Julien Green
par
Maurice CHAVARDÈS
D’ascendance anglo-saxonne – son père et sa mère étaient originaires de Géorgie et de Virginie –, Julien Green, né le 6 septembre 1900 à Paris, était le dernier d’une famille de sept enfants. Il fut élevé dans une atmosphère puritaine et étouffée.
Doué d’une vive imagination, il peuple de fantômes l’univers clos de l’appartement familial, dans le quartier des Ternes. Après la mort de sa mère, il lit Pascal, et, en 1916, il abjure le protestantisme et devient catholique. Mais, s’il reste marqué par les leçons de la Bible, il ne pratique guère sa religion.
L’existence lui semble tenir autant du rêve que de la réalisation. Il conservera, adulte, son goût pour le fantastique, son amour du mystère, et il avouera, plus tard, que la folie l’a plusieurs fois fasciné et que, s’il avait décidé de la mettre dans ses livres, c’était de peur qu’elle ne s’installât dans sa vie.
Après un séjour – « un exil », dira-t-il – aux U. S. A., en 1919, il rentrera avec joie en France et retrouvera le Paris qu’il aimait, enfant. Sera-t-il peintre ? Sera-t-il écrivain ? Il avait, un temps, songé à devenir prêtre. Il suit les cours de peinture de la Grande Chaumière. Sous le pseudonyme de Théophile Delaporte, il publie, en 1924, un Pamphlet contre les catholiques de France. Ce cri d’une foi scandalisée aboutira, dans la suite, à une sorte d’agnosticisme dont il ne sortira qu’à quarante ans, lors de sa deuxième et définitive « conversion ».
Ses premiers écrits sont des nouvelles : Christine et Le Voyageur sur la terre. Il y passe un souffle de démence. L’insolite se révèle dans les personnages et les situations. La forme est appliquée, dépouillée, avec des nuances et un goût du détail très anglo-saxons. En 1926, il publie son premier roman : Mont-Cinère, dont l’action est située aux États-Unis. L’atmosphère en est étrange, mais la psychologie a plus de prise sur le réel. Il en sera de même avec Adrienne Mesurat, son deuxième roman.
Julien Green fait sentir jusqu’à quels excès peut mener l’angoisse de vivre. Il semble que ses personnages soient maudits à la naissance. Le milieu ne suffit pas à expliquer leur aberration. Si, dans Adrienne Mesurat, la jeune provinciale, inutilement et silencieusement amoureuse, tue son père, ce n’est pas seulement parce qu’il la bafoue, mais parce que ce geste pouvait paraître libératoire à son esprit obsédé. Tout de même, dans Moïra – publié vingt ans plus tard – Joseph Day n’étrangle la jeune fille qui l’induit au péché de la chair que pour se libérer d’une obsession. Day est un névrosé. Il s’accroche à la Bible comme à une bouée. En vain. La Bible – lui fera remarquer un camarade – ne répudie pas l’amour charnel. Le Christ n’a-t-il pas assisté aux noces de Cana ?
On ne supprime pas l’instinct. Mais les héros de Julien Green ne prennent pas facilement leur parti de vivre avec la bête « qu’il y a en chacun de nous ». D’où le regret que la plupart éprouvent à quitter l’enfance. « Je me déprenais peu à peu d’un mythe auquel je ne pouvais plus croire, dit un des personnages du Visionnaire. Je perdais le don merveilleux de voir les choses telles qu’elles ne sont pas. » Les mirages disparus, l’adolescent découvre les réalités. Parmi toutes, il en est une qui, pour lui, provoque non seulement un bouleversement, mais aussi une sorte d’horreur : le sexe.
Dans Partir avant le jour, Julien Green raconte l’épouvante mêlée de fascination qu’il éprouva à la découverte de la nudité. Car le dégoût de la chair ne va pas sans trouble. Et le trouble fait naître, parfois, des nuances de tendresse, une mélancolie dont l’écrivain peint la douceur avec beaucoup de délicatesse. Peu de romanciers ont évoqué, sans plus appuyer, ces « délires de frayeur », « cette tristesse douce et poignante » de la puberté. On devine, sous la pudeur du vocabulaire, une extraordinaire sensualité, d’autant plus forte que l’éducation la contraint, en même temps qu’elle révèle, soudain, des aspects insolites (une tendance, par exemple, au narcissisme et à l’inversion sexuelle).
Cette ambiguïté se reflète dans la plupart des romans de Julien Green, où l’on aime sans être aimé, où l’on fuit la réalité amoureuse, où l’on affronte – pour y être vaincu d’une manière ou d’une autre – le combat entre l’angélisme et les instincts. Dans l’une des trois pièces de théâtre qu’il a écrites, l’auteur aborde ouvertement, mais avec un art consommé de la litote, le drame de l’homosexualité. Le héros de Sud termine par une mort volontaire un calvaire injuste et absurde.
À la différence d’André Gide qui, sans appuyer beaucoup plus, témoigne cependant d’une certaine complaisance, Julien Green – qu’un jugement pessimiste sur l’existence rapproche, par ailleurs, de Jean-Paul Sartre – situe le problème de la chair dans la lumière de la foi. Par une approche de l’invisible, il donne un sens à son angoisse. Le salut est dans la certitude qu’un autre est là, qui n’est pas indifférent, au contraire. Le christianisme, pour lui, consiste à aimer à en mourir quelqu’un dont on n’a jamais entendu la voix, ni vu le visage. Il a connu, dans sa vie, après la période d’agnosticisme et quelques plongées dans la mystique bouddhiste, un certain nombre de ces instants de grâce. « Un homme se tient debout près d’une fenêtre, dit-il. Il regarde tomber la neige. Tout à coup se glisse en lui une joie qui n’a pas de nom dans le langage humain. »
Non seulement dans certains de ses romans, mais aussi et surtout dans les sept tomes jusqu’ici publiés de son Journal, Julien Green tente de cerner l’indicible. Entrecoupée de séjours aux U. S. A. (le plus long étant celui qui va de 1939 à 1945), sa vie, tout entière consacrée à son œuvre, lui apparaît comme un voyage dont l’irréalité n’égale que la crainte de la vanité. Il avouera que ce qui le pousse à tenir un journal, c’est précisément « la pensée que notre temps, notre existence tombent au néant à mesure que les jours s’écoulent ». Il se décrit comme un homme peu accordé à son siècle, porté à l’abstraction, mystique par besoin, sceptique parfois, enclin à parler peu par peur de s’imposer, et qui, en fait, ne se fait pas écouter en société, qui n’a jamais non plus le mot pour rire...
L’expression romanesque était, pour un tel homme, la seule issue, le seul salut. Il lui fallait se sauver par l’art, unique voie pour sortir de lui-même, tout en restant fidèle à sa nature profonde. Malgré leur apparente contradiction, l’art et la religion pouvaient justifier l’existence. À condition que l’un n’étouffe pas l’autre ; et, par exemple, qu’un souci moral mal conçu n’incline pas les romans vers l’édification. Un chrétien peut-il, dans ses livres, regarder la vérité en face ? Pour Julien Green, non seulement il le peut, mais il le doit. À François Mauriac qui parlait, à ce propos, de « purifier la source », il fait remarquer que la source même du roman est empoisonnée et que, privée des poisons qui la composent, elle risque de voir s’altérer sa nature. Il faut en prendre son parti : « Il n’y a pas de roman sans poison. »
Pour être complet, on signalera un autre trait du caractère de Julien Green. S’il est peu porté à peser sur autrui, s’il est mal à l’aise devant le spectacle de la misère sociale, c’est par timidité plus que par indifférence. Il respecte le prochain en qui il n’a jamais pu voir « quelqu’un de banal » : l’autre lui a toujours « paru unique ».
Maurice CHAVARDÈS.
Parti de la difficulté d’être, doué d’une impitoyable lucidité, en lutte contre lui-même tout en suivant sa pente, Julien Green occupe dans la littérature contemporaine une place insolite en exprimant les hantises et les scrupules d’un monde ancien en homme d’aujourd’hui.
Œuvres essentielles
MONT-CINÈRE. – En Amérique, dans un des coins les plus secrets de la province, trois femmes du même sang, et qui se veulent incorruptibles sur le plan charnel, cèdent à une haine criminelle.
ADRIENNE MESURAT. – Une jeune fille, en province, s’ennuie entre une sœur malade et un père âgé. Sa sœur partie, elle se met à haïr si fort son père qu’un jour, à demi folle, elle le tue. Victime de la solitude, l’héroïne a perdu à jamais la paix intérieure.
MOÏRA. – Un étudiant américain très pieux vit dans la hantise du démon de la chair, s’abstenant de boissons et de fréquentations féminines. Un jour, dans des circonstances étranges, il cède à la tentation. Écœuré par son péché, il étrangle celle qui l’a fait tomber.
SUD. – Cette pièce illustre l’isolement moral d’un homme qui ne trouve pas d’autre exutoire à une sexualité anormale que dans la confidence faite à un jeune garçon et dans la mort volontaire.
MILLE CHEMINS OUVERTS. – L’auteur raconte trois années de sa vie, de 1917 à 1919, durant lesquelles il est un jeune soldat parmi ses camarades américains, partagé entre l’horreur de la vulgarité et, surtout, de l’inconduite charnelle, et l’éveil d’une sensualité qui le fascine et l’incline à une attitude dont l’ambiguïté l’épouvante.
Études sur Julien Green
BRISVILLE (Jean-Claude), Julien Green, Gand, Éditions de la Sixaine.
BRODIN (Pierre), Julien Green, Paris, Éditions universitaires (coll. « Classiques du XXe siècle »).
EIGELDINGER (Marc), Julien Green et la Tentation de l’irréel, Paris, Éditions des Portes de France.
Biographie
1900 Naissance, le 6 septembre, à Paris.
1907 Études au Lycée Janson de Sailly.
1914 Mort de sa mère.
1916 Conversion au catholicisme (avec son père).
1917 Bachelier. En juillet et jusqu’en mai 1918 : ambulancier volontaire sur le front français, avec les troupes américaines.
1918 Volontaire dans l’armée française.
1919 Voyage et séjour aux U.S.A. Élève et professeur à l’Université de Virginie.
1922 Retour à Paris. Élève à la Grande Chaumière.
1924 Publication, sous le pseudonyme de Théophile Delaporte, du Pamphlet contre les catholiques de France. Rédaction des nouvelles : Christine, et Le Voyageur sur la terre.
1926 Publication de Mont-Cinère, chez Plon.
1927 Publication à Adrienne Mesurat.
1928 Prix Bookman pour Adrienne Mesurat.
1929 Publication de Léviathan.
1930 Publication du Voyageur sur la terre, chez Gallimard.
1931 Publication de l’Autre Sommeil.
1932 Publication d’Épaves.
1933 Deuxième séjour aux États-Unis.
1934 En février, retour des U.S.A. et publication du Visionnaire.
1936 Publication de Minuit.
1937 D’avril à juillet, troisième séjour aux U.S.A.
1938 Publication du Journal.
1939 De juin à décembre, quatrième séjour aux États-Unis. Publication du 2e tome du Journal.
1940 Publication de Varouna. En juillet, installation aux U.S.A., à Baltimore.
1941 Publication, à New York, de An Experiment in English et de Memories of Happy Days, chez Harpers.
1942 Mobilisé dans l’armée américaine.
1943 Chargé de mission à l’Office of War Information. Publication de Quand nous étions ensemble, aux Édit. de la Pensée française.
1944 Conférences, à Baltimore et à Oakland.
1945 Retour en France.
1946 Publication du tome III du Journal. Rencontre avec le Père Maydieu.
1947 Publication de Si j’étais vous.
1949 Publication du tome IV du Journal.
1950 Publication de Moïra.
1951 Attribution du Grand Prix littéraire de Monaco à l’ensemble de son œuvre.
1953 Représentation de Sud.
1954 Représentation de L’Ennemi.
1955 Publication du Journal VI.
1956 Publication du Malfaiteur. Représentation de L’Ombre.
1958 Publication de Le Bel Aujourd’hui (tome VII du Journal).
1960 Publication de Chaque homme dans sa nuit.
1964 Publication, chez Grasset, de Mille chemins ouverts.
1965 Publication de Partir avant le jour.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Romans et nouvelles.
Mont-Cinère, Paris, Plon, 1926.
Le Voyageur sur la terre et autres nouvelles, Paris, Gallimard, 1927.
Advienne Mesurat, Paris, Plon, 1927.
Les Clés de la mort, Paris, Plon, 1928.
Léviathan, Paris, Plon, 1929.
L’Autre Sommeil, Paris, Gallimard, 1931.
Épaves, Paris, Plon, 1932.
Le Visionnaire, Paris, Plon, 1934.
Minuit, Paris, Plon, 1936.
Varouna, Paris, Plon, 1940.
Si j’étais vous, Paris, Plon, 1947.
Le Mannequin, Paris, Plon, 1947.
Moïra, Paris, Plon, 1950.
Le Malfaiteur, Paris, Plon, 1956.
Chaque homme dans sa nuit, Paris, Plon, 1960.
Essais.
Pamphlet contre les catholiques de France, Paris, Édit. de la Revue des pamphlétaires, 1924.
Un puritain homme de lettres : Nathaniel Hawthorne, Paris, Les Cahiers libres, 1928.
Quand nous étions ensemble, New York, Édit. de la Maison de la Pensée française, 1943.
Mille chemins ouverts, Paris, Grasset, 1964.
Partir avant le jour, Paris, Grasset, 1965.
Journal.
Les Années faciles (1928-1954), Paris, Plon, 1938.
Journal II (1955-1959), Paris, Plon, 1939.
Journal III (1940-1945), Paris, Plon, 1946.
Journal IV (1945-1945), Paris, Plon, 1949.
Journal V (1946-1950), Paris, Plon, 1951.
Journal VI (1950-1954), Paris, Plon, 1955.
Le Bel Aujourd’hui (1955-1958), Paris, Plon, 1958.
Théâtre.
Sud, Paris, Plon, 1953.
L’Ennemi, Paris, Plon, 1954.
L’Ombre, Paris, Plon, 1956.
Préfaces.
La Lettre écarlate, de Nathaniel Hawthorne, Paris, La Nouvelle Édition, 1956.
Étapes d’une pensée, d’Albert Béguin, Neuchâtel, La Baconnière, 1957.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.