Un mauvais rêve

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles CHAULIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sommes entourés d’esprits. C’est un fait indéniable. La science pneumatologique et les livres sacrés sont d’accord sur ce principe.

Saint Paul dit que l’air que nous respirons en est peuplé. Les psaumes qu’on chante dans nos églises parlent des esprits des ténèbres et du démon du milieu du jour. Ces esprits sont perpétuellement occupés, les uns à nous nuire, les autres à nous protéger. Dans le chant des complies il est dit : « Veillez, car votre adversaire le diable tourne autour de vous cherchant à vous dévorer, et la fermeté dans la foi est le seul moyen de lui résister » Vigilate quia adversarius vester diabolus circuit quaerens quem devoret cui resistite fortes in fide. Plusieurs parmi nous sont plus que d’autres l’objet des attaques ou des avances de ces esprits. Drumont a souvent déclaré que lorsqu’un de ses amis quitte ce monde, il est presque toujours averti de ce malheur par des coups secs frappés la nuit à la porte de sa chambre.

Il n’est certes pas le seul à avoir ce curieux privilège. J’ai bien souvent moi-même entendu la nuit des coups frappés à ma porte, tandis que je trompais mes insomnies habituelles par quelque lecture, et toujours ces coups étaient la triste annonce qu’un ami m’avait encore précédé dans la tombe.

Quel est le but de ces avertissements donnés ainsi à quelques-uns ? Mystère !!

Mais l’évènement que je veux relater aujourd’hui est bien plus caractéristique encore.

L’avertissement qui me fut un jour donné d’évènements en cours d’exécution se pose comme un véritable point d’interrogation.

C’était en 1874 et le souvenir m’en est demeuré vivace comme au premier jour.

Je possédais alors aux portes de Bordeaux un petit pied-à-terre entouré d’un jardin d’environ 1.500 mètres où j’allais le dimanche avec ma femme faire prendre l’air à mes jeunes enfants.

Cette habitation était à peu près meublée de façon à pouvoir au besoin y passer quelques jours de vacances.

Une nuit, étant en ville (c’était à la fin du mois de février), je vis en rêve mon petit vide-bouteilles dévasté ; des voleurs s’y étaient introduits. Je voyais les meubles brisés ou enlevés, les placards vides, les tiroirs des dressoirs de la salle à manger à demi ouverts et dévalisés. Je voyais même sur le pas de la porte entr’ouverte des paquets de paille provenant de l’emballage des objets enlevés par les voleurs.

Il est bon de noter que ce rêve se passait dans la nuit du dimanche au lundi et que j’avais quitté mon chalet le dimanche soir laissant chaque objet bien en ordre.

L’émotion de ce rêve fut si vive que je me réveillai subitement en disant à ma femme : on nous vole ! et, tout ému encore, je lui racontai ce que je venais de voir dans mon sommeil. Ma femme ne fit qu’en rire et m’engagea à me rendormir. Quatre fois encore dans cette nuit je me rendormis et quatre fois encore le même rêve vint suspendre mon sommeil.

Je n’avais jamais jusqu’alors attaché la moindre importance aux rêves, et néanmoins mon émotion avait été telle, le rêve cinq fois répété avait été tellement précis que le lendemain, dès la première heure, malgré les moqueries des miens, je partis à la hâte pour revoir mon pied-à-terre que j’avais quitté bien en ordre la veille au soir.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction en trouvant mon pauvre petit chalet absolument dévasté, une partie du mobilier disparu, le reste brisé et, chose inouïe, les meubles que dans mon sommeil j’avais vu ouverts et dévalisés étaient justement dans l’état où ils m’étaient apparus. Les tiroirs étaient bien à demi ouverts comme je les avais vus pendant la nuit et, fait incroyable, la paille que j’avais remarquée pendant mon rêve sur le pas de la porte y gisait en effet placée comme je l’avais constaté dans mon sommeil.

Un paquet de hardes posé sur môn lit et prêt à être enlevé m’avait frappé pendant mon songe. Je me précipitai vers ma chambre. Le paquet de vêtements y était comme je l’avais vu en effet et, par un phénomène de double vue, j’avais assisté cinq fois et à trois kilomètres de distance pendant mon sommeil à une scène de pillage que rien ne pouvait me faire prévoir.

Vous devez comprendre quel fut le saisissement de tous les miens qui attendaient impatiemment mon retour pour rire de ma crédulité, lorsque je leur fis part de ce que je venais de constater.

Le jour même j’écrivis au chevalier Gougenot des Mousseaux, le célèbre démonologue dont les livres font autorité en la matière et avec lequel j’avais des relations d’étroite amitié.

Je viens de rechercher et de retrouver sa réponse.

Elle porte la date du 23 février 1874 et a été écrite à Paris.

J’en extrais l’explication donnée par lui de cet étrange songe.

« Votre lettre, mon cher ami, me disait-il, m’a fort intéressé, et, venant d’un homme digne de foi, ce rêve cinq fois répété est l’un des plus curieux exprobants de l’espèce.

« Cinq fois !! C’est un peu fort pour le hasard ou la nature ! et surtout quand on rapproche l’annonce du fait de son accomplissement immédiat... Que si maintenant un esprit est l’agent de ce phénomène, de quelle espèce sera-t-il ? Un bon esprit ne vous eût-il pas averti utilement ? et n’y a-t-il pas quelque chose de railleur dans ce songe ?... »

Je livre le fait sans commentaires aux lecteurs, leur laissant le loisir de conclure...

 

 

Charles CHAULIAC.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux en 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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