L’Église catholique et la conversion
par
G. K. CHESTERTON
AVANT-PROPOS
C’est avec modestie que celui qui est né dans la foi peut aborder le sujet formidable de la conversion. Certes, il est plus facile à qui ignore encore la foi d’aborder ce sujet qu’à celui qui en eut le privilège dès son enfance. Aborder une expérience autre que la sienne (que l’on ne peut saisir qu’imparfaitement), révèle, à la fois, une sorte d’impertinence et une ignorance. Très souvent ceux qui sont nés dans la foi passent par des épreuves personnelles parallèles et, d’une certaine manière, semblables à celles qui conduisent les incroyants à la comprendre et à l’accepter. Souvent, dis-je, ceux qui sont nés dans la foi traversent une période de scepticisme au cours de leur jeunesse, à mesure que les années passent, et c’est encore un fait commun (moins fréquent cependant qu’il y a une génération) que des hommes de culture catholique, connaissant l’Église dès leur enfance, la quittent à l’approche de l’âge viril sans jamais y revenir. Mais il existe, de nos jours, un phénomène encore plus fréquent, et c’est à cela que je me réfère : les individus sur lesquels le scepticisme a exercé une si forte emprise au cours de leur jeunesse découvrent, par l’expérience des hommes et des formes diverses de la réalité, que les vérités transcendantales enseignées dans l’enfance gardent toute leur valeur au cours de la maturité.
Cette expérience du catholique de naissance peut, je le répète, être appelée, en un certain sens, un phénomène de conversion. Mais elle diffère de la conversion proprement dite, qui se rapporte plutôt à la découverte graduelle de l’Église catholique et à son acceptation par des hommes et des femmes qui commencèrent leur vie en ignorant son existence, pour qui elle n’a été, pendant leurs années de formation, qu’un nom peut-être méprisé et certainement sans correspondance avec aucune réalité connue.
Semblables convertis sont peut-être à la source de la vigueur croissante de l’Église catholique à notre époque. L’admiration que le catholique de naissance ressent envers leur courage correspond exactement à celle que l’Église des premiers siècles manifestait envers les martyrs. Car le mot « martyr » signifie « témoin ». Le phénomène de la conversion, qui se rencontre dans chaque classe et qui atteint toutes les catégories de personnalités, est le grand témoin moderne de la véracité de la foi, de ce fait que la foi est la réalité et qu’en elle seule se trouve le fondement de la réalité.
Moins on est instruit de ce sujet, plus on s’imagine que ceux qui entrent dans la cité de Dieu sont d’un modèle uniforme. On essaie de définir d’une manière simple l’esprit qui acceptera le catholicisme. On l’appelle désir de sécurité ou attrait des sens, comme celui qu’exerce la musique ou la poésie. Ou bien encore, on le compare à cette faiblesse particulière (présente dans beaucoup d’esprits) par laquelle on subit l’influence d’autrui, qui modifie son propre caractère.
Une toute petite expérience des conversions-types de notre époque suffit à rendre ridicules pareilles assertions. Les hommes et les femmes pénètrent dans l’Église par toutes sortes d’accès possibles, utilisant tous les genres concevables de procédés : lent examen intellectuel, choc, vision, épreuve morale ou simple processus intellectuel. Ils y pénètrent par l’action d’une expérience étendue. Pour certains, cela se produit au cours d’un voyage, pour d’autres en étudiant l’histoire plus que ne le font la plupart des hommes, pour d’autres enfin par suite d’évènements personnels de la vie. Non seulement les avenues qui conduisent à la foi sont infiniment nombreuses (bien qu’elles soient naturellement convergentes puisque la vérité est une et l’erreur multiple), mais les types individuels chez qui l’on peut observer le processus de la conversion diffèrent entre eux de mille façons. Si l’on définit quelle émotion ou quel raisonnement a introduit quelqu’un dans le bercail et si l’on essaye d’appliquer cela à un autre, on découvre que cela ne cadre pas. Chacun y pénètre suivant ses dispositions : le cynique aussi bien que le sentimental, le sot autant que le sage, le sceptique comme le conformiste. Aujourd’hui, vous êtes en présence d’une entrée dans l’Église catholique due, sans nul doute, à l’exemple, à l’admiration et à l’inspiration d’un noble caractère ; le jour suivant, vous êtes témoin d’une entrée dans l’Église découlant d’une solitude complète, et vous vous étonnez de voir le converti ignorer encore la grande puissance du catholicisme sur la formation de la personnalité. Vous découvrez bientôt un troisième type totalement différent des deux premiers : celui qui entre dans l’Église non par suite de sa solitude ou de l’influence exercée par un autre esprit, mais à cause du mépris qu’il éprouve pour la médiocrité ou le mal qui l’environne.
L’Église est le foyer naturel de l’esprit humain.
La vérité est que si l’on cherche à rendre compte du phénomène de la conversion par un des systèmes qui l’expliquent par l’illusion, on n’aboutira à rien. Si vous vous imaginez que la conversion découle de telle ou telle cause erronée ou particulière, limitée et insuffisante, vous vous apercevrez bientôt qu’elle est inexplicable.
Il n’y a qu’une explication à ce phénomène – phénomène toujours présent mais particulièrement impressionnant pour les personnes cultivées non catholiques des pays de langue anglaise – il n’y a qu’une explication à la multiplicité des esprits attirés par le grand changement ; et cette explication c’est que l’Église catholique est la réalité. Si beaucoup prennent une montagne éloignée pour un nuage, alors qu’elle est reconnue comme une masse stable du monde étant donné ses contours fixes et sa qualité permanente, par toutes sortes d’observateurs, et spécialement par des hommes connus par leur intérêt dans la question, par la sûreté de leurs yeux et par leurs doutes antérieurs, il devient évident que la chose que l’on voit est une réalité objective. Cinquante hommes à bord s’efforcent de distinguer la terre. Cinq, dix, puis vingt débarquent, prennent contact et s’en assurent pour leurs camarades. À ceux qui ne la voient pas ou qui la prennent pour un banc de brume, on peut faire remarquer le détail du contour, la structure des points reconnus, tels qu’ils ont été vus par les témoins les plus variés, les plus convergents et donc les plus convaincants – par certains qui ne désirent nullement que la terre soit là, par d’autres qui redoutent son approche, aussi bien que par ceux qui sont contents de la trouver, par certains qui ont longtemps ridiculisé l’idée que ce fût la terre – et de cette convergence de témoignages jaillit l’une des preuves innombrables sur lesquelles reposent les bases rationnelles de notre foi.
Hilaire BELLOC.
CHAPITRE PREMIER
Introduction : une nouvelle religion
La foi catholique était jadis généralement appelée la vieille religion, mais, à l’heure actuelle, on lui reconnaît une place parmi les nouvelles religions. Cela n’a pas de rapport avec sa vérité ou sa fausseté, mais ce fait aide beaucoup à comprendre le monde moderne.
Il ne serait pas souhaitable que les hommes modernes acceptassent le catholicisme comme une simple innovation. Pourtant c’est une innovation. Il agit sur ce qui l’environne avec la force et la fraîcheur singulière d’une innovation. Même ceux qui le condamnent le condamnent généralement comme une innovation et non simplement comme une survivance. Ils parlent du parti « avancé » de l’Église anglicane ; ils parlent de « l’agression » de l’Église de Rome. Lorsqu’ils parlent d’un extrémiste, ils pensent aussi vraisemblablement à un ritualiste qu’à un socialiste. Aux yeux d’une famille protestante normale et respectable, fût-elle anglicane ou puritaine, en Angleterre ou en Amérique, le catholicisme est vraiment considéré, en pratique, comme une nouvelle religion, c’est-à-dire comme une révolution. Il n’est pas une survivance ; et par là transcende toute notion de vétusté. Il ne dépend pas nécessairement d’une tradition. Là où la tradition ne le favorise pas, là où toute la tradition est contre lui, il s’impose par ses propres mérites, non comme une tradition mais comme une vérité. Le père de telle famille anglicane ou puritaine constate très souvent que tous ses enfants s’éloignent du compromis plus ou moins chrétien qu’il a adopté (considéré, pourtant, normal au XIXe siècle), pour suivre différentes directions, diverses croyances ou modes que, volontiers, il qualifie de manies. L’un de ses fils devenu socialiste, suspendra au mur un portrait de Lénine ; l’une de ses filles, adepte du spiritisme, jouera avec une planchette ; une autre fille passera à la « science chrétienne », et il est très probable qu’un autre fils s’unira à Rome. Ce qui compte, pour le moment, c’est que, du point de vue du père, et même, en un certain sens, de la famille, toutes ces choses agissent à la manière de nouvelles religions, de grands mouvements, d’enthousiasmes qui transportent la jeunesse mais qui déroutent ou irritent les personnes plus âgées. Effectivement, plus encore que les autres, le catholicisme est souvent vraiment considéré comme l’une des passions sauvages de la jeunesse. Des tantes et des oncles optimistes disent que la jeunesse « en reviendra » comme s’il s’agissait d’une histoire enfantine d’amour ou de cette malheureuse affaire avec la serveuse. Des tantes et des oncles plus sombres et plus stricts avaient l’habitude d’en parler, à une période peut-être plus reculée, comme d’une complaisance indécente, comme si les écrits qui s’y rapportent constituaient une sorte de pornographie. Newman observe tout naturellement, comme s’il n’y avait rien d’étrange à cela à cette époque, qu’un étudiant surpris avec un manuel d’ascétisme ou un livre de méditation monastique était mal vu, comme s’il avait été trouvé avec un « mauvais livre » en sa possession. Il s’était plongé dans le plaisir sensuel de none ou avait enflammé ses convoitises en contemplant un nombre inusité de cierges. Il n’est peut-être plus coutume de considérer la conversion comme une forme de dissipation, mais il est encore d’usage de la considérer comme une forme de révolte. Et vis-à-vis des conventions établies par une grosse partie du monde moderne, c’est une révolte. Lorsque le digne négociant de la classe moyenne ou le digne fermier des États de la prairie envoie son fils à l’université, il ressent une vague crainte de le voir tomber entre les mains des voleurs, c’est-à-dire des communistes, mais il éprouve aussi une crainte semblable de le voir tomber entre les mains des catholiques.
Il ne craint cependant pas de le voir tomber entre les mains des calvinistes. Il n’a pas peur que ses enfants adoptent le supralapsisme du XVIIe siècle, quel que soit le dégoût que cette doctrine lui inspire. Il n’est même pas particulièrement troublé par la possibilité qu’ils adoptent les conceptions solfidiennes extrêmes jadis communes parmi quelques-uns des plus extravagants méthodistes. Il n’attend vraisemblablement pas avec terreur le télégramme lui annonçant que son fils s’est affilié à la secte du Cinquième Royaume, ou qu’il s’est rallié aux Albigeois. Il ne veille vraisemblablement pas la nuit pour se demander si Tom, à Oxford, est devenu Luthérien ou Lollard. Il se rend vaguement compte que toutes ces religions sont mortes ou qu’en tout cas, ce sont de vieilles religions. Seules l’effrayent les théories nouvelles, les notions fraîches, provocantes, paradoxales, qui font tourner la tête aux jeunes. Mais parmi ces dangereuses sollicitations de la jeunesse, il classe Rome avec sa fraîcheur et sa nouveauté.
Ceci est quelque peu étrange, puisque Rome n’est pas une création récente. Cette douteuse et nouvelle religion est plutôt une vieille religion, mais c’est la seule religion ancienne qui soit aussi actuelle. Quand elle était à son origine, le père romain devait, sans doute, se trouver souvent dans une situation analogue à celle du père anglican ou puritain. Lui aussi pouvait voir tous ses enfants suivre des voies étranges et déserter les dieux lares et le temple sacré du Capitole. Lui aussi pouvait constater que l’un de ses fils s’était affilié aux chrétiens dans leur église et peut-être dans leurs catacombes. Mais il aurait trouvé que parmi ses autres enfants, l’un ne s’intéressait qu’aux mystères d’Orphée, l’autre était enclin à suivre Mithra, le troisième était devenu néo-pythagoricien, des Hindous lui ayant appris le végétarisme, et ainsi de suite. Bien que le père romain, contrairement à celui de l’ère victorienne, pût exercer le privilège du « pouvoir patriarcal » en tranchant la tête à tous les hérétiques, il ne pouvait guère tarir la source de toutes les hérésies. Mais, à l’heure actuelle, la plupart des courants se sont presque desséchés. Il est rare que les parents anxieux trouvent nécessaire de mettre en garde leurs enfants contre la société du Taureau de Mithra ou même de les détourner de la contemplation exclusive d’Orphée. Et bien que nous ayons encore des végétariens parmi nous, ils en savent généralement plus long sur les protéides que sur Pythagore. Mais cette autre extravagance juvénile est toujours pleine de jeunesse. Cette autre nouvelle religion est, une fois de plus, nouvelle. Cette passagère mode-là a refusé de passer. Cette vieille pièce de modernité est toujours moderne. Elle est, pour les parents protestants d’aujourd’hui, exactement ce qu’elle était pour les parents païens de jadis. Nous pourrions dire simplement que c’est une réalité contrariante et qu’elle reste une innovation. Elle n’est pas simplement ce à quoi le père est accoutumé ou même ce à quoi le fils est accoutumé. Elle arrive comme une chose neuve et troublante, que ce soit aux Grecs toujours en quête de nouveauté ou aux bergers qui, les premiers, entendirent sur les collines l’appel de la Bonne Nouvelle que nous appelons l’Évangile. On peut expliquer que les Grecs du temps de saint Paul la regardaient comme une chose nouvelle, parce que c’était effectivement une chose nouvelle. Mais peut-on expliquer pourquoi elle est aussi nouvelle pour le plus récent des convertis qu’elle l’était pour le premier des bergers ? C’est comme si un centenaire participait aux jeux olympiques, parmi les jeunes athlètes hellènes, ce qui aurait sûrement été à l’origine d’une légende grecque. Il y a quelque chose de presque aussi légendaire dans le fait qu’une religion, vieille de deux mille ans, se pose maintenant en rivale des nouvelles religions. Voilà ce qui doit être expliqué et ne peut être nié ; rien ne peut faire d’une légende un mythe. Nous avons vu de nos propres yeux et entendu de nos propres oreilles cette grande querelle moderne entre jeunes catholiques et vieux protestants ; c’est la première phase à reconnaître dans toute étude de conversion moderne.
Je ne veux pas citer des chiffres et des statistiques, bien que je puisse en parler plus loin ! Le premier fait à reconnaître est une différence de substance qui fausse toutes les différences de dimension. Aujourd’hui, la grande majorité des sectes protestantes, grandes et petites, n’augmentent pas en puissance grâce à l’attrait réel de leur doctrine ancienne sur leurs néophytes. Un jeune homme devient soudain prêtre catholique ou même moine catholique parce qu’il éprouve un enthousiasme personnel, spontané, et même intransigeant pour la doctrine de la virginité telle qu’elle était connue de sainte Catherine ou de sainte Claire. Mais combien deviennent ministres baptistes à cause de l’horreur personnelle éprouvée à l’idée d’un enfant innocent venant inconsciemment au Christ ? Combien d’honnêtes ministres presbytériens écossais veulent réellement revenir à John Knox comme un mystique catholique pourrait vouloir revenir à saint Jean de la Croix ? Ces hommes héritent de situations qu’ils pensent pouvoir tenir de façon raisonnablement cohérente et sur un accord de principe, mais elles ne sont qu’un héritage. Pour eux, la religion est une tradition. Nous, catholiques, ne nous moquons certes pas de la tradition ; mais nous disons que dans ce cas c’est réellement une tradition et rien de plus. Moins d’un pour cent de ces hommes ne serait affilié à sa confession s’il n’y était né. Moins d’un pour mille n’aurait jamais inventé quoi que ce soit approchant les formules de son Église si elles ne lui avaient pas été transmises. Aucun d’eux n’a de motif réel d’être membre de son Église particulière, malgré toutes les bonnes raisons de ne pas faire partie de la nôtre. En d’autres termes, leur vieux credo a cessé d’agir comme une idée neuve et stimulante. Dans la meilleure des hypothèses, c’est une devise ou un cri de guerre ; dans la pire, c’est un piège. Mais cela ne fait pas face aux idées contemporaines comme une idée contemporaine. Nous croyons qu’en leur temps, ces autres idées contemporaines prouveront, à leur tour, leur caractère éphémère en devenant des devises, des pièges et des traditions. Dans un ou deux siècles, le spiritisme pourrait être une tradition, de même que le socialisme ou la « science chrétienne ». Mais le catholicisme ne sera pas une tradition. Il sera encore une chose irritante, nouvelle et dangereuse.
Telles sont les considérations générales qui dominent toute étude personnelle de la conversion à la foi catholique. L’Église a défendu la tradition à une époque qui rejetait et méprisait stupidement la tradition. Mais c’est simplement parce que l’Église est toujours seule à défendre tout ce qui est, pour l’instant, stupidement méprisé. D’ores et déjà, elle commence à apparaître comme le seul champion de la raison au XXe siècle comme elle fut le seul champion de la tradition au XIXe siècle. Nous savons que les mathématiques supérieures essaient de nier que deux et deux font quatre, et que le mysticisme transcendantal essaie d’imaginer quelque chose qui soit au delà du bien et du mal. Au sein de toutes ces philosophies irrationnelles, la nôtre demeure la seule philosophie rationnelle. Dans le même esprit, l’Église souligna la valeur de la tradition, à une époque qui lui contestait toute valeur. La négligence de la tradition au XIXe siècle accompagnée de la manie des seuls documents était un véritable non-sens. Cela revenait à dire que les hommes mentent toujours aux enfants mais ne se trompent jamais dans les livres. Bien que nos sympathies soient traditionnelles parce qu’elles sont humaines, ce n’est pas cela qui les rend divines. La marque de la foi n’est pas une tradition ; c’est la conversion. C’est le miracle par lequel les hommes découvrent la vérité malgré les traditions et, souvent, en s’arrachant à toutes les racines de l’humanité.
Je me propose de traiter de la nature de cette opération et il est difficile de le faire sans y introduire quelque élément personnel. Mon cas n’est qu’un cas fort banal mais c’est naturellement celui que je connais le mieux ; et dans les pages qui suivent, je suis obligé de m’en inspirer maintes fois. J’ai donc pensé qu’il était convenable d’exposer d’abord une vue générale de la nature du mouvement à mon époque, afin de montrer que je me rends bien compte que c’est un mouvement bien postérieur et bien plus vaste que celui de ma vie ou de ma génération. Je crois qu’il deviendra de plus en plus un enjeu pour la jeune génération et la suivante, à mesure qu’elles découvriront l’alternative véritable dans les terribles réalités de notre temps. Lorsque les catholiques se tiennent debout ensemble pour chanter « Foi de nos pères », ils peuvent se rendre compte avec un certain humour qu’ils pourraient aussi bien chanter « Foi de nos enfants ». Bien souvent le retour est si récent qu’on pourrait presque l’appeler une croisade d’enfants.
CHAPITRE DEUXIÈME
Les erreurs évidentes
J’ai noté que le catholicisme est vraiment au XXe siècle, ce qu’il était au IIe : la nouvelle religion. Son ancienneté même conserve une apparence de nouveauté. J’ai toujours été frappé et même ému de ce que la vénérable prière du « Tantum Ergo », qui nous semble surchargée d’années, conserve encore le langage de la nouveauté, de l’antique document qui doit faire place au rite nouveau. Pour nous, l’hymne est, en quelque sorte, un document antique. Mais le rite est toujours nouveau.
Lorsqu’il écrit sur la conversion, un converti doit essayer de revenir sur ses pas, de quitter le sanctuaire et, finalement, de regagner le désert dans lequel il avait jadis sincèrement cru que cette jeunesse éternelle était simplement la « vieille religion ». C’est là une chose extrêmement difficile qui, souvent, n’est pas bien faite et j’ai, quant à moi, peu d’espoir de l’accomplir même tolérablement bien. La difficulté m’a été exprimée en ces termes par un autre converti : « Je ne puis expliquer pourquoi je suis catholique. Parce que maintenant que je suis catholique, je ne puis m’imaginer autrement. » Il est bon, néanmoins, de faire un effort d’imagination. Être sûr d’avoir raison n’est pas du fanatisme, mais ne pas pouvoir s’imaginer comment nous aurions pu nous tromper en est. Mon devoir est d’essayer de comprendre ce que H. G. Wells veut exprimer en disant que l’Église du Moyen Âge ne se souciait pas d’éducation mais seulement de dogmes à imposer ; mon devoir est de rechercher (en dépit des difficultés), les raisons qui ont rendu un homme aussi intelligent qu’Arnold Bennett complètement aveugle sur les faits les plus évidents touchant l’Espagne ; mon devoir est de suivre, si je le peux, le fil des pensées de George Moore dans ses diverses condamnations de l’Irlande catholique ; et il est également de mon devoir de m’efforcer de comprendre l’étrange mentalité de G. K. Chesterton quand il pensait que l’Église catholique était une sorte d’abbaye en ruines, à peu près aussi déserte que Stonehenge.
Je dois d’abord dire que, dans mon cas, ce fut, en mettant les choses au pis, une question d’injustices plutôt que de calomnies. Beaucoup de convertis bien plus importants que moi eurent à lutter contre cent démons d’erreurs, contre un essaim de mensonges et de diffamations. Je dois à l’atmosphère libérale et universaliste de ma famille, de Stopford Brooke, et des prédicateurs unitariens dont ils suivaient la doctrine, d’avoir été assez éclairé pour rester hors d’atteinte de Maria Monk. Néanmoins, comme il s’agit seulement d’un privilège individuel dont je dois être reconnaissant, il faut dire quelques mots de ce que je pourrais être tenté d’appeler les calomnies évidentes, bien que des hommes meilleurs que moi n’aient pas toujours admis que la calomnie fût évidente. Je ne pense pas qu’ils exercent beaucoup d’influence sur la jeune génération. La pire des tentations de la jeunesse la plus païenne n’est pas tant de condamner les moines qui violent leurs vœux que de s’étonner de ceux qui les observent. Mais il faut reconnaître qu’il y a un état transitoire dans lequel une vague critique protestante porterait préjudice aux uns et aux autres. Il existe encore un genre de philistin dont l’esprit étroit serait satisfait de voir un fripon dans le moine incontinent et un sot dans le moine chaste. En d’autres termes, ces calomnies mourantes se raréfient mais elles ne sont pas encore mortes ; et comme il y a encore suffisamment de gens qui peuvent être retenus par ces obstacles grossiers et maladroits, il est nécessaire, jusqu’à un certain point, de déblayer le terrain. Après quoi nous considérerons ce que l’on peut appeler les obstacles réels et qui, en fait, sont généralement l’opposé même des difficultés dont on nous parle. Mais supposons que toutes ces choses soient noires avant d’en venir au fait qu’elles sont blanches.
L’accusation commune des protestants que l’Église de Rome a peur de la Bible, ne m’a jamais terrifié, comme je l’expliquerai tout à l’heure. Cela n’était pas dû à mon mérite personnel mais à mon âge et à ma situation. Car j’ai grandi dans un monde où les protestants qui venaient de prouver que Rome ne croyait pas à la Bible, étaient en train de découvrir avec émotion qu’ils n’y croyaient pas eux-mêmes. Certains essayèrent même de combiner les deux condamnations en les qualifiant d’étapes d’un progrès. L’étape suivante du progrès consistait à regimber contre son père qui avait caché un livre d’une telle valeur et d’une telle beauté, un livre que le fils se mettait alors à déchirer en mille morceaux. Je découvris de bonne heure que, dans le domaine de la stupidité, le progrès est pire que le protestantisme. Mais il arriva que la plupart des libres penseurs parmi mes amis pensèrent assez librement pour s’apercevoir que la Haute Critique était bien davantage dirigée contre le culte protestant de la Bible que contre l’autorité de Rome. Quoi qu’il en soit, ma famille et mes amis s’intéressaient davantage à la lecture des œuvres de Darwin qu’à celle du livre de Daniel, et la plupart d’entre eux considéraient les écritures hébraïques comme si c’étaient des sculptures hittites. Mais alors même il eût semblé étrange d’adorer les sculptures comme des dieux, puis de les abattre comme des idoles, tout en continuant à blâmer autrui de ne les avoir pas suffisamment vénérées. Mais là encore, il m’est difficile de savoir jusqu’à quel point mon expérience personnelle est représentative, et s’il ne serait pas utile de s’étendre sur ces préjugés et ces doutes purement protestants, au delà de mon expérience personnelle.
L’Église est un bâtiment à cent portes et jamais deux hommes n’y pénètrent exactement du même côté. Mon côté à moi était agnostique au moins autant qu’anglican, bien que j’eusse accepté pour un temps la région frontière de l’anglicanisme en assumant que ce pourrait vraiment être de l’anglo-catholicisme. Il y a là une différence d’intention ultime que l’on n’aperçoit souvent que dans l’imprécision de l’atmosphère anglaise. Ce n’est pas une différence de degré, mais de but défini. Aussi bien dans la Haute Église que dans la Basse Église, il y a des gens dont la seule préoccupation est de sauver l’Église anglicane. Certains d’entre eux s’imaginent qu’elle peut être sauvée en l’appelant catholique, ou en la rendant catholique, ou en croyant qu’elle est catholique, mais c’est cela qu’ils veulent sauver. Quant à moi, je ne me mis pas en route avec l’intention de sauver l’Église anglicane, mais de découvrir l’Église catholique. Si les deux ne faisaient qu’un, tant mieux ; mais je ne m’étais jamais représenté le catholicisme comme un attribut étincelant ou comme une qualité à épingler sur mon église nationale, mais comme l’âme intérieure de la véritable Église, où qu’elle se trouve. On pourrait dire que l’anglo-catholicisme était simplement ma conversion incomplète au catholicisme. Je fus, néanmoins, converti d’un état originairement bien plus détaché et indéfini, d’une atmosphère sinon agnostique, du moins panthéiste et unitarienne. C’est pour cela que je trouve très difficile de considérer même sérieusement certaines propositions protestantes. Que penserait, par exemple, un homme qui a vraiment été plongé dans le « monde » de l’éternelle accusation que les traditions catholiques sont condamnées par la Bible ? Elle indique un enchevêtrement d’épreuves la tête en bas et d’arguments la queue en avant dont je n’ai jamais pu saisir le sens. Se tenant dans la rue (le rôle suprême de l’homme de la rue), le sceptique ou le païen de bon sens voit se dérouler une procession de prêtres d’un culte étrange, portant leur objet de vénération sous un dais. Certains d’entre eux sont revêtus de hautes coiffures et portent des bâtons symboliques ; d’autres portent des parchemins et des textes sacrés ; d’autres, des images saintes et des cierges allumés ; d’autres, des reliques sacrées dans des boîtes ou des coffrets, et ainsi de suite. Je puis comprendre que le spectateur s’écrie : « Tout cela n’est que de la bondieuserie ! » Je puis même comprendre que, dans un moment d’irritation, il interrompe la procession, renverse les images, déchire les parchemins, danse sur le ventre des prêtres et se livre à d’autres voies de fait du même genre. Je puis comprendre sa réflexion : « Vos porte-croix, statues, cierges, parchemins, reliques, et tout le reste, ne sont que des bêtises ! » Mais dans quelle attitude d’esprit possible accourrait-il choisir un parchemin particulier des Écritures, dans tel groupe particulier (un parchemin qui leur a toujours appartenu et qui fait partie de leur bondieuserie si c’en est une) ? Pourquoi, que diable, cet homme de la rue dirait-il que tel parchemin particulier n’est pas une blague, mais qu’il est la seule vérité qui condamne tout le reste ? Pourquoi ne serait-ce pas aussi superstitieux de vénérer les parchemins que les statues de cette procession particulière ? Pourquoi ne serait-il pas aussi raisonnable de préserver les statues que les parchemins, en vertu des principes de cette croyance particulière ? Il y a un sens à dire aux prêtres : « Le sens commun condamne vos statues et vos parchemins. » Mais leur dire : « Vos statues sont condamnées par vos parchemins ; nous allons vénérer une partie de votre procession et détruire le reste » n’a de sens d’aucun point de vue, moins encore du point de vue de l’homme de la rue.
De même, je n’ai jamais pu prendre au sérieux la crainte du prêtre comme d’une chose anormale et impie, comme d’un homme dangereux dans la maison. Pourquoi un homme qui voudrait être pervers devrait-il s’encombrer de promesses spéciales et minutieuses d’être bon ? Quelquefois il pourrait y avoir pour un prêtre une raison de se débaucher. Mais pour quelle raison un débauché deviendrait-il prêtre ? Il y a bien d’autres métiers lucratifs, dans lesquels ceux qui ont des talents éclatants pour le vice et la vilenie peuvent faire un plus brillant usage de leurs dons. Pourquoi un homme devrait-il s’encombrer de vœux que personne ne lui demande de prononcer et que lui-même ne pense pas pouvoir observer ? Un homme s’appauvrit-il dans le but de devenir avare ? Prononce-t-il un vœu de chasteté terriblement difficile à observer, rien que pour se créer un peu plus d’ennuis en ne l’observant pas ? Toutes ces images primitives et sensationnelles des péchés de Rome m’ont toujours paru stupides, même lorsque j’étais enfant ou incroyant ; et je ne puis dire comment j’en suis sorti, puisque je n’y ai jamais été mêlé. Je me souviens d’avoir demandé à quelques amis de Cambridge, gens de tradition puritaine, pourquoi, que diable, étaient-ils tellement effrayés des papistes ; pourquoi était-il dangereux d’avoir un prêtre chez soi et, pire encore, une servante irlandaise ? Pourquoi ne pas simplement manifester leur désaccord avec les papistes comme ils le faisaient avec les théosophes ou les anarchistes ? Ils semblaient heureux et choqués de ma témérité, comme si j’avais entrepris de convertir un cambrioleur ou d’apprivoiser un chien enragé. Peut-être leurs alarmes étaient-elles, au fond, plus sages que mes bravades. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas alors le moindre soupçon que le cambrioleur me convertirait. Je suis pourtant enclin à croire que là est l’intuition subconsciente de toute l’affaire. Car cela suppose ou bien que notre religion est si erronée qu’y faire allusion est mauvais pour tout le monde, ou qu’elle est si véridique que sa seule présence peut convertir qui que ce soit. Pour leur rendre justice, je dirai que la plupart d’entre eux soupçonnent confusément la seconde et non la première hypothèse.
Légèrement plus plausible que l’idée suivant laquelle les prêtres papistes recherchent simplement le mal, était celle qu’ils sont exceptionnellement prêts à faire le bien par des méthodes mauvaises. En langage vulgaire, cela veut dire que s’ils ne sont pas sensuels, ils sont toujours rusés. Il suffit d’un peu d’expérience pour détruire cette opinion ; mais avant d’avoir acquis l’expérience, j’avais des objections à formuler, même en théorie. Les théories attribuées aux Jésuites étaient, le plus souvent, conformes aux pratiques adoptées par presque tous les gens que j’ai connus. En société, presque tout le monde use de restrictions mentales, d’équivoques et même de pures inventions sans, cependant, avoir vraiment l’intention de mentir. Tout gentleman se dirait enchanté de dîner avec un importun ; toute dame s’exclamerait sur la beauté du bébé d’autrui, même si elle le trouvait aussi laid qu’un crapaud, car on ne pense pas pécher en évitant de dire des choses désagréables. Cela peut être bien ou mal, mais il est absurde de clouer au pilori une demi-douzaine de prêtres papistes pour un crime commis chaque jour par un demi-million de laïques protestants. La seule différence est que les Jésuites, préoccupés par cette question, essayaient d’établir des règles, de fixer des limites, afin de sauvegarder la vérité de la parole dans la mesure du possible, tandis que les heureux protestants ne s’en inquiétaient pas du tout et proféraient des mensonges du matin au soir avec autant d’innocente gaîté que les oiseaux chantent dans les bois. Le fait est qu’une casuistique sans loi règne dans le monde moderne parce qu’on n’a pas laissé les Jésuites établir une casuistique légitime. Mais tout homme est un casuiste ou un lunatique.
Il est vrai que cette vérité générale était obscurcie pour beaucoup par certaines assertions définies. En simple langage, je ne puis les appeler que mensonges protestants à propos de menteries catholiques. Les hommes qui les répétaient n’étaient pas forcément menteurs, puisqu’ils ne faisaient que répéter. Mais les déclarations étaient d’une nature aussi claire et précise que celles affirmant que le Pape a trois jambes, ou que Rome est située au pôle nord. Il n’y a guère plus de doute au sujet de leur nature. On entendait partout, jadis, et l’on entend souvent encore, l’affirmation positive suivante : « On enseigne aux catholiques qu’il est permis de faire quoi que ce soit dans l’intérêt de l’Église. » Cela n’est pas vrai, et il n’y a rien d’autre à dire. Cela suppose une doctrine claire, dans une institution dont les doctrines sont toujours claires ; et l’on peut prouver que c’est totalement faux. Là aussi, les critiques ne se rendent pas compte qu’ils essaient d’avoir le drap et l’argent. Ils se plaignent sans cesse que notre foi nous est présentée sur un plateau, que l’on nous enseigne ce qu’il faut croire et qu’il ne faut croire rien d’autre, que tout est consigné, à notre intention, dans des bulles et des confessions de foi. Pareilles assertions peuvent être vérifiées sous l’angle de la vérité légale et littérale ; et ainsi vérifiées, le mensonge est total. Même dans ce domaine, je fus sauvé de bonne heure en remarquant un fait curieux. Je m’aperçus que les gens les plus empressés à blâmer les prêtres qui s’appuient sur des formules rigides prennent rarement la peine de se renseigner sur ces formules elles-mêmes. Quelques-uns des tracts amusants de James Britten tombèrent entre mes mains ; cela aurait pu arriver avec n’importe quel autre tract de propagande, mais ils me mirent sur les traces de cette délicieuse littérature qu’il appelle la fiction protestante. Je découvris moi-même un peu de cette fiction en puisant dans des romans écrits par Joseph Hocking et d’autres. Je m’y intéresse ici pour illustrer un fait particulier et curieux au sujet de l’exactitude. Je ne pouvais comprendre pourquoi ces romanciers ne prenaient jamais la peine de découvrir quelques faits élémentaires se rapportant aux choses qu’ils dénonçaient. Les faits auraient pu facilement aider leur cause là où la fiction la discréditait. Il y avait beaucoup de vraies doctrines catholiques que j’eusse alors trouvées déshonorantes pour l’Église. Il y en a beaucoup qui me semblent encore pouvoir être présentées de façon déshonorante pour l’Église. Mais les ennemis de l’Église ne s’apercevaient jamais de ces pierres d’achoppement ; ils ne les recherchaient jamais. Ils ne recherchaient jamais quoi que ce soit. Ils semblaient avoir simplement élaboré dans leur cerveau un certain nombre de phrases, semblables à celles qu’une prostituée à l’esprit borné est supposée lancer à la face des gens ; et ils en demeurèrent là. Une liberté illimitée régnait ; on ne traitait nullement les questions sous l’angle des faits. Un prêtre pouvait dire n’importe quoi sur la foi, parce qu’un protestant pouvait dire n’importe quoi sur le prêtre. Ces romans étaient parsemés d’affirmations comme, par exemple, la suivante que j’ai retenue au hasard : « La désobéissance au prêtre est le seul péché pour lequel il n’y ait pas d’absolution. Nous l’appelons un cas réservé. » Évidemment, un homme qui écrit ainsi imagine simplement ce qui pourrait être ; il ne lui est jamais arrivé d’aller se renseigner si cela existe vraiment. Il a entendu l’expression « cas réservé », et envisage, dans une rêverie poétique, la signification qu’il lui donnera. Il ne va pas s’enquérir auprès du prêtre le plus proche sur le sens réel de ces mots. Il ne se donne pas la peine de le chercher dans une encyclopédie ou autre ouvrage du genre. Cela veut simplement dire que le cas est réservé aux supérieurs ecclésiastiques, et ne saurait être tranché en dernier ressort par le prêtre. Cela peut être un fait à dénoncer ; en tout cas, c’est un fait. Mais l’écrivain préfère de beaucoup condamner le produit de son imagination. N’importe quel manuel lui dira qu’il n’existe pas de péché pour lequel « il n’y a pas d’absolution » ; fût-ce désobéir au prêtre ou assassiner le Pape. Il aurait été facile de découvrir ces faits et très facile de les prendre pour point de départ d’invectives protestantes. Même au cours de cette première période, j’étais tout à fait déconcerté de voir des gens qui, tout en négligeant de contrôler leur dossier, portaient contre une institution puissante et connue des accusations de polémique et puisaient au hasard dans leur imagination. Cela ne m’encouragea pourtant pas à devenir catholique ; à cette époque, toute idée de ce genre m’aurait paru stupide. Mais cela me fit rejeter les affirmations compactes et solennelles relatives à ce que les Jésuites disaient et faisaient. Je n’acceptai pas aussi complètement que d’autres le fait bien contrôlé et généralement admis que « les catholiques peuvent faire n’importe quoi pour le bien de leur Église », parce que j’avais déjà appris à sourire de vérités également admises, telles que : « La désobéissance au prêtre est le seul péché pour lequel il n’y ait pas d’absolution. » Je n’avais jamais rêvé que la religion romaine pût être la vraie ; mais je savais que ses accusateurs, pour une raison ou pour une autre, se trompaient curieusement.
Il me semble étrange de revenir sur ces choses maintenant et de penser que j’aie jamais pu les envisager même aussi sérieusement que cela. Même alors, je n’étais pas très sérieux, et je ne l’ai certainement pas été longtemps. La dernière silhouette attardée du Jésuite se glissant derrière les rideaux et se cachant dans les armoires disparut de mon jeune esprit lorsque j’aperçus de loin, pour la première fois, feu le Père Bernard Vaughan. C’était le seul Jésuite que j’aie jamais connu en ce temps-là ; et comme on pouvait généralement l’entendre de bien loin, il semblait mal choisi pour se glisser derrière des rideaux. J’avais toujours été curieusement surpris de voir ce Jésuite soulever des tempêtes, parce qu’il évitait le jésuitisme (dans le sens journalistique j’entends), et qu’il refusait de substituer l’équivoque doucereuse et la restriction mentale à la brutalité des faits. Il choquait notre morale sournoise et confuse parce qu’il parlait de « tuer des Allemands » quand les Allemands devaient être tués. Et pas un de ces protestants qui protestaient ne songea un instant qu’ils manifestaient le même manque de sincérité équivoque qu’ils attribuaient aux Jésuites, et que le Jésuite s’exprimait avec cette franchise évidente que les protestants revendiquaient pour eux-mêmes.
Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples à côté de ceux que j’ai cités sur la Bible cachée, le prêtre dissolu et le Jésuite déloyal. Je pourrais allonger la liste des accusations démodées contre Rome et montrer comment elles m’affectèrent ou plutôt pourquoi elles ne m’affectèrent pas. Mais mon seul but, ici, est de faire remarquer, comme préliminaire, qu’elles ne m’affectèrent en aucune façon. J’eus toutes les difficultés qu’un païen pouvait avoir en devenant catholique au IVe siècle. Je ne rencontrai que très peu des difficultés qu’un protestant pouvait rencontrer, du XVIIe au XIXe siècle. Je le dois à des hommes dont j’honorerai toujours la mémoire ; à mon père et son entourage, à la tradition littéraire d’hommes comme George Macdonald, et aux universalistes de l’ère victorienne. Si je suis né loin de l’Église romaine, du moins je ne suis pas né dans le côté perdant de la querelle antipapiste, et si je n’héritai pas d’une foi pleinement civilisée, je n’héritai pas non plus d’une hostilité barbare. Les gens au milieu desquels je suis né désiraient être justes envers les catholiques, qu’ils ne comprenaient pas toujours et je ferais preuve d’ingratitude si je ne mentionnais pas le fait (comme un autre converti, d’une valeur bien plus grande que la mienne) que je suis né libre.
J’ajouterai un exemple pour illustrer cela, car il nous ouvre de plus vastes horizons. Après une longue période – je pourrais presque dire après toute une vie – j’ai enfin commencé à comprendre ce que le digne libéral ou socialiste de Balham ou de Battersea veut réellement exprimer en affirmant son internationalisme, et en disant que l’humanité devrait être préférée à l’étroitesse des nations. Il me vint soudain à l’esprit, après avoir causé avec cet homme pendant de longues heures, qu’il avait naturellement été élevé avec l’idée que les Anglais constituaient le peuple élu. Très vraisemblablement, son père ou son oncle devait sincèrement penser qu’ils étaient les dix tribus perdues. Quoi qu’il en soit, tout indiquait, depuis le journal quotidien jusqu’au sermon hebdomadaire, qu’ils étaient le sel de la terre et, plus spécialement, qu’ils étaient le sel de la mer. Son peuple n’avait jamais pensé autrement qu’en fonction de la nationalité britannique. Ils faisaient partie d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais et peut-être ne se levait jamais. Leur Église était, de toute évidence, l’Église anglicane, même si ce n’était qu’une chapelle. Leur religion était la Bible, qui accompagnait partout l’Union Jack. Quand je vis cela, je compris toute l’histoire. Voilà pourquoi ils étaient surexcités par la théorie excessivement peu brillante de l’internationalisme. Voilà pourquoi la fraternité des nations qui, pour moi, était un truisme, était pour eux un coup de clairon. Voilà pourquoi il semblait si émouvant et paradoxal de dire que nous devons aimer les étrangers ; cela impliquait le divin paradoxe de l’amour pour ses ennemis. Voilà pourquoi les internationalistes projetaient constamment des députations et des visites aux capitales étrangères, des conversations à cœur ouvert, des mains tendues au-dessus des mers. Il était merveilleux de découvrir que les étrangers avaient des mains et même un cœur. Il y avait, dans cet engouement, une sorte de cri étouffé : « Regardez ! Les Français aussi ont deux jambes ! Voyez ! Les Allemands ont un nez au même endroit que nous ! » Le catholique, surtout le catholique de naissance, ne peut jamais saisir cette attitude parce que, dès le début, sa religion tout entière est enracinée dans l’unité de la race d’Adam, la seule et unique race choisie. Il est loyal à son propre pays ; il lui est même d’ordinaire ardemment loyal, semblables affections locales étant, sous un autre angle, très naturelles à sa vie religieuse avec ses sanctuaires et ses reliques. Mais, tout comme les reliques se modèlent sur la religion, ainsi les loyalismes locaux s’encadrent dans la fraternité universelle de tous les hommes. Le catholique dit : « Naturellement, nous devons aimer tous les hommes ; mais tous les hommes, qu’aiment-ils ? Ils aiment leur pays, leurs frontières légales, ils chérissent la mémoire de leurs ancêtres. La justification du nationalisme est dans son caractère normal. » Mais le patriote protestant n’a jamais envisagé un patriotisme autre que le sien. En ce sens, le protestantisme est un patriotisme. Malheureusement, il n’est que du patriotisme. Il en part et ne va jamais plus loin. Nous partons du genre humain et allons au delà, vers toute la variété des amours et des traditions de l’humanité. Il n’y eut jamais d’étincelle plus flamboyante que celle qui illumina les derniers moments de l’une des plus glorieuses figures protestantes et anglaises, l’une des plus protestantes et l’une des plus anglaises. Car tel est le sens de cette phrase de Miss Cavell, elle-même la plus noble martyre de notre religion nationaliste moderne, quand le rayon même du soleil blanc de la mort illumina le fond de son esprit et qu’elle s’écria à haute voix, comme si elle venait, à l’heure même, de découvrir quelque chose : « Je vois maintenant que le patriotisme n’est pas suffisant. »
Il y avait ceci de commun entre le catholicisme de mon adoption et le libéralisme de ma naissance : aucun des deux n’eût jamais imaginé un instant que le patriotisme était suffisant. La femme anglaise est fréquemment apparue dans l’histoire comme une héroïne, mais c’est généralement en affrontant et bravant des étrangers et des sauvages, non en voyant en eux des camarades et des égaux. Les dernières paroles de l’infirmière anglaise martyrisée en Belgique ont souvent été citées par des gens épris de cosmopolitisme, mais ces gens sont les derniers à pouvoir en comprendre le véritable sens. Ils s’efforcent habituellement de prouver, non que le patriotisme est insuffisant, mais qu’il est beaucoup trop. Des centaines de personnes dans les pays protestants, parmi les plus héroïques et les plus cultivées, pensent vraiment qu’il soit suffisant d’être patriote. Le plus négligent et cynique des catholiques en sait plus long, ainsi, d’ailleurs, que le plus vague et le plus visionnaire des universalistes. De toutes les difficultés protestantes que je trouve ici difficile d’imaginer, celle-ci est peut-être la plus commune et, à maint égard, la plus louable : le fait qu’un sujet britannique normal commence par être tellement britannique. Par accident, ce ne fut pas mon cas. La tradition dont je fus témoin dans ma jeunesse, les vérités simples, trop simples, héritées de Priestly et de Martineau, renfermaient quelque chose de cette grandiose généralisation sur les hommes en tant qu’hommes qui, dans le cas du premier de ces grands hommes, affronta les clameurs du chauvinisme des guerres contre la France et brava même la légende de Trafalgar. À cette tradition est dû le fait – est-ce un avantage ou un inconvénient ? – qu’il m’est impossible d’analyser convenablement les vertus les plus héroïques d’un frère de Plymouth dont le seul centre est à Plymouth. Car ce rationalisme, aussi déficient qu’il soit, commença il y a longtemps dans la même civilisation centrale où l’Église elle-même prit naissance ; s’il a échoué dans l’Église, il débuta jadis dans la République : dans un monde où tous les drapeaux et toutes les frontières étaient inconnus ; où toutes les institutions d’État et toutes les sectes nationales étaient inimaginables ; un vaste univers cosmopolite qui n’avait jamais entendu le nom de l’Angleterre ou conçu l’image d’un royaume séparé et en guerre ; dans cette grande paix païenne qui fut la source de tous les mystères, qui avait oublié les cités libres et n’avait pas rêvé de petites nationalités ; qui ne connaissait que l’humanité, le humanum genus, et le nom de Rome.
L’Église catholique aime les nations comme elle aime les hommes ; car elles sont ses enfants. Mais elles sont, certes, ses enfants dans le sens qu’elles lui sont postérieures. C’est là un excellent exemple d’un sophisme qui brouille souvent la discussion au sujet du converti. Ceux-là mêmes qui qualifient le converti de perverti, et spécialement de traître au patriotisme, renversent souvent leur mode d’attaque, insinuant qu’on le force à croire ceci ou cela. Mais la véritable question n’est pas ce qu’on fait croire à quelqu’un mais ce qu’il doit croire, ce qu’il ne peut s’empêcher de croire. Il ne peut refuser de croire à un éléphant quand il en a vu un ; et il ne peut traiter l’Église comme un enfant quand il a découvert qu’elle est sa mère. Elle n’est pas seulement sa mère mais la mère de son pays, car elle est beaucoup plus âgée et plus originelle que son pays. Elle est une telle mère non d’un point de vue sentimental mais historique. Il ne peut penser une chose quand il sait le contraire. Il ne peut penser que le christianisme fut inventé par Penda de Mercie, qui dépêcha des missionnaires au païen Augustin et au rude et barbare Grégoire. Il ne peut penser que l’Église naquit au sein de l’Empire britannique, et non de l’Empire romain. Il ne peut penser que l’Angleterre existait, avec son cricket, sa chasse au renard et sa traduction de la Bible, quand Rome fut fondée ou quand le Christ vint au monde. Il est inutile de parler de sa « liberté » de croire ces choses. Il est exactement aussi libre d’y croire qu’il l’est de croire que les chevaux ont des plumes ou que le soleil est de couleur vert-feuille. Il ne peut y croire une fois qu’il comprend ce que cela veut dire et, parmi ces choses-là, il y a l’idée que les exigences nationales sur un bon patriote sont, de par leur nature, plus absolues, plus anciennes et plus autoritaires que les exigences de toute la culture religieuse qui, la première, a délimité les frontières et sacré les rois. Cette culture religieuse l’encourage, certes, à combattre jusqu’au bout pour son pays, comme pour sa famille. Mais il en est ainsi parce que la culture religieuse est généreuse, pleine d’imagination, humaine et qu’elle sait que les hommes ne peuvent se passer de liens intimes et individuels. Mais ces loyalismes secondaires sont secondaires dans l’ordre du temps et de la logique par rapport à la loi morale universelle qui les justifie. Et si le patriote est assez fou pour forcer la décision contre la tradition universelle d’où dérive son propre patriotisme, s’il persiste à réclamer la priorité sur la loi primitive du monde entier, alors il aura mérité la réponse, pulvérisante de franchise, du livre de Job. Car, comme Dieu dit à l’homme : « Où étiez-vous quand les fondations du monde furent jetées ? » nous pourrions tout aussi bien dire à la nation : « Où étiez-vous quand les fondations de l’Église furent jetées ? » Et la nation ne saura pas répondre – même si elle le désirait – mais sera forcée de mettre sa main devant sa bouche, ne serait-ce que comme celui qui bâille et qui s’endort.
J’ai choisi ce cas particulier du patriotisme parce qu’il se rapporte au moins à une émotion à laquelle je crois profondément et que je ressens avec force. J’ai toujours fait de mon mieux pour le défendre, bien que j’aie, quelquefois, été suspect de sympathie pour le patriotisme d’autrui en plus du mien. Mais je ne vois pas comment il peut être défendu sinon comme faisant partie d’une plus vaste morale ; et la morale catholique est une des quelques rares grandes morales qui sont maintenant prêtes à le défendre. Mais l’Église le défend comme l’un des devoirs de l’homme et non comme l’unique devoir de l’homme, à l’instar de la théorie prussienne de l’État et, trop souvent, de la théorie britannique de l’Empire. En cela, le catholique s’appuie, exactement comme l’unitarien universaliste s’appuyait, sur le fait réel d’une unité humaine antérieure à toutes ces saines et naturelles divisions humaines. Mais il est absurde de considérer l’Église comme une nouvelle conspiration contre l’État, quand l’État était, récemment encore, une nouvelle expérience s’élevant au sein de l’Église. Il est absurde d’oublier que l’Église elle-même fut l’objet des premiers loyalismes d’hommes qui n’avaient pas encore conçu l’idée de fonder un État national et séparé ; que, véritablement, la foi n’était pas seulement la foi de nos pères, c’était la foi de nos pères avant même qu’ils aient donné un nom à notre patrie.
CHAPITRE TROISIÈME
Les obstacles réels
Dans le chapitre précédent, j’ai traité de façon préliminaire du cas protestant dans le sens conventionnel de controverse. J’ai parlé des objections que, très tôt, je soupçonnais être des préjugés, et que, maintenant, je sais être des préjugés. Finalement, j’ai longuement traité ce que je crois être le plus noble des préjugés du protestantisme : celui qui est simplement basé sur le patriotisme. Je ne pense pas que le patriotisme soit nécessairement un préjugé ; mais je suis tout à fait sûr qu’il doit être un préjugé et rien autre qu’un préjugé, à moins qu’il ne soit corroboré par quelque morale commune. Un patriotisme qui ne permet pas aux autres d’être patriotes n’est pas une chose morale, mais immorale. Toutefois, même un tel préjugé de tribu est plus respectable que la plupart des ragots de calomnies malodorantes et de bêtise que je suis obligé de placer en premier lieu, comme étant la politique officielle d’opposition à l’Église. Ces histoires malodorantes semblent fort importantes à ceux qui sont résolus à se tenir à l’écart de l’Église. Je ne crois pas qu’elles aient jamais eu de l’importance pour quiconque commençait à se rapprocher d’elle. Quand un homme voit vraiment l’Église, même s’il n’aime pas ce qu’il voit, il n’y trouve pas ce qu’il s’attendait à ne pas aimer. Même s’il veut la détruire, il n’est plus capable de la calomnier ; bien que sa vue lui inspire la haine, ce qu’il voit n’est pas ce qu’il pensait voir ; à la place, il peut acquérir une nouvelle passion, mais il perd son ancien préjugé. Il voit tomber la sainte armure de son invincible ignorance ; il ne peut jamais être aussi stupide de nouveau. Si son esprit est alerte, il peut sans doute d’une façon ou d’une autre, mettre en ordre ses nouveaux motifs et même tenter de les rattacher à sa tradition perdue. Mais la chose qu’il hait est là ; et le chapitre précédent était entièrement consacré à l’étude des choses qui ne sont pas là.
Les vrais motifs sont presque à l’opposé des motifs admis. Les vraies difficultés sont presque à l’opposé des difficultés admises. Cela est lié, naturellement, à un fait général, maintenant important et évident, mais pas encore nettement saisi et reconnu. Le dossier tout entier du protestantisme contre le catholicisme a été complètement retourné et va maintenant dans la direction opposée. Non seulement le monde moderne a acquitté l’Église pratiquement de tous les crimes dont la Réforme l’accusait, mais il l’a, en fait, accusée du crime opposé. C’est comme si les réformateurs eussent attaqué le Pape pour son avarice, et que le tribunal, non seulement l’eût acquitté, mais qu’il eût condamné son extravagance à gaspiller l’argent parmi ceux qui l’attaquaient. Le principe du protestantisme moderne semble être qu’aussi longtemps que nous continuerons à crier : « Que le Pape aille au diable ! », les opinions pourront entièrement différer à l’effet de savoir s’il devrait aller dans l’enfer des avares ou dans celui des prodigues. C’est ce qu’on entend par christianisme ouvert et par l’idée qu’il y a place côte à côte pour bien des divergences d’opinion. Quand le réformateur affirme que les principes de la Réforme autorisent différents points de vue, il veut dire qu’ils autorisent l’universaliste à blâmer Rome parce qu’elle attache trop d’importance à la prédestination, et le calviniste à la blâmer parce qu’elle n’en attache pas assez. Il veut dire qu’il y a place, dans cette heureuse famille, pour l’antipapiste qui trouve l’idée du purgatoire trop compatissante, et cet autre antipapiste qui trouve l’idée de l’enfer trop dure. Il veut dire que la même description peut, en quelque sorte, s’appliquer au partisan de Tolstoï qui blâme les prêtres parce qu’ils permettent le patriotisme, et au conservateur outrancier qui blâme les prêtres parce qu’ils représentent l’internationalisme. Après tout, le but essentiel du christianisme authentique est de blâmer les prêtres ; et qui prétendrons-nous être pour fixer des limites dogmatiques étroites aux divers moyens par lesquels des gens de tempérament différent peuvent désirer les blâmer ? Pourquoi permettrons-nous à une froide difficulté de logicien, appelée en termes techniques une contradiction dans les termes, de s’interposer entre nous et la chaleureuse et large fraternité humaine de tous ceux qui sont remplis d’une aversion sincère et sans ambages envers leur prochain ? La religion jaillit du cœur, non du cerveau ; et aussi longtemps que nos cœurs débordent de haine pour toutes les choses que nos pères ont aimées, nous pouvons continuer sans cesse de nous contredire mutuellement au sujet de ce qui doit être haï.
Telle est la teneur de l’attaque moderne, plus large et plus libérale, contre l’Église. Elle est tout à fait incompatible avec la vieille attaque doctrinale, mais elle ne se propose nullement de perdre les avantages dérivant de n’importe quel genre d’attaque. D’une manière plus ou moins analogue on découvrira que les difficultés réelles d’un converti moderne sont à l’opposé de celles que les protestants plus anciens prétendaient être. Les tracts protestants n’atteignent pas, même de loin, les hésitations réelles qu’il éprouve ; et souvent les tracts catholiques eux-mêmes se préoccupent trop de répondre aux tracts protestants. En fait, si l’on peut vraiment affirmer, en un sens, que les prêtres et les propagateurs du catholicisme sont en retard sur leur temps, c’est parce qu’ils continuent, quelquefois, à fouetter un cheval mort et à tuer une hérésie longtemps après qu’elle s’est tuée elle-même. Néanmoins, si on le comprend bien, cela même est un défaut de chevalerie. Le prédicateur et même le persécuteur attachent à l’hérésie plus d’importance qu’elle ne le mérite ; l’inquisiteur a plus de respect pour l’hérésie que les hérétiques eux-mêmes. Il n’en est pas moins vrai que les motifs de doute et de crainte qui envahissent le converti, et quelquefois le paralysent au seuil de la conversion, n’ont absolument rien à voir avec cette vieille moisson de calomnies grossières et de mensonges, et en sont souvent juste à l’opposé.
Je dirai, en résumé, qu’il n’est plus effrayé des vices, mais qu’il est très effrayé des vertus du catholicisme. Il a, par exemple, tout oublié de la vieille imbécillité des mensonges sournois du confessionnal, dans sa crainte vive et légitime de la bonne foi du confessionnal. Il ne recule pas devant son manque de sincérité, mais devant sa sincérité ; et cette attitude n’est pas nécessairement dépourvue de bonne foi. Le réalisme est une véritable pierre d’achoppement ; il est naturel de l’éviter ; la plupart des réalistes modernes s’arrangent tout juste pour y tenir parce qu’ils ont soin d’user de leur réalisme à l’encontre des autres. Il est assez proche du sacrement de pénitence pour en découvrir le réalisme, mais pas encore assez proche pour découvrir ce qu’il y a en lui de raisonnable et de conforme au sens commun. La plupart de ceux qui sont passés par cette expérience ont un certain droit de dire, comme le vieux soldat à son camarade ignorant : « Oui, j’étais effrayé ; et si tu subissais la moitié de ma frayeur, tu t’enfuirais. » Peut-être vaut-il mieux que les gens passent par cette étape pour se rendre compte qu’il n’y a vraiment pas lieu d’être effrayé. En tout cas, je n’ajouterai presque rien ici à cet exemple, car j’ai le sentiment que l’absolution, comme la mort et le mariage, est une chose que l’homme doit découvrir pour lui-même. Il suffit de dire que ceci est peut-être la confirmation suprême du fait que la foi est un paradoxe qui se mesure mieux du dedans que du dehors. Si cela s’applique à la plus petite église, cela s’applique mieux encore au minuscule confessionnal, qui est comme une église dans l’église. C’est presque une bonne chose que personne de l’extérieur ne puisse connaître la gigantesque générosité et même la douceur que peut renfermer une boîte, comme l’écrin légendaire renfermant le cœur du géant. C’est un sujet de satisfaction et presque de plaisanterie que cette montagne de magnanimité ne puisse être trouvée que dans un coin obscur et un espace restreint !
Il en est de même de tous les autres points d’attaque, spécialement les plus anciens. L’homme qui a avancé aussi loin sur la route a, depuis longtemps, abandonné l’idée que le prêtre le forcera à renoncer à sa volonté. Mais il n’est pas irraisonnablement désolé en constatant jusqu’à quel point il peut être amené à employer sa volonté. Il n’est pas effrayé de ce que, après avoir pris cette drogue, il sera désormais irresponsable. Mais il est fort effrayé de ce qu’il sera responsable. Il y aura quelqu’un vis-à-vis de qui il sera responsable, et il saura ce dont il est responsable : deux circonstances peu avantageuses que ses camarades mieux partagés ont, de nos jours, totalement évitées. Il y a naturellement beaucoup d’autres exemples du même principe, à savoir qu’il y a une période de doute aigu qui, strictement parlant, est une crainte plutôt qu’un doute, puisqu’en certains cas au moins (comme je le ferai remarquer ailleurs) le doute diminue à mesure que la crainte augmente.
Quoi qu’il en soit, les doutes ne sont presque jamais du genre suggéré par l’habituelle propagande anticatholique ; et il est certainement temps que semblables propagandistes envisagent le problème réel. Le catholique est rarement effrayé de l’image protestante du catholicisme, mais il est quelquefois effrayé de l’image catholique du catholicisme, ce qui pourrait être un bon motif pour ne pas trop souligner les parties difficiles ou énigmatiques du système. Dans l’intérêt du converti, il faut aussi rappeler qu’une sotte parole prononcée de l’intérieur fait plus de mal que cent mille sottes paroles venant de l’extérieur. Ces dernières, il a déjà appris à s’y attendre, comme à la pluie ou à la grêle qui s’abat aveuglément sur l’arche ; quant aux voix de l’intérieur, même les plus ordinaires et les plus accidentelles, il est déjà préparé à les considérer comme saintes ou plus qu’humaines ; et bien que cela ne soit pas équitable à l’égard de gens qui professent d’être de simples mortels, c’est un fait que les catholiques devraient se rappeler. Beaucoup de convertis ont atteint un point où rien de ce que pourrait dire un protestant ou un païen ne les empêcherait de s’unir au catholicisme. Seul un mot d’un catholique les en empêcherait.
Il est tout à fait faux, selon mon expérience, que les Jésuites ou autres prêtres importunent et persécutent les gens pour en faire des prosélytes. On ne peut avoir aucune idée au sujet de toute cette histoire si l’on ignore qu’au cours de ces journées sombres, longues et indécises, c’est l’homme qui se persécute lui-même. L’apparente inaction du prêtre peut ressembler parfois à l’immobilité statuesque du pêcheur à la ligne ; semblable attitude n’est pas étrangère aux fonctions d’un pêcheur d’hommes. Mais elle est très rarement impatiente ou prématurée et la personne visée est suffisamment isolée pour s’apercevoir que rien de purement extérieur ne tourmente sa liberté. Les laïcs sont probablement moins prudents, car, dans la plupart des sectes, le laïc ecclésiastique est plus ecclésiastique qu’il n’est bon de l’être, et certainement beaucoup plus ecclésiastique que les ecclésiastiques eux-mêmes. D’après mon expérience, un amateur est beaucoup plus porté à se fâcher qu’un professionnel ; et s’il se montre irrité devant la lenteur du processus de la conversion ou l’inconsistance de l’étape intermédiaire, il peut faire beaucoup de mal, d’un genre que, moins que tout autre, il n’a l’intention de faire. Pour citer mon cas, j’ai enregistré un léger recul chaque fois qu’un individu irresponsable prétendait activer les choses. En pratique, il est utile de témoigner de ces faits qui peuvent guider le converti quand, à son tour, il commencera à convertir les autres. Nos ennemis ne savent réellement plus comment attaquer la foi, mais cela n’est pas une raison pour que nous ne sachions pas comment la défendre.
Cependant, même cet avis banal exprimé incidemment constitue un rappel de ce qui a déjà été noté : je veux dire le fait que quelles que soient les angoisses du catholique, elles sont juste à l’opposé des avertissements du protestant. Mon expérience personnelle m’a fait remarquer ici que ce n’est généralement pas le prêtre, mais bien plus souvent le laïc qui parcourt ostensiblement la terre et la mer pour faire un prosélyte. La moindre expérience du laïc militant fait s’évanouir tous les étranges chuchotements insinuant l’horreur d’avoir un prêtre à la maison, comme s’il était une espèce de vampire ou un monstre essentiellement différent de l’humanité. Le prêtre accomplit sa tâche mais c’est surtout son coreligionnaire séculier qui est enclin à l’expliquer et à en parler. Je ne fais pas d’objection au prosélytisme des laïcs, car je n’ai jamais pu comprendre, même quand j’étais pratiquement un païen, pourquoi un homme devrait s’abstenir de faire valoir ses opinions, s’il le désirait, et telle opinion autant que n’importe quelle autre. Je n’irai pas me plaindre de l’énergie évangélisatrice de M. Hilaire Belloc ou de M. Eric Gill, ne fût-ce que parce que je lui dois les conversations les plus intelligentes de ma jeunesse. Ce genre d’homme-là fait du prosélytisme de cette manière-là ; mais la caricature conventionnelle se trompe, une fois de plus, quand elle le représente toujours en soutane. On ne répand pas le catholicisme par des artifices professionnels particuliers, ou par des intonations, des signes secrets ou des cérémonies. Le catholicisme est répandu par les catholiques, mais certainement pas, dans la vie privée tout au moins, par les prêtres catholiques exclusivement. Je cite ici cet exemple parmi une centaine d’autres, simplement pour montrer, une fois de plus, que l’ancienne version traditionnelle des terreurs de la Papauté était presque toujours erronée, même quand elle aurait pu être exacte. Un homme peut dire, s’il le veut, que le catholicisme est l’ennemi ; et, de son point de vue, il peut énoncer ainsi une vérité spirituelle profonde. Mais s’il dit que le cléricalisme est l’ennemi, il ne fait que répéter une rengaine.
Suivant mon expérience, le converti passe ordinairement par trois phases ou états d’âme. Le premier est quand il s’imagine entièrement détaché, ou même entièrement indifférent, dans le sens ancien de l’expression, comme les juges dont il est question dans le livre de la Prière Commune, qui administrent la justice « véridiquement et indifféremment ». Certains modernes désinvoltes admettraient probablement que nos juges administrent la justice très indifféremment. Mais le sens plus ancien était légitime et même logique et c’est celui-là qui s’applique ici. La première phase est celle du jeune philosophe qui estime devoir être juste envers l’Église de Rome. Il désire lui rendre justice, principalement parce qu’il voit qu’elle est victime d’injustice. À l’époque où je faisais partie de l’équipe du Daily News, le grand organe libéral des non-conformistes, je me souviens avoir pris la peine de dresser une liste de quinze inexactitudes que j’avais moi-même découvertes, dans une dénonciation de Rome par MM. Horton et Hocking. Je notais, par exemple, que c’était un non-sens de dire que les « covenantaires » avaient combattu pour la liberté religieuse, alors que leur « covenant » dénonçait la tolérance religieuse ; qu’il était faux de dire que l’Église exigeait uniquement l’orthodoxie et était indifférente à la morale, car si cela devait s’appliquer à quelqu’un, c’est, de toute évidence, aux partisans du salut par la foi, et non à ceux du salut par les œuvres ; qu’il était absurde d’affirmer que les catholiques introduisaient une horrible sophistique en disant qu’un homme peut quelquefois mentir, puisque tout homme, ayant gardé un grain de bon sens, sait qu’il mentira pour sauver un enfant des tortionnaires chinois ; que la phrase de Ward citée à ce sujet : « Mettez-vous en tête qu’il vous est permis de mentir et puis mentez comme un soudard », ne s’applique nullement ici, car l’argument de Ward s’opposait à l’équivoque ou à ce que les gens appellent jésuitisme. Il voulait dire : « Quand l’enfant se cache vraiment dans une armoire et que les tortionnaires chinois le poursuivent vraiment avec des pinces rougies au feu, alors (et seulement alors) soyez assurés que vous avez le droit de tromper et n’hésitez pas à mentir ; mais ne vous abaissez pas à dire des phrases équivoques. Ne prenez pas la peine de dire : « L’enfant est dans une maison de bois non loin d’ici », c’est-à-dire l’armoire ; mais dites que l’enfant est au zoo de Chiswick ou de Chimbora, ou n’importe quel autre lieu de votre choix. » J’ai découvert les notes minutieuses que j’avais rédigées depuis si longtemps au sujet de tous ces arguments, pour goûter simplement le plaisir logique de démêler une injustice intellectuelle. Je n’avais pas plus l’idée de devenir catholique que de devenir cannibale. J’imaginais que je faisais simplement observer que justice devrait être rendue même aux cannibales. J’imaginais que je notais certains mensonges en partie pour m’en amuser et en partie par respect pour la vérité. En fait, jetant un coup d’oeil rétrospectif sur ces notes (que je n’ai jamais publiées), il me semble que je me suis donné une peine considérable si je considérais vraiment le sujet comme une bagatelle ; et me mettre en peine n’a certainement jamais été ma faiblesse particulière. Il me semble que quelque chose de subconscient me travaillait déjà et faisait que je m’intéressais davantage aux mensonges se rapportant à ce sujet particulier, qu’aux mensonges relatifs à la liberté du commerce, au suffrage des femmes ou à la Chambre des Lords. Quoi qu’il en soit, cela fut la première étape de mon propre cas et, je pense, de beaucoup d’autres cas ; je désirais simplement défendre les papistes des calomnies et de l’injustice, non pas (consciemment du moins) parce qu’ils détenaient une vérité particulière quelconque, mais parce qu’ils étaient victimes d’une accumulation particulière d’erreurs. La seconde étape est celle pendant laquelle le converti commence à devenir conscient non seulement des erreurs mais des vérités, et s’intéresse énormément à en découvrir beaucoup plus qu’il ne l’aurait jamais soupçonné. Ceci n’est pas tant une étape qu’un progrès ; il se poursuit assez rapidement, bien qu’il se prolonge souvent. Il consiste à découvrir un très grand nombre d’idées vivantes et intéressantes dans la philosophie catholique, à s’apercevoir que beaucoup d’entre elles s’imposent spontanément à ses sympathies, et que même celles qu’il n’accepterait pas contiennent une explication justifiant leur acceptation. Ce processus, que l’on pourrait appeler la découverte de l’Église catholique, est peut-être la partie de l’opération la plus agréable et la plus claire : plus facile que l’union à l’Église catholique et beaucoup plus facile que la tentative de vivre la vie catholique. C’est comme la découverte d’un nouveau continent rempli de fleurs étranges et d’animaux fantastiques, qui se trouve être à la fois sauvage et hospitalier. Rendre compte pleinement de ce procédé équivaudrait simplement à discuter, à tour de rôle, une cinquantaine d’idées et d’institutions catholiques. Je ferai observer qu’une bonne partie de ce processus peut se comparer à un travail de traduction : découvrir le sens exact des mots que l’Église emploie correctement et que le monde emploie d’une manière erronée. Par exemple, le converti découvre que « scandale » ne signifie pas « commérages » ; et que le péché de causer du scandale ne signifie pas qu’il soit toujours pervers de faire jaser de sottes vieilles femmes. Scandale signifie scandale, ce qu’il signifiait originairement en grec et en latin : faire tomber le prochain quand il essaye d’être bon. Ou bien il découvrira que des phrases comme « conseil de perfection » ou « péché véniel », qui ne signifient rien du tout dans les journaux, signifient quelque chose de très intelligent et intéressant dans les manuels de théologie morale. Il commence par se rendre compte que c’est le monde séculier qui altère le sens des mots, et il se forme en lui une vision palpitante de l’immortalité de fer de la messe latine. Ce n’est pas une question de différence entre une langue morte et une langue vivante, dans le sens d’une langue éternelle. C’est une question de différence entre une langue morte et une langue mourante, une langue qui dégénère irrémédiablement. Ces aperçus sans nombre des grandes idées, qui lui ont été cachés par les préjugés de sa culture provinciale, constituent la deuxième étape, aventureuse et d’aspect multiple, de sa conversion. Dans un sens large, c’est l’étape au cours de laquelle l’homme essaye de ne pas se convertir.
Il s’est trop rapproché de la vérité, et il a oublié que la vérité est un aimant, possédant le pouvoir d’attirer et de repousser. Il est envahi par une espèce d’effroi et il sent sa bêtise d’avoir patronné le « papisme » quand il aurait dû prendre conscience de la réalité de Rome. Il découvre un fait étrange et alarmant, qui est peut-être impliqué dans l’intéressante conférence de Newman sur Blanco-White et les deux manières d’attaquer le catholicisme. En tout cas, c’est une vérité que Newman et chaque autre converti a probablement trouvée sous une forme ou une autre. Il est impossible d’être juste vis-à-vis de l’Église catholique. Du moment où les hommes cessent de l’attaquer, ils se sentent attirés vers elle. Du moment où ils cessent de la huer, ils commencent à l’écouter avec plaisir. Du moment où ils essayent d’être équitables à son égard, ils commencent à l’affectionner. Mais quand cette affection a dépassé un certain point, elle commence à se parer de la grandeur tragique et menaçante d’une grande affaire d’amour. L’homme éprouve exactement la même impression de s’être engagé ou compromis ; d’avoir, en un certain sens, été pris au piège, même s’il est content de l’avoir été. Mais, pour un temps considérable, il est moins content que simplement terrifié. Il est possible que cette expérience psychologique réelle ait été mal comprise par des gens stupides et soit responsable de ce qui reste de la légende faisant de Rome un simple piège. Mais cette légende manque totalement le but psychologique. Ce n’est pas le Pape qui a posé le piège ou les prêtres qui l’ont amorcé. Le point essentiel du problème est que le piège est simplement la vérité. Le point essentiel est que l’homme lui-même a fait son chemin vers le piège de la vérité, et non le piège qui a couru après l’homme. Il a parcouru toutes les étapes, à l’exception de la dernière, avec empressement, de son propre gré, mû par l’attrait de la vérité ; et si la dernière étape ou le dernier stade l’alarme, c’est parce que la vérité apparaît si clairement ! Si je puis me référer une fois de plus à mon expérience personnelle, je puis dire que je ne fus jamais moins troublé par des doutes que dans la dernière phase, quand je fus troublé par des craintes. Avant cette épreuve finale, j’avais été détaché et prêt à considérer toute espèce de doctrine avec un esprit ouvert. Depuis que cette épreuve a abouti à une décision, j’ai subi toutes sortes de changements d’humeur ; et je crois éprouver pour les doutes et les difficultés plus de sympathie qu’auparavant. Mais je n’avais ni doutes ni difficultés juste avant. J’avais seulement des craintes, des craintes de quelque chose qui a l’irrévocabilité et la simplicité du suicide. Mais plus je rejetais la chose au fond de mon esprit, plus je devenais sûr de la nature de cette chose. Et par un paradoxe qui ne m’effraye pas maintenant le moins du monde, il peut se faire que je n’éprouve jamais de nouveau la même assurance absolue de la véracité de la chose, telle que je l’ai éprouvée quand je faisais un dernier effort pour la rejeter.
Il y a un post-scriptum ou un point moins important à ajouter ici à ce paradoxe. Je sais que beaucoup le comprendront mal. Le fait de devenir catholique élargit l’esprit. Il élargit spécialement l’esprit au sujet des raisons qui poussent à devenir catholique. Se tenant au point de rencontre de toutes les routes, un homme peut abaisser son regard sur chacune des routes en particulier et se rendre compte qu’elles viennent de tous les coins des cieux. Aussi longtemps qu’il poursuit sa course sur sa propre route, c’est la seule route qu’il puisse voir et parfois même imaginer. Par exemple, beaucoup de ceux qui ne sont pas encore catholiques se font appeler médiévistes. Mais un homme qui est seulement médiéviste élargit considérablement ses horizons en devenant catholique. Je suis moi-même médiéviste de cœur en ce sens que j’estime que la vie moderne a beaucoup à apprendre de la vie médiévale ; que les corporations forment un meilleur système social que le capitalisme ; que les frères mendiants sont bien moins dangereux que les philanthropes. Mais je suis un médiéviste beaucoup plus raisonnable et modéré que lorsque j’étais seulement médiéviste. Par exemple, j’estimais nécessaire d’opposer sans cesse l’architecture gothique à l’architecture grecque, parce qu’il était nécessaire de soutenir les chrétiens contre les païens. Mais maintenant, je n’éprouve plus ce genre d’embarras et je sais ce que Coventry Patmore voulait dire quand il affirmait avec calme qu’il aurait été tout aussi catholique de décorer sa cheminée avec la Vénus de Milo qu’avec un portrait de la Vierge. En tant que médiéviste, je suis encore plus fier du gothique ; mais, en tant que catholique, je suis fier du baroque. Cette intensité qui semble presque étroite parce qu’elle converge sur un point, comme une fenêtre du Moyen Âge, est fort représentative de la dernière concentration qui arrive juste avant la conversion. À la dernière minute, le converti a souvent la sensation de regarder à travers une fenêtre de lépreux. Il regarde par une petite crevasse ou un trou tortueux qui semble devenir plus petit quand il le fixe ; mais c’est une ouverture qui mène à l’autel. C’est seulement quand il a pénétré dans l’Église, qu’il découvre que l’Église est beaucoup plus vaste au dedans qu’au dehors. Il a laissé derrière lui l’asymétrie des fenêtres de lépreux et même, en un sens, l’étroitesse des portes gothiques ; et le voici sous de vastes dômes aussi ouverts que la renaissance et aussi universels que la république du monde. Il peut dire en un sens inconnu à tous les hommes modernes certaines paroles anciennes, pleines de sérénité : Romanus civis sum ; je ne suis pas esclave.
Il est, toutefois, à noter pour le moment, qu’il existe généralement un intervalle d’intense nervosité, c’est le moins qu’on puisse dire, avant de recevoir en partage cet héritage normal. Il s’agit, jusqu’à un certain point, d’une crainte qui accompagne toutes les décisions tranchantes et irrévocables. Dans les vieilles plaisanteries, on fait souvent allusion à la nervosité du fiancé au moment du mariage, ou du conscrit qui ramasse sa prime et s’enivre, partiellement en guise de célébration, mais partiellement aussi dans le but d’oublier. Il s’agit ici de la crainte d’un sacrement plus total et d’une armée plus puissante. La nature même de son cas l’a fait, depuis longtemps, abandonner l’idée simple et maladroite que le sacrement l’empoisonnera ou que l’armée le tuera. Il a probablement dépassé le point, qu’il faut généralement franchir à un moment donné, où l’on se demande si toute cette affaire ne serait pas une supercherie qui inspire confiance parce qu’elle est extraordinairement intelligente et ingénieuse. Il n’est pas encore dans l’état qui peut être appelé la dernière phase du doute réel. Je veux parler de cet état dans lequel il se demande si la chose que tout le monde trouve trop mauvaise pour être tolérée n’est pas trop bonne pour être vraie. Ici encore le principe qui revient périodiquement est présent ; et l’obstacle se trouve à l’opposé même de celui que la propagande protestante a mis en relief. S’il a encore l’impression d’être pris dans un piège, il n’a plus l’impression d’être victime d’une supercherie. Il n’est pas effrayé de découvrir l’Église mais plutôt d’être découvert par l’Église.
Cette note sur les phases de la conversion est nécessairement très insuffisante et inadéquate. Avant que le fer s’élance vers l’aimant, il y a, à la dernière seconde et tenant l’épaisseur d’un cheveu, un abîme rempli de toutes les forces insondables de l’univers. L’espace qui sépare l’accomplissement et le non-accomplissement d’une telle chose est si minuscule et si vaste ! Il est seulement possible, ici, de donner les raisons du catholicisme, non la cause du catholicisme. J’ai essayé de faire part de certaines lumières et expériences qui enseignent graduellement à bien penser de l’Église, à ceux qui avaient appris à mal penser d’elle. Qu’une chose supposée si mauvaise s’avère aussi bonne est, en soi, un fait impressionnant ayant l’étrange saveur du sensationnel. Être venu pour maudire et demeurer pour bénir, être venu pour railler et demeurer pour prier, est une chose toujours considérée avec un esprit d’émerveillement et à la lumière d’un bien inattendu.
Mais c’est une chose de conclure que le catholicisme est bon et une autre de conclure qu’il est vrai. C’est une chose de conclure qu’il est vrai et une autre de conclure qu’il est toujours vrai. Je n’avais jamais ajouté foi à la tradition l’accusant d’être diabolique ; j’avais commencé de bonne heure à douter de l’idée qu’il fût inhumain, mais cela me laissait seulement avec la déduction évidente qu’il était humain. Il y a une distance considérable entre cela et la conviction qu’il est divin. Quand nous atteignons cette conclusion de l’autorité divine, nous arrivons à la question plus mystérieuse de l’aide divine. En d’autres termes, nous arrivons à la notion impénétrable de la grâce et du don de la foi ; et je n’ai pas la moindre intention d’essayer de l’approfondir. C’est un point de théologie d’une complexité inouïe ; et c’est une chose de l’expérimenter et une autre de la définir comme une vérité. Il suffit d’indiquer ici un ou deux détails relatifs aux dispositions préliminaires qui préparent l’esprit à la recevoir. Disons, pour commencer, que les pires sectaires sont, en un certain sens, les meilleurs philosophes. L’Église est réellement semblable à l’Antéchrist en ce sens qu’elle est aussi unique que le Christ. Si elle n’est pas le Christ, elle est probablement l’Antéchrist ; mais elle n’est certainement pas Moïse, ou Mahomet, ou Bouddha, ou Platon, ou Pythagore. Plus nous connaissons l’humanité, plus nous éprouvons de la sympathie pour elle, et plus nous nous rendons compte que lorsqu’elle est simplement humaine, elle est simplement païenne ; et les noms de ses dieux locaux particuliers, de ses prophètes de tribu, ou de ses sages hautement respectables sont d’une importance secondaire par rapport à ce caractère humain et païen. Dans le vieux paganisme de l’Europe ou le paganisme actuel de l’Asie, il y a eu des dieux, des prêtres, des prophètes et des sages de toute espèce, mais aucune autre institution de ce genre. Les cultes païens meurent très lentement et ne reviennent pas très vite. Ils ne formulent pas des exigences en temps de crise, et ne répètent pas les mêmes exigences au cours des crises qui se renouvellent dans l’Histoire. Si des gens craignent l’Église, s’ils lui vouent de la haine, s’ils endurcissent leurs cœurs à son égard, et quelquefois (on est tenté de dire) « épaississent leur cerveau », s’ils traitent, consciemment ou inconsciemment, l’Église catholique comme un péril, c’est parce qu’il est évident qu’il y a quelque chose en elle que nous ne pouvons considérer sans intérêt et avec détachement, comme nous pourrions regarder les Hottentots danser pendant la nouvelle lune, ou les Chinois brûler du papier dans des temples de porcelaine. Le Chinois et le touriste peuvent demeurer en excellents termes en prenant leur mépris mutuel comme terrain de rencontre. Mais semblable bouclier de mépris n’existe pas dans le duel entre l’Église et le monde. L’Église ne consentira pas à dédaigner l’âme d’un coolie ou même d’un touriste ; et l’on peut mesurer la folie des hommes qui la haïssent par leurs vains efforts pour la mépriser.
Un autre élément, beaucoup plus profond, délicat et difficile à décrire, est le lien étroit qui existe entre les choses les plus impressionnantes et archaïques et les choses les plus intimes et individuelles. C’est un miracle en soi qu’une institution si énorme et historique par son âge et sa structure puisse inspirer tant d’affection ! C’est comme si un homme découvrait son propre salon ou sa propre cheminée au cœur de la grande pyramide. C’est comme si la poupée préférée d’une enfant s’avérait être l’image sacrée la plus ancienne du monde, vénérée par les Chaldéens et les Ninivites. C’est comme si une jeune fille courtisée par un homme dans un jardin était aussi, sous une forme mystérieuse et dédoublée, une statue érigée en permanence sur une place. C’est précisément ici que toutes ces choses que l’on regardait comme une faiblesse se présentent dans la plénitude de la force. Toutes ces choses que l’on qualifiait de sentimentales dans la religion catholique : ses souvenirs, ses petites fleurs et ses colifichets presque criards, ses physionomies avec une expression de miséricorde et des yeux doux, son pathétique d’une popularité reconnue, et tout ce que Matthew Arnold exprimait par le christianisme avec ses « larmes de soulagement. » – tout cela est un signe de vitalité sensible et délicate dans une institution aussi grande, solide et systématique. Il n’y a rien de tout à fait semblable à cette chaleur, comme la chaleur de Noël, parmi les collines anciennes blanchies des neiges de l’antiquité. Elle peut appeler même le Dieu tout-puissant par des diminutifs. Dans toute la gamme de ses ornements elle porte sur la manche l’empreinte de son Sacré Cœur. Mais ceux qui savent qu’elle déborde d’affections vivantes, telles des flammes bondissantes, décèlent une certaine satisfaction presque ironique dans son aspect primitif et désolé comme celui d’un monstre préhistorique, dans ses flèches et ses mitres semblables aux cornes de troupeaux géants, ou ses colossales pierres angulaires semblables aux quatre pieds d’un éléphant. Il serait facile d’écrire, dans un but purement artistique, sur l’extérieur bizarre de la religion romaine qui la fait paraître aussi étrange et sublime qu’une religion aztèque ou africaine. Il serait facile d’en parler comme d’une sorte de mammouth ou d’éléphant monstre, plus ancien que la période glaciaire, s’élevant comme une tour au-dessus de l’âge de la pierre : ses contours mêmes tracés, semblerait-il, par les secousses sismiques et les glissements de terrains d’une création plus ancienne, ses organes mêmes et sa forme extérieure apparentés à un modèle inconnu de végétation, d’air et de lumière – les dernières ruines d’un monde perdu. Mais le monstre préhistorique se trouve au jardin zoologique et non dans un musée d’histoire naturelle. L’animal disparu est encore vivant. Et tout ce que son apparence a d’étrange et de baroque ne fait qu’accentuer son naturel étonnant et la familiarité de son esprit, comme si le Sphinx commençait soudain à parler sur des sujets d’actualité. Le super-éléphant n’est pas seulement un animal apprivoisé, mais familier ; un enfant peut le conduire.
Cette opposition entre tout ce qui est formidable et lointain d’une part et, d’autre part, tout ce qui nous touche personnellement tout en étant réellement tendre est une autre de ces impressions convergentes qui se rencontrent dans un moment de conviction. Mais il est beaucoup plus difficile d’écrire sur toutes ces choses qui sont les plus proches du don de la foi, que sur les préliminaires rationnels et historiques du sujet. Je ne prétends traiter ici que des dispositions préliminaires envers la vérité. Dans les chapitres suivants, je me propose d’aborder deux des considérations les plus vastes de cette catégorie, non pas qu’elles sont en soi plus vastes que beaucoup d’immenses aspeets d’un thème si puissant, mais en raison du fait qu’elles se font mutuellement contrepoids et forment une sorte de dialectique très caractéristique de toute vérité catholique. Dans le premier des deux chapitres, j’essaierai de montrer que lorsque nous louons la grandeur de l’Église, nous ne signifions pas simplement son étendue mais, en un sens plutôt remarquable et unique, son universalité. Nous exprimons sa capacité d’être un cosmos et de renfermer d’autres choses. Dans le second chapitre, je mettrai en relief ce qui peut sembler troubler cette vérité mais, en fait, la complète. Je veux parler du fait que nous attachons de la valeur à l’Église parce que c’est une Église militante et, quelquefois même, parce qu’elle milite contre nous. Elle est quelque chose de plus que l’univers, dans le sens de nature ou de nature humaine complète. Elle prouve qu’elle est quelque chose de plus en ayant parfois raison là où les autres ont tort. Ces deux aspects doivent être considérés séparément, bien qu’ils forment ensemble la conviction totale qui s’affirme juste avant la conversion. Mais dans ce chapitre, j’ai simplement noté quelques points ou phases de la conversion envisagée sous un angle pratique ; plus spécialement, ces trois phases par lesquelles beaucoup de protestants et d’agnostiques ont dû passer. Beaucoup de ceux qui reportent joyeusement leurs regards en arrière maintenant n’objecteront pas si j’appelle la première phase, traiter l’Église avec condescendance, la seconde, découvrir l’Église, et la troisième, fuir l’Église. Quand ces trois phases sont franchies, une vérité plus grande commence à se faire jour ; elle est beaucoup trop grande pour être décrite. Nous nous mettrons en devoir de la décrire.
CHAPITRE QUATRIÈME
Le monde à l’envers
La première erreur courante au sujet de l’Église catholique est l’idée que c’est une église. Je veux dire que c’est une église dans le sens des journaux non conformistes parlant des Églises. Je n’ai pas l’intention d’employer des termes méprisants à l’égard des Églises, et ce n’est pas une expression de mépris de dire qu’il serait plus convenable de les appeler les sectes. Cela est vrai dans un sens beaucoup plus profond et plus sympathique qu’il semble de prime abord, mais cela est certainement aussi vrai dans un sens tout à fait normal et historique, qui n’a absolument rien à voir avec la sympathie. Ainsi, par exemple, j’ai beaucoup plus de sympathie pour les petites nations que pour les petites sectes. C’est un simple fait historique que l’Empire romain était l’Empire et non une petite nation. Et c’est un simple fait historique que l’Église romaine est l’Église et non une secte. L’affirmation que l’Église est l’Église n’a rien de borné ou de déraisonnable. C’est peut-être avantageux que l’Empire se soit scindé en plusieurs nations, mais il n’était certainement pas l’une des nations qu’il a formées. Et même celui qui se féliciterait que l’Église fut divisée par les sectes devrait être capable de distinguer entre les petites choses qu’il aime et la grande chose qu’il a brisée. En fait, lorsqu’il s’agit d’institutions aussi vastes, aussi uniques, et aussi créatrices de leur propre civilisation que l’Empire romain ou l’Église romaine, il est simplement correct et nullement polémique de limiter le mot unique à l’exemple unique. Tous ceux qui, originairement, employaient le mot « empire » voulaient parler de cet empire ; tous ceux qui employaient le mot « église » voulaient parler de cette Église. Des choses semblables ont pu exister ailleurs mais elles ne pourraient pas porter le même nom pour la simple raison que leur appellation ne provient pas de la même langue. Nous savons ce que nous voulons dire par empereur romain ; nous pouvons, si nous le désirons, parler d’un empereur chinois, juste comme nous pouvons, si nous le désirons, choisir une sorte particulière de mandarin et dire qu’il équivaut à un marquis. Mais nous ne pouvons jamais être sûr qu’il est exactement équivalent ; car la chose à laquelle nous pensons est particulière à notre propre histoire et, dans ce sens, est unique. Or, dans ce sens tout au moins, l’Église catholique est unique. Elle n’appartient pas simplement à une catégorie d’églises chrétiennes. Elle n’appartient pas simplement à une catégorie de religions humaines. Examinée avec une indifférence et une impartialité totales, par un habitant de la Lune par exemple, elle apparaît beaucoup plus sui generis que cela. Elle est, si le critique préfère cette manière de voir, la ruine d’une tentative de religion universelle qui était vouée à l’échec. Mais la démolition d’un vaisseau ne transforme pas le vaisseau en un de ses bois d’œuvre ; et le partage de la Pologne en trois parts ne fait pas de la Pologne la même chose que Posen.
Mais dans un sens beaucoup plus profond et philosophique, l’opinion que l’Église est une des sectes est la grande erreur courante en toute cette affaire. C’est une question plus psychologique et plus difficile à décrire. Mais la révolution appelée conversion est peut-être le résultat des convulsions ou des revirements silencieux de l’esprit les plus sensationnels. Chaque homme considère qu’il se meut dans un univers ; et l’homme du temps de ma jeunesse se promenait dans une sorte de Palais de Cristal vaste et bien aéré, où il y avait des objets exposés côte à côte. L’univers, composé de verre et de fer, était partiellement transparent et partiellement sans couleur ; en tout cas, il y avait quelque chose de négatif en lui ; avec son toit voûté au-dessus de nos têtes et aussi distant que le ciel, il semblait être impartial et impersonnel. Notre attention était attirée par les objets exposés, qui étaient tous soigneusement étiquetés et alignés ; car c’était l’âge de la science. Là, toutes les religions se tenaient en demi-cercle, églises ou sectes ou quel que soit le nom qu’on leur donne ; et vers l’extrémité du demi-cercle, il y en avait une particulièrement sombre, sans éclat, avec une voûte d’arrête à moitié affaissée et des fenêtres en ogive pour la plupart brisées avec des pierres par des passants ; et l’on disait que cet objet particulier ainsi exposé était l’Église catholique. Certains en éprouvaient de la pitié et se figuraient même qu’on n’en avait pas pris soin ; la plupart la regardaient comme une chose sale et mal famée ; quelques-uns faisaient même remarquer que beaucoup de détails des ruines étaient beaux, du point de vue artistique ou importants du point de vue architectural. Mais la plupart des gens préféraient effectuer leurs opérations à d’autres stands d’allure plus commerciale : à la boutique quaker de la paix et de l’abondance ou au magasin de l’Armée du Salut, à la porte duquel le montreur battait un gros tambour. Or la conversion consiste, dans une large mesure, en son aspect intellectuel, dans la découverte que toutes ces images de croyances égales dans un univers indifférent sont tout à fait fausses. La question n’est pas de comparer les mérites et les fautes du temple quaker à côté de la cathédrale catholique. Le temple quaker est à l’intérieur de la cathédrale catholique ; comme la voûte du Palais de Cristal, c’est la cathédrale catholique qui couvre tout ; et lorsque nous levons les yeux vers ce grand dôme élevé qui couvre tous les objets exposés, nous retrouvons la voûte gothique et les fenêtres ogivales. En d’autres termes, le quakerisme n’est qu’une forme temporaire du quiétisme qui, techniquement, est apparue en dehors de l’Église, comme le quiétisme de Fénelon est apparu techniquement à l’intérieur de l’Église. Mais l’un et l’autre avaient un caractère temporaire et, comme Fénelon, seraient, tôt ou tard, retournés à l’Église afin de pouvoir vivre. Le principe de vie dans toutes ces variations du protestantisme, dans la mesure où ce n’est pas un principe de mort, consiste en ce qui reste en elles de chrétienté catholique ; et c’est à l’Église catholique qu’elles sont toujours retournées pour retrouver leur vitalité. Je sais que cette déclaration sera contestée ; elle n’en est pas moins vraie. Le retour des idées catholiques dans les parties séparées de la chrétienté a souvent été, en vérité, indirect. Mais bien que l’influence vienne à travers plusieurs centres, elle ne vient jamais que d’un seul. Elle est venue à travers le mouvement romantique donnant un aperçu du pittoresque médiéval ; mais ce n’est pas par accident que les romances comme les langues romanes dérivent de Rome. Il est aussi venu par la réaction instinctive de gens de l’ancienne mode tels que Johnson, Scott ou Cobbett, qui désiraient protéger de vieux éléments qui, originairement, avaient été catholiques, contre un progrès qui était simplement capitaliste. Cela les amena à dénoncer le progrès capitaliste et à devenir, comme Cobbett, des ennemis, en pratique, du protestantisme, sans devenir pour autant des pratiquants du catholicisme. Il vint aussi des pré-raphaëlites ou de la révélation de l’art et de la culture continentales par Matthew Arnold, Morris, Ruskin et les autres. Mais analysez la mentalité présente d’un bon ministre quaker ou congrégationaliste et comparez-la avec la mentalité d’un non-conformiste du même genre dans le Petit Bethel avant l’arrivée d’une telle culture. Vous verrez alors combien il doit de son bien-être et de son bonheur à Ruskin, et ce que Ruskin doit à Giotto ; à Morris, et ce que Morris doit à Chaucer ; à des érudits distingués de sa propre école, tels que Paul Wicksteed et ce qu’ils doivent à Dante et à saint Thomas. Pareil homme parlera encore quelquefois du Moyen Âge comme de l’âge de l’obscurantisme. Mais l’âge de l’obscurantisme a amélioré la tapisserie de ses murs, les vêtements de sa femme et toute cette vie sans éclat et vulgaire qu’il menait à l’époque de Stiggins et du frère Tadger. Car lui aussi est chrétien et ne vit que par la vie de la chrétienté.
Il n’est pas facile d’exprimer l’énorme contraste que j’ai essayé ici de suggérer dans l’image d’un monde à l’envers. Je veux dire que la chose qui avait été considérée comme insignifiante grandit au point de tout absorber. Au sens littéral, la chrétienté est un continent. Nous sommes amenés à croire qu’elle contient tout, même les choses en révolte contre elle. Mais c’est peut-être la transformation intellectuelle la plus sublime, et la plus difficile à détruire même pour le paisir de discuter. Il est presque impossible, même en imagination, d’inverser cette inversion. Une autre manière de l’exprimer est de dire que nous sommes amenés à considérer toutes ces physionomies historiques comme faisant partie de l’histoire catholique même si elles ne sont pas catholiques. Au sens historique distinct du sens théologique, l’un et l’autre ne cessent jamais d’être catholiques. Il ne s’agit pas de gens qui ont vraiment créé quelque chose d’entièrement nouveau, du moins jusqu’à ce qu’ils aient dépassé les limites de la raison et élaboré des cauchemars plus ou moins échevelés. Mais les cauchemars ne durent pas ; et, même maintenant, la plupart de leurs auteurs sont en voie de se réveiller. Les protestants sont des catholiques qui se sont égarés ; c’est ce qu’on exprime vraiment en disant qu’ils sont chrétiens. Parfois, ils se sont égarés très loin ; mais ils ont rarement suivi tout droit le chemin de leur égarement particulier. Ainsi, un calviniste est un catholique obsédé par l’idée de la souveraineté de Dieu. Mais quand il veut dire par là que Dieu désire la damnation de certaines personnes, on peut dire sans exagérer qu’il est devenu un catholique plutôt morbide. Effectivement, c’est un catholique malade ; abandonnée à son sort, la maladie aboutira à la mort ou à la folie. Mais, en fait, la maladie n’a pas duré longtemps et aujourd’hui elle a pratiquement disparu. Chaque pas qu’il fait vers l’humain est un pas vers le catholicisme. Un quaker est un catholique obsédé par l’idée catholique de douce simplicité et de vérité. Mais quand il veut dire par là que c’est un mensonge de dire « vous » et un acte d’idolâtrie d’ôter son chapeau à une dame, il n’est pas exagéré de dire qu’avec ou sans chapeau son cerveau est branlant. En fait, il a lui-même trouvé nécessaire de se dispenser de pareilles excentricités (et du chapeau) et d’abandonner la voie qui l’aurait conduit tout droit à un asile d’aliénés. Seulement, chaque pas sur le chemin du retour au bon sens est un pas sur le chemin du retour au catholicisme. Dans la mesure où il était dans le vrai, il était catholique ; et dans la mesure où il s’était égaré il n’a pas été capable de demeurer protestant.
Il nous est donc désormais impossible de nous représenter un quaker comme un personnage à l’origine d’une nouvelle histoire quaker ou un calviniste comme le fondateur d’un nouveau monde calviniste. Il nous est parfaitement clair qu’ils sont de simples physionomies de notre histoire catholique, mais des physionomies qui ont causé beaucoup de perturbations en essayant de faire quelque chose que nous pouvions mieux faire et qu’en réalité ils n’ont pas fait du tout. Certains penseront que cela peut être appliqué aux sectes anciennes telles que les calvinistes et les quakers, mais ne saurait l’être aux mouvements modernes tels que le socialisme ou le spiritisme. Ils auront tort. Le caractère continental ou protecteur de l’Église s’applique tout aussi bien aux manies modernes qu’aux vieilles manies religieuses ; il s’applique autant aux matérialistes et aux spirites qu’aux puritains. Dans toutes ces sectes, vous vous apercevez qu’un dogme catholique peut être accepté d’emblée, puis exagéré au point de tomber dans l’erreur ; une réaction s’ensuit généralement et il est rejeté comme erroné, ramenant de quelques pas l’homme en question sur le chemin du retour. Ce qui suit est presque toujours la marque d’un hérétique de ce genre : tandis qu’il met bruyamment en doute n’importe quel autre dogme catholique, il ne songe jamais à mettre en doute son dogme catholique favori et ne semble même pas savoir qu’il pourrait être mis en doute. Il n’est jamais venu à l’idée du calviniste que quelqu’un puisse user de sa liberté pour rejeter ou limiter la toute-puissance divine, ou au quaker que quelqu’un puisse mettre en doute la suprématie de la simplicité. C’est exactement la situation du socialiste. Le bolchevisme, comme toute théorie semblable sur la fraternité, est fondé sur un dogme catholique d’une mystique impénétrable : l’égalité des hommes. Les communistes ramènent tout à l’égalité des hommes, comme les calvinistes ramenaient tout à la toute-puissance de Dieu. Ils poussent leur conception jusqu’à l’extrême limite comme les autres l’ont fait pour leur dogme. Mais ils ne semblent jamais se rendre compte que certaines gens ne croient pas au dogme catholique de l’égalité mystique des hommes. Pourtant beaucoup, même parmi les chrétiens, sont assez hérétiques pour en douter. Les socialistes se mettent entièrement dans le pétrin quand ils essayent de l’appliquer ; ils accommodent leurs idéaux ; ils modifient leur doctrine ; et ainsi ils se trouvent aussi, comme les quakers et les calvinistes, après toutes leurs extravagances, une journée de marche plus proches de Rome.
En résumé, l’histoire de ces sectes n’est pas celle de lignes droites pointant sans fin vers l’extérieur. S’il en était ainsi, elles pointeraient toutes vers des directions différentes. C’est un graphique de courbes qui reviennent constamment à la terre ferme et à la vie commune de leur et de notre civilisation ; et la synthèse de cette civilisation et de cette rectitude essentielle se trouve dans la philosophie de l’Église catholique. Pour nous, les spirites sont des hommes qui étudient l’existence des esprits, oubliant momentanément et aveuglément l’existence des mauvais esprits. Ce sont, pour ainsi dire, des gens suffisamment instruits pour avoir entendu parler de revenants, mais pas assez pour avoir entendu parler de sorcières. Si les mauvais esprits réussissent à suspendre leur étude et leur développement intellectuel, ils peuvent naturellement répéter sans fin des messages idiots de Platon et des vers grotesques de Milton. Mais s’ils font un pas ou deux en avant au lieu de s’arrêter sur la frontière, le pas suivant consistera à apprendre ce que l’Église a pu enseigner. Pour nous, les adeptes de la « science chrétienne » sont simplement des gens ayant une idée unique qu’ils n’ont jamais appris à ajuster et adapter à toutes les autres idées. C’est pourquoi l’homme d’affaires fortuné devient si fréquemment un adepte de la « science chrétienne ». Il n’est pas familier avec les idées et une idée monte à sa tête comme un verre de vin pour un homme affamé. Mais l’Église catholique est habituée à vivre avec des idées et elle s’avance parmi toutes ces dangereuses bêtes fauves avec l’aplomb et la tête haute d’un dompteur de lions. Le disciple de la « science chrétienne » peut continuer à répéter avec monotonie son unique idée et demeurer ce qu’il est. Mais si jamais il se tourne vraiment vers d’autres idées, il se rapproche considérablement du catholicisme.
Une fois que le converti a ainsi vu le monde, avec un ensemble d’idées équilibrées et un certain nombre d’autres idées qui s’en sont séparées et ont perdu leur équilibre, il n’expérimente, en fait, aucun de ces inconvénients qu’il aurait pu raisonnablement craindre avant que ne se produise cette révolution silencieuse mais stupéfiante. Il ne s’inquiète pas quand on lui dit qu’il y a quelque chose dans le spiritisme ou dans la « science chrétienne ». Il sait qu’il y a quelque chose dans chaque chose. Mais il est impressionné de trouver chaque chose dans quelque chose. Et il est tout à fait sûr que, si ces enquêteurs sont vraiment en train de chercher quelque chose et non pas simplement n’importe quelle chose, ils la chercheront très vraisemblablement au même endroit. En ce sens, il est beaucoup moins inquiet à leur sujet qu’il l’était lorsqu’il pensait que l’un ou l’autre d’entre eux pourrait être la seule personne ayant une certaine connaissance des mystères les plus élevés et, de toute évidence, plutôt capable d’en faire un gâchis. Pas plus qu’un gentleman élégamment vêtu dans Bond Street ne sera en admiration devant un chapeau haut de forme sur la tête d’un sauvage nu, il ne le sera devant les guérisons spirituelles de Mrs. Eddy ou les lévitations corporelles de Mr. Home. Un chapeau haut de forme peut être un chapeau, mais c’est un mauvais costume. Et un tour de magnétisme peut produire une sensation satisfaisante, mais n’est qu’une philosophie insatisfaisante. Il n’envie pas plus le bolcheviste qui fait une révolution que le castor qui fait une digue ; car il sait que sa propre civilisation peut agir d’une manière qui n’est ni si simple ni si monotone. Mais il croit cela au sujet de sa civilisation et de sa religion et non pas simplement au sujet de lui-même. Il n’y a rien de hautain en son attitude ; car il se rend bien compte qu’il a seulement gratté la surface du domaine spirituel qui lui est maintenant ouvert. En d’autres termes, le converti ne renonce pas le moins du monde aux recherches ou même à l’aventure. Il ne pense pas tout connaître et il n’a pas perdu sa curiosité au sujet des choses qu’il ne connaît pas. Mais l’expérience lui a appris qu’il trouvera presque tout quelque part à l’intérieur de ce domaine et qu’un très grand nombre de personnes ne trouvent presque rien au dehors. Car le domaine n’est pas seulement un jardin soigné ou une ferme cultivée ; il permet de chasser et de pêcher abondamment et de s’adonner, comme on dit, à des jeux merveilleux.
C’est là une des plus étranges illusions que l’on se fait communément sur les convertis. On a confusément confondu les remarques spontanées des convertis sur la paix de l’âme qu’ils ont trouvée avec l’idée de trouver un repos mental, au sens d’inaction mentale. On pourrait prétendre tout aussi bien qu’un homme qui s’est complètement rétabli d’une attaque de paralysie ou de la danse de Saint-Guy manifeste sa bonne santé par une immobilité de pierre. Recouvrer sa santé signifie recouvrer le pouvoir d’avancer dans la bonne direction, à distinguer de la mauvaise ; mais il avancera probablement beaucoup plus qu’auparavant. Devenir catholique ne veut pas dire cesser de penser, mais apprendre à penser. C’est exactement dans le même sens que guérir de la paralysie n’est pas cesser de se mouvoir, mais apprendre à se mouvoir. Pour la première fois, le converti catholique a un point de départ pour penser juste et sérieusement. Pour la première fois, il a une méthode pour éprouver la vérité de n’importe quelle question. À en juger par le monde, actuellement surtout, ce sont les autres, les païens et les hérétiques, qui semblent avoir toutes les vertus excepté le pouvoir de penser logiquement. Il y eut, certes, une courte période durant laquelle une petite minorité du côté des païens et des hérétiques se mit à penser sérieusement. Cela dura à peine du temps de Voltaire à celui de Huxley. Rien n’en reste à présent. Ce qu’on nomme maintenant libre pensée est apprécié non parce que c’est la libre pensée, mais parce que c’est de la libération de penser, de la libre absence de pensée.
Rien n’est plus amusant pour le converti dont la conversion a eu lieu depuis quelque temps que d’entendre se demander si ou quand il la regrettera, quand il en aura assez, combien de temps il tiendra, à quel stage de son exaspération il se lèvera et dira qu’il ne peut en supporter plus. Car tout cela est fondé sur cette illusion d’optique relative à l’extérieur et à l’intérieur que j’ai essayé de dépeindre dans ce chapitre. Les gens du dehors se tiennent tout près et voient, ou croient voir, le converti entrer tête baissée dans une sorte de petit temple dont l’intérieur, ils en sont convaincus, est garni comme une prison sinon comme une chambre de torture. Mais tout ce qu’ils savent à ce sujet est qu’il a traversé une porte. Ils ne savent pas qu’il s’est dirigé non vers une obscurité intérieure, mais vers la lumière du grand jour. C’est lui qui, dans le beau et béatifique sens de ce mot, est au dehors. Il ne veut pas se rendre dans une chambre plus vaste parce qu’il n’en connaît pas. Il connaît un grand nombre de chambres beaucoup plus petites dont on prétend qu’elles sont très grandes ; mais il est tout à fait sûr qu’il serait à l’étroit à l’intérieur de n’importe laquelle. Chacune d’elles prétend être un univers en soi ou un schéma de toutes choses ; mais alors, il en va de même du cosmos de Clapham ou de Clapton. Chacune d’elles, à les croire, a le ciel pour dôme et les étoiles pour ornements. Mais chacun de ces systèmes ou machines cosmiques lui semble beaucoup plus petit, voire beaucoup plus simple, que l’univers vaste et équilibré dans lequel il vit. L’un d’eux s’appelle agnostique, mais il sait par expérience que la liberté d’ignorance n’y existe même pas. C’est une roue qui doit toujours tourner sans une seule secousse d’intervention miraculeuse, un cercle qu’il ne faut pas rendre carré par n’importe quelles mathématiques supérieures du mysticisme, une machine qui doit être aussi débarrassée de tout esprit que si c’était la machine reconnue du matérialisme. En vivant dans un monde à deux plans, le plan surnaturel et le plan naturel, le converti se sent vivre dans un monde plus vaste et n’éprouve aucune tentation de se réintroduire dans un monde plus petit. L’un d’entre eux se nomme théosophique ou bouddhique ; mais il sait par expérience que c’est seulement le même genre de roue monotone que l’on utilise pour le spirituel au lieu du matériel. Vivant dans un monde où il est libre de faire quoi que ce soit, même d’aller au diable, il ne voit pas pourquoi il devrait s’attacher à la roue d’un simple destin. L’un d’entre eux se nomme humanitaire ; mais il sait que semblables humanistes ont beaucoup moins d’expérience réelle de l’humanité. Il sait qu’ils pensent presque exclusivement aux hommes tels qu’ils sont en ce moment dans les cités modernes, et qu’ils n’ont rien de semblable à l’intérêt humain considérable que présentait ce qui commença par être prêché aux légionnaires de Palestine et est encore prêché aux paysans de Chine. Cette vision est si claire que je me suis quelquefois demandé, à mi-chemin entre une méditation mélancolique et une plaisanterie : « Où devrais-je aller maintenant si je quittais l’Église catholique ? » Je n’irais certainement pas à l’une de ces petites sectes sociales qui n’expriment qu’une idée à la fois parce que cette idée paraît être à la mode pour l’instant. Le mieux que je pourrais espérer serait de m’évader dans les bois et devenir, non pas un panthéiste (car cela aussi est une restriction et un ennui), mais plutôt un païen ayant envie de crier que tel sommet montagneux ou tel arbre fruitier en fleurs est sacré et doit être adoré. Cela au moins signifierait tout recommencer de nouveau ; mais à la fin, je serais ramené au même problème. S’il était raisonnable d’avoir un arbre sacré, il ne serait pas déraisonnable d’avoir un crucifix sacré ; et si le dieu devait se trouver sur un sommet, il peut aussi raisonnablement se trouver sous un clocher. Découvrir une nouvelle religion c’est, tôt ou tard, en avoir découvert une ; et pourquoi aurais-je été mécontent de celle que j’avais trouvée ? Surtout, comme je le disais dans les premières lignes de cet essai, quand c’est la seule vieille religion qui semble capable de demeurer jeune.
Je sais très bien que si j’effectuais ce voyage, je finirais par désespérer ou par rebrousser chemin ; et qu’aucun arbre ne pourrait jamais se substituer au véritable arbre sacré. Le paganisme est meilleur que le panthéisme, car le paganisme est libre d’imaginer des divinités tandis que le panthéisme est forcé de prétendre, d’un ton suffisant, que toutes choses sont également divines. Mais je n’imaginerais aucune divinité qui fût suffisamment divine. Il me semble reconnaître ce retour fastidieux à travers les bois ; je crois avoir parcouru cette route autrefois d’une certaine manière symbolique. Car, comme j’ai essayé de l’avouer ici sans trop d’égoïsme, je crois être le genre d’homme qui vint au Christ en partant de Pan et de Dionysos et non de Luther ou de Laud ; la conversion que je comprends est celle du païen et non celle du puritain ; et sur cette antique conversion est fondé tout le monde que nous connaissons. Il s’agit d’une transformation beaucoup plus vaste et considérable que tout ce que controverse sectaire ou division doctrinale a voulu dire depuis bien des années, au moins en Angleterre et en Amérique. Au faîte de cet empire ancien et de cette expérience internationale, l’humanité eut une vision. Elle n’en a pas eu d’autre ; elle n’a eu que des querelles à son sujet. Le paganisme était la plus grande chose du monde et le christianisme fut encore plus grand ; et tout le reste a été, en comparaison, petit.
CHAPITRE CINQUIÈME
L’exception prouve la règle
L’Église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps. Je l’ai comparée aux nouvelles religions, mais c’est précisément là qu’elle diffère des nouvelles religions. Les nouvelles religions sont, à maint égard, adaptées aux nouvelles circonstances, mais elles sont adaptées uniquement aux nouvelles circonstances. Lorsque ces circonstances auront changé dans l’espace d’un siècle environ, les points sur lesquels elles insistent aujourd’hui seront devenus presque sans intérêt. Si la Foi a toute la fraîcheur d’une nouvelle religion, elle a toute la richesse d’une vieille religion ; elle a, spécialement, toutes les réserves d’une religion ancienne. À ce point de vue, son antiquité à elle seule est un grand avantage, et particulièrement un grand avantage de rénovation et de jeunesse. C’est seulement par analogie avec le corps animal que nous supposons que les choses anciennes doivent être rigides. C’est une simple métaphore empruntée aux os et aux artères. En un sens intellectuel, les vieilles choses sont flexibles. Par-dessus tout, elles sont variées et offrent plusieurs alternatives. Il y a une espèce d’assolement de cultures dans l’histoire religieuse, et les champs anciens peuvent demeurer en friche pendant quelque temps et être ensuite cultivés de nouveau. Mais quand la nouvelle religion ou quelque chose de ce genre a ensemencé son unique champ de folle avoine, que le vent emporte généralement au loin, elle devient stérile. Une chose aussi ancienne que l’Église catholique possède un choix varié d’armoiries et de richesses ; elle peut faire une sélection parmi les siècles et sauver une époque par une autre. Elle peut faire appel au vieux monde pour redresser l’équilibre du nouveau.
Quoi qu’il en soit, les nouvelles religions sont adaptées au monde nouveau, et c’est là leur plus grand défaut. Chaque religion provient de causes contemporaines qui peuvent être clairement signalées. Le socialisme est une réaction contre le matérialisme ; il est aussi, sous sa forme intense, une simple conséquence de la tragédie de la Grande Guerre. Mais en un sens plus subtil, l’adaptation même des nouvelles croyances les rend inadaptées ; leur accessibilité même les rend plus inacceptables. C’est ainsi qu’elles prétendent toutes être progressistes parce que leur période particulière se vante particulièrement de progrès ; elles s’affirment démocratiques parce que notre système politique se réclame d’une manière plutôt pathétique de la démocratie. Elles s’empressèrent de se réconcilier avec la science. Elles se dépouillèrent à la hâte de tout ce qui était considéré peu élégant ou vieux jeu dans le domaine des ornements ou du symbolisme. Elles se vantèrent d’avoir de brillants offices et des sermons joyeux ; les églises firent concurrence aux cinémas ; les églises devinrent même des cinémas. Sous une forme plus modérée, la tendance était simplement d’encourager les plaisirs naturels, telles que les jouissances de la nature et même les jouissances de la nature humaine. Ce sont là des choses excellentes et c’est là une excellente liberté ; et néanmoins, elles comportent des limites.
Nous n’avons vraiment pas besoin d’une religion qui ait raison quand nous avons raison. Nous avons besoin d’une religion qui ait raison quand nous avons tort. Dans ces modes courantes, il n’est pas vraiment question d’une religion qui nous permette la liberté, mais (au mieux) d’une liberté qui nous permette une religion. Ces gens prennent simplement l’humeur moderne, avec tout ce qu’elle contient d’aimable, d’anarchique, d’insignifiant et d’évident, et exigent que chaque croyance s’y ajuste. Mais l’humeur existerait même sans la croyance. Ils disent qu’ils veulent une religion sociable alors qu’ils seraient sociables sans aucune religion. Ils disent qu’ils veulent une religion pratique alors qu’ils seraient pratiques sans aucune religion. Ils disent qu’ils veulent une religion acceptable à la science, alors qu’ils accepteraient la science même s’ils n’acceptaient pas la religion. Ils disent qu’ils veulent une religion comme cela parce qu’ils sont déjà comme cela. Ils disent qu’ils la veulent alors qu’ils veulent dire qu’ils pourraient s’en passer.
La question est très différente quand une religion, au sens réel d’une chose qui oblige, permet aux hommes de se conformer à leur morale même quand celle-ci ne correspond pas à leurs tendances. La question est très différente quand les saints prêchent la réconciliation sociale à des factions féroces et enragées qui ne peuvent guère supporter la vue les unes des autres. La chose était très différente quand on prêchait la charité à des païens qui n’y croyaient vraiment pas ; exactement comme la chose est très différente maintenant, quand la chasteté est prêchée à des néo-païens qui n’y croient guère. C’est dans ces cas que nous nous rendons compte de la lutte réelle que soutient la religion ; et dans ces cas aussi, nous nous rendons compte du triomphe particulier et unique de la foi catholique. Ce n’est pas simplement en ayant raison quand nous avons raison, ou en étant gaie et pleine d’espoir ou humaine. C’est dans le fait d’avoir raison quand nous avons tort, dans ce fait qui nous revient ensuite comme une sottise qui retombe sur son auteur. Une parole qui nous dit ce que nous ne savons pas a plus de poids que mille paroles qui nous disent ce que nous savons. Et la chose est d’autant plus frappante si non seulement nous l’ignorions mais encore ne pouvions y croire. Il peut sembler paradoxal d’affirmer que la vérité nous enseigne davantage par les mots que nous rejetons que par ceux que nous acceptons. Pourtant le paradoxe est une parabole des plus simples et familière à nous tous ; un exemple quelconque pourrait en être donné. Si un homme nous dit d’éviter les cafés, nous pensons que c’est un type assommant, mais peut-être bien intentionné. S’il nous dit de fréquenter les cafés, nous reconnaissons en lui une moralité plus haute et un idéal vraiment élevé, mais peut-être un peu trop simple et évident pour avoir besoin de défenseur. Mais si un homme nous dit d’éviter une certaine auberge à l’enseigne du Porc-qui-siffle située à gauche après avoir contourné l’étang, l’avertissement peut sembler très dogmatique, arbitraire et nullement convaincant. Mais si, nous précipitant au Porc-qui-siffle nous sommes immédiatement empoisonnés avec du gin ou suffoqués dans un lit de plumes et volés de notre argent, nous reconnaissons que l’homme qui formula l’avertissement était renseigné et avait une connaissance approfondie et scientifique des auberges de la région. Sortant à demi-mort du Porc-qui-siffle, nous en sommes encore plus convaincus si nous avions d’abord rejeté son avertissement comme une sotte superstition. L’avertissement en soi est presque plus impressionnant s’il n’est pas justifié par des motifs mais seulement par des résultats. Il est fort remarquable qu’une chose soit à la fois arbitraire et exacte. Nous pouvons très facilement oublier, même en cours d’exécution, l’avis que nous avons trouvé d’un bon sens évident. Mais rien ne peut mesurer notre respect mystique et mystérieux pour l’avis que nous avons considéré comme absurde.
Comme on le verra tout à l’heure, je ne veux nullement dire que l’Église catholique est arbitraire dans le sens de ne jamais donner de motifs ; mais je veux dire que le converti est profondément remué par le fait que, même s’il ne discernait pas la raison, il a vécu assez longtemps pour s’apercevoir que c’était raisonnable. Mais il y a quelque chose en cela de plus singulier encore, qu’il serait bon de noter comme faisant partie de l’expérience du converti. En fait, dans bien des cas, il avait originairement un aperçu des raisons, même s’il ne raisonnait pas à leur sujet ; mais elles furent oubliées lorsque la raison fut obscurcie par le rationalisme. Ce point n’est pas très facile à expliquer, et je serai obligé de citer simplement des exemples personnels. Je veux dire que nous avons souvent eu un pressentiment aussi bien qu’un avertissement, et cela se répète souvent quand nous n’avons tenu compte ni de l’un ni de l’autre. Cela vaut la peine d’être observé à propos de la conversion, parce que le converti est souvent retenu par la formule qui accuse l’Église de piétiner la conscience. L’Église ne piétine la conscience d’aucun homme. C’est l’homme qui piétine sa conscience et découvre ensuite qu’elle avait raison, quand il a presque oublié qu’il en avait une.
Je prendrai deux exemples parmi les nouveaux mouvements : le socialisme et le spiritisme. Il est parfaitement vrai que lorsque j’ai commencé, pour la première fois, à réfléchir sérieusement au socialisme, j’étais socialiste. Mais il est également vrai – et cela est plus important qu’on ne le croit qu’avant d’avoir jamais entendu parler de socialisme, j’étais un antisocialiste convaincu. J’étais sans le savoir ce qui, depuis, a été appelé distributiste. Quand j’étais enfant et formais les rêves habituels au sujet des rois, des clowns, des voleurs et des gendarmes, j’imaginais toujours que toute satisfaction et toute dignité consistaient en quelque chose de compact et de personnel, d’être le seigneur du château, le capitaine du bateau-pirate, le propriétaire de la boutique ou le voleur en sûreté dans la caverne. Au cours de mon adolescence, j’ai toujours imaginé les batailles pour la justice comme étant la défense de murs, de maisons et de hauts et fiers sanctuaires ; et quelques-unes de ces visions primaires mais pittoresques prirent forme dans une histoire intitulée Le Napoléon de Notting Hill. Tout cela se produisit, en imagination du moins, quand je n’avais jamais entendu parler de socialisme et que j’en étais un bien meilleur juge.
Les ombres de la prison commencèrent à se rapprocher et provoquèrent une discussion purement mécanique à l’effet de savoir comment nous pourrions tous sortir de prison. Alors vraiment, dans l’obscurité du cachot, nous entendions la voix de Mr. Sydney Webb nous disant que seule la clé de sûreté brevetée du collectivisme pourrait nous libérer de notre captivité capitaliste. Ou bien, pour employer une métaphore plus exacte, il nous disait que le seul moyen de fuir nos cellules sombres et immondes de l’esclavage industriel était de fusionner tous nos passe-partout en un seul passe-partout gigantesque aussi volumineux qu’un bélier. Nous n’étions guère enclins à abandonner nos petites clés privées, nos attaches locales ou l’amour de nos biens ; mais nous étions fermement convaincus que la justice sociale devait être établie d’une façon ou d’une autre et ne pouvait l’être que sur des fondements socialistes. Je devins donc socialiste dans le vieux temps de la Société Fabienne ; et je pense qu’il en fut de même de tous les gens de valeur excepté les catholiques. Et les catholiques étaient une poignée insignifiante, la lie d’une religion morte qui était essentiellement une superstition. Vers cette époque fut publiée l’encyclique de Léon XIII sur le travail ; et dans notre société vraiment bien informée personne n’en fit cas. Le Pape parlait certainement avec autant de force que n’importe quel socialiste lorsqu’il disait que le capitalisme « imposait à des millions de travailleurs un joug à peine meilleur que l’esclavage ». Mais comme le Pape n’était pas socialiste, il n’avait évidemment pas lu les livres et les pamphlets socialistes ; et nous ne pouvions espérer que le pauvre vieux gentleman fût au courant de ce que tous les jeunes gens savaient à cette époque : que le socialisme était inévitable. Il y a longtemps de cela et, suivant un processus graduel d’ordre essentiellement pratique et politique, que je n’ai pas l’intention de décrire ici, la plupart d’entre nous commencèrent à se rendre compte que le socialisme n’était pas inévitable ; qu’il n’était pas réellement populaire ; qu’il ne constituait ni le seul moyen ni même le bon moyen de rétablir les droits du pauvre. La conclusion fut que le moyen évident d’empêcher la propriété privée d’être aux mains de quelques-uns était de la répartir parmi le grand nombre, non d’en priver tout le monde ou d’en confier la gestion aux chers bons politiciens. Après avoir découvert ce fait, nous nous souvenons de Léon XIII et nous découvrons dans son vieux document démodé, dont nous n’avions pas fait cas à l’époque, qu’il disait alors exactement ce que nous disons maintenant. « Le plus grand nombre possible de travailleurs devraient devenir propriétaires. » C’est cela que j’ai voulu exprimer par la justification d’un avertissement arbitraire. Si le Pape avait alors dit exactement ce que nous disions et voulions qu’il dise, nous ne l’aurions pas vraiment respecté et nous l’aurions complètement désavoué ensuite. Il aurait seulement accompagné ceux qui acceptaient le fabianisme et il aurait disparu avec eux. Mais il vit une différence que nous n’avions pas vue alors et que nous voyons maintenant, et cette différence est décisive. Elle enregistre un désaccord plus convaincant qu’une centaine d’accords. Ce n’est pas qu’il avait raison quand nous avions raison, mais qu’il avait raison quand nous avions tort.
Un critique superficiel pourra toujours faire observer que je ne suis plus socialiste et s’écrier : « Naturellement, vous êtes catholique et il ne vous est pas permis d’être socialiste ! » À cela je réponds fermement : Non. C’est là passer à côté de la question. L’Église s’attendait à mon expérience, mais c’était une expérience et non de la simple obéissance. Je suis tout à fait sûr maintenant, pour avoir vécu en ce monde et vu vivre des paysans catholiques autant que des fonctionnaires collectivistes, que le fait de devenir propriétaires rend la plupart des hommes plus heureux et plus sains que le fait d’abandonner la propriété à ces fonctionnaires. Je ne suis pas le socialisme d’État dans sa foi extrême en l’État ; mais je n’ai pas cessé de croire en l’État simplement parce que je crois en l’Église. Je crois moins en l’État parce que je connais mieux les hommes d’État. Je ne puis prétendre que la petite propriété est impossible après en avoir été témoin. Je ne puis prétendre que la gérance de l’État est impeccable après en avoir été témoin. Ce n’est pas une autorité quelconque, sauf ce que saint Thomas appelle l’autorité des sens, qui me dit que la simple communauté des biens est une solution beaucoup trop simpliste. L’Église m’a enseigné mais je ne pourrais revenir à l’ignorance : j’ai appris parce que j’ai vécu et je ne saurais le désapprendre. Si je cessais d’être catholique, il me serait impossible de redevenir communiste.
Le fait est que mon histoire fut presque exactement la même par rapport au spiritisme. Là aussi j’étais moderne quand j’étais jeune mais pas quand j’étais très jeune. Tandis qu’une vague mais innocente religion d’enfance persistait encore en moi, j’éprouvais de la répugnance à considérer les premiers symptômes de ces questions psychiques et psychologiques. Je haïssais toute idée d’hypnotisme et de magnétisme psychique ; je détestais leurs yeux protubérants, leurs attitudes raides, leurs extases artificielles et toutes leurs supercheries. Quand je vis une jeune fille que j’admirais s’adonner à la divination par la boule de cristal, j’en étais furieux, je ne savais trop pourquoi. Puis vint la période où je voulus savoir pourquoi ; j’examinai mes raisons et n’en trouvai pas. Je m’aperçus qu’il était scientifiquement contradictoire d’approuver les recherches et d’interdire les recherches métapsychiques. Je m’aperçus que les hommes de science acceptaient de plus en plus ces choses et je modelai mes conceptions sur celles de notre ère scientifique. Je n’ai jamais été, à vrai dire, spirite, mais il m’arrivait presque toujours de défendre le spiritisme. Je fis des expériences avec la planchette, assez pour finalement me convaincre que certaines choses arrivent qui ne sont pas naturelles dans le sens ordinaire du mot. Dès lors j’en suis venu à croire, pour des motifs qu’il serait trop long de détailler, qu’il ne s’agit pas tant de choses surnaturelles que pas naturelles, voire antinaturelles. Je crois que ces expériences me firent du mal ; je crois qu’elles font aussi du mal aux autres expérimentateurs. Mais je découvris ce fait bien avant de découvrir l’Église catholique ou le point de vue catholique à ce sujet. Seulement, comme je l’ai dit, j’en fus plutôt impressionné une fois ce point de vue découvert ; car il ne s’agit pas d’une religion ayant raison quand j’avais raison, mais d’une religion ayant raison quand j’avais tort.
Je désire néanmoins faire observer au sujet de ces deux cas que les prétentions communes en la matière ne sont simplement pas vraies. Il n’est pas vrai que l’Église ait piétiné ma conscience naturelle ; il n’est pas vrai que l’Église ait exigé que j’abandonne mon idéal individuel. Il n’est pas vrai que le collectivisme fût jamais mon idéal. Je ne crois pas qu’il fût jamais le véritable idéal de qui que ce soit. Ce n’était pas un idéal mais un compromis ; c’était une concession aux économistes pratiques qui nous disaient que nous ne pouvions empêcher la pauvreté autrement que par une chose extraordinairement semblable à l’esclavage. Le socialisme d’État ne nous est jamais venu naturellement à l’esprit ; nous n’avons jamais été convaincus qu’il était naturel ; nous étions convaincus qu’il était nécessaire. Dans le même ordre d’idées, le spiritisme ne nous est jamais apparu comme naturel mais seulement comme nécessaire. Chacun d’eux se prétendait l’unique voie vers la terre promise de la vie à venir dans un cas et de la vie de l’avenir dans l’autre. Nous n’aimions pas les secteurs gouvernementaux, les coupons et les registres, mais l’on nous disait que c’était le seul moyen d’atteindre une société meilleure. Nous n’aimions pas les chambres obscures, les médiums douteux et les dames attachées par des cordes, mais l’on nous disait que c’était le seul moyen d’atteindre un monde meilleur. Nous étions prêts à ramper à travers une gouttière municipale ou un égout spirite, parce que c’était la seule voie vers des choses meilleures, le seul moyen de prouver même qu’il existait des choses meilleures. Mais la gouttière n’avait jamais figuré dans nos rêves comme une tour d’ivoire ou une maison d’or, ou même comme la tour aux voleurs de notre enfance romantique ou la maison solide et confortable de notre maturité. Non seulement la Foi avait été véridique tout au long du chemin, mais elle l’avait été en chaque chose, aussi bien pour nos instincts innocents que pour notre expérience mûre ; et elle n’avait rien condamné sinon une crise de snobisme intellectuel et de pédantisme. Elle n’avait condamné rien d’autre que ce que nous aurions nous-mêmes condamné, mais trop tard peut-être.
En conséquence, l’Église n’a jamais rendu impossible mon idéal individuel ; il serait plus exact de dire qu’elle fut la première à le rendre possible. L’idéal de l’encyclique avait été beaucoup plus proche de mon propre sentiment que l’idéal que j’avais consenti à lui substituer. La méfiance catholique au sujet des tables frappantes était beaucoup plus proche de ma méfiance première que de ma reddition subséquente. Mais dans ces deux cas il est abondamment clair que l’Église catholique joue exactement le rôle qu’elle professe : celui d’un être qui sait ce que nous ne pouvons espérer savoir mais que nous accepterions sans doute si nous le savions réellement. Je ne me réfère pas dans ce cas, pas plus que dans la plus grande partie de cette étude, aux choses qui valent le plus la peine d’être connues. Les vérités surnaturelles sont liées au mystère de la grâce et appartiennent au domaine de la théologie ; certainement un domaine délicat et difficile même pour les théologiens. Mais bien que les vérités transcendantales soient les plus importantes, ce ne sont pas elles qui illustrent le mieux ce point particulier, qui se rapporte aux décisions pouvant être plus ou moins contrôlées par expérience. Et je pourrais raconter la même histoire au sujet de toutes ces choses qui peuvent être contrôlées par expérience : qu’il fut un temps où je pensais que l’Église catholique n’avait pas de sens, mais ce n’était pas durant la toute première période, qui fut une période de grande simplicité, au cours de laquelle j’entrevoyais en quelque sorte la signification d’une doctrine dont je n’avais jamais entendu parler. Le monde me décevait et l’Église m’aurait, en tout temps, satisfait. Ce qu’un homme peut vraiment rejeter en fin de compte comme une superstition, c’est la mentalité de ce monde qui passe.
Je pourrais donner beaucoup d’autres exemples, mais je crains qu’ils deviennent des exemples personnels. Au cours de cette brève étude, je me suis trouvé en présence du double écueil que tous les chemins mènent à Rome, mais que chaque pèlerin est tenté de considérer que tous les chemins sont semblables au sien. Je pourrais écrire longuement, par exemple, sur mes premières luttes contre le dilemme plutôt ridicule que je rencontrai dans ma jeunesse : celui d’être optimiste ou pessimiste. Je refusai promptement et clairement d’être pessimiste ; j’étais donc enclin à me dire optimiste. Maintenant je ne me dirais ni l’un ni l’autre et, ce qui est plus important, je vois que la vertu peut se mêler aux deux. Je crois qu’elle y est emmêlée et qu’une vérité plus ancienne et plus simple pourrait l’en démêler. Mais le point qui nous concerne est le suivant : avant d’avoir entendu parler d’optimistes et de pessimistes, je répondais, pour ainsi dire, bien plus à ma description actuelle qu’à celle que pouvait offrir l’une ou l’autre de ces expressions pédantes. Dans mon enfance je supposais que la gaîté était une bonne chose, mais je supposais aussi qu’il était mal de ne pas protester contre les choses vraiment mauvaises. Après un intervalle de formalisme intellectuel et d’antithèse erronée, je suis de nouveau en mesure de penser ce qu’alors je pouvais seulement sentir. Mais je me suis rendu compte que la protestation peut s’élever au niveau d’une indignation bien plus divine et que la gaîté ne suggère que faiblement une joie bien plus divine. Ce n’est pas tant ma propre erreur que j’ai découverte que la raison pour laquelle j’étais dans le vrai.
Nous trouvons en cela l’exemple suprême de l’exception qui prouve la règle. La règle, dont j’ai donné un bref aperçu dans le chapitre précédent, est que la philosophie catholique est une philosophie universelle qui convient partout à la nature humaine et à la nature des choses. Mais même quand elle ne convient pas à la nature humaine, elle favorise à la longue quelque chose d’encore plus convenable. Elle nous convient généralement, mais là où elle ne nous convient pas, nous apprenons à lui convenir aussi longtemps que nous sommes assez vivants pour apprendre quelque chose. Dans les rares cas où un homme raisonnable peut vraiment dire qu’elle va à l’encontre de son intelligence, on trouvera généralement non seulement qu’elle est vraie mais qu’elle correspond à son instinct le plus profond pour la vérité. L’éducation commence, plutôt qu’elle ne finit, avec la conversion. L’homme ne cesse pas d’étudier, parce qu’il est maintenant convaincu que certaines choses valent la peine d’être étudiées ; et ces choses ne comprennent pas seulement les valeurs orthodoxes mais encore les vetos orthodoxes. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fruit défendu est souvent, en un sens, plus fructueux que le fruit permis. Il est plus fructueux au sens d’une étude fascinante de botanique cherchant pourquoi il est, en fait, empoisonné. Ainsi, pour donner un exemple, nous savons que toutes les personnes honnêtes répugnent instinctivement à l’usure ; et l’Église a, simplement, confirmé cet instinct. Mais apprendre comment définir l’usure, étudier sa nature et prouver qu’elle est un mal, c’est avoir reçu une éducation libérale non seulement en économie politique mais dans la philosophie d’Aristote et l’histoire des Conciles du Latran. Presque toujours il y a une raison humaine justifiant l’avis purement humain donné par l’Église à l’humanité ; en découvrir le principe est, parmi d’autres choses, l’un des plus vifs plaisirs intellectuels. Il n’en reste pas moins que l’Église a essentiellement raison d’être tolérante dans l’essentiel, et que lorsqu’elle est intolérante, elle a parfaitement raison et se montre même parfaitement raisonnable. Adam vivait dans un jardin où une multitude de bontés lui étaient accordées ; mais la seule défense dont il fut l’objet était la plus grande des bontés.
Dans le même ordre d’idées, puisse le converti, ou plus encore le demi-converti, faire face à n’importe quelle chose qui lui semble mutiler la doctrine catholique comme un mensonge ; s’il y fait face assez longtemps, il découvrira probablement que c’est la plus grande des vérités. J’ai découvert cela moi-même dans la logique extrême du libre consentement que l’on trouve dans la chute des anges et la possibilité de la perdition. Pareilles choses sont entièrement au-delà de mon imagination mais les données de la logique convergent vers elles dans ma raison. En vérité je puis entreprendre de justifier toute la théologie catholique, si l’on m’autorise à partir de la valeur suprême et sacrée de deux choses : la raison et la liberté. C’est une réponse appropriée aux commentaires anticatholiques qui prétendent que ce sont les deux choses que la plupart des gens imaginent interdites aux catholiques.
Mais le meilleur moyen d’exprimer ce que je veux dire est de répéter ce que j’ai déjà dit relativement à l’ampleur satisfaisante de l’universalité catholique. Je ne puis dépeindre ces vérités ultimes de la théologie et je ne possède pas l’autorité ou le savoir suffisant pour les définir. Mais je me pose la question à moi-même comme suit : À supposer que je fusse assez misérable pour perdre la foi, pourrais-je retourner à cette charité bon marché et à cet optimisme vulgaire qui prétend que chaque péché n’est qu’une sotte erreur, que le mal ne peut rien conquérir et n’existe même pas ? Je ne retournerais pas plus volontiers à ces chapelles garnies de coussins qu’un homme qui a retrouvé ses esprits ne retournerait à une cellule capitonnée. Je pourrais cesser de croire en Dieu, quel qu’il soit ; mais je ne pourrais m’empêcher de penser qu’un Dieu qui a créé les hommes et les anges libres est meilleur que celui qui leur aurait imposé une situation de confort. Je pourrais cesser de croire à une vie future, quelle qu’elle soit ; mais je ne pourrais m’empêcher de penser que la doctrine suivant laquelle nous choisissons et préparons notre vie future est meilleure que celle suivant laquelle elle nous est apprêtée comme un hôte et que nous y sommes amenés dans un omnibus céleste aussi coercitif qu’une voiture cellulaire. Je sais que le catholicisme est trop vaste pour moi et je n’ai pas encore exploré ses belles ou terribles vérités. Mais je sais que l’universalisme est trop petit pour moi, et je ne pourrais me glisser à nouveau dans cette morne sécurité, moi qui ai perçu la vision étourdissante de la liberté.
CHAPITRE SIXIÈME
Note sur les perspectives présentes
En relisant ces notes, je les trouve beaucoup trop personnelles ; néanmoins, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement d’une conception de la conversion. Je ne prétends avoir aucune connaissance particulière des conditions actuelles et des projets du mouvement catholique. Je ne pense pas que quiconque sache le moins du monde ce que sera le lendemain. Les statistiques induisent généralement en erreur, et les prédictions sont pratiquement toujours fausses. Mais une tradition timide de ce que nous appelons bon sens existe encore, et aussi longtemps qu’une faible lueur en reste, malgré le journalisme et l’école d’État, il est possible d’apprécier ce que nous appelons une réalité. Aucune personne ayant tous ses esprits ne contestera qu’à l’heure actuelle la conversion soit une réalité. Chacun sait que son propre milieu social qui, il y a cinquante ans, aurait constitué un terrain ferme de protestantisme – évoluant peut-être vers le rationalisme ou l’indifférence mais lentement et sans convulsions conscientes – a récemment manifesté de curieuses dispositions d’écroulement soudain et silencieux, d’abord en un lieu inattendu, puis en un autre, et que le vide ainsi créé dans cette terre ferme a permis de jaillir aux flammes de ce qu’on avait cru un volcan éteint. Chacun sait par expérience, qu’il en soit content ou fâché, exaspéré ou indifférent, que ces conversions semblent se présenter spontanément dans les quartiers les plus curieux et apparemment les plus accidentels : la femme de Tom, le frère de Harry, la pétillante belle-sœur de Fanny qui fait du théâtre, l’excentrique oncle de Sam qui étudie la stratégie militaire. Nous entendons tout à coup que chacune de ces âmes solitaires n’est plus seule. Elle est unie aux âmes militantes et triomphantes.
Il y a évidemment quelque chose qui contrebalance ces faits (qui ne sont pas de simples statistiques). Je veux parler de ce qu’on appelle communément le coulage ; et le paragraphe à ce sujet terminera ces pages. Le P. Ronald Knox a fait remarquer, avec un tel bonheur d’expression que l’esprit y paraît presque de la chance, que l’Église catholique ne peut avancer qu’avec l’hameçon ou la houlette. C’est-à-dire avec l’hameçon du pêcheur ou la houlette du berger ; c’est l’hameçon qui saisit le converti et la houlette qui le garde. Il disait à ce sujet que les conversions à l’Église étaient maintenant si nombreuses qu’elles auraient tout envahi comme une inondation si elles n’étaient numériquement neutralisées ou plutôt réduites dans leur signification de simples chiffres par des désertions en d’autres directions. La première chose à faire observer est qu’il s’agit d’autres directions, de directions totalement différentes. Certaines gens, spécialement parmi les jeunes, abandonnent la pratique du catholicisme. Mais aucun d’eux ne l’abandonne pour le protestantisme. Tous l’abandonnent pratiquement pour le paganisme. La plupart l’abandonnent pour quelque chose de vraiment trop simple pour se terminer en isme. Ils l’abandonnent pour des choses, non pour des théories ; et lorsqu’ils ont des théories, elles peuvent parfois être des théories bolchevistes ou futuristes, mais elles ne sont pratiquement jamais les théories théologiques du protestantisme. Je ne dirai pas qu’ils abandonnent le catholicisme pour la bière et les quilles, car le catholicisme n’a jamais, comme le protestantisme l’a fait quelquefois, découragé ces institutions chrétiennes. Ils l’abandonnent pour se donner du bon temps ; considérant quelle confusion nous avons fait de la morale moderne, nous ne pouvons guère les blâmer. Mais cette réaction qui est limitée à une section est, de par nature, une réaction de la jeunesse et comme telle je ne pense pas qu’elle dure. Je sais que les vieux rationalistes prétendent que leur raison empêche leur retour à la foi, mais c’est faux : ce n’est plus la raison mais plutôt la passion.
Cela peut sembler une déclaration à l’emporte-pièce, mais si on l’examine on trouvera qu’elle n’est pas injuste et qu’elle ne manque certainement pas de bienveillance. Rien n’est plus remarquable, quand on étudie sincèrement le caractère de la génération montante, que le fait qu’elle n’agit pas suivant une philosophie précise et définie, semblable à celles qui ont causé les révolutions du passé. S’ils sont anarchiques, ils ne sont pas anarchistes. Le dogmatisme anarchique du milieu du XIXe siècle n’est pas la croyance qu’ils soutiennent ou même l’excuse qu’ils offrent. Ils entretiennent une révolte négative profonde contre la religion, une révolte négative contre une morale négative. Ils sentent, d’une façon qui n’est pas déraisonnable, que le fait de s’engager vis-à-vis du catholicisme signifie prendre des responsabilités qui agissent constamment comme un frein. Mais ils ne soutiennent aucun système spiritualiste inverse, ne maintiennent aucune responsabilité morale. Il est, par exemple, parfaitement naturel qu’ils veuillent agir naturellement. Mais ils ne veulent pas agir naturellement en se conformant à la théorie intellectuelle de la vérité de la nature. Bien au contraire, leurs jeunes et brillants écrivains ont une tendance marquée à nous décrire la vulgarité et la cruauté de la nature. C’est la morale de M. Aldous Huxley et de beaucoup d’autres. Si vous leur énoncez l’une quelconque des théories systématiques sur les revendications suprêmes de la nature, telle que l’idée panthéiste de Dieu en toutes choses naturelles, ou la théorie de Nietzsche suivant laquelle la nature élabore quelque chose possédant des droits supérieurs aux nôtres, ou n’importe quelle autre défense du procédé naturel, ils le rejetteront sans doute, comme quelque chose de discrédité et sans fondement. Ils ne veulent pas d’une image exacte des lois de l’univers physique ; ils veulent faire ce qui leur plaît, ce qui est un désir beaucoup plus compréhensible. Il n’en résulte pas moins qu’ils sont, après tout, dans un état d’infériorité vis-à-vis de ces autres jeunes gens dont l’intelligence a été satisfaite par la conception d’un univers raisonnable.
Car cela est l’explication de l’affaire dans toute sa simplicité. Dans la mesure où il existe réellement une sécession des jeunes, elle ne constitue qu’une partie du même processus que la conversion des jeunes que j’ai décrite au premier chapitre. La génération montante voit l’issue véritable ; ceux qui s’y sont préparés s’y rallient ; les autres se dispersent. Mais une guerre entre une armée compacte et une armée dispersée ne peut avoir qu’une issue. Ce n’est pas une controverse entre deux philosophies, catholique et calviniste ou catholique et matérialiste. C’est une controverse entre des sages et des amoureux. Je ne dis pas cela avec mépris ; j’éprouve beaucoup plus de sympathie pour celui qui quitte l’Église pour une affaire d’amour que pour celui qui la quitte pour une théorie allemande interminable tendant à prouver que Dieu est mauvais ou que les enfants sont une espèce de singes morbides. Mais en vertu des lois mêmes de la nature, une révolte fondée sur rien autre que la passion naturelle ne saurait durer ; ses proportions sont destinées à changer à mesure qu’on acquiert de l’expérience ; dans la pire des hypothèses, elle deviendra une bataille entre des mauvais et des bons catholiques, sous le grand dôme qui les abrite tous.
Gilbert Keith CHESTERTON,
L’Église catholique et la conversion, 1952.
Traduit de l’anglais par Robert Aouad.