Bergson et les sources de la morale

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques CHEVALIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« ... Une décision s’impose. L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. À elle de voir d’abord si elle veut continuer de vivre. À elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire les dieux. »

 

C’est sur ces lignes énigmatiques que s’achève le dernier livre de M. Bergson : les Deux sources de la morale et de la religion. C’est à elles que va le lecteur pressé. Et c’est encore sur elles qu’il se forme un jugement, en attendant l’heure, qui ne viendra peut-être jamais, où il commencera de lire et de méditer une œuvre qui nous présente le fruit de vingt-cinq années de méditation. Pour rendre à ce puissant effort la justice qu’il mérite, il faut y répondre, autant qu’il se peut, par un effort approprié. « Tout travail philosophique fécond, déclarait un jour le philosophe, naît d’une concentration de la pensée, avec, à la base, une émotion pure. » Son œuvre est née de là : de là, aussi, naîtra l’intelligence d’une pensée qui a cherché à reprendre son élan sur l’axe même par où passe la vie, afin d’en retrouver le principe et de coïncider en quelque manière avec lui, et qu’on ne peut comprendre à son tour qu’à la condition de retrouver, derrière les formules où elle s’exprime, l’intuition qui en est la source.

 

Jean-Jacques Rousseau, il y a bientôt deux siècles, avait apporté à l’homme un message, en apparence du moins, tout pareil. Lui aussi avait tout remis en question, notre art, notre civilisation, notre sagesse même ; lui aussi, avait fait effort pour écarter tout ce qui vient de l’habitude, des préjugés, des institutions sociales, de l’artifice et des conventions, pour nous rappeler à notre destination originelle et pour réveiller au dedans de nous les puissances de sentiment, la conscience, cet instinct divin. Mais, pour Jean-Jacques, la destination originelle de l’homme est de revenir à la nature, qui est le principe de son être, et de se livrer à elle, qui est toute bonne. Il a vu, selon Bergson, le mouvement que l’homme doit accomplir : il n’a pas vu où tend ce mouvement, parce qu’il n’en a pas vu la cause, ou le principe. La nature n’est pas toute bonne : c’est elle, bien au contraire, qui dresse contre notre civilisation les obstacles qu’il nous faut tourner un à un. Et la nature n’est pas le principe : derrière les premières formes, au demeurant indestructibles, où elle s’est enclose, il nous faut remonter jusqu’à la cause qui s’y est partiellement exprimée. Arrêtons-nous sur ces deux points, qui emportent, à vrai dire, tout le reste.

L’instinct de la nature, c’est la guerre : elle est naturelle à l’homme, comme la propriété des outils qu’il fabrique et des choses auxquelles ils s’appliquent ; comme la propriété, la guerre est inscrite dans la structure de l’homme et dans les conditions toutes particulières qui ont été faites à la vie sur notre planète. On se bat pour n’être pas affamé, pour disputer son pain à la nature et à ses congénères, sur une terre qui va se surpeuplant, où, faute de carbone peut-être, les hommes sont contraints de s’entre-dévorer. On se bat aussi, on se bat surtout, on lutte, on risque, on fait effort, par amour du luxe, pour obtenir et maintenir un certain niveau de vie, pour conquérir le gingembre et le poivre et la cannelle, objet suprême de la navigation d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique, et dont nul ne se soucie plus depuis qu’on peut les avoir pour quelques sous chez l’épicier du coin. Au commencement était la vanité ! Mais le malheur est qu’aujourd’hui on se bat avec les armes forgées par notre civilisation, et qu’au train dont va la science l’humanité risque de se détruire elle-même. Faut-il incriminer la science, ses inventions, ses industries, et les machines qu’elle a créées ? Faut-il croire, surtout, que l’humanité marchera indéfiniment dans la même direction ? qu’elle est vouée à une matérialité croissante, comme le progrès de la science, qui ne s’arrêtera pas ? Non. Si l’on remonte à l’impulsion qui leur a donné naissance, on s’apercevra que les machines, et l’esprit d’invention d’où elles procèdent, n’ont pas suscité les besoins qu’elles servent, mais ont été suscitées par eux. Les premiers linéaments du machinisme se sont dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie. Il y a plus : le machinisme est issu de la charité agissante, qui aspire à se répandre, et qui ne saurait se répandre dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim. Le mal vient de ce que, par un accident d’aiguillage, puis en raison de cette frénésie naturelle qui fait qu’une tendance va jusqu’au bout de son élan et crée en marche sa propre route, la mécanique a été lancée sur une voie au bout de laquelle se sont trouvés l’excès du luxe et du bien-être, la complication de la vie, son absorption dans la matière, et tous les maux qui en résultent. Mais, encore une fois, remontons à l’impulsion originelle : si la mystique appelle la mécanique, si celle-ci est née de celle-là, la mécanique à son tour ne pourra-t-elle servir la mystique, et ces exigences de vie intérieure profonde qui constituent en quelque manière l’âme de l’humanité ? L’homme ne pourra-t-il user de cet outillage puissant qui pèse sur la matière, pour se détacher d’elle ? Ne pourra-t-il y trouver le point d’appui qu’il faut pour se soulever au-dessus de terre et pour libérer l’esprit ?

Un retour à la vie simple, bien plus, un élan de l’humanité vers la vie spirituelle, est donc possible, et il est vraisemblable, autant qu’il est nécessaire.

Il est vraisemblable. Toute action prolongée dans un sens amène une réaction en sens contraire ; tout progrès ressemble à l’oscillation que décrit un pendule autour de son point d’équilibre, tandis que l’appareil lui-même se déplace en avant et que son mouvement décrit une spirale. Plus exactement, toute tendance originelle est grosse de deux tendances divergentes et complémentaires qui ne peuvent donner tout ce qu’elles enferment qu’à la condition de se dissocier selon deux directions opposées ; mais si, dans l’évolution générale de la vie qui se trouve liée à la matière, ces deux tendances vont chacune de son côté chercher fortune dans le monde et se développent dans deux formules distinctes, – vie végétale et vie animale, instinct et intelligence, – dans l’évolution de la vie psychologique et sociale il en va autrement : c’est dans le même individu, c’est dans la même société, que les deux tendances contraires se manifestent, et elles ne peuvent le faire que successivement. De là vient que, lorsque l’une d’elles a épuisé sa force, ou lorsqu’elle aboutit à la catastrophe imminente, elle s’arrête : alors la tendance antagoniste prend la place laissée vide, et se développe à son tour.

Tel est, ce semble, le cas de l’humanité présente. Elle court à la catastrophe avec frénésie. Mais cette frénésie même ne doit-elle pas nous ouvrir les yeux ? Ne va-t-elle pas provoquer en sens opposé une activité qui la corrigera ? Ne peut-on prévoir, après la complication croissante de la vie, un retour à la simplicité, après la matérialisation croissante une ascension vers la spiritualité ? Assurément, l’avenir de l’humanité reste indéterminé, parce qu’il dépend d’elle. Mais précisément sa volonté peut renforcer, ici, la loi de nature et la diriger, puisqu’il le faut, puisqu’elle le sait, et que l’initiative au demeurant ne peut venir que d’elle. La science elle-même peut nous y aider, par la connaissance qu’elle nous fournit des choses et par les moyens qu’elle met à notre disposition : elle peut nous apprendre et nous servir à modérer nos besoins, en nous montrant ce qu’il y a de dangereux dans leur multiplication, de décevant dans leur satisfaction, de transitoire et d’artificiel dans les goûts qui les inspirent. Elle peut utiliser pour une fin plus haute ce système de résistances et de complaisances qui constitue la nature, tourner les obstacles matériels en instruments, et laisser la voie libre à l’appel du héros. Alors, d’une civilisation aphrodisiaque, gaspilleuse et envieuse, assoiffée de plaisir, de luxe et de richesse, l’homme reviendra sans doute à une vie plus simple, à une vie plus austère aussi, et, comme un ballon qu’on remplit furieusement d’air se dégonfle tout d’un coup, ses maux disparaîtront avec les besoins artificiels qui les engendraient. Alors se comblera le vide qui existe aujourd’hui entre un corps démesurément agrandi et une âme restée ce qu’elle était, trop petite pour le remplir, trop faible pour le diriger. Alors enfin l’homme étant revenu à soi se redressera pour regarder le ciel, et percevant peut-être, visible aux yeux du corps, une lueur de l’au-delà, assuré de se survivre, il verra le plaisir éclipsé par la joie, il détournera son attention des hochets qui l’amusent et des mirages qui le divisent, pour se tourner vers ce qui seul mérite d’être aimé.

 

Revenir à soi, ce n’est pas revenir à la nature, c’est revenir à Dieu.

Le mysticisme vrai, qui n’est autre chose que la vie intérieure profonde, d’où l’humanité doit attendre sa rénovation, n’a rien de commun avec cet « impérialisme » ou ce « naturisme » qui n’en est qu’une contrefaçon. De ces formes aberrantes du mysticisme au mysticisme vrai, il y a tout l’écart qui sépare les dieux issus de la fonction fabulatrice, forgés par l’homme à son usage, attachés aux cités humaines, du Dieu qui a tout fait, qui aime tous les hommes d’un égal amour, qui leur demande de s’aimer entre eux, et dont l’âme la plus haute n’est que l’instrument. De la religion statique et extérieure à la religion dynamique et intérieure, il y a tout l’écart qui sépare l’immobilité du mouvement, « l’âme close », recourbée sur soi et tournant dans un cercle, de « l’âme ouverte », je veux dire de celle qui, avec la confiance des fleurs au printemps, s’est ouverte au grand souffle de vie lancé à travers le monde et s’est replacée ainsi dans l’élan créateur.

Entre l’une et l’autre, entre le minimum et le maximum, entre les deux limites, la différence n’est pas de degré seulement, mais de nature, et jamais, par quelque processus que ce soit, on ne passera de la première à la seconde ; jamais, par simple extension, on ne s’élèvera de la famille ou de la cité à l’humanité.

Le groupement familial et le groupement social sont les seuls qui aient été voulus par la nature, les seuls auxquels correspondent des instincts, et ces instincts porteraient les sociétés à lutter bien plutôt qu’à s’unir. Tout différent est l’amour mystique qui embrasse l’humanité entière dans un seul indivisible amour : il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée ; il ne se confond pas avec cette fraternité dont on a construit l’idée pour en faire un idéal, et qui n’est qu’un abstrait, incapable de rien mouvoir ; il n’est pas l’attachement de l’homme pour l’homme, mais l’amour des hommes en Dieu et par Dieu : il vise plus loin que son objet, et ne l’atteint qu’en le traversant pour aller jusqu’à Dieu. « Un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. »

 

Nous nous trouvons donc en présence de deux formes absolument distinctes de la morale et de la religion : deux formes qui correspondent à deux sources.

On a cru communément de nos jours, sur la foi de certaines analyses partielles, que la société est la source unique de la morale et de la religion. On va répétant que la société existe, qu’elle exerce nécessairement sur ses membres une contrainte, et que cette contrainte est l’obligation. Mais on se donne ainsi, observe Bergson, ce qu’il s’agit d’expliquer : car enfin la société n’existe que parce que les individus lui apportent tout un ensemble de dispositions innées ; elle ne se suffit donc pas à elle-même. De plus, on ne peut expliquer de la sorte comment l’individu peut juger la société et obtenir d’elle une transformation morale. Bien loin d’être l’autorité suprême, la société n’est qu’une des manifestations ou des déterminations de la vie : elle est un effet, et elle est un arrêt, du mouvement évolutif, bien loin d’en être l’essence et la cause. Il faut donc, par delà les sociétés humaines, remonter au principe même du mouvement qui les a déposées en chemin ; il faut remonter à l’impulsion d’où procède la vie, et qui se continue dans certaines personnalités privilégiées, capables de communier avec elle, de se retremper en elle et d’aider ainsi la société à aller plus loin. L’autre source, la vraie source, la voilà : elle se trouve dans ces hautes personnes morales, trop négligées jusqu’ici par une sociologie et par une science insoucieuses d’elles, qui nous montrent partout à l’œuvre des idées ou des concepts sans substrat ; plus profondément encore, elle se trouve dans le principe de propulsion qui intervient spontanément ici, grâce à ces grandes âmes, et non plus par l’intermédiaire des mécanismes qu’il avait montés, auxquels il s’était arrêté provisoirement. « La morale comprend ainsi deux parties distinctes, dont l’une a sa raison d’être dans la structure originelle de la société humaine, et dont l’autre trouve son explication dans le principe explicatif de cette structure. » Dans la première, l’obligation représente le système des habitudes qui répondent aux besoins de la communauté et exercent sur la volonté une pression analogue par certains côtés à la nécessité des lois naturelles : c’est un système d’ordres dictés par des exigences sociales impersonnelles ; dans l’autre elle représente un ensemble d’appels lancés à la conscience de chacun de nous par des personnes en qui s’incarne ce qu’il y eut de meilleur dans l’humanité, et qui sont pour nous des modèles : l’obligation, ici, est la force d’une aspiration ou d’un élan, qui continue et prolonge l’action divine, qui voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et convertir en créateur cette chose créée qu’est l’homme, par une prise de contact avec l’effort créateur que manifeste la vie ; car « cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même ». Ici, et ici seulement, nous trouvons « la moralité complète, qu’on ferait mieux d’appeler absolue ».

Cette dualité éclate lorsqu’on lit les divines paroles qui constituent le Sermon sur la montagne. Tel est le sens profond des oppositions qui s’y succèdent : « On vous a dit que... Et moi je vous dis que... » D’un côté le clos, de l’autre l’ouvert. D’un côté la morale emprisonnée et matérialisée dans des formules : de l’autre, l’acte par lequel l’âme s’ouvre, s’élargit et s’élève à la pure spiritualité ; car « la morale de l’Évangile est essentiellement celle de l’âme ouverte ». Pourtant, ne frise-t-elle pas le paradoxe, voire la contradiction ? Si la richesse est un mal, ne nuirons-nous pas aux pauvres, en leur abandonnant ce que nous possédons ? Non. « Ce n’est pas pour les pauvres, c’est pour lui que le riche doit faire abandon de sa richesse : heureux le pauvre en esprit ! Ce qui est beau, ce n’est pas d’être privé, ni même de se priver, c’est de ne pas sentir la privation. » Allons plus loin. Cette attitude de l’âme ne dépend pas de son contenu : après l’avoir remplie de l’humanité et de la nature entière, nous pourrions maintenant la vider. « La charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre. » Supprimez l’univers, disent tous les grands mystiques, sainte Thérèse et Pascal, Leibniz et Newman, il suffit que restent en présence mon âme et Dieu.

Les contraintes sociales closent l’âme, et c’est Dieu qui l’ouvre.

 

Vues de ce point, les difficultés s’évanouissent. Il y a dualité d’origine, mais la dualité elle-même se résorbe dans l’unité, puisque la pression sociale et l’élan d’amour ne sont que les deux manifestations complémentaires, l’une et l’autre nécessaires, quoique situées à différentes hauteurs et orientées différemment, d’une même force créatrice, normalement appliquée à conserver, mais exceptionnellement capable de transfigurer, les formes qu’elle a engendrées. Car c’est bien de transfiguration qu’il s’agit, et non pas d’abolition : la vie intérieure profonde a besoin des formules et des rites de la religion pour s’exprimer et pour se répandre, pour l’intelligence et pour la pratique ; dans l’éducation, l’amour vivifie la discipline impersonnelle sans la supprimer ; briser le cercle, pour ouvrir son âme à l’appel divin, n’est pas renoncer aux vertus civiques : mais c’est ne pas consentir à s’y arrêter. Prenons une comparaison qui nous aidera à figurer l’idée centrale du philosophe. Il n’y a ici et là, dans le clos et dans l’ouvert, dans le statique et le dynamique, dans les sociétés et la personne, qu’une seule et même propulsion, qu’un seul et même élan reçu : ainsi d’un projectile que sa masse empêcherait d’aller plus loin, et qui tombe et s’arrête, tandis que d’autres fragments plus légers continueraient leur course. Derrière le tout de la société et le système d’obligations qu’elle comporte, arrêtés à un stade raisonnable pour la communauté, se discerne la même cause que celle qui projette en avant certains individus privilégiés.

Mais, c’est à ceux-là qu’il faut s’adresser si l’on veut connaître d’où vient le mouvement et où il va. Leur expérience, l’expérience mystique, est la plus haute et la plus complète expérience qui ait été tentée pour transformer l’humanité et la faire retourner à Dieu : c’est une « expérience singulière, privilégiée », dont le philosophe, comme philosophe, doit tenir compte, et dont il peut tirer des probabilités qui, en s’additionnant, équivaudront à la certitude. Écoutons donc l’appel du mystique... Ébranlée dans ses profondeurs, l’âme cesse de tourner sur elle-même. « Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence, ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie... Dieu est là, et elle est en lui. » Pourtant, l’union n’est pas encore totale ; sa vie n’est pas encore divine, le vouloir reste en dehors, il faudrait le replacer en Dieu. L’âme le sait ; elle s’en inquiète ; elle se retrouve seule et parfois se désole. « Elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. » Telle est la « nuit obscure » que nous ont décrite les princes de la mystique. Et cependant ce stade ne fait que préparer la voie à l’union définitive : la peine n’aurait qu’à s’approfondir pour venir se perdre dans l’attente et l’espoir d’un instrument merveilleux. L’âme veut être cet instrument, et elle s’y dispose. Elle sentait déjà la présence de Dieu : maintenant Dieu agit en elle, par elle. C’est pour elle une surabondance de vie, un immense élan. Elle voit simple. Agissante et agie, sa liberté coïncide avec l’activité divine. Elle se trouve élevée « au rang des adjutores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes ». Mais de cette élévation elle ne tire nul orgueil : grande au contraire est son humilité, qui répond en quelque sorte à l’humilité divine. De là naît chez le mystique la ferveur de l’apostolat. « Car l’amour qui le consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. À travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. »

Voilà ce que nous apprend le mystique ; et le philosophe qui s’attache à son expérience, le philosophe qui l’interroge pour connaître quelque chose du secret des choses, celui-là, ainsi que l’avait noté naguère Édouard Le Roy 1, ne pourra désormais manquer d’envisager toutes choses par rapport à Dieu et sous une perspective d’éternité. Plus précisément, ainsi que nous le disions nous-même en prolongeant la pensée de l’auteur de l’Évolution créatrice, il comprendra que le rôle de l’homme est de devenir le collaborateur de Dieu : de ce Dieu qui crée par amour et avec amour 2. Il ira plus loin encore : car le mystique lui livrera quelque chose de l’intimité divine ; il lui apprendra que « Dieu est amour et objet d’amour », qu’il doit être représenté comme un Être personnel, distinct de ses créatures, transcendant à la réalité sensible comme à la conscience humaine ; alors « la création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour », et l’univers tout entier comme l’aspect visible et tangible de l’amour qui a tout fait : car la matière n’existe que pour la vie, la vie n’existe que pour l’esprit, – et l’esprit lui-même n’est que pour Dieu.

 

Nous sommes maintenant à même de comprendre l’expression finale qui porte tout le poids de la superstructure, mais qui le porte à faux, si j’ose dire.

L’homme, déclare Pascal, n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature : mais c’est un roseau pensant. L’univers tout entier, réplique Bergson, n’est qu’une machine immense : mais c’est une machine à faire des dieux. « Des dieux » : l’Écriture appelait déjà de ce nom ceux à qui la parole de Dieu a été adressée, et c’est ainsi que Jésus répond à l’accusation de blasphème que portaient contre lui les Juifs pour s’être appelé le Fils de Dieu (Jean, X, 32-37). Par ce terme, M. Bergson entend bien aussi les dieux faits par Dieu, les hommes appelés par lui à le retrouver.

Dans ce rappel de l’homme à Dieu, le christianisme joue un rôle à part. Que le Christ soit un homme, observe quelque part l’auteur, ou qu’il soit plus qu’un homme, qu’il soit divin comme les hommes le sont, ou qu’il soit quelque chose de plus, qu’il soit Dieu lui-même, – et le philosophe, par ses seules ressources, ne peut que poser le problème et non le résoudre, – il reste que le christianisme a, en effet, une place à part, qu’il remplit tout l’entre-deux, entre la religion statique et le plus haut mysticisme, que, s’il a emprunté aux religions qui l’ont précédé, il n’en procède pas ; il reste aussi que « le mysticisme complet est celui des grands mystiques chrétiens », que « mysticisme et christianisme se conditionnent l’un l’autre, indéfiniment », bref que « les grands mystiques se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles ». Or, la tâche qu’ils ont entreprise à la suite de leur Maître a été de conquérir le monde : ce que n’avait pu faire le stoïcisme, malgré la chance qu’il eut d’avoir un des siens empereur, le Christ, simple ouvrier, l’a fait, et il a obtenu ainsi ce que les autres n’avaient pu obtenir. Mais le but ne sera atteint que lorsque ses disciples auront réussi à briser la résistance qu’oppose l’instrument, à triompher de la matérialité, à « retrouver Dieu », à l’imiter, à le suivre, et à faire de l’humanité « une humanité divine ». Telle est leur mission : tel est le but et tel est le sens de l’univers, dont la toute-puissance divine ne pouvait faire que, créé, il fût parfait, mais que nous avons le devoir de rendre à Dieu autant qu’il se peut.

 

Nous n’avons pu ici donner qu’une très imparfaite idée du livre. Nous avons dû laisser de côté toute une partie, celle où le philosophe explique l’origine des dieux faits par l’homme, le rôle et la fonction de la magie et de l’animisme, des mythes, de la fabulation, bref de cette « religion statique » qui est une création défensive de la nature, destinée à prémunir l’homme contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu et de dissolvant pour la société dans l’exercice de l’intelligence, en imposant à l’intelligence même des représentations qui la tiennent en échec. Nous avons dû négliger certaines pages bien savoureuses, et qui sûrement deviendront classiques, comme celle où l’auteur décrit l’expérience qu’il fit, étant enfant, du dentiste : car nous ne différons pas, quoi qu’on ait dit, des primitifs ! Nous avons à peine indiqué les problèmes que ce livre soulève et qui ne manqueront pas de fournir une ample matière à la discussion : les femmes seront sans doute surprises, et tout à la fois flattées et vexées, d’apprendre que ce qui leur manque le plus, ce n’est pas l’intelligence, mais la sensibilité, la sensibilité profonde. On trouvera, selon le cas, que le philosophe accorde trop peu de foi, ou qu’il prête peut-être une confiance excessive, aux révélations et aux signes de la science psychique, d’où « suivrait automatiquement une vision de l’au-delà ». On se demandera encore s’il a épuisé le problème du mal et si la seule consolation de « la mère qui vient de voir mourir son enfant » n’est pas précisément celle qu’il néglige ici, bien qu’il y croie, je veux dire l’espérance du revoir dans l’au-delà. On se posera enfin la question de savoir si, en tant que philosophe même, attaché à l’expérience et au raisonnement, le philosophe n’eût pu donner une plus grande place à l’histoire, et marquer de traits plus nets le rapport, au sein du christianisme, entre la religion et le mysticisme.

Mais, quoi qu’on en pense et quoi qu’il en soit, on ne peut quitter ce livre, et on ne peut le reprendre, sans éprouver au dedans de soi sa bienfaisance et sa grandeur : il illumine toute une pensée, il retrace l’histoire d’une âme, il donne son véritable sens à une œuvre ; il élargit, dilate et élève notre expérience, qui semblait nous river au monde de la matière et du mécanisme ; et, s’il ne prétend pas nous donner une règle de conduite, s’il n’entre pas dans le détail de la vie morale, de ses obligations et de ses sanctions, il brise du moins à tout jamais les morales qu’on avait voulu substituer à la morale, il nous ramène à la source, il rend à notre âge la confiance et l’espérance qu’il avait perdues, et, en éclairant notre intelligence, il touche aussi notre cœur. Jamais encore le philosophe n’avait atteint cette forme dépouillée et dense, ni cet accent, ni cette vibration enfin à laquelle se reconnaît une grande œuvre. Si création signifie avant tout émotion, et si l’émotion du créateur est à son tour génératrice d’idées, substance d’invention, soulèvement des profondeurs, alors n’en doutons pas : le livre que nous venons de fermer est une œuvre créatrice, dont l’homme ne peut s’approcher sans en recevoir quelque don.

 

 

Jacques CHEVALIER, Cadences, Plon, 1939.

 

 

 

 



1  Une philosophie nouvelle, Henri BERGSON (Paris, Alcan, 1912), p. 204.

2  Les Maîtres de la pensée française. BERGSON. (Paris, Plon, 1926), p. 239. Voir, dans la Préface à la nouvelle édition (1948), le testament éminemment significatif du philosophe.

 

 

 

 

 

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