L’héritage celte
par
Roger CHAUVIRÉ
J’écris, de propos à demi-délibéré, sans notes ni références, sur des souvenirs ; et ainsi il se peut que de temps à autre le détail soit fautif ; l’impression d’ensemble, non : c’est celle de trente ans d’Irlande.
Ce génie celte que je voudrais sinon définir, du moins approcher dans sa lueur crépusculaire, on le sent là-bas quasi-palpablement, pour peu qu’on ait de chance et de curiosité, de patience aussi et d’amour. Et il ne saurait nous laisser indifférents, nous, ex-Gaulois, si, comme il est à croire, malgré tant de traverses, sangs mêlés, contacts différents, formation intellectuelle et historique autre, enfin « travail de soi sur soi », il ne se peut guère qu’il ne nous en reste quelque chose. Quant à préciser préalablement qui furent les Celtes, n’allons pas nous embarquer dans des controverses qui d’abord ne sauraient conclure, et pour nous, de plus, restent sans objet ; appelons Celtes – d’une manière assez lâche, j’en conviens – ceux qui dans un lointain passé ou hier ou aujourd’hui usèrent ou usent encore d’une parlure celtique, – irlandais, gallois, breton... Et comme bien on pense, quelque amitié qu’on porte à l’Irlande récemment affranchie, à son propos ce n’est pas la politique qui est notre gibier : outre que les Celtes (et nous verrons pourquoi) s’y montrèrent toujours assez mal doués, le fait brut est que l’État irlandais moderne s’est construit sur un patron non pas du tout celte, mais bien plutôt copié de ses grands voisins, Amérique et Grande-Bretagne, patron qui leur vient en dernière analyse de la Renaissance et, par elle, des Romains : un Parlement, un Exécutif responsable devant l’Assemblée, un Fonctionnariat envahissant qui tend à socialiser le pays, nous avons vu cela partout, c’est du tout-fait ; ainsi donc, sur ce chapitre, l’Irlande n’a rien à nous apprendre ; et pour nous, en quête avant tout de ce qui lui est propre, essentiel et comme singulier, pour nous qui voudrions, en quelque sorte, découvrir sa constante, c’est ailleurs, c’est plus loin qu’il faut adresser nos regards, jusque dans son histoire, jusque dans sa légende 1.
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Le trait qui, dans ce monde-là, frappe d’abord l’observateur, c’est la précellence du souvenir, c’est la toute-puissance de la tradition. On a expliqué la chose par la structure même de cette société – structure toute aristocrate, aussi hostile qu’on peut l’être au concept égalitaire, puisqu’au rebours, chaque homme a son prix propre, eric, même son droit singulier, assorti à son rang, son statut, sa naissance. Évidemment nécessaire pour les déterminer, la science du passé, historique ou généalogique, est capitale dans un ordre ainsi établi. Reste à savoir ce qui est cause et ce qui est effet, si c’est la science qui a créé l’ordre, ou l’ordre requis la science. Je croirais plutôt l’un que l’autre. Un certain esprit, de sa pente naturelle se trouvant être révérence, abandon, féauté, et par là même très peu enclin au doute, à la critique, au défi, aura modelé cette société fondée sur des hiérarchies non pas seulement acceptées, mais chéries ; et pour faire leurs preuves, ces hiérarchies ont eu besoin de quoi ? De chroniques et d’un d’Hozier.
Quoi qu’il en soit des causes primordiales, le prestige du passé, son autorité sans réplique sont dans ce monde-là évidences récurrentes. Que dit notre Tailleur aujourd’hui encore dans sa chaumière de Garrynapeaka ?
Les anciens en savaient plus long qu’il n’en tint jamais dans aucun livre. Est-ce qu’ils ne savaient pas tout ce qui allait arriver ? Est-ce qu’ils ne l’ont pas mis de façon sage et entendue dans les Prophéties ? Voilà les gars qui en savaient long.
Et mille ans auparavant, l’épreuve qui sacre un homme filé, c’est-à-dire poète, lettré, tant soit peu mage, c’est la capacité de réciter sans manque trois cent cinquante histoires traditionnelles. – Quand saint Patrick rencontre Qîlté, héros miraculeusement survécu, après des siècles, des jours ossianiques, il le promène de tombe en tombe et lui demande, en bon Gaël, de lui apprendre les hauts faits du guerrier qui là repose ; et l’immense poème – immense parce qu’il n’est aucune raison qu’il s’arrête, sinon faute de tombes – s’intitule, comme il sied, Colloque des Anciens. – Le Táin Bó, épopée sur la Quête du Taureau, s’était trouvé perdu par le malheur des temps, jusqu’au jour où Senchan Torpéist le Sage eut l’heureuse idée d’aller consulter Fergus mac Roig, un des premiers rôles du poème, dans la tombe où il dormait depuis des âges :
Il chanta une invocation à la dalle de pierre comme s’il parlait à Fergus lui-même, dit le texte ; et alors un grand brouillard tomba tout autour de lui de sorte que les siens ne pouvaient plus le voir de trois jours et trois nuits. Et Fergus vint à lui en plaisant arroi, manteau vert, tunique à capuche ourlée d’écarlate, épée à la garde d’or, chaussures de bronze (sic).... et cheveux châtains tombant tout autour de lui. Fergus donc rapporta le Táin tout entier tel qu’il était arrivé du commencement jusqu’à la fin.
Le thème est clair, il s’agit d’authentiquer l’incertain souvenir des choses passées par le témoignage immédiat de contemporains, au besoin rappelés d’entre les morts. – Ce même Táin 2, comment en fait nous en parvient le texte, à nous modernes ? Copié par des clercs, pour des clercs, par exemple, Aed mac Crimthainn. C’est pourtant, à leurs yeux, une dangereuse chose, grouillante d’idées ou sentiments païens, de mœurs sanglantes ou pires, de faux dieux déchus et peut-être, entre-temps, devenus des diables ; le bon clerc, offrant son œuvre à l’évêque de Kildare, se demande, dans un colophon célèbre, s’il doit voir là, lui chrétien, seulement « un amusement pour les fols, ou bien des fantasmes démoniaques », praestigia daemonum. N’importe, il a fait copier le poème à ses scribes, parce qu’on a beau être d’Église, on reste en même temps Irlandais, ou Celte, soucieux de préserver la trace du passé. – Pareillement, quand le roi Aed menace de supprimer les filidh outrageux, saint Columkille, bien qu’il les sache paganisants et demeurés ses adversaires, intervient, les défend, les sauve : c’est qu’on a beau être un pieux ascète, on reste un Gaël, soucieux des gloires anciennes et des collèges qui en tiennent archives. – On comprend maintenant, je m’assure, pourquoi une œuvre entre toutes importante du haut moyen âge est le Dindsenchus ou Recueil d’antiquités, pourquoi en plein XVIIe siècle encore, au milieu des horreurs de l’invasion cromwellienne, un Duald Mac Firbis, lui-même descendant d’une lignée de bardes plusieurs fois séculaire, collige sur d’anciens manuscrits neuf Livres de Généalogies, plus des fragments d’annales. Dans la pensée et dans l’ordre irlandais, il n’est aucune recherche qui soit capitale au prix de ces deux travaux.
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Doit-on voir un lien entre ce respect pour la mémoire de ce que nos pères furent et certains idéals assez proches – tel l’honneur ? Soyons clair : ce que nous entendons très précisément ici, c’est un complexe si raffiné en ses causes, si replié sur lui-même, que c’est bien le dernier qu’on attendrait d’âmes barbares ; c’est, par estime que l’on fait de soi – chose très distincte de la gloire, estime que les autres font de nous – c’est le goût, par un noble et secret orgueil, d’outrepasser gratuitement le devoir, de faire du luxe, fût-ce inutile ; c’est l’excès de vertu suspendu à pic sur le vide. Point d’idée plus étrangère au positif guerrier d’Homère ; tout intellect et tout raison, s’il se bat c’est exclusivement pour gagner la partie, non pour la perdre, fût-ce en fanfare : Aphrodite prévenant son fils Énée que s’il attend Diomède de pied ferme, il périra, l’autre n’hésite pas, il détale ; et qui, en bonne logique, lui donnerait tort ? Contraste insigne, Couhoulainn, lui, prévenu par le druide Cathbadh que le même sort l’attend, ne trouve là qu’une raison de plus pour foncer ; et Roland plus tard, dans le même instinct d’absurde splendeur, conclura comme lui à l’inverse du sens commun. Quand les clans celtes, Gésates et Boïens, de Camille Jullian, arrivant sur le champ de bataille, se mettent nus pour charger les cuirasses romaines, les légions doivent ou ne pas comprendre ou sourire ; car enfin la guerre n’est pas un théâtre où faire éclater la noblesse des gestes, c’est une affaire à conclure au plus juste prix. Mais l’étiquette est encore, chez les Highlanders du XVIIIe siècle, s’ils se battent avec targe et claymore, de se dépouiller jusqu’à la ceinture.
Car cette démesure ou cette déraison de magnificence, elle se relève chez les Celtes à chaque page de leur histoire ou, ce qui pour nous revient au même, de leur légende. Ainsi l’épopée atteste, et Posidônios le Grec confirme, l’usage de réserver au meilleur combattant le « morceau du héros ». Naturellement plus d’un prétend à la préséance ; d’où querelles et bagarres. Conall, se voyant contester cet honneur par Ket, lui jette au visage la tête de son frère qu’il cache dans sa ceinture ; et Ket s’efface, humilié. – Le même Conall poursuit Louaid, l’atteint ; au moment de faire face, Louaid, qui a une main coupée, requiert de l’autre jeu égal ; et Conall, beau joueur, accepte de combattre un bras lié au corps : courtoisie payée de retour, car Louaid, vaincu, se félicite hautement que sa tête doive accroître la tête et son courage le cœur d’un vaillant qui en soit digne. – Couhoulainn vient d’abattre Loch Mór, et Loch Mór ne lui demande qu’une grâce, savoir congé de se relever, à la seule fin de tomber face contre terre, en brave frappé par devant, et qui n’a pas fui ; et Couhoulainn consent, puis, selon l’usage, lui tranche honorablement la tête. – Ledit Couhoulainn est seul, pendant des jours et des jours, à défendre son Ulster natal et il suffit, seul ; c’est que, en gentilhomme, il a réclamé – et obtenu – des ennemis une convention toute à leur dam : chaque matin il rencontrera un des leurs en combat singulier et, s’il le tue, l’armée sera tenue de n’avancer point jusqu’au lendemain. Il rend d’ailleurs la politesse : après la bataille décisive d’Ilgairech, leur reine Maeve s’est enfuie. Couhoulainn la surprend au moment qu’elle... s’épanche ; et loin d’en profiter pour l’assaillir, le héros veille alors et protège l’héroïne. On songe à Richard Cœur-de-Lion tombant par malchance devant Guillaume le Maréchal et lui criant : « Maréchal, ne me frappez pas : je n’ai point mon armure. » Et Guillaume relève sa lance.
Que pareil sentiment ait persisté à travers les siècles ne fait pas doute. Le Gaël garde un haut respect de lui-même et assume – parfois jusqu’à l’imprudence et au danger – la même façon d’être chez autrui. En 1534, le roi Henry VIII vient d’enfermer à la Tour le comte de Kildare et lord-député d’Irlande, Gerald Fitzgerald. Le comte a laissé derrière lui son fils, Tomás, pour remplir son intérim en qualité de lieutenant. Les ennemis de Kildare font courir le bruit – faux – qu’il a péri en prison. Le bouillant Tomás court à Dublin ; solennellement il jette sur la table l’Épée de l’État, et son gant au roi Tudor : il n’a pu supporter la chanson railleuse où son harpeur irlandais le défiait d’avoir cette audace. Sursaut d’honneur que lui-même, et toute la race des Fitzgerald, paieront de leur sang. Au XVIe siècle, encore, Seán O’Neill le Superbe a cruellement battu ses voisins MacDonnell ; l’année suivante, vaincu lui-même sans retour par un autre clan, où court-il chercher refuge ? Chez les MacDonnell. Et il n’a pas tort. Par honneur, les MacDonnell lui font grand accueil ; mais au cours de l’orgie qui s’ensuit, le barde de Seán, sans doute un peu ému, s’avise de réciter un poème dédaigneux à la gloire du clan O’Neill, et au mépris des autres clans : les mêmes MacDonnell de tout à l’heure, furieux, tirent les dirks de la gaine, Seán le Superbe est massacré : dans les deux cas, mobile pareil. – Walter Raleigh, vers 1580, court l’Irlande en conquistador, faisant la chasse à l’homme. Il rencontre un pauvre bûcheron : « À quoi bon ces brins d’osier que tu portes, coquin ? » Derrière lui, Raleigh a sa bande, l’homme est seul, nul espoir d’échapper ; n’importe, le défi part : « Mes brins d’osier ? Assez bons toujours pour pendre un croquant saxon. » « Ou pour pendre un sauvage d’Irlande », réplique Raleigh. Et il branche au chêne voisin l’homme qui par haut orgueil a cherché la mort. – C’est que, fût-ce dans la défaite, l’exil, la déchéance, le Gaël se sait héritier d’un immémorial passé, scion dernier d’une antique noblesse. (Il ne le sait même que trop, et cette conscience l’enchaîne à des formes dépassées, l’empêche souvent de suivre avec la souplesse nécessaire la fluidité incessamment changeante de la vie...) Mais s’il exige le respect, c’est qu’il se respecte lui-même, en sa race et sa langue, en ses coutumes, en ses ancêtres. Quand les Mac William du Connacht s’en retournent de Dublin chez eux, dès le Shannon passé, par manière de défi, sous le canon de la citadelle d’Athlone, ils jettent avec mépris la défroque légale anglaise et reprennent fièrement le manteau gaël. – Pierce Ferriter, gentilhomme, poète et soldat, s’est battu jusqu’au dernier souffle contre les gens de Cromwell. Quand vient la fin, savoir le gibet de Killarney, son élégante bravoure jette un dernier éclat.
Il tenait d’un prêtre (dit le conte) un fragment d’hostie consacrée, avec la promesse que tant qu’il tiendrait le pain divin sous la langue, il ne pouvait mourir. Trois fois ils voulurent le pendre, trois fois la corde rompit. Selon la coutume du gibet il était maintenant mis en liberté ; mais comme il s’en allait, une pensée lui vint : « Je ne saurais vivre, s’écria-t-il, pour m’entendre appeler les restes de la corde. » Il retourna et, crachant le fragment enchanté, livra de nouveau son col, cette fois pour la dernière, au fatal nœud coulant.
Ce qui l’empêche d’accepter la vie, c’est le point d’honneur.
Le moindre de ces gens-là est un hidalgo, et prêt à faire ses preuves. Au plus creux du XVIIIe siècle, quand les cruelles Lois Pénales l’ont réduit à l’esclavage et à la faim,
Ce n’est pas la misère que je hais le plus (chante leur poète paysan Owen Roe O’Sullivan), ni d’être abattu pour toujours ; c’est l’outrage qui l’accompagne, et que nul médecin ne saurait panser.
Le Gaël a beau avoir succombé, gémir dans les chaînes, réduit à la condition de « coupeur de bois ou de porteur d’eau », serf de ses maîtres ; il se connaît toujours « fils de roi, descendu d’un sang milésien », il n’a pas renoncé. Souterrainement il persiste à vivre dans son histoire ; les formes que sa détresse présente n’en a pas rendues totalement impossibles, il continue pieusement à les observer en secret ; c’est cet homme-là qui est l’Irlande, la vraie, l’invisible, The Hidden Ireland qu’a peinte Daniel Corkery. On dit en ce temps-là qu’il subsiste quelque part un pauvre fermier O’Connor, arrière-neveu du dernier haut-roi d’Irlande, et il boit dans une coupe d’or et ses hommes le servent à genoux. – Montalembert, allant voir O’Connell en 1830, a trouvé dans le coche un certain Hennessy, marchand de Dublin, et avant de toucher Kilkenny, ledit marchand ne lui laisse pas ignorer que, de vrai, son nom est O’Hennessy ; que ses ancêtres étaient rois... Et après tout, si c’était vrai ? Mais ce qui nous importe, à nous, c’est le sentiment qui, une fois de plus après tant de siècles, émerge de l’abîme, et qui n’est pas tant snobisme vulgaire ou vanité, mais bien plutôt conscience naïve, honnête, intime qu’après tout l’héritage d’un beau nom, d’un beau sang, d’un beau passé sont un bien sans prix, et que la justice veut qu’on révère. Si l’on prend Hennessy pour monsieur Jourdain seulement, on ne comprend rien à son personnage. Et comment oublier Mary Walsh, ma fidèle gouvernante, avec sa révérence, à elle si humble, pour les « familles de comté », les seules, à son avis, qui fussent à fréquenter ? Les romans de Carleton, vers 1840, le beau livre de Trench, The Ribbonmen, un peu plus tard, ont décrit le monde paysan de leur temps, où vacillait encore un reste de flamme gaélique ; et ce qui frappe dans leurs récits, c’est la place qu’y tient la notion de l’honneur : les bonnes gens s’assommaient à coups de shillelagh, mais selon les règles, en gentlemen.
Mille ans auparavant, quand Brian Borou l’usurpateur, le Bonaparte irlandais devenu souverain, épluchait dans le Livre d’Armagh le rôle interminable des hauts-rois milésiens, comme il n’y rencontrait pas celui de son clan, et pour cause, que fit-il ? Il donna l’ordre à son barde, Maelsechlainn, de l’y mettre. Et c’était bien encore, à son aune, une façon de leur tirer le chapeau, un mode candide d’aspirer à leur honneur, qu’il reconnaissait par là même un honneur rendu à l’honneur.
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Non loin peut-être de ce sentiment – lequel après tout est une forme du respect – la tradition celte en montre un autre à elle propre, dans le rang exalté qu’elle réserve à la femme. La mode n’est plus, je le sais, bien que la geste irlandaise désigne volontiers les héros par le nom de leur mère, Conohor fils de Ness, Couhoulainn fils de Dechtiré, de flairer là les indices subsistants d’un matriarcat primitif. Même ainsi, reste que dans la coutume celte la femme reçoit un statut souventes fois supérieur, et par là exceptionnel. Elle semble échapper aisément à cette condition sujette où la réduisent, éternelle mineure, le monde hindou, le monde grec, le monde romain, Nous la voyons, dans Strabon, sous le nom de Gyptis, librement choisir pour son époux le beau marin grec qui fondera Marseille. Nous la voyons, suivant d’Arbois de Jubainville, présider à de graves affaires, arbitrages politiques ou traités. Dans la vieille épopée, c’est elle, Maeve, qui mène de son chef les armées d’invasion, elle qui veut pour son compte conquérir le taureau divin, elle qui traite son conjoint, le roi Aïlill, en petit garçon et lui déclare même, l’impérieuse, qu’elle « n’est jamais restée sans un autre homme dans l’ombre du premier ». Dans l’Agricola de Tacite, c’est elle, Boadicée ou Boudicca, qui de son char de guerre commande contre Rome les bandes calédoniennes. Précellence qui survit jusqu’à nos jours peut-être dans la place éminente que tient chez elle la paysanne irlandaise : Herself, c’est le nom, et qui suffit, pour marquer la nuance de respect dont la désignent mari, enfants, la maisonnée. Est-ce de la place consentie à la femme que dérive la place donnée à l’amour, que dis-je ? la conception même de l’amour ?
Car l’imagination celte s’est complu à créer les plus belles histoires d’amour qui aient enchanté les enfants des hommes. Si le cycle d’Ulster en est plus économe, il offre tout de même la souriante idylle de Couhoulainn et d’Imeur. Naoise avec Deirdré, Diarmuid avec Grania, nouveaux exemples. Et même si Gertrude Schoepperlé voit juste, si au départ Tristan fut peut-être un dieu, resterait encore que, remaniée plus tard, son histoire sera devenue le plus beau conte d’amour qu’aient ouï nos ancêtres, – si beau que de ses Galles natales, elle a conquis France, Allemagne, toute l’Europe, et qu’elle est une des rares qui jusqu’aux temps modernes vive encore parmi nous ; conte si parfait en son cercle achevé
Qui se remord l’étincelante queue
que, tard dans le moyen âge, la parallèle histoire gaélique, autrement rude, finit par emprunter son dénouement, qu’eux aussi Naoise et Deirdré, amants ensevelis par la rancune du roi jaloux dans deux tombes séparées, ils se rejoignent obstinément, se fondent enfin pour jamais l’un dans l’autre au chêne qui ombrage la cathédrale d’Armagh...
Elles sont si vieilles, ces histoires gaéliques – et non pas tellement par la chronologie, souvent indécise, que par un archaïsme, lui, éclatant – elles sont si vieilles que plus d’une fois, et ce n’en est pas le moindre charme, elles nous laissent un peu interdits, et mal sûrs que nous autres modernes, avec notre manie de rationaliser toutes choses, nous entendions bien leur vrai sens. Voici partir le jeune Couhoulainn pour son dernier combat, et les femmes d’Evainn Macha, penchées sur le rempart, lui découvrent « leurs seins florissants ». Essayent-elles, comme d’abord on suppose, de le retenir par l’offre de leur chair ? Est-ce là quelque rite magique, de ceux que les Romains appelaient averrunci, et dont nous aurions perdu l’intelligence ? Ainsi les femmes gauloises se découvrent aux légionnaires, sous les murs de Gergovie... Depuis des jours, Diarmuid et Grania sont en fuite, errant de caverne en caverne, vivant ensemble, mais, fidèle à son roi, Diarmuid se refuse à la possession : un beau matin, Grania lui plonge un couteau dans la cuisse. Comment traduire le geste ? Est-ce, comme en vient d’abord l’idée un peu simplette parce qu’elle est trop facile, le dépit de la femme folle d’amour, lequel s’achève en brusque violence ? Est-ce, là encore, quelque magie obscure, quelque envoûtement hérité d’un passé sans âge, et qui veut du sang ? Incertitudes où l’imagination sans entrave ouvre l’aile...
Car ils gardent, ces antiques récits, leur puissant, leur saisissant relent d’étrange et barbare candeur. Quand, Naoise mort, le roi Conohor met enfin la main sur Deirdré, il en fait son jouet à sa guise, pour, au bout de l’an, la vendre comme une chose ; et elle, plutôt que de subir encore, se casse la tête sur le rocher. Pour Finn, Diarmuid, blessé par le sanglier magique, l’implore, par trois fois ; et par trois fois l’autre feint de lui porter l’eau vive qui pourrait le sauver ; à la troisième, surpris dans sa feinte, il laisse couler l’eau entre ses doigts... Jalousies recuites, haines sans merci de vieux hommes qu’on n’a pas aimés. Même, exceptionnellement, ne manque pas, dans ces roides tragédies grandioses, un retournement soudain, et qui déconcerte : Diarmuid mort, le vieux renard Finn assiège Grania de respects cauteleux et de douces paroles ; le temps passe, et tant qu’un beau jour, les guerriers Fiana les voient arriver tous deux...
... elle comme une jeune épousée au bras de son époux ; et ils jetèrent une grande huée de raillerie et dérision, et Grania baissa la tête de honte.
D’où vient, dans l’antique récit solennel, ce bizarre filet vinaigré en sophistiquer la saveur ? On dirait d’un de ces accidents calculés et savants qui détonnent à dessein dans certaine musique moderne. Serait-ce, chez le conteur las de grandeur épique, un accès d’ironie bourgeoise ? Ou bien l’acide réaction du désenchantement, le ricanement de l’homme déçu qui méprise ce qu’il adore, et sait bien que le mépris ne tuera pas l’adoration, et rend cet hommage suprême à la toute-puissance de l’amour ? Court-il, a-t-il toujours couru, dans les tréfonds secrets de ces âmes ardentes, une veine cynique et dérisoire ? On voit le problème.
En tous cas, deux traits surtout, à mon gré, impriment leur marque à ces histoires celtes. L’un est qu’en amour, ce sont les femmes qui prennent l’initiative. C’est Deirdré, élevée en secret pour le roi Conohor, qui voyant passer sur le glacis de la forteresse le beau Naoise, malgré la nourrice-prophétesse qui lui prédit leur sort, envoie au guerrier le premier message. C’est Grania, déjà promise au roi Finn, qui remarque Diarmuid dans la salle du festin et l’adjure de l’enlever et comme le héros, loyal à son maître, renâcle, elle le place incontinent devant une de ces injonctions magiques (geasa) auxquelles nul vaillant ne résiste, sûr qu’il serait d’y perdre et l’honneur et la vie. Ils disparaissent, aussitôt poursuivis par la haine jalouse du vieux roi ; chaque nuit, ils changent de repaire, courant ces « lits de Diarmuid et Grania » sans nombre qui parsèment toute l’Irlande ; et chaque matin au réveil, l’impatiente Grania, malgré son désir, trouve entier le pain que le féal Diarmuid a refusé de rompre : ravir la fille, n’en pouvant mais, n’est pas raison pour qu’il trahisse son maître. C’est seulement après l’épisode du couteau que le lendemain au lever, elle trouve le pain enfin rompu...
Le second trait qui donne à ces histoires une couleur, semble-t-il, insolite, c’est la conception même de l’amour. Les vieillards regardent Hélène qui passe aux portes Scées ; la Magicienne de Théocrite cuisine son charme pour s’assurer le bel athlète dont « la poitrine huilée brille comme la lune », tant qu’à la fin tous deux « échangent de doux murmures », – nous savons de quoi il s’agit : beauté dont même le vieil âge est esclave, flambée avide ou comblée du jeune désir, il semble que la notion antique n’aille guère au-delà. Ce trouble-là peut bien être une maladie, un fléau, ouvrage et vengeance des Dieux ; Phèdre en sait quelque chose ; mais « Vénus toute entière à sa proie attachée », c’est encore, ou je n’y entends rien, dans sa virulence fatale, de pur désir. Nos contes irlandais ou gallois font rendre à l’amour un autre son, de plus riches harmoniques. Assurément la beauté y tend toujours son piège : Naoise a féru Deirdré de sa beauté, Deirdré possède les trois beautés traditionnelles, Couhoulainn est admiré des femmes de son pays pour sa grâce nonpareille. Mais il entre encore dans l’amour un élément autrement profond, impérissable, quelque chose de surnaturel par la puissance et le mystère, un charme. Diarmuid a, gravée sur le front, « la marque-qui-inspire-l’amour », Tristan et Iseult ont bu le philtre de Brangien : qu’y faire ? comment échapperaient-ils ? Or, vous l’entendez bien, si l’amour est un sort jeté aux amants, autant dire que sur sa nature ou ses causes on n’a ni explication ni lumière, on ne sait rien, et c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à en dire. « Parce que c’était lui, parce que c’était elle », soufflerait-on bientôt en parodiant Montaigne ; et, merveille, c’est là ce qui le mieux nous convainc. Nantie de la toute-puissance poétique, cette hantise surhumaine va mener ses victimes envoûtées jusqu’au désastre, à la trahison, à la mort : Diarmuid meurt ; Naoise et Deirdré meurent ; Iseult et Tristan meurent ; et que pourraient-ils bien faire autre que de mourir, et de s’attester eux-mêmes par leur mort ? Leur amour fut un absolu dont leur destin délivre la preuve.
Qu’on n’aille pas y comparer l’amour courtois des poètes occitans ; sans doute il affiche les mêmes prétentions à la dévotion sans retour, à la pérennité jusque dans la mort ; en fait, est-ce bien une expérience vécue et soufferte, ou non pas plutôt un horizon idéal proposé – et, comme tout horizon, inaccessible –, un thème littéraire enfin, et connu pour tel ? Pétrarque adore Laure de Noves, entendu ; cela n’empêche pas la dame d’Avignon et les deux enfants. Il en va de même pour Dante. De vrai, l’amour courtois est surtout une théorie pour cercle fermé, le cercle choisi du trobar clus ; c’est un hermétisme que reprendra la préciosité. Les coupes histologiques de Stendhal n’inspirent pas plus de confiance : pour disséquer avec cette délicatesse les strates de la fameuse « cristallisation », que de sang-froid ne faut-il pas ? Un clinicien pareil, avoir connu la passion dans toute sa vraie force, qui le croirait ? Il est bien trop lucide, trop conscient de lui-même. Ce qui donne à l’amour chez nos conteurs celtes sa « crédibilité », c’est leur renoncement même à en rendre compte.
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On l’aura déjà remarqué, je pense, Tristan, Diarmuid ou Deirdré, autant d’histoires où l’accent n’est pas sur la naissance enivrante de l’amour ou sur ses triomphes, mais sur les chagrins qu’il implique. « Deirdre aux Tristesses », tel est le nom de l’héroïne. La chanson populaire se plaît aux mêmes thèmes ; elle pleure les amours avortées, les infortunés qui aimèrent sans être payés de retour, les amants séparés par toutes les distances, mort, exil, ou seulement pauvreté. Le poème volontiers lamente, au XVIIIe siècle, le Stuart exilé, au XIXe, la patrie humiliée, qui devient « la Petite Rose Sombre ». Et voici peut-être apparaître une pente constante de la race : goût du regret, mélancolie...
On pouvait s’y attendre d’un peuple à ce point pénétré de la piété du passé. Oisin (que nous appelons Ossian) a passé trois cents ans – qui lui parurent un jour – au Pays de l’Éternelle Jeunesse, heureux époux de la Belle aux Cheveux d’Or, fille du Roi des Vagues, quand le désir lui vient, tout de même, d’aller revoir l’Irlande bien-aimée, les héros Fiana, ses anciens compagnons de chasse et de guerre ; et de retour, il ne reconnaît plus, hélas ! ni lieux ni gens : le temps a passé là, l’inexorable change :
Quand j’appris que Finn n’était plus, ni nul des Fiana, le cœur me faillit (s’écrie-t-il) et je sentis peser sur moi lassitude et tristesse. Sans davantage attendre je tournai mon visage et mes pas vers Almhainn ; et je fus grandement émerveillé à voir qu’il n’y avait plus trace du grand fort de Finn, de sa grande salle aux banquets, et qu’à leur place n’était plus rien qu’herbes folles et orties.
Sur quoi, oubliant la prédiction à lui faite, le héros se laisse glisser de son cheval magique ; et sitôt touché terre, gémit-il, « les ans tombèrent sur moi, je gisais sur le sol, et je n’étais plus qu’un vieillard, faible, épuisé, qui n’avait plus ni beauté ni grâce, ni esprit ni force, ni plus n’inspirait respect. » La déchéance d’Oisin, qu’est-ce autre qu’un symbole, l’image de ce qui nous saisit, détresse pensive, sentiment d’impuissance, conscience de notre néant, quand une pause – qu’elle soit deuil, ou recueillement, ou simple loisir, n’importe – nous laisse le temps de voir défiler la vicissitude sans retour, le perpétuel écoulement des choses et de nous-même ? – Ailleurs, quatre guerriers, égarés après la chasse, sont accueillis dans un manoir solitaire ; la fille, très belle, de la maison les sert comme il se doit ; après boire, on les mène à leurs lits, aux quatre coins d’une même salle ; et chacun à son tour, ému de sa beauté, prie la vierge d’amour. Les quatre prières se déroulent, se répétant l’une l’autre dans leur solennité, leur lenteur homériques ; et à chacun la femme désirable répond :
J’ai été une fois tienne, et ne le serai jamais plus. – Mais quel est donc ton nom ? demandent-ils enfin. – Je m’appelle Jeunesse.
Mot dont la résonance passe, n’est-il pas vrai ? tout commentaire. – Et, s’il vous plaît, écoutez encore la plainte de l’ancien qui a vu flétrir et périr autour de lui toutes choses, ses amis, ses joies, tout ce qu’il fut jadis. Elle s’exprime, cette plainte, comme il arrive souvent dans ces très vieux poèmes, par une sorte d’incidence réfléchie ou, si l’on préfère, de choc en retour : pudeur, gaucherie ou suprême artifice, l’homme s’avoue hors d’état de se peindre lui-même ; et ce qui l’éclaire, c’est le reflet de ce qui l’entoure, saison, paysage, atmosphère. Avec moins d’énergie ? Selon moi, bien s’en faut.
Qîlté, vieux, ayant vu mourir ses fils, se sentait plus d’une fois morne et solitaire en songeant au temps passé ; et un jour qu’il y avait sur le sol épaisse neige, cette complainte lui vint : « Froid est l’hiver. Le vent s’est levé. Le farouche cerf au grand cœur se lève. – Froide est, cette nuit, toute la montagne ; pourtant le cerf farouche appelle. Le daim de Slievecairn, où les hardes s’assemblent, n’allonge pas son flanc sur la terre ; car non moins que le cerf sur la froide cime du mont Etchtgué, il entend la musique des loups. – Moi, Qîlté, Diarmuid aux bruns cheveux, le plaisant Oscar aux pieds rapides, nous avions coutume d’ouïr la musique des loups jusqu’à l’aube de la nuit glacée. – Le daim brun n’a pas tort de dormir le flanc dans un creux, caché comme en terre, jusqu’à l’aube de la nuit glacée. – Aujourd’hui je touche au soir de mon âge, ceux que je connais encore sont peu. Jadis je brandissais vaillant ma pique dans le matin glacé. Plus d’une fois j’étendis le silence sur une grande armée, laquelle est toute froide cette nuit.
Jamais poète rendit-il avec plus d’âme la tristesse de l’être qui se sent fuir sous lui ?
Oui, la mélancolie est à ces gens-là une façon d’être où ils sont nés. Assurément leur histoire leur proposait de cruelles raisons de s’y abandonner, ourdie qu’elle est d’échecs sans nombre, défaites, exils, servitudes ; mais peut-être encore au fond d’eux-mêmes on devine un penchant gratuit, la tendresse pour un regret qui se sait vain et jouit de son charme même, je ne sais quel secret dédain pour un succès qui soit vulgaire, quelle préférence étrange pour un désastre, mais qui soit beau. C’est une bataille perdue, mais virilement soufferte, qui les émeut vraiment : « It is better to have fought and lost Than not to have fought at all. » Jamais la France ne fut plus aimée là-bas qu’après 1870. Et leur musique traditionnelle, si originale et si simple, d’une tristesse si poignante avec ses trois notes finales religieusement répétées, traduit à merveille des thèmes préférés parce qu’ils sont tristes, la tombée du soir, la solitude et le souvenir, la misère du présent, les chagrins de l’amour déçu ou de l’espoir qui renonce, l’absence, enfin la mort, suprême absence. On sent là comme une vocation.
⁂
Car si les Celtes ont eu un don – et un respect – c’est celui de la poésie et de la musique. Qu’on songe aux Eisteddfodd gallois, concours de poésie entre villages et comtés. Qu’on songe à la passion galloise pour le chant choral. Et ce, coutumes chéries non point du tout entre lettrés ou gens du monde, mais entre paysans, ouvriers, mineurs, gens du plus humble petit peuple. L’Irlande a dans ses armes mis la harpe et c’est raison ; pendant des siècles la menue harpe irlandaise a sonné dans les festins. Pas un héros de la vieille épopée qui ne prise, après l’agrément de l’ivresse, la suavité assoupissante de la mélodie. Quand les enfants de Lîr sont métamorphosés en cygnes, des quatre coins de l’île les Gaëls accourent pour les ouïr.
... Car jamais en Irlande il n’y eut musique délicieuse qui se pût comparer à la musique des cygnes. Et chaque nuit ils se reprenaient à chanter la très suave musique du pays-fée ; et quiconque oyait cette musique dormait un profond et calme sommeil, de quelque tourment ou longue maladie qu’il fût affligé, car, à ouïr la musique des oiseaux, il goûtait la plénitude du bonheur.
Qu’on se rappelle, encore, dans tel roman de Stevenson, cette nuit suprême que passent ensemble deux montagnards d’Écosse : ils ont résolu de se battre à mort, tous deux, quand poindra le petit matin, mais pour attendre, le sonneur a pris sa cornemuse. Et au jour levant, l’autre, les yeux pleins de larmes, renonce, lui prend la main : il ne tuera jamais un si beau sonneur... Pas un prince gaélique qui, bien avant dans l’histoire, n’entretînt son harpeur ; et lorsque, au XVIIe siècle, les derniers princes ont péri ou fui, harpeurs et poètes ont encore survécu un temps, dans les chaumières ou sur les routes. Carolan, le dernier harpeur itinérant, n’a dû mourir que vers 1740.
Nous voilà donc, en pays celte, devant une tradition poétique et musicale non seulement continue et chérie, mais précieuse en ce que (fortune que nous-mêmes avons perdue depuis la Renaissance) elle plonge ses racines dans l’humus populaire. Si l’on interroge les arts plastiques, au contraire, rien ou presque. Des monuments anciens, si rares, ceux qui remontent aux temps vraiment gaéliques sont des assemblages de pierre sèche sans guère de prétention à la forme ; et dès que celle-ci apparaît, romane ou gothique, on la sent d’inspiration toute continentale. À Cashel, la chapelle de Cormac (XIe siècle) trahit, dit-on, des influences venues de la lointaine Ratisbonne. Le Dublin du XIIIe siècle, assez beau, évoque, à l’évidence, l’Angleterre de Wren. On ne peut guère parler d’architecture irlandaise. De sculpture ou peinture – au moins figurative –, pas davantage. Voilà donc un peuple d’artistes-nés, poètes, conteurs, musiciens, qui dans les arts plastiques font à peu près défaut. Le contraste donne à penser.
Il trahit, j’imagine, une attitude mentale de ces gens-là, très surprenante à nos yeux, mais très générale et permanente, et qui expliquerait bien des choses : c’est à savoir qu’ils n’en croient point trop le témoignage des sens, qu’ils n’ont jamais été très convaincus que le monde sensible fût bien le vrai. Leur vue favorite est, dans la pleine et littérale acception du mot, métaphysique. « Cette dissociation que nous ressentons entre notre état imaginatif et notre état réflectif n’existe pas pour eux. » Si gauche et pédante que soit l’expression, elle peint du moins exactement le fait. Disons, nous, s’il vous plaît ainsi, que leur esprit reste essentiellement subjectif ou, plus simplement encore, qu’entre le rêve et l’expérience, il ne fait pas choix ; et s’il en fait un, ce n’est pas le nôtre 3. C’est pourquoi les apparences du monde extérieur, il les prend pour assez douteuses – illusoires peut-être, en tous cas fugitives, ambiguës, facilement changeantes : sentiment profond, inné, qui vient du fond des âges, et qui pourrait bien survivre encore aujourd’hui – atténué bien sûr dans notre époque positive, obscur, vague, inavoué, mais couvant sourdement au fond des âmes. Admis, ce diagnostic aurait certaines conséquences. L’une, évidente, serait l’inaptitude plastique : comment représenter fidèlement le visage du monde si d’abord on n’y croit que du bout des yeux, si l’on n’y prend guère intérêt ? L’autre, et qui découle de l’une, est que l’art plastique vraiment celte – je veux dire non vicié encore d’imitations continentales –, la sculpture et la miniature qui nous restent sont des jeux abstraits de lignes irréelles, entrelacs, spirales et le reste, sans jamais trahir aucun souci de représenter la nature. Certains ont voulu voir dans cette carence une prohibition religieuse qui se survive en dépit de son sens désormais perdu, quelque tabou hérité de la préhistoire, analogue au veto coranique. Inutile d’en chercher si long : pourquoi l’artiste s’évertuerait-il à copier les choses, si elles ne lui sont que des prestiges mal sûrs, prêts à lui filer entre les doigts ? Une preuve subtile qu’il suit son imaginative, et rien qu’elle, est que ces figures, crues d’abord géométriques, ne sont pas même ce qu’elles semblent, triangles, cercles, enroulements ; soudain, sans crier gare, elles s’échappent à elles-mêmes, mystification si délicate que l’œil abusé ne saisit pas leur fuite ; tant il est vrai que la règle leur est étrangère ou odieuse, qu’elles ont une loi autre et une seule, qui est de n’en avoir pas, les sournoises, hors cette « poésie » qui les crée de ses rêves ? Ce n’est point accident qu’un genre classique dans la littérature gaélique s’appelle Aisling, Vision... Il est vrai que plus tard, peut-être sous des influences Scandinaves, on voit dans sculptures ou manuscrits apparaître des figures reconnaissables, oiseaux, quadrupèdes, même hominidés ; mais, observez-les, ces figures-là ne sont encore qu’allusion à la nature, non fidèle représentation : les membres se distendent ou se tordent, s’entrecroisent en d’étonnantes chimères pour tourner au décor ou à l’ornement ; les monstres s’achèvent en feuillages, les rinceaux en têtes de lions ou d’hommes, tant il est peu question d’imiter le réel, tant la croyance est là, sous-jacente, que choses et êtres fugaces subissent constamment leurs étranges métamorphoses.
Car au prix de la tradition gaélique, le vieux Protée n’est qu’un enfant. La fille de Conann se tourne en biche pour attirer sur ses pas le chasseur Finn ; la voilà qui, soudain redevenue femme, d’un bain dans le lac enchanté fait de l’homme en pleine force un vieillard décrépit ; un autre enchantement, et le vieillard redevient jeune ; mais de son avatar il a gardé, témoin sans réplique, la chevelure d’argent. – Tuan passe par maintes formes animales pendant lesquelles il assiste, siècle après siècle, aux successives invasions qui ont peuplé l’Irlande, jusqu’à ce qu’il naisse enfin lui-même, Tuan, fils de Ciarel, roi d’Ulster. – D’où procède l’ascendant des druides ? Des changements merveilleux que leur magie sait imprimer à la nature et à eux-mêmes. Et d’où vient la supériorité de saint Patrick ? d’où sa victoire ? C’est qu’il peut « surdruider » les druides et produire contre eux d’encore plus prodigieux prodiges. Il n’est pas, on s’en doute, de frontière exactement tracée entre l’animal et l’homme ; et comment y en aurait-il s’ils ne sont, à vrai dire, que frères interchangeables ? Sentiment qui n’est pas celui de la seule Irlande ; les Mabinogion gallois abondent en contes similaires, où l’Aigle et le Corbeau tiennent un rôle humain, si ce n’est surhumain ; mais le roi de ces bêtes magiques est encore le Saumon, et pour cause : il confère l’omniscience. « Une prophétie déclarait que celui qui mangerait le saumon de sapience, toutes choses lui seraient découvertes. Et ce saumon, qui avait nom Findann, était un dieu, que l’on pouvait manger sans lui ôter la vie. » Depuis sept ans, Finegas le druide le guettait sur la Boyne, et Finn, adolescent, servait son maître. Enfin le saumon parut et Finegas le prit et prescrivit à son disciple de le faire griller, mais sans en manger, lui, si peu que ce fût.
Quand le jeune Finn lui présenta la bête : « En as-tu mangé la moindre part ? » demanda le maître. – « Non », répondit le gars ; « mais en tournant le poisson, je me suis brûlé le pouce et l’ai mis dans ma bouche. » De ce jour-là, Finn posséda la connaissance universelle : chaque fois qu’il portait son pouce à sa Dent de Sagesse, toutes choses en ce monde lui étaient révélées.
Et ces rêveries antiques ne sont pas tout à fait mortes. Des nuées en traînent, comme une nuée qui s’effiloche, vaguement, sur l’horizon mental du populaire. Il me souvient d’un voyage entre Drogheda et Belfast, où mon voisin, à la vérité extrêmement ivre, m’entretint longuement de son commerce avec le saumon de la Boyne ; qu’il eût à demi dessein de jouer le naïf étranger, je ne dis pas non ; mais en quel autre pays d’Europe trouveriez-vous, je vous prie, un si mythologue ivrogne ? Douglas Hyde me racontait tenir du garde-chasse dont il tenait son irlandais que si nous ne comprenons pas les bêtes, c’est qu’elles usent du vieil irlandais. Et de fait, si elles sont d’autres nous-mêmes, pourquoi n’auraient-elles pas la parole ? Le Tailleur de Garrynapeaka corrobore, avec des variantes. Si vous pouviez attraper trois œufs de corbeau et donner une goutte de chacun à un enfant non baptisé encore, il viendrait à savoir ce que les bêtes se disent. Ou bien : si les animaux ont été privés de la parlure humaine, c’est que Notre-Seigneur, traqué par les juifs, fut trahi par le Cancrelat. Lui-même, le Tailleur, revenant d’une foire par une nuit d’hiver, a, passant devant le cimetière, ouï la voix d’un chat dans l’ombre : « Va dire à Balgeary que Balgurry est mort. » Quand le lendemain il rapporte la chose à sa femme, le chat qui dort en boule devant l’âtre jaillit d’un bond : « Que le feu de l’enfer t’arde », lui crie-t-il en colère. « Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Je vais être en retard pour l’enterrement. » Il s’enfuit comme le vent par la demi-porte ; on ne l’a jamais revu. Et, point de doute, son conte achevé, le Tailleur est le premier à en rire ; de foi, il n’y en ajoute plus guère ; mais il s’y délecte, et ses auditeurs aussi ; ils y retrouvent confusément une atmosphère à eux, qu’ils reconnaissent, un je ne sais quoi qui les flatte au plus intime. Vieille croyance aujourd’hui incertaine, à demi tournée au folklore.
C’est en ce sens, et dans ces limites, que les fées encore survivent. Le nom qu’on leur donne, « Bonnes Gens », par euphémisme et pour éviter leur vrai nom, trahit la crainte qu’elles inspiraient. Les mécaniques modernes, presse, radio, cinéma, la dérision citadine aussi les ont fait rentrer sous terre, me dit une dame irlandaise, mais dans sa jeunesse elles hantaient encore la campagne. C’étaient de très vieilles divinités, antérieures peut-être aux plus antiques légendes, et qu’on voit traverser sans guère en être effarouchées mille ans de christianisme. Elles entre toutes avaient le don de varier de forme à leur gré. D’où le soupçon du changeling. Car de leurs beaux palais cachés sous les collines, elles guettent les maisons trop heureuses : une trop belle femme, un enfant trop chéri les rendent jalouses. Elles fondent dessus, invisibles, enlèvent la femme ou l’enfant convoités, et l’une d’elles demeure, sous les espèces menteuses de l’être disparu. La maison prend le changeling pour argent comptant ; et voici qu’il languit, décline, dépérit, meurt. Le pauvre homme, père ou mari, reste seul dans sa peine, mais les « bonnes gens » sont en joie parce qu’elles gardent enfant ou femme, et que leur sœur est revenue. – Robin Flower, aux îles, s’est vu conter pareille histoire. Un homme avait perdu sa femme (ou cru la perdre) ; il avait des enfants d’une seconde quand des lettres parvinrent de la première, captive des sidhe et priant qu’on vînt la délivrer. Grand embarras : que faire ? Comme de juste, on alla consulter le prêtre. Et lui, bien sûr, convint que le cas était épineux, mais enfin contraire à la loi de Dieu 4. Le mari avait beau dire qu’une fois la femme libre, il l’enverrait en Amérique, pour ne pas causer de scandale dans le pays ; le prêtre répliquait que, Amérique ou non, elle serait toujours sa femme et que pour un homme avoir deux femmes allait contre la loi du Pape ; qu’ainsi, bien que la chose fût dure, il valait mieux laisser la pauvre à jamais chez les fées que voir enfreindre la loi de Dieu à quelqu’un qui aurait deux femmes en ce monde... Ainsi fut fait. – Une autre histoire, plus étrange encore, m’a été contée en Kerry, et si belle que je n’ai pu tenir à l’envie de l’ourdir dans un conte à moi. Une jeune épouse très aimée s’en allait lentement, sans que soins ni vœux ni prières y pussent rien. La veille de sa mort, elle prit à part son mari et lui dit à l’oreille : – Je m’en vas, mon pauvre homme ; mais écoute-moi bien : ça n’est pas moi, Annie Daly. Quand je vas être morte et mise dans mon cercueil, prenez la route du cimetière, oui, mais ne te laisse pas rouler : au carrefour de la croix, là, alors, arrête, Pierce, et ouvre : dans la bière, il n’y aura qu’un gros billot de bois. Mais retournez à la maison et j’y serai, revenue et préparant le thé.
Elle mourut, et ils firent comme elle avait dit de faire ; quand ils passèrent au carrefour, Pierce arrêta et commanda d’ouvrir. Seulement... seulement le prêtre n’a pas voulu qu’on ouvre.
J’ai toujours trouvé cette histoire – il n’y a pas d’autre mot : vertigineuse. Le refus du prêtre, cette surprise qui, loin de clore g bêtement le conte, garde l’horizon indéfiniment ouvert à l’aile, me semble un coup de génie dont les plus grands artistes seraient fiers. Quant au mot d’Annie, qui n’est pas elle, plus on y rêve, plus on est confondu : comment peut-elle savoir qu’elle n’est pas elle, à moins d’être d’abord bien elle, et de le savoir, sans quoi où faire la différence ? Et si elle est elle, et qu’elle le sache, comment peut-elle en même temps savoir qu’elle n’est pas elle ? Est-ce que le principe de contradiction ne lie pas la pensée gaële ? Est-ce que ces têtes songeuses travaillent autrement que les nôtres ?
On l’a vu, à ces plongées dans l’autre monde, la tradition, d’instinct, associe le prêtre. Catholique, bien entendu. Que l’Irlande, à travers vents et marées, soit et demeure catholique, il y a eu au fait bien des raisons et que, je m’assure, le lecteur dans les pages qui précèdent a déjà flairées. Elle est, de son génie propre, religieuse – voyez, parallèlement, comme le Pays de Galles est périodiquement le foyer de revivals, notamment de l’explosion méthodiste au XVIIIe siècle – le surnaturel est son climat, la fusion en Dieu son besoin. Elle resterait donc chrétienne. Mais protestante, non pas. Au temps des grandes guerres, on appelle souvent l’Église Catholique « la vieille religion » : ce nom seul eût suffi à déterminer l’Irlande : l’antiquité, la tradition, les aïeux, tout ce que la race écoute et vénère avaient parlé. Et puis l’autorité n’était pour elle ni une suspecte, ni même une gêne, mais au contraire une amie, une tutrice, une mère au giron chéri ; on ne lui demandait pas des comptes, on cherchait auprès d’elle abri ; ce n’était pas l’esprit d’examen qui jouait, c’était la confiance et la piété. L’important, c’était d’adorer comme avaient adoré ses pères : Faith of our Fathers, dit le cantique. Et ainsi Rome lui rendait pleine justice – et pleine intelligence – quand elle l’appelait Fidelissima natio ; c’était là son caractère et, à ses yeux, sa vertu. Et puis on avait voulu la contraindre. Pendant des siècles. Par la violence, armes, supplices, confiscations ; et chaque violence avait acharné ce cœur têtu et fier. Plus on pesait sur elle, plus elle s’obstinait à rester elle-même catholique. Et certainement, dans la suspicion sourde dont elle regarde les Églises Réformées couve encore un beau sentiment, celui d’avoir souffert par elles et contre elles résisté. C’est pourquoi il est vain de vouloir discriminer l’Irlande de sa religion, son peuple de ses prêtres : ils font corps ; vain de prétendre aimer l’Irlande, ou même la comprendre, si d’abord on n’entérine ce fait primordial.
On voit maintenant pourquoi les conteurs, à leurs histoires de l’autre monde, mêlent instinctivement le prêtre. De par sa vocation même, il est déjà à demi de ce monde-là. Une vague aura de thaumaturgie l’entoure. Toute malédiction est à craindre, car la parole humaine a, de soi, une tendance obscure à se réaliser, mais celle du prêtre entre toutes est malchanceuse. – Un sceptique, lequel révoque en doute l’existence des sidke, explique à Robin Flower :
Je ne dis pas qu’il n’y eût peut-être des fées dans l’ancien temps, mais il y a belle lurette que les prêtres ont pris le dessus.
– Une merveilleuse histoire en porte témoignage : les enfants de Lîr, qu’une haineuse marâtre a changés en cygnes, au bout de neuf cents ans d’épreuve oyant la cloche de l’ermite Mohévog, regagnent un instant leur forme humaine, le temps de recevoir le saint baptême et de monter en paradis.
De nos jours comme aux jours anciens, la pensée gaële se complaît dans une atmosphère religieuse ; elle baigne dans le sacré : la constance du sentiment est une chose frappante. Une homélie du VIIe siècle distingue trois sortes de martyres, le rouge qui est celui de la croix et du sang, le vert qui est celui de l’épreuve dans la pénitence, le blanc qui est celui de l’exil loin de tout ce qu’on aime ; et voici sur ma table la lettre d’une jeune femme qui s’en va pour jamais du pays bien-aimé à l’autre bout du monde, déchirée et glorieuse « d’offrir au Christ son blanc martyre »... Rien de plus étranger à ces âmes que le concept de « l’homme révolté », chez nous à la mode. Comment l’homme serait-il révolté ? Il n’est pas seul. Il se sent, d’un bout à l’autre de l’étape, accompagné, guidé, enveloppé d’une Présence à qui il s’en remet, parfois jusque dans un détail enfantin, des problèmes qui l’assaillent. Une jeune fille, passant devant le porche de la paroisse, me dit avec un sourire tranquille : « Vous n’entrez pas Lui dire bonjour ? » Car Dieu est palpable au Gaël. L’Église lui figure non point du tout une dépendance pesante, mais un étai qui l’épaule, un abri où il niche à l’aise, une loi qui l’exempte de se définir lui-même le péché ; elle lui propose une conscience, plus externe évidemment que la conscience personnelle, par là moins sujette à des complaisances, et sans doute plus obéie. Ce divin dont il éprouve, autour de lui, la chaude étreinte lui suggère, tout prêt, un sens du monde, un sens de la vie et de la mort, lequel, accepté, le dispense d’inquiétude ; au lieu de défier il se fie ; et par là, de bon cœur il consent à des lois qui, à son estime, le dépassent : attitude mentale que sans doute confirme (car nous parlons du paysan, du pêcheur) la discipline à lui soufflée par le contact avec les grandes forces écrasantes de la nature. De toutes parts borné, contenu – soutenu aussi – par une Toute-Puissance qu’il conçoit tutélaire, il colore son existence d’une acceptation qui va sans chagrin, parce qu’elle est aussi bien confiance, allègement, abandon...
On l’a vu tout à l’heure, quand la femme demandait à rentrer du pays des fées, ce qui détermine la solution n’est pas la misère ou le droit de la de cujus, c’est la règle de l’Église, la loi du Pape, le scandale des gens – raisons collectives, morale de groupe. Et quant à la patience presque orientale des âmes, la voici pointer dans les contes. Deux gars partaient à la pêche ; à mi-chemin, ils s’aperçoivent qu’ils ont oublié leur mât ; ils retournent et, trouvant sur la cale un voisin, l’embarquent. Chacun s’en va tendre ses lignes sur les roches d’Inisicileain ; mais quand le canot vint chercher le troisième, une vague l’avait emporté.
La mort le voulait ; son jour était venu ; et quand ils revinrent au début de la journée, ce n’était pas le mât qu’ils venaient chercher, comme ils le crurent, c’était l’homme. Nul ne dépasse son jour.
– II y avait seulement trois hommes sur l’île d’Inisicileain, et trois familles. L’un deux, seul dans son corach, naviguait, quand, se penchant par-dessus bord, il vit la mer s’entr’ouvrir et trois hommes en marche « sur la route du fond ». S’il forçait de rames, eux forçaient le pas ; s’il reposait sur les avirons, eux s’arrêtaient. Il rentra chez lui, transi de frayeur à cette vision spectrale, et n’en souffla mot à personne, hors sa femme. Peu après, les trois hommes s’en furent ensemble à la pêche ; on ne les retrouva que noyés, flottant sur les eaux où cheminaient naguère, prophétiquement, leurs doubles.
Il y a un temps marqué pour chaque homme sur cette terre ; et quand son jour est venu, allât-il se cacher dans un trou de fourmi, la Mort saurait bien l’y trouver. Nous n’avons que notre âge à vivre, et jeune ou vieux, quand on nous appelle, il faut s’en aller.
S’en aller sans révolte, obéir sagement à plus haute Sagesse. – Né pauvre, souffrir patiemment la pauvreté.
... Car ainsi va le monde, ainsi l’ordonna Dieu dans le commencement quand il prescrivit qu’il y aurait des riches et des pauvres ; et les riches ne sauraient vivre sans les pauvres, ni les pauvres sans les riches.
La malheureuse Peg a perdu son mari en mer ; ses enfants ont tous émigré sauf un ; celui-là parti à son tour, elle mourra seule.
Mais c’est la volonté de Dieu, et ainsi va le monde, et il ne faut pas nous plaindre.
⁂
Telle apparaît – m’apparaît du moins – la tradition celte. J’écris « celte » et n’ai guère parlé que de l’Irlande. C’est, d’une part, que je la connais mieux, de l’autre, que si le passé celte a pu persister tant soit peu intact, pour des raisons géographiques, sociales, historiques, c’est chez elle. Mais que de rencontres nous persuadent, dès qu’on sonde un peu, des mêmes traditions en tout pays celte ! Qu’on lise le beau livre de A. J. Rowse, Cornish Childhood, et l’on sentira bientôt l’étroite parenté de la Cornouaille avec sa voisine. Les lavandières sanglantes de l’épopée irlandaise, Le Braz les retrouve pour nous en Bretagne. La beán-sidhe dont le cri lugubre annonce la mort planant sur la maison, n’est-ce pas la Mélusine gauloise qui (jusqu’au XVIe siècle !) hurlait à la mort, elle aussi, pour la fin de chaque Lusignan ? Le jeune homme qui, mourant dans le nord de l’Irlande, voulut qu’après lui on rapportât sa tête dans sa paroisse natale pour sépulture entre les siens, n’évoque-t-il pas ces étroites boîtes, pieusement déposées dans les églises, où l’ancien usage breton préservait les crânes blanchis des chers défunts ?
De ce complexe d’idées, de sentiments, d’habitudes, de tours d’esprit qu’on appelle une tradition ou une culture, que peut-il bien nous rester, à nous autres gens d’Occident ? Des lambeaux au plus, et qui s’effilochent à une cadence accélérée, sous le limage inexorable des facteurs qui banalisent la vie moderne. La matière est trop vaste, l’histoire trop multiple et diverse, les rapprochements trop fragiles, les risques d’erreur enfin trop graves pour que seulement tenter assertion aucune n’apparaisse bien imprudent. Poser des questions et s’y tenir, voilà sans doute le plus sage. Mais supposez qu’on n’ait pas rêvé tout à fait ? Supposez que la croyance, surtout chrétienne – chez les Juifs ou Grecs, elle est si douteuse ou tardive ! – à un monde plus doux, plus consolant, plus beau ait rejoint, dans la mémoire celte, ce monde invisible et visible, apparu, disparu dans les brumes d’Occident 5, où les morts bienheureux vivent à jamais jeunes ? Supposez qu’à côté d’éléments peut-être autres, il reste dans le sentiment que nous élaborons, nous modernes, de l’honneur, de l’amour, un souvenir dont l’origine soit celte ? Supposez que la mélancolie, cette source intarissable du romantisme occidental, doive quelque chose aux eaux celtes, ne leur devrions-nous pas, nous, un certain respect, une mémoire attendrie ? Chateaubriand, surpris de ne rencontrer la chevalerie nulle part dans l’antiquité classique, en voulait faire honneur au christianisme ; est-ce donc pur hasard qu’aux mêmes circonstances Roland réagisse comme Couhoulainn ? Est-ce encore pur hasard que de la mélancolie, le grand « inventeur » chez nous ait été Breton ? Que le plus émouvant monument aux morts des grandes guerres soit celui de l’Écosse au château d’Édimbourg ? Que le plus beau chant au souvenir des amis défunts, et si beau qu’il a conquis le monde, soit le Auld Lang Syne écossais ?
Dans le domaine des faits, nul doute, les Celtes ont échoué. Leur tradition, même (et qui sait ? surtout) en ses aspects les plus nobles, ne pouvait les mener au succès : elle n’en avait pas assez cure ; elle n’était pas assez fermement orientée sur lui. Dans la concurrence entre hommes ou groupements d’hommes, il va de soi qu’un souci excessif de sentiments élevés ne saurait être une aide, mais une gêne plutôt ; un handicap, non point un atout. « Les scrupules et la grandeur ont été de tout temps incompatibles », proclame roidement Retz ; et, dans sa manière plus insinuante, voici Renan :
Une nation qui se voue aux problèmes religieux se perd en politique... On ne cumule pas des destinées contradictoires : on expie toujours une excellence par quelque abaissement.
Et puis, le Celte que nous connaissons par l’histoire, Gaulois bien sûr, mais plus près de nous, Gallois, Montagnard d’Écosse, Irlandais, ne s’est guère élevé, au moins de lui-même, jusqu’à la notion d’État. Homme des champs, n’ayant longtemps ni villes ni besoin de villes, d’horizon forcément court, cycliquement ramené à l’humilité par le poids immédiat d’inexorables forces, la pluie, la mer, le climat, les saisons, se rameutant en petits groupes indépendants, autarciques, patriarcaux, où l’unité était la famille et point du tout l’individu, où la loi reposait sur des autorités avant tout spirituelles, coutume, révérence, crainte religieuse, – la cité qu’il avait bâtie (si c’en était une) fut beaucoup plus un style de penser, de sentir et de vivre qu’une construction politique proprement dite. D’où une conséquence double. Quand cette société-là, texture si serrée dans chaque tribu at home, mais fédéralisme si lâche, s’est heurtée, devant les Romains ou les Anglais, au sens des affaires, à l’esprit pratique ; à l’État compact, armé, vorace qui en est l’expression, cette société-là n’a pu tenir : pot de terre contre le pot de fer. D’autre part, fondée qu’elle était sur des sentiments et sur des idées, vivant des âmes bien plus qu’imposée par une police, elle ne se résignait pas à mourir, elle a laissé derrière elle un séculaire et douloureux regret, il n’est pas même bien sûr qu’elle soit toute morte encore pour ses fidèles, tant elle fut pour eux une convenance, une aise, un amour, tant elle satisfaisait à de profonds instincts, tant elle était humaine. Ainsi s’explique le paradoxe que cette faiblesse ait si longtemps offert, une fois vaincue, cette résistance invincible.
Qu’elle ait succombé en tant qu’organisation, dû confesser sa défaite n’est pas raison pour qu’elle encoure le mépris, tant s’en faut. Après tout, la Grèce n’a jamais dépassé le stade de l’amphictyonie, jamais été capable de s’unir, jamais, en politique, réussi. Et c’est la Grèce. Tandis que Rome, cette triomphante Rome de l’ordre et de la loi, n’a jamais rien eu à nous dire – hors ce que lui soufflait la Grèce. L’Italie des XVe et XVIe siècles était la proie des barbares, mais leur maîtresse d’école aussi. Non qu’il s’agisse, bien sûr, de comparer l’héritage celte. Mais enfin la discipline, la police, la force, l’État, si désirables soient-ils, ne sont pas tout dans le désir de l’homme ; ils n’en sont même que la moindre part ; ils n’ont même de sens – j’allais dire : d’excuse – que s’ils se donnent pour fin d’assurer à l’homme, leur raison d’être, les conditions à lui les plus idoines pour se réaliser tout entier. Ils ne sont pas la civilisation ; ils n’en sont que l’humble substrat, ou le départ, au sortir duquel elle s’élève. L’État est un parapluie. Il en faut un. Mais qui se borne au parapluie néglige la raison vraie que nous ayons d’en avoir un, et qui est nous-mêmes : y a-t-il une civilisation du parapluie ? Et ainsi l’attention – exclusive, hélas ! – que le stupide vingtième siècle, ébloui, assourdi, abasourdi par l’avance industrielle, accorde à tous ces biens épais, pouvoir, bien-être, économie même, dépasse toute saine mesure. Le « raté » celte lui donne une autre leçon. Quand l’homme, rassasié de mécanique, technique, politique, sentira bailler en lui le creux de je ne sais quel manque, quand saoul de vacarme et de clinquant, et sondant sa nature profonde, il y retrouvera son éternel désir, recueillement, élan gratuit, même évasion, chimère, toutes ces choses qui ne servent à rien qu’à ennoblir nos tristes jours, qu’il retourne à la vieille, la timide, l’oubliée rêverie celte : là est l’armoire aux trésors 6.
Roger CHAUVIRÉ.
Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en mars 1955.
1 Voici les principaux témoins auxquels je me réfère :
Pour l’antiquité, Cycle épique de l’Ulster (adaptation française, CHAUVIRÉ, La Geste de la Branche-Rouge ou l’Iliade irlandaise, Paris, 1926) et Cycle épique de Finn (Chauviré, Contes Ossianiques, Paris, 1949). Le premier, qui selon la tradition remonterait au Ier siècle de l’ère chrétienne, ne nous parvient en manuscrit qu’à partir du XIe ; mais l’étude linguistique entre autres établit qu’il est très antérieur et décrit un état social sans doute plus ancien que le christianisme en Irlande. J. CARNEY lui-même, qui voit dans le poète du Táin Bó ou Quête du Taureau une inspiration classique et une tentative de donner à l’Irlande une Énéide native (Early Irish Society, Dublin, 1954, pp. 66-79), admet que le ton en reste tout celte : c’est nous autoriser à y chercher notre provende. Quant au cycle de Finn, il y a des indices (allusions à certains épisodes) qu’il était connu dès le VIIe siècle. Pour les temps modernes, je cite plus d’une fois Robin Flower, The Irish Tradition, ou The Western Island, ou The Islandman, version anglaise de l’original gaélique dû à Tomás O’Crohan. Robin Flower, conservateur des mss. irlandais au British Museum, avait coutume de passer chaque année trois mois d’été dans les îles Blasket, sises au large de la péninsule de Dingle, aujourd’hui abandonnées, mais qu’habitaient alors cent ou cent cinquante pêcheurs irlandophones. Lui-même parlait irlandais ; savant et poète, il nous a laissé le plus vivant tableau de l’antique culture dont survivait là-bas, aux confins du monde habité, une ultime clignotante lueur. J’ai usé encore de Eric CROSS, The Tailor and Ansty, London, 1942. Le Tailleur et Anastasia sa femme sont un couple de paysans qui vivaient récemment encore à Garrynapeaka, près Inchigeela dans le comté de Cork ; on venait l’entendre, lui, pour son bel irlandais, sa joyeuse faconde, son stock intarissable de contes traditionnels. Le livre a été interdit par la Censure en Irlande, je ne comprends guère pourquoi : assurément le Tailleur a un franc parler et de franches histoires qui feraient pâmer la reine Victoria ; mais quoi ? c’est un paysan qui discourt librement et rit plus librement encore des mêmes choses dont se gausserait tout paysan du monde, et notoirement dans mon pays d’Anjou ; rien ne me semble plus innocent, je l’avoue, que la truculence de ce Rabelais rustique. Et en tout cas, pour mon propos, qui est de dépister les survivances modernes de la tradition antique, c’est un témoin que j’estime considérable.
Pour l’art irlandais, je me réfère aux excellents ouvrages de Françoise HENRY, Irish Art, London, 1940, et L’Art irlandais, Dublin, 1954.
2 Peut-être n’est-il pas oiseux, pour ceux des lecteurs peu familiers avec la littérature gaélique, de résumer rapidement le Táin Bó Cuailngé, où je me réfère plus d’une fois. La reine Maeve, comparant sur l’oreiller ses richesses à celles de son époux Aïlill, découvre qu’il possède un taureau incomparable à aucun des siens. Dépitée, elle résout d’envoyer demander le taureau bai de Cooley en Ulster. Refus. Elle attaque, à la tête du reste de l’Irlande. Or les guerriers d’Ulster sont retenus loin du champ de bataille par une maladie d’origine magique. Seul Couhoulainn arrête au gué l’invasion par une série de combats singuliers, jusqu’à ce qu’épuisé, couvert de plaies, il soit enfin secouru par son vrai père céleste, Loug à la Longue Main. Cependant, réveillés de leur longue faiblesse, les hommes d’Ulster arrivent à la rescousse. La bataille d’Ilgairech s’engage. Après d’incroyables prouesses de Couhoulainn, Maeve vaincue fait retraite, emmenant toutefois le Taureau Bai, trophée ; mais dès que le Bai aperçoit le Blanc, trésor d’Aïlill, les deux bêtes s’attaquent d’une telle furie qu’elles s’entretuent, et couvrent toute l’Irlande de leurs débris sanglants.
3 Comparez Renan, parlant de l’Apocalypse : « Ce défaut qu’a l’œil des Orientaux d’altérer les images des choses, défaut qui fait que toutes les représentations figurées sorties de leurs mains paraissent fantastiques et dénuées d’esprit de vie, fut chez lui » (Jean) « à son comble... Jamais on ne s’isola davantage du milieu environnant ; jamais on ne renia plus ouvertement le monde sensible pour substituer aux harmonies de la réalité la chimère... » L’Antéchrist, p. 372. On sait d’ailleurs que les spécialistes voient volontiers dans l’art irlandais des influences orientales, amenées par les missionnaires chrétiens d’origine syrienne. Resterait l’aisance enthousiaste avec quoi l’Irlande absorba des modèles qui correspondaient évidemment à sa pensée à elle – et c’est assez pour justifier notre propos.
4 C’est moi qui souligne, on verra pourquoi.
5 Cf. l’anglais populaire to go west = mourir, casser sa pipe. Survivance, dans la langue, d’un folklore celtique désormais incompris ?
6 Mon article était achevé, quand la chance m’a fait découvrir, sur mes rayons, Les Essais de critique et d’histoire. Je me suis rappelé sur-le-champ celui sur La poésie des races celtiques, d’autant plus précieux qu’il m’est, si j’ose dire, complémentaire, RENAN puisant surtout dans le Pays de Galles et la Bretagne, comme moi surtout dans l’Irlande. Et voici quelques-uns des jugements que j’y relève :
« Une littérature qui a exercé au moyen âge une immense influence, changé le tour de l’imagination européenne et imposé ses motifs poétiques à toute la chrétienté...
« Toute l’institution sociale des peuples celtiques n’était à l’origine qu’une extension de la famille... Le respect des morts tient au même principe. C’est que la vie n’est pas pour ces peuples une aventure personnelle que chacun court pour son propre compte ; c’est un anneau dans une longue tradition, un don reçu et transmis.
« La race celtique s’est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ces splendides visions. L’élément essentiel de la vie poétique du Celte, c’est l’aventure, c’est-à-dire la poursuite de l’inconnu, une course sans fin après l’objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au-delà des mers... Les Bretons cherchaient dans l’ivresse la vision du monde invisible... En face de l’inconnu de la tombe, ils rêvent ce grand voyage qui, sous la plume de Dante, est arrivé à une popularité si universelle.
« Un des traits par lesquels les races celtiques frappèrent le plus les Romains, ce fut la précision de leurs idées sur la vie future, leur penchant pour le suicide, les prêts et les contrats qu’ils signaient en vue de l’autre monde. Les peuples plus légers du Midi voyaient avec terreur dans cette assurance le fait d’une race mystérieuse, ayant le sens de l’avenir et le secret de la mort. Toute l’antiquité classique est pleine de la tradition d’une île des ombres, située aux extrémités de la Bretagne, et d’un peuple voué au passage des âmes qui habite le littoral voisin... Plusieurs de ces traits feraient croire que la renommée des mythes de l’Irlande pénétra, vers le Ier ou le IIe siècle, dans l’antiquité classique.
« Le principe de la merveille est dans la nature même. » (Ce n’est pas un miracle de Dieu.) « C’est la foi indéfinie dans le possible.
« Aucune famille humaine, je crois, n’a porté dans l’amour autant de mystère. Nulle n’a conçu avec plus de délicatesse l’idéal de la femme et n’en a été plus dominée... La femme telle que l’a conçue la chevalerie... n’est une création ni classique ni chrétienne ni germanique, mais bien réellement celtique. »
Je n’en demandais pas tant...