À propos du livre éternel 1

 

à la mémoire de M.O. Gerchenson

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon CHESTOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et que la poussière retourne à la terre selon ce qu’elle était, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné.

Ecclésiaste XII, 7.      

 

 

 

I

 

 

Il est difficile, excessivement difficile, de parler d’un homme qui hier encore était parmi nous, aussi vivant que nous tous et qui aujourd’hui, par une loi incompréhensible du destin, n’est plus parmi nous et qu’en conséquence nous devons qualifier de défunt. Le vieux viatique : DE MORTUIS, AUT NIHIL AUT BENE 2, ne nous est ici d’aucun secours. Louer est aisé, surtout quand celui qui est parti dans l’autre monde était un homme aussi remarquable, avec une vie aussi remplie que feu M.O. Gerchenson. Mais la conscience refuse la louange ; la conscience nous répète que les hommes n’ont imaginé leurs éloges funèbres et leur attitude envers les défunts que pour ne plus avoir affaire à eux, pour avoir le droit de les oublier, pour enfouir dans la tombe non seulement la poussière mais l’esprit. Et chaque fois que nous voulons prononcer une parole de louange, quelque chose nous arrête. Il nous semble sentir sur nous le regard chargé de reproche du défunt, comme s’il nous disait sans parler : « Toi aussi, tu as accepté l’évidence, tu t’es soumis à elle, et, pour ne pas te mesurer à elle, tu exaltes mes mérites, tout ce que j’ai laissé, mais moi tu m’abandonnes à la mort et à l’anéantissement… »

Si l’on pouvait écrire un requiem, ce ne serait pas aussi outrageant pour le défunt ! Mais rares sont ceux à qui il est donné d’écrire des requiem ! Peut-être, essayer de converser avec le défunt ? M.O. Gerchenson a laissé des livres. S’y plonger, prêter à nouveau l’oreille à sa voix. Et, peut-être, oser encore plus : tenter de deviner ce qu’il dit, ce qu’il pense maintenant de ce qui l’alarmait et le troublait lorsque, comme nous, il était séparé par les limites de son être mortel du dernier mystère. C’est, en guise de requiem, si je ne me trompe, le seul hommage que, sans colère, consentira à accepter de nous le défunt. Et ce n’est pas parce que nous devinerons ses nouvelles pensées. Il ferait beau voir, alors que nous pénétrons déjà si mal les pensées de ceux qui vivent encore avec nous ! Mais nous espérons qu’il nous pardonnera notre maladresse, du moins parce que nous avons refusé de l’abandonner à la mort.

J’ai relu, réécouté trois petits livres du défunt : La Source de la foi, Le Gulf-Stream et Correspondance d’un coin à l’autre. Tous trois ont été écrits à peu près au même moment, dans les dernières années de sa vie. Et tous trois sur le même thème. La Correspondance est la première en date et la plus brève, et M.O. Gerchenson n’y est auteur que pour moitié, puisqu’il répond aux lettres que lui adresse Viatcheslav Ivanov. Et cependant la douzaine de lettres de Gerchenson insérées dans ce petit recueil sont d’une valeur inestimable : elles nous apprennent à lire et La Source de la foi et Le Gulf-Stream. Peut-être qu’elles nous apprennent aussi à lire d’autres livres, traitant des premières et des dernières choses.

C’est Viatcheslav Ivanov qui a commencé cette correspondance. Les premiers mots de sa première lettre semblent en fixer d’emblée le thème. V. Ivanov écrit : « Je sais, cher ami et voisin de coin dans notre chambre commune 3, que vous doutez de l’immortalité personnelle et d’un Dieu personnel. » Il faut supposer que V. Ivanov avait des « éléments suffisants » pour s’adresser à son voisin de chambre en pareils termes. En effet, ils ont commencé à s’écrire après avoir beaucoup, longtemps parlé ensemble, et après s’être convaincus qu’il leur était impossible de pousser plus loin le dialogue. Pourquoi impossible ? Peut-être pour la raison qui chez Dostoïevski empêche Chatov et Kirillov de se parler : l’hôpital des bolcheviks se distinguait peu de la cabane où vivaient ces deux personnages des Possédés, en Amérique. Mais, comme nous allons le voir tout de suite, ce n’est pas seulement pour cela. Gerchenson répond à V. Ivanov : « Non, je ne doute pas de l’immortalité personnelle et, comme vous, je considère la personnalité comme le réceptacle d’une authentique réalité… Mais il me semble qu’on ne doit ni parler de ces choses ni y penser. » V. Ivanov ne peut en convenir. Il défend avec conviction, avec acharnement, son droit non seulement à penser mais à parler de tout. Mais plus il parle et mieux il parle (c’est un maître du beau langage), plus obstinément Gerchenson refuse de l’écouter. Parfois, il semble qu’il soit sur le point de trahir ce vœu de retenue qu’il s’est imposé et de crier d’une voix véhémente, comme jadis Verlaine : « Prends l’éloquence et tords-lui son cou. » Dans les dernières lettres, l’irritation mutuelle des deux amis et voisins de chambre est manifeste. Quoi que lui dise V. Ivanov, M.O. Gerchenson répond : « Non, ce n’est pas ça. C’est admirablement exprimé, mais ce n’est pas ça. À l’heure de ma mort, ce n’est pas de cela que je me souviendrai » et « dans les minutes, difficiles, fatales de l’existence, ce n’est pas de cela que j’aurai besoin »… C’est avec de pareils « critères » au fond du cœur que M.O. Gerchenson prête l’oreille aux discours fascinants de V. Ivanov, et… les sortilèges se dissipent, la baguette magique perd son pouvoir. V. Ivanov ne peut pardonner à son ami son « opiniâtreté » et, vers la fin, commence à lui dire des sottises, à le traiter d’« intellectuel russe », de « biégoun 4 » (mots excessivement injurieux dans la bouche de V. Ivanov), à lui reprocher ses « trous de mémoire », etc… C’est là-dessus, que la correspondance prend fin : les amis ne pouvaient plus aborder aucun sujet.

 

 

II

 

La Correspondance d’un coin à l’autre concerne l’année 1920. En 1922, sont sortis deux livres de M.O. Gerchenson que j’ai déjà cités : La Source de la foi et Le Gulf-Stream. Si, en 1922, les amis s’étaient retrouvés dans un hôpital et avaient imaginé de reprendre leur correspondance, V. Ivanov aurait dû abandonner les principaux points et même tous les points de son accusation. Car, ainsi qu’on a pu le constater, M.O. Gerchenson avait de la mémoire et même une excellente mémoire. V. Ivanov n’est remonté que jusqu’à l’Égypte, et celle-ci lui paraît être la limite au-delà de laquelle l’histoire prend fin pour l’homme. M.O. Gerchenson, s’appuyant sur les données de la philosophie, s’efforce de pénétrer dans un passé encore plus lointain, dans l’époque « préhistorique ». Or, il ne peut être taxé de « rousseauisme » : non seulement il ne tend pas vers une simplification, mais il se présente devant nous avec tout l’attirail de la science moderne et c’est avec un véritable amour qu’il expose ses « idées » et celles des autres. V. Ivanov, qui a déclaré avec fierté qu’il était autant européen que russe, aurait dû reconnaître un allié dans son adversaire de la veille. Et cela aurait peut-être été pour lui le plus grand triomphe : tout ce qu’il cherchait à obtenir, en effet, c’était de réduire son ami ou, comme il disait prudemment, de l’amener à « admettre librement » les idées qu’il avait élaborées au cours des longues années de son activité littéraire. V. Ivanov est un homme tolérant (ce n’est pas pour rien qu’il se baptise européen), il est toujours prêt à accorder à son ami la liberté de choisir ses idées ; seule lui paraît intolérable la propension de M.O. Gerchenson à « se jeter dans le Léthé, pour que ses flots effacent de son âme la mémoire de toutes les religions, de tous les systèmes philosophiques, de toutes les connaissances, arts et poésies ». C’est cette tendance que V. Ivanov ne peut pardonner à M.O. Gerchenson. Et il me semble qu’il n’est pas le seul : aucun homme cultivé de notre époque n’accordera pareille liberté à son prochain. D’ailleurs, est-ce une liberté ? Mieux encore, M.O. Gerchenson avait-il besoin d’une pareille liberté ? V. Ivanov ne serait-il pas en droit de lui dire, en lui montrant La Source de la foi et Le Gulf-Stream : « Toi qui as rêvé de t’affranchir des systèmes philosophiques, des connaissances, de l’art, tu es revenu à tout cela et tu t’y tiens aussi solidement que moi que tu ne voulais pas écouter » ?

La Source de la foi est une tentative pour ouvrir à l’homme contemporain l’accès de la Bible. Le Gulf-Stream est aussi une tentative pour relier la pensée contemporaine à l’un des systèmes philosophiques les plus anciens, celui d’Héraclite. M.O. Gerchenson sait que non seulement la Bible mais Héraclite, pour ceux qui sont au niveau des toutes dernières conquêtes de la science, ne sont plus que des ruines magnifiques qu’on peut admirer de loin, mais qui tombent en poussière au premier contact avec les exigences « rigoureuses » de la critique. Et que, par conséquent, si l’on n’interprète pas Héraclite et si on n’adapte pas la Bible aux habitudes et aux exigences de notre réflexion, personne n’en tiendra plus compte. Or, il faut, à tout prix, obliger les hommes à compter non seulement avec Héraclite mais avec la Bible et même avec le Dieu de la Bible. Et s’il en est ainsi, il faut « justifier », il faut montrer que ni la Bible ni le Dieu de la Bible n’offensent les représentations du vrai et du bien qui, chez nous, sont supposées immuables. « Je veux montrer, nous annonce M.O. Gerchenson dès la conclusion du premier chapitre de La Source de la foi, que, sous la figure du Dieu de l’Ancien Testament, c’était le Dieu universel de l’humanité qui vivait, souffrait, et accomplissait son œuvre. »

 

 

III

 

Nous laisserons Héraclite de côté ; il est impossible, dans un court article, d’épuiser tous les sujets de méditation de M.O. Gerchenson dans les dernières années de sa vie. D’autant plus que même un lecteur pressé peut remarquer aisément qu’en dépit de tout son respect pour Héraclite, le thème principal de M.O. Gerchenson, sa pensée secrète, ses espoirs les plus profonds, sont liés au Dieu de la Bible. Aussi, je demande : comment peut-on composer avec cette pensée, quand la nécessité s’impose, comme le dit M.O. Gerchenson, de voir et de montrer dans le Dieu de l’Ancien Testament le Dieu universel de l’humanité ? Nous avons entendu dire que lorsqu’il était à l’hôpital, l’irritaient, l’alarmaient plus que tout les exigences impérieuses des vérités contemporaines qu’il avait absorbées. Il n’acceptait rien de ce que lui exposait avec tant d’éloquence V. Ivanov, car il sentait que dans les minutes décisives de sa vie il n’aurait pas besoin de cela, et qu’à l’heure de sa mort ce ne serait pas de cela qu’il se souviendrait. Est-ce qu’il l’avait oublié, est-ce qu’il pouvait penser qu’à l’heure de sa mort il se souviendrait du « Dieu universel de l’humanité », c’est-à-dire du Dieu de la Bible, tellement métamorphosé que tout homme, en tout temps, en tout lieu, le reconnaîtrait toujours ? Même l’homme contemporain, qui, comme on sait, ne pense jamais à l’heure de la mort, ne veut pas y penser, qui ne croit pas au pathétique des minutes fatales ? Que cet homme le reconnaîtrait et trouverait qu’il correspond, comme on dit maintenant, à son idéal ? Le plus frappant est que M.O. Gerchenson, qui connaît admirablement l’histoire, semble ne pas remarquer du tout que, en se donnant pour but de transformer le Dieu de la Bible en Dieu « de toute l’humanité », il ne fait que reprendre la tâche entreprise par les hommes il y a longtemps, très longtemps.

Dès les premiers siècles de notre ère, c’est-à-dire dès le moment où la Bible s’est intégrée dans la civilisation gréco-romaine, les gens cultivés ont aspiré à transformer le Dieu de la Bible en un Dieu universel, autrement dit à effacer de son image les traits qui ne s’accordaient pas avec la représentation que se font les gens cultivés d’un être parfait. Ce courant a pris une expression particulièrement abrupte et originale dans l’enseignement des gnostiques, et surtout dans celui de Marcion. Marcion a employé toutes les forces de son immense intelligence et de ses dons exceptionnels à convaincre la jeune Église chrétienne en formation de se détourner de l’Ancien Testament. Il affirmait que le Dieu de l’Ancien Testament n’était pas le vrai Dieu, que le monde créé par lui n’était pas le vrai monde. La tentative de Marcion, on le sait, n’a pas été couronnée de succès, l’Église n’a pas renoncé à l’Ancien Testament. Mais ses idées ont laissé des traces profondes dans l’histoire. Dans les replis secrets des âmes, même des âmes croyantes, s’est installé le soupçon : l’Ancien Testament ne doit pas être inclus dans l’Écriture Sainte et tôt ou tard il faudra rejeter le Dieu de l’Ancien Testament.

De nos jours, ce qui était resté si longtemps secret est devenu manifeste. Récemment a été publié un livre d’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire du christianisme, Adolphe Harnack, ce même Harnack qui a tant parlé et protesté contre « l’hellénisation du christianisme », contre le fait qu’à l’intérieur de la chrétienté l’esprit hellénique ait triomphé de l’esprit biblique. Dans ce même livre, consacré à Marcion, Harnack entonne une autre antienne. Il déclare à qui veut l’entendre que Marcion avait raison et que si l’Église dans les premiers siècles l’a condamné, c’est la conséquence d’une nécessité historique, que si la Réforme l’a repoussé aussi, il faut voir là le destin, et que si les protestants contemporains ne le suivent pas, cela signifie que leur volonté religieuse est paralysée. Harnack exige que les protestants excluent l’Ancien Testament des livres canoniques de l’Écriture Sainte. Car, explique-t-il en reprenant la critique « hellénique » de Marcion, l’Ancien Testament parle d’un Dieu qui ne répond pas à la représentation que se font les gens cultivés d’un « principe suprême ». Harnack, comme vous le voyez, ne consent même pas (c’est Marcion qui le lui a enseigné) à « embellir l’image » du Dieu de la Bible. Contrairement à Pascal, il exige que tous déclarent ouvertement que le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob n’est pas Dieu et qu’il faut chercher Dieu là où, selon nos convictions, nous pouvons trouver la vérité : auprès des savants, des philosophes, des moralistes et non dans un vieux livre conservé pieusement au cours des siècles par un petit peuple ignorant, se tenant à l’écart des grands chemins de l’histoire.

 

 

IV

 

Au premier abord, on peut croire que M.O. Gerchenson tend vers le même but que Harnack. Dans La Source de la foi, il semble n’avoir qu’un seul souci : parler de la Bible de telle façon que tous les hommes soient persuadés que Jahveh est le « Dieu universel » susceptible d’être justifié par le tribunal de la raison. Dans les premiers chapitres de La Source de la foi, il montre, aussi bien que Marcion, combien Dieu répond peu à l’image que donne le Pentateuque d’un être parfait. Il est vrai, et il ne faut pas perdre cela de vue, car cela nous découvre le sens de La Source de la foi, que dans sa critique de l’Ancien Testament vous n’entendrez nullement ces notes d’irritation, d’indignation et même de mépris par lesquelles s’exprimait l’ardeur de Marcion et qui percent chez Harnack malgré ses efforts pour garder à tous égards l’objectivité d’un savant historien. M.O. Gerchenson, de tout son cœur, de toute son âme, aime Jahveh qu’il soumet à une critique aussi sévère. Mais tout de même, quand il se présente aux hommes avec sa Source de la foi, il est obligé d’avouer que son amour « justifie » insuffisamment Dieu ; il faut encore que la raison, ce que nous appelons raison depuis Marcion et ses disciples helléniques, le justifie. M.O. Gerchenson écrit, par exemple, en se rappelant le « mythe » de la lutte de Jacob avec l’Ange : « Je n’ose pas approfondir séparément les éléments de ce mythe… que chacun les scrute de son côté. » Mais, immédiatement après ces paroles révérencieuses, il remarque en commentant Exode IV, 24-26 : « Dans ces images cyclopéennes de l’antique imagination populaire, la graine de la religion juive était enfouie comme dans un solide noyau : une fois le noyau éclaté, la graine a germé. » Quand vous lisez ces lignes, vous devinez d’emblée ce qui va en sortir, vous sentez que les « critères » helléniques se sont glissés subrepticement dans la conscience de M.O. Gerchenson et que, lentement mais sûrement, ils y ont commencé leur travail de destruction. Quand il a été impossible de faire autrement, ces « critères » l’ont conduit sournoisement à exposer de manière inexacte le récit biblique. Il est dit dans la Bible : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Genèse II, 16-17). Voilà ce qui est dit dans la Bible, et la raison, qui ne peut jamais se faire à l’idée que les fruits de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire ses propres fruits, soient mortels, souffle à l’auteur de La Source de la foi que Dieu a « interdit » aussi de manger les fruits de l’arbre de vie. Sans cette altération, sans admettre que Dieu non seulement a ôté à l’homme la connaissance du bien et du mal, mais lui a caché les sources de la vie, il est impossible de mener jusqu’à son terme une critique « rationnelle » de l’Écriture Sainte. Aussi M.O. Gerchenson ne s’arrête-t-il pas au récit de la chute originelle, il l’effleure seulement au passage, comme pour souligner ainsi notre droit de ne choisir dans le Livre Éternel que ce qui nous paraît compréhensible, admissible, et de rejeter ou d’interpréter ce qui nous semble incompréhensible ou inadmissible. Il continue ainsi jusqu’au moment où il lui semble que le vieux livre est complètement purifié des « préjugés » et des « superstitions » et peut, dans cet état, prendre l’audace de se soumettre au jugement de l’homme contemporain. Ainsi, pour expliquer le premier verset du premier psaume : « Heureux l’homme qui ne marche pas dans le conseil des impies », Gerchenson écrit : « Le croyant se distingue de l’incroyant par le caractère de sa vie intérieure ; la vie intérieure du croyant s’accomplit légalement ; aussi chacun de ses sentiments, chacune de ses pensées sont-elles substantielles, solides, concrètes ; toutes ensemble, elles s’insèrent dans un ordre harmonieux, et même de l’extérieur donnent une impression de beauté, de réussite. » Parlant de ce que Jérémie appelle le « malheur » que Dieu envoie contre les Juifs, « fruits de leurs pensées », ou des châtiments dont Josué menace Israël (XXIII, 12-13), M.O. Gerchenson juge indispensable d’ajouter le commentaire suivant : « Nous voyons tout de suite comment ces hommes concevaient la loi de la rétribution. Il n’y a pas de doute : dans sa forme pure, primitive, avant que la superstition populaire l’ait recouverte de mauvaises herbes, cette croyance était absolument transparente ; elle n’exprimait rien d’autre que la loi psychologique fournie par l’expérience et compréhensible pour tous. Le châtiment de Dieu ne tombe pas d’en-haut sur le pécheur, il prend naissance en lui… Le châtiment n’est pas un miracle, mais le fruit naturel de l’esprit, obscurci par l’impiété. » Ou bien, s’arrêtant à certaines expressions de la Bible, comme « craindre le Seigneur », « marcher devant Sa face », il propose cette interprétation : « Le sens de tous ces termes est le même : c’est la renonciation à la volonté personnelle. Une seule chose est nécessaire à Dieu : le renoncement à soi-même… Par contre, le seul péché de l’homme est de… vivre à sa guise. » Et, en conclusion : « Ainsi, la volonté de Dieu est immuable, en d’autres termes, telle est la loi universelle préétablie… la personnalité, en tant que volonté autonome, doit dépérir et devenir le réceptacle, l’agent exécuteur des commandements divins. » Et encore : « De toutes manières, le monde, en fin de compte, vaincra la personnalité, autrement dit, il nichera totalement en l’homme sa propre volonté. Le triomphe de la raison objective sur la conscience, le libre arbitre individuel est inévitable. Ce sera là le Royaume de Dieu sur terre, annoncé par les prophètes. » Et, tout à la fin du livre, comme en résumé de toutes les méditations qui ont précédé, nous lisons : « Tout ce qui existe n’est qu’illusion et mensonge, l’aspect instantané de la vie naissante, mystérieusement prédestinée ; en fait, ce qui est réel, ce ne sont pas les données mais les tendances, le devenir. Par conséquent, le monde est un dessein en voie d’accomplissement, légalement, infailliblement (dans la terminologie de l’ancien mythe, on disait le dessein de Dieu). » Plus on approche de la fin du livre, plus la pensée de M.O. Gerchenson se fond avec « la pensée universelle », c’est-à-dire exactement avec ce que V. Ivanov considérait comme le dernier mot de la sagesse. Tous ceux qui connaissent tant soit peu les tout derniers courants de la philosophie peuvent aisément distinguer dans les extraits cités plus haut de La Source de la foi (c’est moi qui en ai souligné les expressions les plus caractéristiques), comme dans les lettres adressées à M.O. Gerchenson par V. Ivanov, ces traits de l’idéalisme de Fichte qui se sont emparés sans partage des esprits de nos contemporains. Fichte, comme on le sait, pour plaire à ses disciples helléniques, faisait tenir toute l’Écriture dans le premier verset du quatrième Évangile… Quand V. Ivanov proposait à M.O. Gerchenson un idéalisme éthique, revêtu d’ornements de toute beauté qu’il avait confectionnés lui-même, M.O. Gerchenson se détournait avec horreur de ce prêche et le traitait de sirène. Mais quand ce fut son tour d’intervenir en qualité de maître d’école, il se soumit modestement à son destin et commença à interpréter la Bible comme si les prophéties de Harnack avaient fait leur temps et comme si le droit d’interprétation authentique de l’Écriture Sainte appartenait au seul Marcion. Autrement dit, toutes les « religions, systèmes philosophiques, connaissances, arts, etc… » dont le souvenir pesait si lourdement sur son âme et auxquelles, en écoutant les magnifiques discours de son ami et compagnon d’hôpital, il essayait si passionnément d’échapper, avaient recouvré leur pouvoir sur lui…

La Source de la foi, à la prendre au pied de la lettre, se trouve en « contradiction criante » avec les idées que M.O. Gerchenson a exposées dans la Correspondance. Habituellement, les contradictions criantes nous troublent et font naître en nous de la suspicion à l’égard de celui qui en est « convaincu ». Et peut-être le futur historien de la littérature qui aura pour tâche d’expliquer la conception du monde de M.O. Gerchenson opposera-t-il La Source de la foi à la Correspondance avec amertume, avec perplexité ou, s’il est dans des dispositions hostiles envers lui, avec la joie mauvaise du triomphe. Mais pour nous, qui nous efforçons de prêter l’oreille aux propos de M.O. Gerchenson, maintenant qu’il n’est plus parmi nous, ces contradictions prennent un autre sens, une autre valeur. Nous nous souvenons des paroles pénétrantes de l’Ecclésiaste (XII, 7) : « Et que la poussière retourne à la terre, selon ce qu’elle était, et que l’esprit retourne à Dieu, qui l’a donné. » L’enseignement terrestre restera sur terre, et sur terre la Bible sera lue sous la direction des sages helléniques et de leurs descendants, les Marcion, les Fichte et les Harnack. Ici, sur terre, comme l’écrivait M.O. Gerchenson à V. Ivanov, « il est impossible et de parler de la Véritable Bible et d’y penser ». En effet, si l’on commence à parler ou même à méditer (la méditation, comme l’a enseigné Platon, n’est qu’une conversation silencieuse de l’âme avec elle-même) on n’évitera d’aucune manière l’ornière que suivent ceux qui ont goûté aux fruits de l’arbre défendu. Mais, là où M.O. Gerchenson est revenu maintenant, on peut parler de tout, méditer sur tout. Là, il pourra même lire la Bible comme on la lisait dans les temps anciens. Là-bas, cet élan qui paraissait à tous si barbare et donc blâmable et même insensé, cet élan irrésistible qui le portait à laver l’âme de ses connaissances et à gagner la rive, nu comme le premier homme, qui est peut-être un pressentiment de voyant, trouvera ou, plus exactement, a trouvé sa justification : en effet, le premier homme, avant d’avoir touché à l’arbre de la connaissance, n’était pas retenu par tous ces critères raisonnables sans la bénédiction desquels nous n’osons pas reconnaître Dieu, même quand nous l’aimons de tout notre cœur et de toute notre âme, comme l’aimait le défunt M.O. Gerchenson.

 

Paris, 10 mars 1925.      

 

 

Léon CHESTOV, Spéculation et révélation,

L’Âge d’Homme, 1981.

 

Traduit par Sylvie Luneau.

 

 

 

 

 

 



1  Publié en russe dans Sovremennye Zapiski (Annales Contemporaines), no 24, Paris, 1925.

2  Des morts on ne dit rien, ou on ne dit que du bien.

3  Gerchenson et Viatcheslav Ivanov se trouvaient alors dans la même chambre d’hôpital.

4  « Biégoun » ou coureur : adepte d’une secte qui s’interdisait tout domicile fixe, la terre étant un lieu d’exil.

 

 

 

 

 

 

 

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