Luc Estang

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice CHAVARDÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une enfance sombre et une éducation religieuse particulièrement austère, dans les années du premier après-guerre, en Artois et en Belgique, ont laissé sur Luc Estang une empreinte visible. De ce qui aurait pu conduire d’autres hommes à périr d’étouffement ou, au contraire, à se révolter en prenant le contre-pied de la morale imposée, il semble être parvenu à tirer, dans son œuvre littéraire, le meilleur de son inspiration. Sans doute la littérature, après quelques années de bohème, lui a-t-elle servi de discipline : c’est gravement qu’il y est entré, par des poèmes d’abord (Au-delà de moi-même : l’année suivante, Transhumances ; durant l’occupation allemande, Puissance du matin et Le Mystère apprivoisé) ; puis, par des essais et des romans, après la guerre et une activité de résistance en Haute-Vienne.

Devenu écrivain comme d’autres se font moines ou soldats, Luc Estang a tout subordonné à un métier rigoureux entrepris par vocation. S’il a écrit sur Saint-Exupéry (homme de deux métiers), il se sent surtout proche de Bernanos. Comme pour l’auteur de Sous le soleil de Satan, sa foi est un tout, qui ne se discute pas ; une fidélité plus qu’un raisonnement. Éprouvée peut-être, en butte aux hommes ou aux évènements, elle pèse en tout cas d’un poids souverain dans la vie et dans l’œuvre.

On pense à ce propos à l’Octave Coltenceau de Le Bonheur et le Salut, dont le romancier dit que la vie « prenait assise sur une coulée de foi inébranlable en lui, parce qu’elle se confondait avec son être même. Fidéisme ? Au diable les classifications d’hérésie ! On croit ce qu’il faut croire. Qu’ont-ils à juger du pourquoi et du comment ? »

La marque d’une jeunesse assombrie apparaît en plus d’un livre. À l’aveu personnel du Passage du Seigneur (« J’ai plutôt eu le contraire de ce qu’on appelle une enfance heureuse »), correspondent ces personnages romanesques bousculés, meurtris, mutilés dans leurs débuts. Dans L’Horloger du Cherche-Midi, Luc Estang se penche sur Éloi, l’homme de quarante ans qui se réfléchit en celui de vingt ans, l’homme qui fut tellement appliqué à vivre dit-il que « sa jeunesse aura passé sans qu’il s’en aperçût ». Au demeurant, Éloi « ne regrette pas sa jeunesse » à propos de laquelle, comme s’il s’agissait d’un principe à usage personnel, le romancier affirme : « Ce sont ceux qui font le plus de jeunesse parade qui vieillissent le plus vite. »

Quoique à partir d’une attitude tout opposée, le héros de L’Interrogatoire affirmera, de son côté : « Je n’ai jamais eu de goût à me rappeler mon enfance », cependant qu’Élie Hurleau, dans Les Fontaines du grand abîme, après avoir vu réduite en cendres l’image d’une mère placée sur un trop haut piédestal, maudit sa jeunesse et va jusqu’à la révolte. « La bonne Providence, raille-t-il, se fiche de ses enfants ! Voilà la vérité. »

Cette négation à peu près constante du paradis des jeunes ans risquait de passer, en effet, par la révolte, sinon au plan social, du moins au plan pédagogique, sans épargner bien sûr l’éducation religieuse, témoin cette parodie, dans Le Bonheur et le Salut, d’un cantique de patronage : « Je n’ai qu’une âme Et pas deux corps – Sur l’éternelle flamme – Je ne suis pas d’accord... » Ce roman le septième, mais qui rejoint le premier par lequel l’auteur s’affirmera comme un romancier : Les Stigmates pose le problème de l’engagement spirituel, problème qui va au-delà de l’adultère dont traite l’ouvrage. Deux des trois épigraphes du livre éclairent le propos de Luc Estang. D’abord, celle-ci, tirée de Nietzsche : « Il faudrait qu’ils me chantent des chants meilleurs pour que je croie à leur Sauveur ; il faudrait qu’ils aient l’air plus sauvés » ; ensuite, la constatation de Charles Péguy : « Il n’a jamais été donné à un homme de faire à la fois son bonheur et son salut. »

Avec une aisance qui n’avait jamais encore atteint ce degré, l’auteur créait un personnage de femme dont la conscience obéissait aux lois naturelles et dont le comportement manifestait une santé et une loyauté qui ne se retrouvaient chez aucune autre de ses héroïnes. Marie-Laure, en effet, était une créature comme Bernanos n’aurait jamais pu en concevoir alors que plusieurs personnages, féminins ou masculins, de Luc Estang ne sont pas sans montrer une espèce de fascination du mal qui a quelque chose de bernanosien, comme, par exemple, la Paule de Bore de Cherchant qui dévorer.

À des lecteurs qui s’en tiennent plus volontiers à l’anecdote ou à l’atmosphère qu’au témoignage ou à l’art de l’écrivain, Le Bonheur et le Salut, pour des raisons d’ailleurs différentes, risquait d’apparaître aussi scandaleux qu’avaient pu le paraître Les Stigmates, attaqués et finalement censurés par l’aile intégriste du catholicisme français.

En partie pour cette raison et aussi parce qu’il n’en avait pas tout à fait terminé avec ses personnages l’auteur donna une suite à l’aventure de Marie-Laure et de Coltenceau, sous le titre : Que ces mots répondent. On y sent davantage l’intention ; le souci éthique apparaît à travers la finesse et la maîtrise d’analyses d’âme qui portent tour à tour sur l’époux adultère, l’épouse trompée et leurs deux enfants de quoi il ressort, en ce qui concerne Coltenceau tout au moins, que, n’ayant su « ni observer la loi ni la transgresser jusqu’au bout », il aura été incapable d’atteindre « cet au-delà du Bien et du Mal où le saint et le pécheur se rejoignent dans une conduite semblablement forcenée, chacun selon sa vérité ».

C’est précisément cette vérité qu’à travers ses romans, et aussi dans la plupart de ses poèmes, Luc Estang traque sans cesse, à la fois par une recherche que ne rebute pas la réalité, même sordide, et l’interprétation des signes. Dans Les Fontaines du grand abîme, l’abbé Fussy dit à ce propos : « La moindre rencontre a un sens ; elle est le signe d’un mystérieux et mutuel apport. » Quant aux pécheurs et aux saints, si l’auteur des Stigmates les préfère singuliers Octave Coltenceau étant l’exception il les voit non point en naturaliste, mais en visionnaire. Sans y faire une explicite référence, il est de la race de Bloy.

Observateur du monde extérieur, Luc Estang connaît les limites de la communication entre les êtres. Le psychologue n’atteint jamais le noyau de l’individu. Ce qui se passe dans les zones secrètes de la conscience, c’est seulement aux franges du surnaturel qu’on pourrait en découvrir quelque chose. Luc Estang a écrit, dans Les Stigmates : « La vie vraiment personnelle ressemble non à une toile d’araignée, mais à un cocon de ver à soie : elle se dévide entre des épaisseurs infranchissables de conscience. »

La part autobiographique du Passage du Seigneur et de Ce que je crois illustre, par une retenue qui n’est pas que de pudeur, cette constatation. Au-delà du quotidien et du saisissable, l’ombre s’étend que seul peut éclairer celui dont l’Écriture dit qu’il « scrute les reins et les cœurs ». Mais au risque de démissionner, le romancier s’efforce de dévider quand même le cocon et de trouver le fin mot de cette « charade en action » qu’est la vie. L’insertion de la grâce et du surnaturel dérange parfois les données de la psychanalyse et bouscule l’ordre romanesque. Ce qui ne serait catastrophique que si le romancier rêvait d’art gratuit.

Tel ne paraît pas être le cas de Luc Estang. Non, certes, qu’il subordonne à un impératif extérieur quelconque l’inspiration et l’échafaudage des mots et des phrases. Maître, jusqu’à la virtuosité parfois, d’une langue souple et musclée, chaude et mutine, il ne cache point (comme en témoigne également son œuvre de poète) que c’est l’art qui lui importe en matière de littérature. Non pas l’art pour l’art : « La littérature, pour moi, avoue-t-il, est déchiffrement, apprivoisement et recours contre le non-sens. »

 

Maurice CHAVARDÈS.

 

 

« L’alternative était entre le fini et l’infini ; qu’avais-je à préserver celui-là quand j’aspirais à celui-ci ? J’ai franchi l’entre-deux, j’ai passé, avec la grâce de Dieu. Qu’il y ait quand même à lutter après ? Naturellement. Là où il y a de la vie, il y a de la lutte. »

 

Luc ESTANG, Que ces mots répondent.

 

 

Œuvres essentielles

 

LE PASSAGE DU SEIGNEUR. – L’auteur réfléchit sur des évènements tels que la Deuxième Guerre mondiale, sur ce qui l’a précédée, sur ce qui l’a suivie. Parlant en témoin, il tire de la conjoncture une signification spirituelle et morale qui, sans les négliger, va au-delà des apparences politiques.

LES QUATRE ÉLÉMENTS. L’ouvrage reprend les premiers poèmes écrits de 1937 à 1943 (Le Mystère apprivoisé), auxquels s’ajoutent les poèmes composés dans les années 1945 (Prise du temps) et des poèmes plus récents (Les Quatre Éléments). Poèmes d’inspiration lyrique et spiritualiste, à mi-chemin entre l’incantation et la prière, et qui cherchent à « déchiffrer » les signes du monde.

L’HORLOGER DU CHERCHE-MIDI. – À quarante ans, Éloi revit la crise de ses vingt ans. Il remonte patiemment le temps, traquant le plus infime détail, essayant de reconstituer un passé incertain, jusqu’à ses parents qu’il n’a pas connus, jusqu’au drame qui a disloqué sa famille, jusqu’au nœud même de sa propre existence.

LE BONHEUR ET LE SALUT. – L’Homme peut-il assurer son salut en même temps que son bonheur ? Octave Coltenceau choisit le bonheur dans un amour adultère qui débouche sur la mort. Incapable de pousser jusqu’au bout sa rébellion contre le décalogue tout autant qu’il l’a été de demeurer fidèle contre la tentation, il a perdu sur les deux tableaux.

 

 

Études sur Luc Estang

 

ALBÉRÈS (R.-M.), Luc Estang, dans Littératures contemporaines, Paris, Hachette.

COGNY (Pierre), Luc Estang, dans Sept romanciers au-delà du roman, Paris, Nizet.

PICON (Gaëtan), Luc Estang, dans Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Gallimard.

 

 

Biographie

 

1911 Naissance à Paris, le 12 novembre, de parents bretons et gascons.

1919 Entre dans un internat religieux d’Artois, puis de Belgique.

1929 Retour à Paris. Travaux divers (Compagnies d’assurances et secrétariat d’une Altesse sérénissime), bohème, chômage.

1933 Premier article, pour Noël, dans La Croix.

1934 Entre à La Croix il donne des éditoriaux, des billets, et crée les chroniques de théâtre et de cinéma.

1936 Fonde avec Maurice Chapelan et Robert Houdelot une revue de poésie intitulée : « Le Beau Navire ». Publication d’un premier poème dans « Les Nouvelles littéraires » : De ciel et d’eau.

1939 Mariage. Publie Transhumances au « Beau Navire ». Collaboration littéraire au Figaro. Durant la « drôle de guerre », collaboration à L’Époque.

1940 Replié à Limoges avec La Croix. Résistance dans le Front national. Membre du Comité départemental de la Haute-Vienne. Assure la direction littéraire de La Croix.

1943 Publication du Mystère apprivoisé et d’Invitation à la poésie.

1944 Retour à Paris. Secrétaire de rédaction des Étoiles, hebdomadaire du Front national. Entre au jury du Prix Renaudot.

1946 Voyage pour conférences en Tunisie et au Portugal.

1949 Grand Prix de la Société des gens de lettres pour Les Stigmates.

1950 Voyage en Italie.

1954 Voyage aux U.S.A.

1955 Départ de La Croix. Collaboration régulière au Figaro littéraire et à diverses émissions littéraires de l’O.R.T.F.

1956 Publication de Ce que je crois et des Quatre Éléments. Entre au Comité directeur des Édit. du Seuil.

1957 Publication de L’Interrogatoire. Conférences en Angleterre.

1961 Publication de Le Bonheur et le Salut.

1962 Deuxième séjour en Angleterre. Obtient le Grand Prix de littérature de l’Académie française.

1963 Voyage en Espagne.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poèmes.

 

Transhumances, Paris, Le Beau Navire.

1939, Puissance du matin, Paris, Seghers, 1941.

Le Mystère apprivoisé, Paris, Laffont, 1943.

Les Béatitudes, Paris, Gallimard, 1945.

Les Sens apprennent, Alès, Les Bibliophiles alésiens, 1947.

Le Poème de la mer, Paris, G.L.M., 1950.

Les Quatre Éléments, Paris, Gallimard, 1956.

D’une nuit noire et blanche, Paris, Gallimard, 1962.

 

Essais.

 

Invitation à la poésie, Paris, Laffont, 1943.

Le Passage du Seigneur, Laffont, Paris, 1945.

Présence de Bernanos, Paris, Plon, 1947.

Saint-Exupéry par lui-même, Paris, Le Seuil, (coll. « Écrivains de toujours »), 1956.

Ce que je crois, Paris, Grasset, 1956.

 

Romans.

 

Temps d’amour, Paris, Laffont, 1947.

Les Stigmates (Charges d’âmes, 1), Paris, Le Seuil, 1949.

Cherchant qui dévorer (Charges d’âmes, 2), Paris, Le Seuil, 1951.

Les Fontaines du grand abîme (Charges d’âmes, 3), Paris, Le Seuil, 1954.

L’Interrogatoire, Paris, Le Seuil, 1957.

L’Horloger du Cherche-Midi, Paris, Le Seuil, 1959.

Le Bonheur et le Salut, Paris, Le Seuil, 1961.

Que ces mots répondent, Paris, Le Seuil, 1964.

 

Théâtre.

 

Le Jour de Caïn, Paris, Le Seuil, 1967.

 

Préfaces.

 

Ce verbe et ce silence, de Léon Manot, Paris, Édit. de Flore, 1946.

Diagrammes, d’Albert Jespers, Paris, Édit. E.F.F., 1949.

Sans tambour ni trompette, d’A. Guimbretière, Monte-Carlo, Regain, 1949.

Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, Paris, Club du meilleur livre, 1956.

Anthologie, de Marietta Martin, Paris, La Colombe, 1961.

Poésie sacrée, de J.-P. Foucher, Paris, Club du meilleur livre, 1961.

 

Participations.

 

Olivier Tamari, Paris, Sequana, 1944.

L’Art poétique de la tapisserie, Souillac, Le Point, 1946.

Herbin le rigoureux, Paris, Arts d’aujourd’hui, 1949.

Chapelle Saint-André-des-Arts, Paris, Communauté Saint-Séverin, 1962.

Jean de Boschère l’admirable, Paris, Parchemin d’antan, 1962.

Les Écrivains célèbres, Paris, Mazenod, 1965.

Hommage à Saint-John Perse, Paris, Gallimard, 1965.

Évangile de la miséricorde, Paris, Le Cerf, 1965.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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