La fin de la cité romaine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean CHEVALIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La politique a pris la place

de l’antique destin. »

HEGEL.    

 

 

La plus grande force du monde antique a donc disparu. Les historiens ont cherché la cause décisive de cette ruine immense que, des siècles durant, l’illusion collective de l’immortalité nationale fit croire impossible.

Les uns ont pensé que les barbares avaient entraîné cette chute par leurs attaques continuelles, par leur infiltration progressive dans les rouages de l’État et par le poids de leur masse. À partir du IIIe siècle, leur présence, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire, est d’une obsédante continuité. Meutes ardentes et menaçantes, ils sont aux aguets et tâtent les frontières pour se précipiter sur les points faibles. Enhardies par des succès passagers, les bandes d’attaques lancent des contingents toujours plus forts sur des secteurs toujours plus nombreux. De vastes territoires sont perdus et repris. C’est une suite monotone et épuisante d’agressions. Les Romains gardent la supériorité de la discipline et, après avoir développé leur cavalerie, les meilleures méthodes militaires. Mais la poussée des ennemis se fait sentir partout, et l’anarchie de leur conduite n’empêche pas la convergence des effets. En Orient, vers 228, la dynastie sassanide inaugure une action concertée et souvent perfide qui contribuera à briser l’unité de l’Empire. Des mouvements nationalistes apparaissent chez les Maures d’Afrique, en Gaule et en Égypte. Dioclétien augmente en vain effectifs et soldes, rend les unités plus mobiles ; la qualité des recrues est en baisse et l’armée se « dénationalise » par un enrôlement excessif de mercenaires. Ceux-ci arrivent même aux plus hauts grades et, exceptionnellement, au consulat. Des barbares, gagnés à Rome par les richesses et par les hautes fonctions, diminuent, bon gré mal gré, la cohésion du pouvoir central. Cinquième colonne de traîtres ou simple substance étrangère dans un corps, ils affaiblissent le principe romain. Ils trouvent d’ailleurs des partisans, sinon des complices, parmi les riches Romains, excédés par les usurpations et par la tyrannique bureaucratie de l’État. À une certaine dose, ils pourraient devenir un facteur de rajeunissement ; trop nombreux, ils rompront l’équilibre biologique.

L’invasion des barbares, à vrai dire, ne triomphe que d’une Rome déjà vermoulue et ne saurait constituer une explication suffisante de sa ruine. Représentant la plus grande force organisée, l’Empire ne devait périr que de ses plaies internes.

L’armée s’était métissée. César avait employé contre les contingents grecs et asiatiques de Pompée les Gaulois et les Germains qu’il avait naguère vaincus, puis recrutés à son service. Après la réaction augustéenne, le mal s’était aggravé ; à l’armée de citoyens s’étaient substituées des armées de mercenaires, se combattant entre elles quand les rivalités de leurs chefs en décidaient ainsi, ou se mutinant pour changer de maîtres. L’instrument même de la puissance avait perdu de sa sûreté. La grande défaite d’Andrinople (9 août 378) où Valens fut vaincu par une coalition de Goths, d’Alains et de Huns qui, avançant dans les défilés balkaniques évacués en hâte, poussaient devant eux à coups de fouets des troupeaux horrifiés de femmes romaines, scelle le lamentable sort de l’Empire envahi. Synesius avait bien vu la faiblesse de l’armée : « Au lieu de livrer nos armes à des Scythes, confions-les à nos laboureurs. » Mais où sont les laboureurs d’antan ? Le mal des légions ne s’explique pas non plus par lui-même, il plonge ses racines dans la société, car, on l’a dit, « le militaire se recrute dans le civil ».

Épuisée par les guerres et les invasions, écrasée par la fiscalité et les charges, dépourvue de secours moral et religieux, la population subit une brusque décroissance. Les terres cultivées retournent en friche ; la misère et le désert regagnent le terrain perdu par la civilisation. Pourquoi ?

D’où vient cet affaissement de l’économie rurale, prélude de la ruine générale ? On a parlé de la dégradation des terres cultivables par les mauvaises méthodes d’exploitation. On a même repris l’hypothèse climatique des vieux philosophes grecs, selon laquelle les périodes de décadence coïncideraient avec les périodes mondiales de sécheresse. À de certains indices, Ellsworth Huntington aurait conclu, rapporte M. Piganiol, dans sa précieuse Histoire de Rome, à « une diminution constante des pluies de 200 à 400. D’où la famine et la poussée des barbares, pressés eux-mêmes par d’autres qui mouraient de faim ». Hélas ! « aucune statistique des chutes de pluie durant l’antiquité méditerranéenne » ne permet de vérifier l’hypothèse. Ce qui paraît incontestable, ce sont les faits suivants : les travailleurs ruraux libres ont été poussés dans les villes par la main-d’œuvre servile ; les propriétaires ont été ruinés par les guerres civiles et les incursions étrangères ; le vagabondage et le brigandage des miséreux ont aggravé la dévastation ; des taxes multiples et arbitraires ont découragé les cultivateurs les plus obstinés. Ils ont réduit leur production ou sont venus se joindre au prolétariat urbain.

Des agriculteurs revenus des combats se transforment en trafiquants. Une tourbe de chômeurs, qui comptera plusieurs centaines de milliers d’hommes, se constitue. Un peuple laborieux devient oisif ou mercantile, partageant ses heures entre les jeux et n’importe quelle besogne.

Les empereurs aperçoivent ce gros danger social. Ils croient y remédier en organisant les loisirs. Avec cent quatre-vingt-deux jours fériés officiels sous Trajan, plus de la moitié de l’année est chômée. Jeux et spectacles sont érigés en méthode de gouvernement, en instruments du pouvoir. Ils engloutissent des sommes fabuleuses. Ils offrent une diversion au désœuvrement des sujets et voilent l’absolutisme impérial. L’excitation est moins dangereuse à l’amphithéâtre que dans la rue. L’excès de plaisir étouffe l’esprit de révolte. Les hommes s’asservissent en riant.

Les dépenses de l’État s’accroissent, tandis que les revenus s’amoindrissent.

L’État tente d’éluder la faillite par les procédés bien connus, l’intervention généralisée et la contrainte. L’évolution commencée sous les Flaviens s’accélère sous les Sévères, s’achève sous les Illyriens. On ne se contente plus de falsifier les monnaies, on confisque, on réquisitionne biens et services, on réglemente, on durcit les cadres des corporations : impossible d’en sortir, le servage médiéval commence. L’ager publicus, les mines, les salines, passant aux mains du prince, sont pour ainsi dire « nationalisées ». Le dirigisme culmine en 301, avec l’édit du maximum de Dioclétien ; les prix et les salaires sont fixés. La peine de mort est décrétée pour les contrevenants, leurs complices et les détenteurs de stocks illicites. L’expérience échoue. Julien la renouvelle, un demi-siècle plus tard ; les résultats sont aussi vains. Structure et technique ont conduit à l’anarchie et à la misère ; des palliatifs n’y peuvent rien, même avec des armées de soldats et de bureaucrates, même avec des arsenaux de règlements. Le système politique le plus perfectionné était incapable d’arrêter cette évolution, qui alla du pillage à la prospérité, du libre-échange à la concentration des richesses, du capitalisme à l’État socialiste et totalitaire. C’est la courbe normale d’une économie viciée et injuste dans son principe.

L’incidence des mesures administratives ou fiscales et l’ingérence croissante du politique dans la vie économique posent le problème des institutions elles-mêmes. Il y avait sous la République deux principes qui pouvaient être excellents s’ils s’appuyaient sur un vigoureux esprit civique, mais qui deviendraient mortels quand le patriotisme des origines serait corrompu. L’un d’eux avait pour effet de limiter la puissance des autorités suprêmes, soit par la collégialité qui confiait le pouvoir à deux consuls, soit par l’intercession des tribuns qui devait sauvegarder les droits de la plèbe ; mais il risquait de condamner à l’inefficacité, et par suite à la violence ou à l’anarchie. L’autre principe ouvrait à de nombreux citoyens l’accès au pouvoir, soit en fixant aux charges une brève durée, soit en interdisant la rééligibilité ; mais il entraînait un manque de suite dans la conduite des affaires. Bref ! la République semblait avoir tout disposé pour ne jamais connaître de gouvernement fort et stable. En fait, l’autorité du Sénat, bien qu’elle ne fût pas décisive en droit, assura longtemps la continuité, qui était indispensable, surtout en politique étrangère. Mais un tel régime était incapable de satisfaire aux exigences d’un grand État. Il disparut quand le bassin méditerranéen fut conquis. De l’instrument qui avait forgé l’Empire, de l’armée, sortit l’autorité nouvelle.

Le nouveau régime souffrit principalement, du point de vue institutionnel, d’un manque de règles fixes pour la transmission du pouvoir. En général, l’empereur désignait lui-même son successeur par l’adoption ; c’était le moins mauvais des systèmes : c’est ainsi que Trajan accéda au trône ; mais il n’alla pas sans de lourdes erreurs, l’élu changeant d’attitude après son élévation, tel Tibère. La transmission par hérédité donna des résultats déplorables : le fils de Marc-Aurèle, par exemple, qui forme un si cruel contraste avec l’empereur philosophe. « Les empereurs qui montèrent sur le trône par droit d’hérédité, observe Machiavel, furent tous méchants, excepté Titus. Dès que l’Empire devint héréditaire, il se précipita de nouveau vers sa ruine. » Que dire, en effet, des Césars, des Sévères, des Constantins !

D’autre part, le principe racial qui tendait à confier uniquement à des Romains les plus hautes fonctions administratives et politiques ne pouvait permettre à une petite cité, si riche fût-elle en hommes de valeur, de régir indéfiniment un grand empire. Sans doute était-il trop tard quand les Antonins, eux-mêmes d’origine espagnole, remplirent le Sénat de provinciaux venus des extrémités de l’Empire, quand Caracalla étendit le droit de cité à toutes les villes conquises. C’est alors l’affluence, c’est la ruée des étrangers ; ils accèdent à toutes les charges. Mais la mesure est à la fois tardive et précipitée ; dans son excès, elle accuse le mal plus qu’elle ne le guérit. Au terme de son extension, Rome n’a plus les diplomates, les généraux, les administrateurs que requiert son système de domination. Les cadres de la cité sont les organes d’un gouvernement périmé. Ils s’affaiblissent et craquent en voulant s’élargir aux dimensions du monde. Rome ne peut plus innerver par ses voies, par ses légions, par son commerce, par ses institutions politiques, le trop grand corps de son empire ; elle n’en fait pas jouer tous les membres avec une égale maîtrise. L’étendue de ses domaines est excessive par rapport à la rapidité des transmissions et au nombre des citoyens romains. Bien entendu, c’est aux extrémités que la lourdeur se fait le plus sentir. Malgré sa vigueur, le principe romain ne suffira plus à maintenir la paix par la force, ni l’ordre par une prospérité générale, il ne sera plus organique.

Devant les désastres qui s’annoncent, les fantaisies mythologiques et les rites traditionnels révèlent un vide immense. Les dieux de salut, morts et ressuscités, le culte le Mithra, importé d’Orient par les armées et par les prédicateurs, captent la ferveur populaire. La hantise d’une catastrophe prochaine s’est emparée des âmes et se reflète jusque sur les monuments publics, telle la colonne de Marc-Aurèle, par un pathétique étrange, témoin troublant d’une brusque anxiété. Les présages ne confirment plus la quatrième églogue d’un Virgile ; ils s’accordent avec les pages les plus sombres d’un Lucrèce. Il faut toute la volonté d’un Marc-Aurèle pour retrouver chaque soir la sérénité, en affirmant sa foi dans l’ordre et la raison invisibles de l’univers. Mais le sentiment religieux du peuple, fermé au dogmatisme stoïcien, serait vacant et disponible si l’irruption des religions nouvelles ne venait le remplir.

Une dévotion subsiste, issue de cette religiosité sincère et profonde, sous-jacente au formalisme traditionnel, mais elle s’adresse aux dieux qui promettent de revivre, après avoir traversé eux-mêmes une douloureuse passion. Le culte de Mithra, auquel s’est fait initier Néron, se répand triomphalement dans Rome, tandis que le christianisme prêche son Évangile dans la clandestinité des catacombes et l’éclat de ses premiers martyrs. Un monde nouveau se lève, la cité romaine mourra de n’avoir su le comprendre et s’adapter.

 

 

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Les Romains ont suivi leur pente, mais, hélas, non point en la remontant. C’est dans leur caractère même, croyons-nous, et sans exclure les facteurs précédents, qu’il faut chercher la cause décisive de leurs malheurs.

Auri sacra fames. D’après les historiens romains, la cause principale de la décadence fut une insatiable convoitise. Quand les richesses étaient à l’extérieur, on s’unissait pour s’en emparer. Quand elles affluèrent dans la ville, on se divisa pour les partager. Et la même ardeur qu’on avait déployée pour les ravir à l’étranger, on la montra pour se les disputer. L’appât de l’or trouble les sociétés et jette les hommes les uns contre les autres en d’horribles tueries qui ruinent les États. « L’or et la vertu, dit Platon, sont comme deux poids mis dans les plateaux d’une balance et dont l’un ne peut monter que l’autre ne s’abaisse. »

L’opulence a aggravé les deux défauts naturels des Romains : la cupidité et la violence. « Le père de famille doit faire argent de tout », prescrivait le vieux Caton et, chassant ses vieux esclaves, vendant les jeunes, il ne gardait que ceux qui étaient en âge de produire et de reproduire. Leur dureté est inimaginable. L’histoire de Rome commence par un fratricide. Mais Romulus est à son tour massacré par le peuple. Quatre rois sur sept meurent assassinés. Les républicains tués ou proscrits ne se comptent pas : les Gracques, Pompée, Cicéron, non plus que les suicides : Caton d’Utique, Brutus. Meurtres et suicides sont chroniques sous l’Empire. Cinq Césars sur six disparaissent de mort violente : deux sont assassinés, un étouffé sous des couvertures, un autre empoisonné. Néron, déchu et condamné, s’enfonce un glaive dans les entrailles, après avoir contraint au suicide Lucain, Pétrone, Sénèque et des centaines d’autres, parmi les meilleurs. Des trois successeurs des Césars, Galba est massacré sur l’ordre d’Othon. Othon se poignarde, et la populace assassine Vitellius. Un siècle et demi se passe dans une relative douceur : quatre empereurs seulement sont assassinés ou égorgés. Mais, durant cette accalmie, les combats de gladiateurs, les jeux du cirque, les martyres des chrétiens, sans compter les guerres, font des centaines de milliers de victimes. Les deux derniers siècles ne sont qu’une suite ininterrompue de crimes. Toute cette histoire baigne dans un fleuve de sang.

Tout devait servir les aspirations à la puissance. Rome forgea ses plus précieuses qualités dans la faiblesse : goût de l’ordre, de la tradition, de l’observation, ténacité, génie empirique et pratique, sens des réalités, hérités des ancêtres paysans et développés par les combats ; mépris des richesses, courage, piété, dévouement à la patrie, respect des lois de la famille ; l’affirmation de ces valeurs assura la grandeur de Rome, et leur négation, par le dédain de toute discipline et par l’amour effréné de l’or, entraîna sa perte.

 

 

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Les vertus des Romains sont un peu effrayantes et leurs défauts ne vont pas sans grandeur. L’héritage dont l’humanité leur est redevable n’est pas exempt de ces contradictions. Ils ont poussé l’organisation du despotisme jusqu’à ses ultimes perfectionnements et nous ont légué un idéal de liberté. « Voici la liberté, disait Ennius : porter en soi un cœur pur et solide. Le reste, un esclavage que couvre une nuit obscure. » Ils ont été césariens et démocrates. Sous l’empereur Trajan, « un prince ami de la liberté », fleuriront les vertus républicaines d’un Tacite et d’un Pline le Jeune.

Ils ont fait les guerres les plus cruelles et conçu l’idée d’un genre humain organisé pour vivre en paix. Et cette paix civique devait comprendre, avec la sécurité personnelle, les libertés de pensée et de parole.

Ils ont ravagé des contrées entières et y ont ramené la prospérité.

Ils ont violé des traités, supprimé les droits de nombreux peuples et transmis au monde un corpus juridicum dont les États civilisés font encore la base de leurs lois. Nation de proie et idéal de justice.

Ils se sont montrés libéraux dans leur religion et ils ont martyrisé les chrétiens. Ils ont multiplié les dieux et repoussé précisément celui qui n’admettait pas une adoration partagée.

Mais quelques-uns de leurs penseurs et philosophes ont rejoint certains principes du Christ, enseigné l’unité du genre humain, la fraternité des esclaves et des hommes libres. Ils sapaient ainsi toute entreprise de domination et la structure même de la Cité.

Rome est morte de ses contradictions. Mais sur ces gigantesques ruines planent le souvenir d’une énergie farouche, un idéal d’ordre et de paix, le respect de l’autorité. Les Romains nous ont donné des exemples à ne pas suivre et des modèles à imiter, des règles de gouvernement et une profonde aspiration vers l’unité politique des peuples.

 

 

 

Jean CHEVALIER.

 

Paru dans Hommes et Mondes en 1948.

 

 

 

 

 

 

 

 

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