        Et l’épine et le charme et le haut peuplier.

 

Aussi, l’œil du poète en se promenant sur les vagues ondulantes des blés voyait-il plus loin que le grain nourricier de la race.

 

        Les yeux du Christ, encor vivants sous les paupières

        Voient. La terre elle-même est prise d’un frisson

        Et la brise sonore agite la moisson.

        Frémissante aux regards de Dieu qui suit en elle

        Le Pain miraculeux de la vie éternelle.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Oh comme il savait le chanter ce Pain Divin !

Pour lui, il a composé le plus délicat de ses poèmes : L’Eucharistie, mis en musique par le Maître F. de la Tombelle et dont le succès grandit de jour en jour :

 

        Le froment n’est qu’une apparence

        Et le miracle qui s’est fait

        Passe le champ de l’espérance

        Et les limites du bienfait

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        La fleur du ciboire, l’Hostie

        Qui blanche et frêle tremble au jour :

        C’est le Dieu de l’Eucharistie,

        C’est le prodige de l’Amour...

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

L’esprit du poète rempli de toutes ces pensées multiples dut tressaillir un jour à la vue d’une abbaye désertée dont les ruines magnifiques au milieu des lierres, se redressaient en achevant de mourir. Il la rencontra dans les paysages fertiles de St-Evroult et composa sur elle le plus beau des poèmes, interprété par le célèbre compositeur F. de la Tombelle, d’une façon si remarquable qu’il fait l’admiration et la joie des connaisseurs. Le vieux monastère revit. Il se repeuple, il vibre d’harmonies divines.

 

        Suivant le lumineux visage

        Du saint homme qui les conduit,

        Les moines descendent sans bruit

        Au fond d’une forêt sauvage.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Les voici qui travaillent de leurs mains pieuses

 

        ... Ouvrant la terre

        Ils se sont frayés des chemins

        À travers l’ombre et le mystère...

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Mais le temple de la nature ne suffit pas à leurs âmes de prières

 

        Ils ont sur le coteau charmant

                  Bâti l’église

        Élevé le portail roman

                  Et la tour grise.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Et le labeur accompli

 

        ... Dans le cloître envahi par le soir anxieux

        Joignant les mains, baissant les yeux,

        Vous passez lentement moines mystérieux.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

C’est le crépuscule, les ramiers familiers palpitent dans les branches ; leur légende est délicieuse de fraîcheur. Les bons moines psalmodient les laudes et les pigeons, bercés par leur rythme reposant, ouvrent l’œil à demi, puis

 

        En des clartés d’aurore, après matines

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Les beaux ramiers chargés de toutes ces louanges

        Parlent d’un vol immense, à travers le ciel bleu !

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

La vision lointaine si belle s’éteint, les ruines sont là comme saignantes dans leurs plaies. Tout est détruit, mais la prière

 

        Reste vivante au cœur de Dieu

        La terre garde le silence ;

        Mais puisque bout semble banni

        De ce désert, l’âme s’élance

                   Vers l’infini.

 

Ce remarquable poème musical fut donné pour la première fois par la Schola Cantorum de l’Orne à St-Évroult (Orne), aux fêtes organisées en souvenir d’Oderic Vital. Il fut exécuté plusieurs fois depuis et obtint toujours un succès égal.

Paul Harel, nous l’avons vu, pratiquait l’hospitalité avec un rare désintéressement, aussi parfois se prenait-il à rêver songeant à des hôtes mystiques qu’il aurait aimé recevoir.

 

        J’aurais voulu tenir l’auberge

        De Bethléem au temps jadis.

        Afin d’y recevoir la Vierge

        Et le Maître du Paradis.

 

Renvoyant les marchands, les scribes, sans prendre garde à leurs injures, debout respectueusement sur le seuil de sa porte, il eût fait entrer la Famille Sainte. Puis, ornant sa table de fleurs, il l’aurait chargée de mets choisis.

Mais le mystère est, accompli. L’Enfant Dieu est né. Des bergers passent l’adorer.

 

        Qui donc frappe ? Ce sont les Mages.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Auriez-vous dans votre demeure

        Le Roi des Rois, brave hôtelier ?

        – Mages, vous verrez sur l’heure

        Que cet honneur singulier.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        ... cette auberge est la vôtre

        Rois des pays orientaux

        Veuillez entrer l’un après l’autre

        De peur d’accrocher vos manteaux.

 

Les trois Chaldéens sont partis. Il admire les dons offerts et, suprême récompense, il se redresse soudain :

 

        Car j’entends la Vierge Marie

        Dire à Jésus : « Cher enfançon,

        N’oubliez pas l’hôtellerie.

        Ce Harel est bon garçon.

 

        Après un bout de purgatoire,

        Qu’il a d’ailleurs bien mérité,

        Accordez-lui dans votre gloire,

        La bienheureuse éternité. »

 

Ce « Rêve de Noël » charmant de naïveté simple et pittoresque, est également un acte véritable de Foi profonde et touchante. Le poète Normand, fils d’une race attachée au sillon, devait goûter plus que bien d’autres les Paraboles évangéliques où le Divin Pasteur voile les mystères du Royaume des Cieux sous les gracieuses images des travaux champêtres. Celle du Semeur en particulier, qui voit son travail compromis un instant par l’ennemi sournois dispensateur d’ivraie, avait attiré son attention. Il en a composé un Oratorio trop peu connu, rempli d’images choisies, de vers heureux et de nobles pensées enchâssées dans une poésie ciselée de main de maître. Là encore le maître si goûté F. de la Tombelle a rempli la partie musicale avec son art accoutumé. L’œuvre débute par un premier choral, qui chante le Père des Harmonies, puis la première partie commence par une sorte de récitatif :

 

        En ce temps-là Jésus dit au peuple assemblé :

        Le royaume des cieux est semblable à cet homme

        Qui, dès l’aurore, aux champs, voulut semer le blé

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Les ouvriers pleins d’ardeur s’avancent en chantant

 

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Là-bas dans le matin vermeil

        La terre fume.

        Pourtant voici que le soleil

        Chasse la brume.

        Le Maître sait que nous voulons

        Fils de la plèbe,

        Sur les coteaux, sur les vallons

        Fouiller la glèbe.

 

Et le Duo des femmes leur répond

 

        Filles des champs au teint bruni

        Toujours les mêmes d’âge en âge.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Le Maître s’avance et, dans un solo plein de douce virilité, encourage ses travailleurs.

On entend le chœur des ouvriers qui chantent en s’éloignant

 

        Au travail ! Voici des clartés

        Qui se répandent,

        Voici les champs de tous côtés,

        Qui nous attendent

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Les voix rustiques s’amplifient peu à peu en un deuxième choral qui proclame : Gloire au Maître du monde ! Gloire à Dieu !...

Mais la nuit étend maintenant ses voiles :

 

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Accompagné d’esprits sans nombre

        Le semeur est venu dans l’ombre.

        Il passe à travers les sillons

        Jetant l’ivraie en tourbillons.

        Sur l’infernal ouvrage

        Gronde l’orage.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Et la voix du maudit s’élève haineuse :

 

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        C’est moi l’apôtre du blasphème !

        C’est moi l’éternel révolté

        Qui s’est fait une loi suprême

        De nuire à la Divinité !

        Du ciel je brave les défenses

        Et je provoque les offenses

        De l’homme ingrat au Dieu clément

        Pour en rire éternellement.

 

L’œuvre de mort est accomplie

 

        Ingrat, le front plein de rides,

        L’homme va dans les champs arides,

        Il se désole et ne voit pas

        Les clartés de Dieu sous ses pas...

 

À la vue de l’ivraie qui germe, les ouvriers se lamentent :

 

        Voici labeurs et soins superflus

        Quel mauvais rêve !

        Sur terre on ne voit plus

        De blé qui lève.

 

Ils font un appel suppliant au Maître dans un soprano solo vibrant, pour que soit arrachée l’herbe mauvaise. Mais celui-ci répond :

 

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Laissez croître confusément

        Le parasite et le froment

        Car il viendra le temps des moissons vengeresses,

        Le temps où, tout-à-coup, les flammes recevront

        Les gerbes de l’ivraie et les dévoreront...

        Pendant que, sous mes yeux, les hommes et les anges

        Porteront le froment dans les célestes granges.

 

Dans ces dernières années, sur la demande de son ami, le directeur de la Schola Cantorum de l’Orne, Paul Harel composa, dans des termes souvent magnifiques, un oratorio en l’honneur de Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, dont la partie musicale fut traitée avec talent par le Maître de Chapelle à St-Sulpice, Monsieur Bellenot.

Après le prélude, lent et solennel, voici la voix de la Sainte qui s’élève en des aspirations enflammées.

 

        ... et l’amour déchirant les voiles,

        Pâle, je contemple en esprit

        Là-haut, plus haut que les étoiles,

        Un royal Enfant qui sourit.

        Oh, plus de crainte, plus d’entrave

        Je vais m’unir à cet Enfant.

        C’est Jésus, je suis son esclave.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Ses désirs brûlants obtiennent enfin leur réalisation dans la profession solennelle.

 

        Comme la lampe du Saint Lieu

        Au tabernacle offre sa flamme,

        En tremblant Thérèse offre à Dieu

        Sa petite âme.

 

Les Anges assistent à cette donation définitive et retracent à l’heureuse élue, dans leurs chants tantôt joyeux, tantôt graves et tristes, la vie de son Bien-Aimé. Le voici petit enfant de Bethléem, puis adolescent plein de grâce courbé sous le joug du travail, enfin quittant son long silence, il enseigne les foules enthousiastes. L’Hosanna triomphal retentit, tout vibre d’amour. Mais les voix angéliques s’attristent.

 

        ..... Là-haut des hommes infâmes,

        Christ, ont troué vos bras tremblants

        Et le groupe éploré des femmes

        Reste seul sous vos pieds sanglants.

 

Les chants s’éteignent en une complainte latine et Thérèse, profondément émue, s’écrie :

 

        Seigneur, écoutez votre épouse.

        De ceux qui vous ont adoré,

        De celles qui vous ont pleuré,

        Moi je suis saintement jalouse.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

La Mère Prieure, effrayée de la jeunesse de cette ardente professe, promet de veiller sur elle comme sur une fleur fragile. Le Veni Creator se fait entendre. Puis le consécrateur prononce la formule de l’oblation. C’est alors que le Père pousse un cri sublime fait de sa douleur et de sa foi :

 

        Ma fille est là. Je n’ai plus rien.

        Sans faiblir, ô mon Dieu, comment l’ai-je suivie ?

        Ô Jésus, vous le savez bien,

        C’est la lumière de ma vie,

        La petite Reine au front pur.

        .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

        Permettez, Seigneur, qu’à genoux

        Maintenant je vous la confie.

 

Et Thérèse de répondre qu’elle n’oublie ni les amis, ni le foyer, mais que désormais, petite balle vivante, elle s’abandonne au Roi des Cieux.

Sur elle le cloître se referme. Tout est fini... Non, tout commence.

Les voix psalmodient l’Angelus : Ecce ancilla Domini. La petite Servant du Seigneur agonise lentement :

 

        La fleur au calice vermeil

        S’étiole et se courbe épuisée.

        Il lui faut le divin soleil

        Avec la céleste rosée.

 

La voix de l’humble Carmélite se fait entendre une dernière fois : elle promet une pluie de roses, elle entrevoit la gloire éternelle et meurt tandis que le De Profundis pleure ses notes attristées. Mais voici que le Monde à genoux regarde et voit dans une apothéose celle qu’il regrettait. L’Alléluia éternel retentit dans les cieux, les humains qui lui font écho dans nu élan de reconnaissance

 

        Cherchant la fleur mystérieuse,

        La trouvent sur les hauts chemins

        De l’éternité bienheureuse.

                                                        Alleluia.

 

Comme il convenait, ce superbe Oratorio fut donné pour la première fois à Alençon dans l’Église de Notre-Dame, qui possède le Baptistère où Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus ouvrit son âme aux clartés lumineuses et divines de la grâce. Il fut très goûté par l’assistance choisie qui se pressait dans l’édifice.

La souplesse d’esprit et la fécondité du talent de Paul Harel sont étonnantes. Il collabora au Mois littéraire, à la Revue Hebdomadaire, au Correspondant. Ses premiers livres, pleins de jeunesse et de fraîcheur : Sous les Pommiers, Rimes de Broche et d’Épée, Gousses d’Ail et Fleurs de Serpolet ne sont pas moins beaux que ses Heures Lointaines, ses Voix de la glèbe, etc.... Ses Poèmes mystiques, Devant les Morts, la Vie et le Mystère ne font pas oublier ses romans et ses contes pleins d’intérêt.

Ils se sont fermés ses yeux couleur des bleuets de nos champs. Il s’est tu ce chantre enthousiaste de notre nature, mais sa mémoire survit et la société littéraire qui s’est formée à son ombre sous le nom : Les Amis de Paul Harel, entretiendra le souvenir de notre grand poète paysagiste et Normand.

 

C. CHAUVIN.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

C’est avec les précieux encouragements de Madame Veuve Paul Harel que nous avons écrit cet article et nous tenons à lui en exprimer ici toute notre reconnaissance.

 

 

 

 

 

 

 

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