Dictionnaire des apologistes involontaires

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles-François CHEVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION.

_______

 

 

I. – SOURCES PRINCIPALES OÙ NOUS AVONS PUISÉ. – NATURE DES AVEUX ET DES TÉMOIGNAGES CITÉS.

 

« Il est consolant, dit Voltaire, de voir les incrédules nous servir tous comme à l’envi alors qu’ils croient nous nuire. Ils ne forment qu’une armée d’enfants lançant contre la religion des milliers de volumes qui ne font pas plus de mal que des pelotes de neige n’ébranleraient des murs d’airain. La religion est le temple de la Divinité... Ce qui est plus étonnant encore, la plume des incrédules est comme la lance d’Achille, qui guérissait les blessures qu’elle faisait.

« Ils ont creusé un abîme, et le terrain est retombé sur eux.

« Nous marchons à la vérité sur le dos et sur le ventre de nos ennemis.

« Il faut faire servir les philosophes à ses desseins sans que ces pauvres gens s’en doutent

« On met facilement les fidèles dans le cas d’attendre les ennemis de la foi avec des toiles ourdies par eux-mêmes 1. »

Oui, Voltaire a raison, la plume des incrédules est comme la lance d’Achille, qui guérit les blessures qu’elle a faites ; il est consolant de voir les incrédules nous servir tous comme à l’envi, alors qu’ils croient nous nuire ; nous marchons à la vérité sur le dos et sur le ventre de nos ennemis ; nous les prendrons dans les toiles ourdies par eux-mêmes, et ce sont eux qui écriront cette apologie du catholicisme sans que ces pauvres gens s’en doutent.

Nous nous sommes attaché principalement d’abord aux incrédules modernes. Or il existe une Encyclopédie qui est pour le XIXe siècle ce que fut pour le XVIIe l’Encyclopédie publiée par Diderot et d’Alembert ; et son action destructive du catholicisme est d’autant plus puissante, que, sans afficher pour lui ce faux respect qui fait passer plus facilement l’erreur sous le masque de la vérité, ou ce scepticisme révoltant, ce matérialisme grossier qui choque le cœur autant que l’intelligence, elle s’efforce de faire disparaître le catholicisme moins en le niant qu’en l’interprétant. C’est l’Encyclopédie nouvelle, rédigée sous la direction de Pierre Leroux et Jean Reynaud. Nous l’avons lue tout entière avec la plus grande attention, et nous y avons trouvé une moisson si luxuriante d’apologétique chrétienne, que, pour ne pas puiser à une seule et même source, nous avons été forcé d’en abréger bientôt les citations qui remplissaient presque en entier nos deux premières lettres. Nous avons ensuite compulsé les autres ouvrages de cette école, comme la Revue encyclopédique depuis l’époque où elle passa sous la direction de H. Carnot et la collaboration de P. Leroux, J. Reynaud, Charles Didier, E. Charton ; puis la Revue indépendante, le Livre de l’Humanité de P. Leroux, etc. Nous avons lu avec soin le plus minutieux tous les ouvrages de P.-J. Proudhon, qui, bien que traitant presque exclusivement d’économie politique, nous ont cependant fourni beaucoup plus d’aveux en faveur des croyances religieuses qu’on ne pourrait le supposer ; sa brochure sur la Célébration du Dimanche était à reproduire à peu près tout entière. Il en fut de même du Vrai Christianisme de Cabet, qui, sauf quelques pages, est d’un bout à l’autre une confession de foi chrétienne, où la divinité de Jésus-Christ est admise et proclamée à vingt fois consécutives. Les phalanstériens sont venus fournir à leur tour leur contingent, et parmi leurs œuvres, malheureusement trop absorbées dans les détails matériels d’organisation économique, notamment dans les Transactions religieuses, sociales et scientifiques de Just Mniron, nous avons rencontré bien des pages encore en faveur du christianisme. Enfin nous avons complété nos recherches dans cet ordre en parcourant les écrits des novateurs incrédules, contemporains de quelque valeur, comme, par exemple, celui du docteur A. Guépin, intitulé Philosophie du socialisme ou Études sur les transformations dans le monde et l’humanité, et qui contient de nombreux et remarquables aveux.

De là nous sommes passé aux saint-simoniens, dont les innombrables publications, aujourd’hui oubliées, commencèrent à réhabiliter dans le public incrédule la société catholique du moyen âge, en montrant son immense supériorité sur l’antiquité païenne et en y constatant la source et l’origine de la civilisation moderne : nous nous sommes contenté de recueillir quelques-uns de leurs nombreux témoignages. Parmi les œuvres de Saint-Simon, son Nouveau Christianisme surtout, où il confesse hautement la divinité de Jésus-Christ et où il réfute victorieusement le protestantisme, nous a fourni de belles pages trop peu connues. Enfin nous avons parcouru tous les autres écrits de quelque importance, publiés depuis le commencement de ce siècle en France et en Allemagne, soit par les protestants les plus suspects de rationalisme, soit par les adversaires déclarés de l’Église catholique ; et les œuvres de lord Byron, les ouvrages sur la Religion et le Polythéisme de Benjamin Constant, le livre de madame de Staël, de l’Allemagne, l’Histoire de la Civilisation de Guizot, l’Histoire de la Papauté par Ranke, l’Histoire de Grégoire VII et de son siècle par Voigt, nous ont, ainsi que mille autres, apporté leurs témoignages aussi éclatants que variés. De Napoléon à Béranger, de Victor Hugo et de George Sand aux savants et aux géologues, tous nous ont à l’envi livré leur large contingent d’aveux et de preuves.

Après avoir ainsi recueilli, dans d’innombrables écrits, les témoignages des incrédules contemporains en faveur du catholicisme, et parvenu, en remontant le cours de ce siècle, jusqu’au XVIIIe, cette époque type de l’incrédulité, nous avons parcouru la révolution française, dont les plus terribles acteurs, Mirabeau, Isnard, Danton, Saint-Just et Robespierre, n’ont pas été sans nous fournir aussi quelques pages d’autant plus concluantes, qu’elles étaient signées de leurs noms. Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, d’Alembert, d’Holbach, les encyclopédistes les plus fougueux, les impies les plus notoires nous ont alors offert une moisson non moins riche que ne nous en avait offert dans ces dernières années l’Encyclopédie nouvelle. Voltaire et Rousseau surabondent principalement de documents innombrables en faveur de tous les points de la religion et de la morale ; et nous avons dû ne rien négliger des aveux de ces deux chefs du XVIIIe siècle. Venait ensuite le principal monument de cette époque d’incrédulité, l’Encyclopédie, publiée sous la direction de Diderot et de d’Alembert : nous l’avons parcourue avec soin, mais, à notre grande surprise, elle est loin d’avoir le caractère qu’on lui prête communément. Ses auteurs ont eu l’habileté de confier la rédaction de presque tous les articles traitant de religion à quelques prêtres, docteurs en droit et autres, qui, tout en donnant en quelque sorte un brevet d’orthodoxie à leur œuvre, ne gênaient en rien la tendance si profondément sceptique et matérialiste de tous les autres articles, et s’y trouvaient eux-mêmes entraînés à leur insu, laissant glisser sous l’intégrité de la lettre cette tendance qui en détruit l’esprit vivant. Néanmoins, là encore nous n’avons pas été sans recueillir, surtout de Diderot et de Jaucourt, des pages remarquables et beaucoup d’articles entiers d’apologétique involontaire.

L’œuvre de Voltaire et du XVIIIe siècle ne fut pour ainsi dire que l’application et la vulgarisation du scepticisme de Bayle, leur père et leur maître dans la critique. C’était donc à ce dernier incrédule, renégat à la fois du catholicisme et du protestantisme, que nous devions demander les témoignages les plus forts et les plus unanimes en faveur de la religion. Il n’a point failli à ce devoir, et dépassant de bien loin notre attente, il a multiplié ses aveux presque à chacun de nos articles ; encore avons-nous négligé bien des pages de son Dictionnaire et de ses autres écrits.

Le reste de notre lâche ne fut pas moins facile. Réfuter le luthéranisme par les aveux de Luther lui-même, le calvinisme par ceux de Calvin, le protestantisme tout entier par les aveux de tous les protestants, depuis Luther, Calvin, Zwingli, Melanchthon, et la confession d’Augsbourg jusqu’à François Bacon, et depuis Leibniz jusqu’aux protestants contemporains et à leurs pasteurs modernes, c’est ce que nous avons fait, en ne nous servant même que d’une faible partie des citations que nous aurions pu produire, parce que l’intérêt de cette grande controverse du XVIe siècle nous semble aujourd’hui considérablement affaibli, et qu’il suffit presque des puséistes anglicans et des rationalistes allemands pour réfuter le protestantisme, qui ne vit plus guère à cette heure que des luttes de son passé.

Remontant dès lors du XVIe siècle jusqu’au paganisme, nous avons glané en passant les témoignages de quelques sceptiques, Montaigne surtout et Charron, nous arrêtant ensuite avec moins d’étendue sur les pages où Mahomet accepte et constate dans son Coran la vérité de toutes les traditions judéo-chrétiennes, depuis la création et la chute du premier homme, la révélation de Moïse, l’histoire des Hébreux et les prophètes jusqu’à la salutation angélique, la divinité de Jésus-Christ, sa mission divine, ses miracles, ceux de ses apôtres, le jugement dernier, et la résurrection. Parvenu aux premiers siècles de l’ère chrétienne, nous avons résumé sommairement les témoignages des auteurs païens et juifs, qui confirment mot à mot tous les récits de l’Évangile, renvoyant cependant pour des détails plus étendus aux ouvrages spéciaux qui ont été faits sur ce sujet, comme ceux de Bullet et de Colonia. De Julien l’Apostat, Celse et Porphyre nous sommes passé à Pline, Cicéron, Sénèque, Plutarque, Platon, Socrate, enfin à tous les grands génies de l’antiquité païenne, qui, s’inclinant par avance devant toutes les grandes vérités religieuses, l’existence d’un seul Dieu, l’immortalité de l’âme, la nécessité du culte, du sacrifice, de la prière, les peines et les récompenses d’une autre vie, sont venus jeter au-devant du christianisme l’hommage de leurs aveux comme, en un jour de Fête-Dieu, ces enfants qui, précédant le saint Sacrement, jonchent sa route de fleurs avant qu’il y soit passé. Enfin nous avons clos nos recherches en fouillant dans les traditions antiques des peuples et en montrant par des citations sommaires combien leurs souvenirs profanes concordent exactement avec nos traditions bibliques, depuis leurs aperçus cosmogoniques jusqu’aux détails les plus minutieux de l’histoire des Juifs.

Mais quelle est la nature des aveux, des témoignages que nous devions invoquer ici ? À quelle limite commence et doit finir le cercle qui comprend véritablement les Apologistes involontaires ? Quels caractères distinguent ceux-ci de tous les autres ? Si pour le déiste tout aveu de l’athée en faveur de l’existence de Dieu, pour le spiritualiste tout argument du matérialiste sur la réalité de l’existence de l’esprit, pour l’homme religieux en général tout témoignage de l’incrédule à l’appui de la religion, est une apologie involontaire, pour le catholique à son tour tout aveu non seulement de l’athée, du matérialiste et de l’incrédule, mais aussi du déiste, du païen, du Juif et du protestant, est aussi une apologie involontaire, puisque celui-ci reconnaît ainsi la vérité de tel ou tel point d’une croyance dont il ne fait pas profession avouée. Il y a plus, les témoignages de la science positive, en tant que science, et lorsqu’elle est conçue et poursuivie en dehors de toute préoccupation et de toute fin religieuse, comme les résultats des recherches géologiques, historiques, ethnographiques et chronologiques modernes, ceux de la raison humaine appliquée au point de vue exclusivement rationaliste et en dehors de toute foi et de toute tradition religieuse préconçue, comme les données de la philosophie païenne et celle de la philosophie moderne telle qu’elle se présente de Descartes à Kant et à Cousin, ces témoignages, dis-je, sont encore de véritables apologies involontaires, puisque le savant, géologue ou historien, ainsi que le philosophe rationaliste sont dans ce cas arrivés à des conclusions religieuses ou catholiques, sans qu’ils se fussent le moins du monde proposé de conclure ainsi, en dehors de toute volonté et de tout parti pris de leur part, et au fond, pour tout dire d’un mot, malgré eux.

Le cercle de notre œuvre ainsi nettement tracé, voici comment nous avons procédé. Nous n’avons cité que par exception et sur quelques points tout à fait rares et spéciaux les témoignages de la science ou de la philosophie s’exprimant par l’organe d’hommes non placés en dehors de l’orthodoxie ; encore ne les citons-nous qu’à cause de leur grande importance scientifique, leur témoignage devenant alors moins l’opinion particulière de cet homme que l’expression éclatante de la science dont il était l’incarnation. Nous avons souvent cités les protestants, mais sur les points qui forment précisément l’objet de la discussion entre le catholicisme et les diverses communions protestantes, et où leurs paroles devenaient ainsi autant d’aveux explicites : encore avons-nous eu soin de choisir les plus célèbres d’entre eux de Luther à Leibniz, de Calvin à Guizot, de François Bacon à Léopold Ranke, et des docteurs du XVIe siècle à madame de Staël. Si parfois nous invoquons des témoignages protestants sur des sujets qui n’ont pas fait précisément l’objet fondamental des controverses entre les catholiques et les protestants, c’est qu’alors un homme puissant et renommé dans la science, Bacon, Euler ou C. Bonnet par exemple, vient, non pas au nom de sa foi, mais au nom de la raison humaine et de la philosophie pure, moins témoigner lui-même qu’apporter le témoignage unanime de la science. Ce n’est d’ailleurs qu’en de rares exceptions qu’il en est ainsi ; pour tout le reste du livre, c’est-à-dire pour le Dictionnaire des Apologistes involontaires, à peu près entier, ce n’est plus que la voix des incrédules proprement dits qui se fait entendre. Païens ou Juifs, philosophes de la Grèce ou de Rome, sceptiques ou novateurs modernes, du baron d’Holbach ou de Lalande à Proudhon, de Voltaire et de Diderot à Pierre Leroux et à J. Reynaud, de Jean-Jacques Rousseau à Cabet, de d’Alembert à Kant, tous sont réputés repousser le protestantisme comme le catholicisme ; et la plupart, blasphémateurs publics, coryphées fanfarons de l’athéisme, de l’impiété et de l’incrédulité, ont, dans l’ivresse de leur rage et les saturnales de leur joie, chanté en chœur le De profundis du catholicisme et célébré bruyamment ses funérailles. Eh bien ! ce sont eux-mêmes qui de leurs propres mains vont édifier pièce à pièce cette religion qu’ils ont maudite ; et tout s’y trouvera : morale, dogme, culte, discipline, constitution, histoire, il n’y manquera pas une pierre, pas un atome. Ainsi l’a voulu Dieu. Et il était impossible qu’il en fût autrement. Nous dirons bientôt pourquoi.

Ne recueillant ici que des témoignages d’incrédules, il s’ensuit nécessairement que même dans leurs aveux les plus concluants il se trouve et doit forcément se trouver des réserves, des réticences, des interprétations et des opinions particulières qui n’eussent point échappé à une plume parfaitement orthodoxe. Fallait-il tronquer, mutiler ou rejeter ces témoignages à cause de ces taches qui en ternissent quelquefois l’éclat, et qui s’imprègnent souvent si avant au fond même de leurs aveux les plus catholiques, qu’on ne saurait les en extraire sans enlever en même temps tout ce que leur pensée dépose en notre faveur, ou même sans la retrancher tout entière. C’eût été se condamner à repousser, sinon tous, au moins presque tous les témoignages de ces apologistes involontaires, c’eût été rendre impossible ce travail pourtant si utile et si important. Tout ce que nous devions et que nous pouvions faire, c’était de ne donner place à rien qui choquât les points fondamentaux de notre foi et en attaquât les bases essentielles et constitutives, afin qu’aucun chrétien, même peu instruit, ne pût être induit en erreur et courir le danger de sucer à son insu le poison de fausses doctrines. Telle est la limite dans laquelle nous nous sommes strictement circonscrit. Lorsqu’un document, trop saillant cependant pour être négligé, contenait une erreur de cette nature, nous nous sommes contenté de la relever en note, si cette erreur, jetée là sans développement et sans justification sérieuse, n’offrait aucune prise sur les esprits, ou si elle était susceptible d’une interprétation catholique. Dans les autres cas nous n’avons pas hésité à nous priver des témoignages qui, attaquant un des articles fondamentaux de notre foi, eussent exigé une trop longue explication ou pu nuire à l’orthodoxie de ce travail. Quant aux autres, la sagacité du lecteur le moins attentif suffit pour discerner la forme imparfaite ou l’opinion particulière qu’apportent jusque dans leurs aveux les plus complets tant d’apologistes involontaires.

 

II. – APERÇU SUR LES INCRÉDULES LES PLUS CÉLÈBRES.

 

Nous résolûmes d’abord de consulter les plus radicaux des incrédules, les athées, et, pour mieux y parvenir, nous eûmes la patience de parcourir d’un bout à l’autre le Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal, sorte de plaisanterie que tant de gens prennent au sérieux, et qui, pour n’en citer qu’un exemple, entre mille, compte au nombre des athées Jésus-Christ, l’apôtre saint Jean et une foule d’autres aussi suspects d’incrédulité. L’auteur lui-même, bien loin d’être convaincu de son propre athéisme, ne sait pas même à quoi s’en tenir à l’égard de la Bible, et, pour faire admirer l’Écriture sainte, il suffirait presque de son livre intitulé Pour et contre la Bible.

Lalande, le continuateur du Dictionnaire de Sylvain Maréchal, et le plus célèbre, j’allais dire le seul célèbre de ces prétendus athées, se vante, jusque dans ses Suppléments à ce Dictionnaire, d’avoir tout fait « pour honorer Dieu et lui plaire ». « À ma mort, s’écrie-t-il, je lui dirai avec plus de vérité que David : Judica me, Deus ; le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur : j’ai employé toutes les facultés que vous m’avez données pour vous connaître... J’ai fait le bien toute ma vie, et dans le livre qu’on m’avait donné comme inspiré de vous, je lisais ces paroles consolantes : Cum effuderis esurienti animam tuam et animam afflictam repleveris... requiem tibi dabit Dominus semper, et implebit splendoribus animam tuam, et ossa tua liberabit. Et eris quasi hortus irriguus... Tunc invocabis, et Dominus exaudiet, clamabis, et dicet : Ecce adsum. » (Isaïe, LVIII, 3 et 11.)

Est-ce là de l’athéisme ?

Lalande écrivait jusque dans l’Éloge de Sylvain Maréchal : « J’aime la religion, parce qu’elle met dans les mains de ses ministres des moyens de contribuer au bonheur de l’humanité. Un bon curé est un trésor... Dans mon Voyage d’Italie j’ai fait voir mon respect pour la religion. Le Pape Clément XIII m’aimait beaucoup, parce que j’étais adorateur des Jésuites. »

Dans l’épigraphe qu’il plaça sur la tombe de son père, il lui donna le titre de pieux. Il disait au Pape le 13 décembre 1804 : « La religion est nécessaire ; je la fais respecter chez moi ; mon curé y vient ; j’ai fait faire cette année la première communion à mes petits enfants ; j’ai rendu le pain bénit à ma paroisse. »

Est-ce là de l’athéisme ?

Tous les ans, dans la semaine sainte, il se faisait lire la Passion de Jésus-Christ. Élevé par des religieux, il fréquentait ses anciens maîtres, ainsi qu’il l’atteste lui-même dans ses Mémoires, et paraît même avoir eu le projet d’entrer dans leur société. Nous citons aux articles MONDE, JOSUÉ, JÉSUITES, PAPAUTÉ, etc., ses aveux en faveur du catholicisme. Voici la présentation de ce prétendu athée au chef visible de la foi catholique, telle que nous la trouvons rapportée dans des Mémoires récents :

« Monseigneur Nazali, maître de la chambre apostolique, a été chargé de documenter la députation sur le chapitre du cérémonial. Une simple génuflexion à la porte, une autre au milieu de la chambre, et la dernière aux pieds du Souverain-Pontife, avant de baiser la croce dei santissimi piedi. C’était une affaire convenue, et nous attendions paisiblement l’arrivée des académiciens, lorsque nous avons vu paraître, devinez qui ? Mon oncle, M. de Lalande ! C’était M. de Lalande qu’on avait élu pour présider la députation.

« On est obligé de convenir qu’il a fait ses trois génuflexions assez correctement ; mais une chose à laquelle il a manqué, c’était de se relever après la dernière, d’où vient qu’il a débité toutes les fleurs de sa rhétorique à genoux, et même à deux genoux. Son discours était en latin dont je n’ai pas compris grand-chose à raison de sa voix, qui est fort enrouée ; et vous supposez bien que je ne m’étais pas mis au premier rang des auditeurs. Il aura parlé des trois couronnes de la tiare et des clefs de saint Pierre, assurément. C’est le thème obligé de toutes ces harangues.

« Voici ce que le Pape lui a répondu mot pour mot :

« Monsieur de Lalande, nous savons que vous avez fait un très bon ouvrage sur l’Italie, et nous avons appris que vous êtes un habile astronome ; on nous avait dit que vous étiez aussi oune famos athéo, mais votre démarche nous prouve suffisamment le contraire : BENEDICAT VOS OMNIPOTENS DEUS... 2. » – « Hélas ! Mon Dieu ! très saint Père », a dit M. Lalande en se relevant, « comment peut-on dire que je sois athée.... Je viens de faire faire à ma nièce sa première communion, et j’ai rendu le pain bénit à ma paroisse... il y a eu dimanche quinze jours !... »

Voilà l’homme qui se proclamait athée plus que personne.

Aussi pouvons-nous dire avec J. Reynaud : « Quelques insensés ont cru pouvoir se dire athées, mais ils ne l’étaient pas. Leur système en définitive aboutissait toujours à croire à quelque chose, et au fond, quoique voilé dans les nuages, il y avait toujours quelque chose de Dieu. » (Encyclopédie nouvelle, t. II, p. 193, art. Athéisme.)

C’est ce qu’on peut constater des adorateurs de la nature, comme le baron d’Holbach par exemple, ce prétendu athée dont nous citerons les aveux sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, et qui fait justice de l’impiété en ces termes : « Bien des incrédules peu capables de raisonner par eux-mêmes sont à peine en état de suivre les raisonnements des autres. Ils sont irréligieux par crédulité et par intérêt. Un voluptueux, un débauché, un intrigant, un homme frivole et dissipé, une femme déréglée, un bel esprit à la mode, sont-ils donc des personnages bien capables de juger une religion qu’ils n’ont point approfondie, de sentir la force d’un argument, d’embrasser l’ensemble d’un système ? S’ils entrevoient quelquefois de faibles lueurs de vérité au milieu du nuage des passions qui les aveuglent, elles n’en laissent en eux que des traces passagères, aussitôt effacées que reçues. Les hommes corrompus n’attaquent les dieux que lorsqu’ils les croient ennemis de leurs passions... La philosophie pourrait-elle se glorifier d’avoir pour adhérents, dans une nation dissolue, une foule de libertins dissipés et sans mœurs, qui méprisent sur une parole une religion..., sans connaître ses devoirs ? Serait-elle donc bien flattée des hommages intéressés ou des applaudissements stupides d’une troupe de débauchés, de voleurs publics, d’intempérants, de voluptueux, qui de l’oubli de leur Dieu et du mépris qu’ils ont pour son culte concluent qu’ils ne se doivent rien à eux-mêmes ni à la société ; et se croient des sages, parce que souvent, en tremblant et avec remords, ils foulent aux pieds des chimères qui les forçaient à respecter la décence et les mœurs ? » (Système de la nature, t. II.)

À défaut des athées, à peu près sinon totalement introuvables dès qu’on les sonde jusqu’au fond de leur intelligence et surtout de leur cœur, au moins rencontrerons-nous parmi les incrédules proprement dits quelques-uns qui ne confesseront rien des vérités catholiques ?

Est-ce Voltaire, par exemple, dont les aveux en faveur du christianisme remplissent une foule innombrable d’articles de ce Dictionnaire.

« Voltaire, dit le prince de Ligne, a été beaucoup plus du parti de la religion que de celui de l’impiété. Il a paru incrédule sans l’être, et souvent pour dire des plaisanteries qu’on a prises au pied de la lettre. Sans le considérer comme un Père de l’Église, je parie tirer de lui de quoi faire un livre de dévotion et presque un catéchisme. » (Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, in-12, Extraits, p. 304.)

Voltaire écrivait à un académicien, en lui envoyant les premières feuilles d’une seconde édition des Éléments de Newton : « Je vous adresse cet hommage comme à un juge de la vérité. Vous verrez que Newton était, de tous les philosophes, le plus persuadé de l’existence de Dieu, et que j’ai raison de dire qu’un catéchiste annonce Dieu aux enfants, et que Newton le démontre aux sages. »

Voltaire ajoute : « Je compte dans quelque temps avoir l’honneur de vous présenter l’édition complète qu’on commence, du peu d’ouvrages qui sont véritablement de moi. Vous verrez partout, Monsieur, le caractère d’un bon citoyen. C’est par là seulement que je mérite votre suffrage, et je soumets le reste à votre critique éclairée. J’ai entendu de votre bouche avec une grande consolation que j’ai osé peindre, dans la Henriade, la religion avec ses propres couleurs, et que j’avais même eu le bonheur d’exprimer le dogme avec autant de précision que j’avais fait avec sensibilité l’éloge de la vertu. Enfin, vous verrez si dans cette édition il y a rien dont un homme qui comme vous fait tant d’honneur au monde et à l’Église, puisse n’être pas content. Vous verrez à quel point la calomnie m’a noirci. Mes ouvrages, qui sont tous la peinture de mon cœur, seront mes apologistes. J’ai écrit contre le fanatisme, qui dans la société répand tant d’amertume, et qui dans l’état politique a excité tant de troubles. Mais plus je suis ennemi de cet esprit de faction, d’enthousiasme, de rébellion, plus je suis l’adorateur d’une religion dont la morale fait du genre humain une famille, et dont la pratique est établie sur l’indulgence et sur les bienfaits. Comment ne l’aimerais-je pas, moi qui l’ai toujours célébrée ; vous, dans qui elle est si aimable, vous suffiriez à me la rendre chère.

« La religion nous soutient surtout dans le malheur, dans l’oppression et dans l’abandonnement qui la suit ; et c’est peut-être la seule consolation que je puisse implorer après trente années de tribulations et de calomnies qui ont été le fruit de trente années de travaux.

« Je commençai à vingt ans un poème épique dont le sujet est la vertu qui triomphe des hommes et qui se soumet à Dieu. J’ai passé mon temps dans l’obscurité, à rassembler des mémoires pour l’histoire de l’esprit humain, pour celle d’un siècle dans lequel l’esprit humain s’est perfectionné. J’y travaille tous les jours sinon avec succès, au moins avec une assiduité que m’inspire l’amour de ma patrie. Voilà peut-être ce qui doit m’attirer de la part d’un de vos confrères des politesses qui auraient pu m’encourager à demander d’être admis dans un corps qui fait la gloire de ce même siècle, dont j’écris l’histoire. On m’a flatté que l’Académie trouverait quelque grandeur à remplacer un cardinal, qui fut un temps l’arbitre de l’Europe, par un simple citoyen qui n’a pour lui que ses études et son zèle.

« Mes sentiments véritables sur ce qui peut regarder la religion et l’État, tout inutiles qu’ils sont, étaient bien connus en dernier lieu de feu Mgr le cardinal de Fleury. Il m’a fait l’honneur de m’écrire, dans les derniers temps de sa vie, vingt lettres qui prouvent assez que le fond de mon cœur ne lui déplaisait pas. Il a daigné faire passer jusqu’au roi même un peu de la bonté dont il m’honorait. Ces raisons seraient mon excuse, si j’osais demander dans la république des lettres la place de ce sage ministre

« Le désir de donner de justes louanges au père de la religion et de l’État m’aurait peut-être fermé les yeux sur mon incapacité ; j’aurais fait voir au moins combien j’aime cette religion qu’il a soutenue, et quel est mon zèle pour le roi qu’il a élevé. Ce serait ma réponse aux accusations cruelles que j’ai essuyées ; ce serait une barrière contre elle, un hommage solennel rendu à des vérités que j’adore, et un gage de ma soumission aux sentiments de ceux qui nous préparent dans le Dauphin un prince digne de son père. » (Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, in-12, t. LXX, p. 221.)

« On pourra m’imputer des sentiments que je n’aurais jamais eus, des livres que je n’ai jamais faits, ou qui ont été altérés indignement par les éditeurs ; je répondrai comme le grand Corneille : JE SOUMETS TOUS MES ÉCRITS AU JUGEMENT DE L’ÉGLISE. Je déclare à mon accusateur et à ses semblables que si jamais on a imprimé sous mon nom une page qui puisse scandaliser seulement le sacristain de leur paroisse, je suis prêt à la déchirer devant lui ; que je veux vivre et mourir tranquille dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine. Sans attaquer personne, sans nuire à personne, sans soutenir la moindre opinion qui puisse offenser, je déteste ce qui peut porter le moindre trouble dans la société..... Je tâcherais de mettre en pratique les instructions que j’ai reçues dans votre maison respectable, et si les règles de l’éloquence que j’y ai apprises se sont effacées dans mon esprit, le caractère de bon citoyen ne s’effacera jamais dans mon cœur. » (Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, in-12, t. LXIV, p. 98.)

« Je sais assez que, depuis les Socrate jusqu’aux Descartes, tous ceux qui ont eu un peu de succès ont eu à combattre les fureurs de l’envie ; quand on n’a pu attaquer leurs ouvrages ou leurs mœurs, on s’en est vengé en attaquant leur religion. Grâce au ciel, la mienne m’apprend qu’il faut souffrir. Le Dieu qui l’a fondée fut, dès qu’il daigna être homme, le plus persécuté des hommes. Après un tel exemple, c’est presque un crime de se plaindre. Corrigeons nos fautes, et soumettons-nous à la tribulation jusqu’à la mort. Je puis dire devant Dieu, qui m’écoute, que je suis bon citoyen et bon catholique ; je le dis uniquement, parce que je l’ai toujours été dans le cœur. Je n’ai pas écrit une page qui ne respire l’humanité ; j’en ai écrit beaucoup qui sont sanctifiées par la religion. Le poème de la Henriade n’est d’un bout à l’autre que l’éloge de la vertu qui se soumet à la Providence. J’espère qu’en cela ma vie ressemble à mes écrits. » (Lettres inédites.)

« Je ne suis qu’un agriculteur et je n’ai nul prétexte de m’écarter des devoirs auxquels ils sont tous assujettis. L’innocence de leur vie champêtre serait justement effrayée, si je n’agissais pas et si je ne pensais pas comme eux. Nos déserts ne nous ont jamais dérobé à nos devoirs. (Œuvres de Voltaire, éd.)

« La nécessité de remplir tous les devoirs de la religion chez moi m’est d’autant plus sévèrement imposée, que je suis comptable de l’éducation que je donne à mademoiselle Corneille. » (Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, in-12, t. LXXIX, p. 269.)

« Oui, je sers Dieu, j’établis des écoles, je bâtis les églises, je vais établir un hôpital ; OUI, JE SERS DIEU, JE CROIS EN DIEU, ET JE VEUX QU’ON LE SACHE. » (Œuvres de Voltaire, t. LXXIV, p. 270, édit. de Kehl, in-12.)

Est-ce Voltaire, lui qui, tombant malade en Saxe, demanda un prêtre, lui fit sa confession, et le pressa de lui administrer le Sacrement, qu’il reçut en effet avec des actes de pénitence qui durèrent autant que le danger 3.

À Paris, dans la nuit du 25 février 1778, un vomissement de sang qu’il venait d’éprouver ayant continué avec violence, il en fut tellement effrayé, que dès le lendemain matin il écrivit à un ecclésiastique le billet suivant, qui se trouve consigné dans les journaux du temps : « Vous m’avez promis, monsieur, de venir pour m’entendre ; je vous prie de vous donner la peine de venir le plus tôt que vous pourrez. VOLTAIRE, 26 février 1778. »

Le malade, ne voyant pas arriver l’ecclésiastique, soupçonne qu’on a pu soustraire sa lettre, et n’ayant pas la force d’en écrire une seconde, il charge sa nièce d’y suppléer : ce qu’elle fait. L’abbé se rendit à la double invitation de l’oncle et de la nièce. Mais le malade se trouva tellement accablé quand il arriva qu’il ne put le voir, et ce ne fut que le 2 mars qu’il parvint à lui parler des affaires de sa conscience, et à lui demander une rétractation en forme des scandales de sa vie littéraire. VOLTAIRE LA DONNA. Voici cette pièce, rendue publique dans le temps, déposée même chez un notaire de Paris, M. Momet :

« Je déclare qu’étant attaqué depuis quatre jours d’un vomissement de sang, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, et n’ayant pas pu me traîner à l’église, M. le curé de Saint-Sulpice a bien voulu ajouter à ses bonnes œuvres celle de m’envoyer M. l’abbé Gaultier, prêtre ; QUE JE ME SUIS CONFESSÉ A LUI, et que si Dieu dispose de moi, JE MEURS DANS LA RELIGION CATHOLIQUE, où je suis né, espérant de la miséricorde divine qu’elle daignera pardonner toutes mes fautes. Si j’avais scandalisé l’Église, J’EN DEMANDE PARDON À DIEU ET À ELLE. Voltaire, 2 mars 1778, dans la maison de M. le marquis de Vilette, en présence de M. l’abbé Mignot, mon neveu, et de M. le marquis de Villevieille, mon ami. (Signé : MIGNOT, VILLEVIEILLE.) »

« P. S. M. l’abbé Gaultier m’ayant appris qu’on disait dans un certain monde que je protesterais contre tout ce que je ferais à la mort, je déclare que je n’ai jamais tenu ce propos, et que c’est une ancienne plaisanterie attribuée dès longtemps à plusieurs savants plus éclairés que Voltaire. »

S’il en est ainsi de celui qui se déclarait plus athée que personne et de celui qu’on a nommé le prince des incrédules, que sera-ce des autres ?

Rousseau, dont les aveux éclatent à chaque page de ce Dictionnaire, a flétri plus vigoureusement que personne le philosophisme incrédule de son siècle, a réfuté complètement le protestantisme dans ses lettres écrites de la Montagne et a écrit une des plus belles apologies du catholicisme, comme on pourra le voir.

Diderot, dont nous avons recueilli de nombreux articles apologétiques, s’exprimait ainsi dans ses Pensées philosophiques au sujet des incrédules :

« Insensés que vous êtes, détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées, élargissez Dieu, voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est point. Si j’avais un enfant à dresser, moi, je lui ferais de la Divinité une compagnie si réelle, qu’il lui en coûterait peut-être moins pour devenir athée que pour s’en distraire. Au lieu de lui citer l’exemple d’un autre homme qu’il connaît quelquefois pour plus méchant que lui, je lui dirais brusquement : Dieu t’entend, tu mens. Les jeunes gens veulent être pris par les sens : je multiplierais donc autour de lui les signes indicatifs de la présence divine ; s’il se faisait, par exemple, un cercle chez moi, j’y marquerais une place à Dieu, et j’accoutumerais mon élève à dire : “Nous étions quatre : Dieu, mon ami, mon gouverneur et moi.” »

D’Alembert, l’un des plus éclairés d’entre les philosophes du XVIIIe siècle, et le principal auteur de l’Encyclopédie, a laissé des témoignages non suspects de sa foi. Il est présenté, dans le Dictionnaire de Sylvain Maréchal, comme ayant été « athée à sa manière ». Or, nous avons de lui des Éloges notamment de Bossuet, de Fénelon, de Massillon, de Fléchier, de Sacy, de Fleury, de Dangeau, de Pascal, qui sont de véritables professions de foi catholique. Il en est d’autres, celui de Bernouilli, par exemple, qui n’en offrent que d’indirectes, mais qui n’en sont pas moins fortes.

« Il est, dit-il dans son Éloge de l’abbé Mangin, plus d’un sujet intéressant que la compagnie pourrait proposer. En voici quelques-uns :

« Si la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme ? »

« Si l’irréligion peut avoir son fanatisme comme la superstition ? »

« Si ce n’est pas nuire mortellement à la religion que de regarder et de traiter les philosophes comme ses ennemis ? »

Voici le jugement de La Harpe sur d’Alembert :

« On me demandera peut-être comment d’Alembert, qui fut un des premiers fondateurs de ce monument encyclopédique que je viens de décrire comme un arsenal d’irréligion, se trouve placé par moi dans cette classe de philosophes que je sépare des sophistes. Je dois en dire les raisons. C’est qu’il ne m’est permis, en rigueur, de juger un écrivain que par ses écrits, puisque ce n’est que par ses écrits qu’il est homme public, et ressort du tribunal de la postérité...

« D’Alembert haïssait les prêtres beaucoup plus que la religion, et c’est pour cela que dans ses lettres il poussa contre eux la main de Voltaire, tandis qu’il retenait la sienne avec soin, mais sans peine. On s’aperçoit dans ses écrits qu’il n’avait pas même été insensible au charme des livres saints, encore moins au mérite de nos poètes et de nos orateurs chrétiens, et je ne crois pas qu’il ait jamais imprimé une phrase qui marque du mépris ou de la haine pour la religion, au lieu qu’on pourrait citer beaucoup de morceaux de ses Éloges où, entraîné apparemment par quelque héros du christianisme, il en parle lui-même avec dignité, et, ce qui est encore plus pour lui, avec sentiment.

« J’ai assez connu d’Alembert pour affirmer qu’il était sceptique en tout, les mathématiques exceptées. Il n’aurait pas plus prononcé qu’il n’y avait point de religion qu’il n’aurait prononcé qu’il y a un Dieu. Seulement il trouvait plus de probabilité au théisme et moins à la révélation. De là son indifférence pour les divers partis qui divisèrent sur ces objets la littérature et la société. Il y tolérait en ce genre toutes les opinions, et c’est ce qui lui rendait insupportable l’arrogance intolérable des athées. Il haïssait bien moins, à sa manière, l’abbé Butteux, et aimait assez Foncemagne, tous deux très bons chrétiens, ce qui prouve que ce n’était pas la croyance qui l’attirait ou le repoussait ; il a loué avec épanchement Massillon, Fénelon, Bossuet, Fléchier, Fleury, non pas seulement comme écrivains, mais comme hommes religieux. Il était assez équitable pour être frappé du rapport constant et admirable entre leur foi et leur conduite, entre leur sacerdoce et leurs vertus. Il a laissé aux philosophes de la révolution la plate et ignoble insolence d’appeler fanatiques et déclamateurs ces grands génies, dont le nom n’eût jamais été outragé parmi les hommes s’il n’y avait pas eu une révolution française. »

C’est d’Alembert qui disait : « L’incrédulité n’est que la plus grande des crédulités. » Frédéric, le philosophe roi, ou, si l’on veut, le roi des philosophes du XVIIIe siècle, ne professait pas pour ces derniers une estime bien profonde. Il réfuta ex professo l’Essai sur les préjugés, de Dumarsais, en commençant par ces mots : « Ma surprise a été extrême de trouver qu’il en était rempli lui-même » ; et en finissant par ceux-ci : « Je regrette le temps que j’ai perdu à le lire, et celui que je perds encore à vous en faire le recensement. »

Un jour, dans un mouvement de rancune, Frédéric prit à part Thiébault et lui dit avec un sourire amer : « Il ne vous est pas encore arrivé de confesser entre nous deux combien les philosophes de notre siècle sont merveilleux et sublimes ! Ah ! ne soyons pas ingrats : disons qu’il n’y a rien eu de pareil, et bornons-nous à gémir de ce qu’ils ne soient pas un peu plus à notre portée. Quel malheur en effet que du haut de la sphère où ils planent ils ne puissent descendre jusqu’à nous ! et que de cette sorte, nous autres faibles mortels, nous ne puissions guère profiter de leurs leçons. Cependant, quand une heureuse étoile me fait trouver quelques-uns de leurs admirables ouvrages, je fais ce que je puis pour en pénétrer le sens et en profiter, je n’ai rien à me reprocher à cet égard ; je mets à les étudier autant de courage, de persévérance que je le puis..... Convenez donc que ce sont de bien grands hommes que les philosophes de nos jours ! S’ils ne vous paraissent qu’entortillés, obscurs ou boursouflés, croyez que c’est vous qui êtes trop petit pour atteindre à la hauteur de ces rares génies. » (Thiébault, Souvenirs, t. III, p. 133.)

Ce n’est pas tout : il chassa, il fustigea même ce Voltaire qu’il avait tant adoré ; il accueillit dans son université ces précepteurs célèbres que nos parlements bannissaient et qu’il nomma si bien les Gardes-du-corps du Pape ; et il déclarait que, s’il avait une province à châtier, il enverrait des philosophes pour la gouverner.

Les protestants eux-mêmes, princes ou sujets, lui faisaient mal à l’esprit et au cœur.

« De persécuté, dit-il, Calvin devint persécuteur. » – « La religion réformée, tantôt persécutée, tantôt tolérée en France, servit souvent de prétextes à des guerres sanglantes, qui pensèrent plus d’une fois bouleverser ce royaume. » – « Henri VIII, roi d’Angleterre, auquel le Pape Léon X avait donné le titre de défenseur de la foi, parce qu’il avait écrit contre Luther, Henri VIII, devenu amoureux d’Anne de Boleyn, et ne pouvant persuader le Pape à rompre son mariage avec Catherine d’Aragon, s’en sépara de sa propre autorité. Clément VIII, qui succéda à Léon X, l’excommunia imprudemment ; et, dès l’an 1533, il secoua le joug du Pape ; il se fit lui-même pape à Londres, et fraya le chemin à la nouvelle religion qui s’établit après lui en Angleterre. Si donc on veut réduire les causes du progrès de la Réforme à des principes simples, on verra qu’en Angleterre ce fut l’ouvrage de l’amour, en Allemagne celui de l’intérêt, et en France celui de la nouveauté ou peut-être d’une chanson. » – « Il ne faut pas croire que Jean Hus, Luther ou Calvin, fussent des génies supérieurs. Il en est des chefs de sectes comme des ambassadeurs : souvent les esprits médiocres y réussissent le mieux, pourvu que les conditions qu’ils offrent soient avantageuses. »

Frédéric de Prusse ne s’en tient pas à cette attaque contre le protestantisme ; il ne recule pas devant la défense du culte catholique. On lit dans une de ses lettres du 6 février 1782, recueillie par l’auteur des Lettres historiques sur les évènements de 1778 : « Nos philosophes modernes ont déclaré la guerre aux cérémonies, aux saints et à Dieu. Je trouve que ces prétendus sages sont bien fous, et qu’ils connaissent bien peu la nature de l’homme. Un usage, par la raison même qu’il est général, est nécessaire, et c’est une absurdité que de vouloir le détruire. Les pratiques religieuses dirigent l’âme et la dirigent vers un but louable, l’amour de la Divinité, qui commande celui de ses semblables. D’ailleurs toutes ces pratiques ont toujours un objet qui tient au sentiment que l’homme a de sa faiblesse, et au besoin d’une protection surnaturelle... Il faut au peuple quelque chose qui l’occupe ; les processions, les pèlerinages le distraient et l’empêchent de réfléchir sur son état. Le roi qui connaît ses hommes est fâché que les religions réformée et luthérienne n’aient pas plus de cérémonies qu’elles en ont. Elles n’imposent point assez au peuple ; nos prédications, le chant de nos églises et tout ce qui s’y fait sont monotones et d’une uniformité insipide ; rien de plus triste que nos prêtres. Je suis donc d’avis que les réformes de l’empereur (Joseph II), en mécontentant tout le monde, ne produiront qu’un mauvais effet. »

Un trait de l’Histoire de Frédéric vient ici en témoignage de son opinion rationnelle : – À l’issue de la guerre de Sept Ans, Frédéric se rend à Charlottembourg, où il fait appeler le maître de sa chapelle, Benda, pour organiser un Te Deum. Benda s’y refuse à cause du mauvais état de l’orgue. Alors le roi, au grand étonnement des spectateurs, entre seul, et fait signe d’entonner le Te Deum. Aussitôt le temple retentit des louanges du Seigneur. La tête appuyée sur sa main, les yeux cachés, le monarque donne libre cours à ses larmes, et pénétré de profonds sentiments de la plus humble reconnaissance, il rend grâces à l’Éternel, au grand maître des destinées humaines. La plupart des musiciens furent attendris de cette scène, aussi touchante qu’imprévue, et ce ne fut pas sans efforts qu’ils remplirent leur tâche en bonne convenance.

D’autres faits publiés récemment montrent la tendance catholique du roi Frédéric. En voici un rapporté par l’historien Theiner.

Peu de temps après avant sa victoire de Ctaslau en Moravie, Frédéric avait été battu par les Autrichiens non loin du couvent de Kamenz. Mais s’apercevant que le général Landon, qui était à sa poursuite, le serrait de près et était sur le point de l’atteindre, il se jeta précipitamment dans le couvent qui était à une petite distance de Kamenz, et se remit à discrétion entre les mains du père gardien, en l’assurant que, s’il le sauvait, il n’aurait pas lieu de s’en repentir. Le bon religieux, flatté peut-être de cette confiance et de cet abaissement de Frédéric, l’accueillit et le rassura ; et cachant aussitôt le puissant monarque sous un humble froc, il fit sonner l’office, et plaça Frédéric dans le chœur au milieu de ses religieux pour chanter avec eux.

Cependant les ennemis envahissaient le monastère, pendant que Frédéric chantait de son mieux ; et, sur le bruit que le roi s’était réfugié dans le couvent, ils fouillaient partout depuis les caves jusqu’aux greniers, sans même épargner l’église, dont les autels furent brisés, les bancs renversés, la sacristie enfoncée et bouleversée avec un incroyable vandalisme. Mais Frédéric ne se trouvait pas. Alors les soldats, qui s’étaient déjà crus assurés de leur proie, irrités de plus en plus, pénétrèrent dans le chœur, où les moines, et Frédéric au milieu d’eux, chantaient toujours ; et celui-ci reçut de ces furieux plus d’un coup de crosse dans les reins. À la fin les soldats se retirèrent, le roi dépouilla son froc, et sa future domination sur la Silésie fut assurée.

« Frédéric, avant de s’éloigner de l’asile hospitalier, pressa vivement le père gardien de lui demander une grâce ; mais celui-ci s’y refusa, et l’assura qu’il se contenterait de demander au ciel sa conversion. Frédéric, ne pouvant vaincre ce noble désintéressement, voulut pourtant consacrer sa reconnaissance par un souvenir. De retour à Berlin, il envoya au père gardien une pièce d’étoffe du plus grand prix, le priant de s’en faire un froc un peu moins pesant que celui dont il l’avait revêtu, le jour où il lui avait fait chanter les matines. »

« Le même prince, ajoute Theiner, dont la vie fut sauvée par un moine catholique, avait manqué la perdre par un complot d’un ministre protestant, Schulze, chef de la conjuration de Brestau, lequel s’était engagé à se défaire du roi. »

Le contraste de ces deux faits avait donné naissance dans l’esprit du roi de Prusse à des pensées d’abjuration ; car Thiébault, qui vécut dans son intimité, rapporte qu’il dit un jour à la pieuse comtesse de Camas, dame de sa cour : « Combien sont heureuses les personnes qui croient les vérités de la religion ! POUR MOI, JE N’HÉSITERAIS PAS D’ALLER À L’ÉGLISE, MAIS MES SUJETS ME TOURNERAIENT EN RIDICULE. » – Non, sire, répondit la comtesse, on les verrait verser des larmes de joie.

Feller, qui fut à même de connaître ce prince personnellement, disait dans son Journal historique avant la révolution : « Frédéric aima et protégea les catholiques, conserva leurs églises et leurs prêtres, et ne permit point qu’on donnât la moindre atteinte à leurs usages, à l’ordre et à la pompe de leur culte. Si dans la magnifique église qu’il leur permit de bâtir à Berlin il se trouve une inscription qui semble censurer ou dénaturer leurs dogmes, c’est donc moins à la volonté précise du monarque qu’il faut l’attribuer qu’à la lâcheté de ceux qui l’y ont placée sans résistance. Vers la lin de son règne, ayant appris qu’une secte auparavant peu connue en Allemagne faisait des ravages à Brünn et à Olmutz, il prit toutes les précautions convenables pour en préserver le clergé de ses États. »

Un fait remarquable vient couronner tous les autres : le duc d’Orléans, régent, avait accordé au curé de Saint-Sulpice, pour son église, une loterie à laquelle il prit part. Il posa la première pierre du portail en 1718 ; et, en 1745, la consécration de cette église se fit avec une telle magnificence, que S. M. le roi de Prusse lui écrivit en ces termes :

 

« Monsieur, j’ai reçu avec plaisir le procès-verbal de la consécration de votre église ; l’ordre et la magnificence de ces cérémonies ne peuvent que donner une grande idée de la beauté du temple qui en a été l’objet, et suffiraient pour caractériser votre bon goût. Mais ce qui, je le sais, vous distingue bien plus encore, c’est la piété, la charité et le zèle que vous faites éclater dans la conduite de votre église ! qualités qui, pour être de nécessité dans un homme de votre état, ne lui en méritent pas moins l’estime et l’attention de tout le monde. C’est à elles que vous devez, monsieur, le témoignage que je veux bien vous donner ici de la mienne ; sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait dans sa sainte et divine garde. À Postdam, le 4 octobre 1748. FRÉDÉRIC. »

 

Quelques années avant sa mort, le roi Frédéric a composé ses plus beaux vers sur l’existence de Dieu, avec cette épigraphe : Unde ? Ubi ? Quo ? Ces vers, qui dans un poète de profession pourraient ne pas prouver absolument la piété, la font sentir ici profondément.

Si Frédéric n’a pas hautement professé le catholicisme, ce n’est pas faute de l’avoir apprécié ; mais c’est faiblesse et pusillanimité ; car il a laissé échapper maintes fois l’aveu de sa prééminence sur toutes les autres religions : « Les calvinistes traitent Dieu comme un serviteur, disait-il au cardinal Zinzendorf ; les luthériens comme leur égal, mais LES CATHOLIQUES LE TRAITENT EN DIEU. » Que veut-on de plus positif ?

Fréret, l’un des plus savants académiciens des Inscriptions, auteur d’un grand nombre d’ouvrages dont les premiers seulement ont semblé hardis, Fréret a toujours désiré l’examen des Apologistes, défendu la Genèse à l’Académie, et publié une Défense de la Chronologie catholique contre Spinoza et Newton : on en trouve de longs extraits dans les Annales de M. de Boulogne, 1804.

Fréret a dit, jusque dans ses lettres à Thrasybule, accusées d’incrédulité :

« Le commun des hommes est trop corrompu et trop insensé pour n’avoir pas besoin d’être conduit à la pratique des actions vertueuses, c’est-à-dire utiles à la société, par l’espoir de la récompense, et détourné des actions criminelles par la crainte des châtiments. C’est là ce qui a donné naissance aux lois. Mais, comme ces lois ne punissent ni ne récompensent les actions secrètes, et que, dans les sociétés les mieux réglées, les coupables puissants et accrédités trouvent le secret de les éluder, il a fallu imaginer un tribunal plus redoutable que celui du magistrat. On a supposé qu’à la mort nous entrions dans une nouvelle vie, dont le bonheur ou le malheur dépend de notre conduite avant la mort. Elle sera examinée, nous dit-on, par un juge inflexible, auquel toutes nos actions, même les plus secrètes, seront connues. Un bonheur éternel sera le partage des gens de bien, tandis que des tourments effroyables seront employés à punir et à expier les crimes des méchants.

« Cette opinion, SANS DOUTE, est le plus ferme fondement des sociétés ; c’est elle qui PORTE LES HOMMES À LA VERTU ET QUI LES ÉLOIGNE DU CRIME. »

Fontenelle a composé une dissertation intitulée l’Existence de Dieu prouvée par les brutes ; et plusieurs autres écrits dont on trouve de beaux passages dans la Raison du Christianisme.

« Neuf jours avant sa mort, dit M. Lebeau dans l’Éloge qu’il fit en 1757 de ce savant académicien, il reçut les sacrements, qu’il avait demandés lui-même, et dit au curé de Saint-Roch, lorsqu’il approcha de son lit :

« Monsieur, vous m’entendrez mieux que je ne vous entendrais : je sais mon devoir et le vôtre dans la circonstance présente, je vous déclare donc que j’ai vécu et veux mourir dans la foi de l’Église catholique, apostolique et romaine.

« Il répétait souvent, nous apprend M. Walckenaer, le dernier de ses biographes, que la religion chrétienne était LA SEULE qui eût des preuves, et il en pratiquait tous les devoirs avec une scrupuleuse exactitude. »

Fontenelle est mort entre les bras du vertueux P. Bernard, capucin, son confesseur.

Montesquieu ne se contente pas d’écrire dans l’Esprit des lois : La religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci, il veut de plus quitter le monde en chrétien ; et, pour ne laisser aucun doute sur ses sentiments religieux, il appelle le P. Routh, lui confesse ses fautes, et meurt entre ses bras dans les dispositions les plus édifiantes.

Maupertuis prouve le déluge jusque dans sa Lettre sur la comète de 1742, et meurt à Bâle entre les mains de deux religieux. « Depuis quelques années, dit M. Michaud, il s’était converti sincèrement à la religion ; et dès lors il s’était constamment montré, quoique dans des circonstances assez critiques, fort au-dessus de la petite manie de l’esprit fort et des froides railleries des ennemis de la Révélation. Il a rendu publics les motifs de son changement : un de ses principes était que la vraie religion devait conduire l’homme à son plus grand bien par les plus grands moyens possibles, et que la religion de Jésus-Christ avait seule ce double avantage. »

Boulanger consacre aux preuves du déluge tout le premier volume de son Antiquité dévoilée, l’un des ouvrages les plus dangereux du dernier siècle. Il reconnaît une religion naturelle dans ses Recherches sur le despotisme oriental, et explique en sa faveur jusqu’aux erreurs et aux religions ARBITRAIRES qui la défigurent. Enfin, dans sa Dissertation sur Élie et Énoch, il va jusqu’à dire : « Jamais l’incrédulité que les plus grands hommes ont témoignée sur tout ce qui captive le reste de la terre n’a été la suite d’une conviction motivée sur des faits ou sur des preuves évidentes et palpables. »

Aussi voyons-nous ce philosophe, auquel étaient restées de si nobles empreintes de vérité et de bonne foi, avouer au lit de la mort les erreurs de ses systèmes, et manifester la foi catholique. Il eut plusieurs entretiens avec M. Lambert, chanoine de Saint-Honoré, et déposa entre les mains de ce vertueux ecclésiastique les témoignages les plus sincères de sa douleur et de son repentir.

Voici ses derniers moments, racontés par le Comte de Valmont : « Boulanger tombe malade, et, malgré les témoignages sensibles de sa haine pour la religion, et son acharnement à la combattre, il permet qu’on aille chercher le vicaire de sa paroisse ; il confère avec lui à plusieurs reprises ; il s’instruit, il s’éclaire ; il avoue qu’il n’a jamais eu que des doutes, des nuages, plutôt qu’une véritable incrédulité, et que les pompeux éloges donnés à ses productions manuscrites dans les sociétés philosophiques l’ont plus enivré et plus séduit que tout le reste. Il se confesse avec le témoignage du plus vif repentir, fait, en recevant les derniers sacrements, une réparation authentique des scandales de son irréligion, et exprime de la manière la plus persuasive ses remords, ainsi que l’unique regret qu’il ressent en mourant de ne pouvoir assez réparer tout le mal qu’il a pu faire. »

« Rénault renonça à cinquante ans, dit le marquis d’Angerson, à toute occupation frivole ; il se donna entièrement à la dévotion, et écrivit, à quatre-vingts ans, une lettre à Voltaire, citée par madame du Deffant, où il tâche de le faire repentir. »

« Helvétius donna une rétractation de son livre, sous les noms de désaveu, de détestation formelle et précise de toutes les erreurs dont ce livre est rempli ! » (Proyart, Louis XVI et ses vertus, liv. IX, note 14.) Voy. HELVÉTIUS.

D’Argens avait porté ce jugement sur la mort des grands hommes longtemps avant qu’il songeât à mourir lui-même : « Je regarde les derniers moments de la vie comme la pierre de touche qui distingue le vrai philosophe de celui qui on a usurpé le nom. – Il serait à souhaiter que tous les philosophes eussent des opinions orthodoxes ; mais, puisque cela n’est point, je ne veux pas moins qu’après avoir dogmatisé toute leur vie et avoir défendu avec chaleur certaines opinions, ils les envisagent d’un œil tout différent à l’article de la mort. Je ne saurais m’empêcher de croire que ceux qui agissent de la sorte écrivaient d’une façon et pensaient d’une autre, qu’ils ont été, pendant toute leur vie, des fourbes et des libertins. »

Or voici la fin de l’homme qui a écrit ces lignes si sévères : « Tombé malade, près de Toulon, chez madame la baronne de la Garde, sa sœur, il demanda les sacrements de l’Église, et TÉMOIGNA SON REPENTIR DE TOUS LES OUVRAGES QU’IL AVAIT ÉCRITS. Il se confessa ; et en mourant il priait le prêtre qui l’assistait de lui suggérer les sentiments et les prières qui devaient l’occuper dans ce terrible passage du temps à l’éternité. » (Mélanges de philosophie, t. IV.)

Le président d’Aiguilles, son frère, aimait à raconter comment ce philosophe si présomptueux s’humilia enfin ; et le fait est constaté par un procès-verbal inséré dans les registres des délibérations capitulaires du chapitre de la cathédrale de Toulon.

Duclos, dans ses Considérations sur les mœurs, dit, en parlant des écrivains impies : « Sans leurs excès on ne les eût jamais nommés ; semblables à ces malheureux que leur état condamnait aux ténèbres, et dont le public n’apprend les noms que par le crime et le supplice. »

Condillac reconnaît dans ses Animaux : « Une cause première indépendante, unique, immense, éternelle, toute-puissante, immuable, intelligente, libre et dont la providence s’étend à tout. » Il adresse au duc de Parme de belles considérations sur la Divinité, les miracles et l’établissement rapide du christianisme : et il ne craint pas de mettre ainsi la raison en présence de la foi : « Dieu ne peut ni se tromper ni me tromper. Il serait donc insensé de ne pas croire ce qu’il a dit. Tous ne sont pas obligés de raisonner sur la religion ; mais tous sont obligés de l’étudier avec humilité. Il n’est pas possible à tous de faire des recherches ; mais Dieu vient au secours des faibles. L’ignorant croit, et sa foi le sauve, parce que la grâce lui lient lieu de lumière, tandis que d’autres fois le savant ne croit pas, parce qu’il se refuse à la grâce, il s’aveugle ou par trop de confiance, ou par l’ambition de se singulariser, ou par le désir de briser le frein des passions ; mais Dieu confond l’orgueil de son âme ou le dérèglement de son cœur..... Nous ne saurions être trop en garde contre cette raison, qui ne cherche souvent à nous prouver que ce qu’il nous plaît de croire. » Au reste, nous n’avons pas cru devoir citer Condillac dans ce Dictionnaire, parce qu’il est apologiste volontaire, bien plutôt qu’apologiste involontaire.

Mably proclame assez haut sa foi pour qu’on puisse composer avec ses œuvres une justification anticipée du concordat, sous le titre de Nécessité d’un culte public.

Thomas publie des Réflexions sur le poème de la Religion naturelle, dans lesquelles il venge supérieurement le dogme de l’ENFER mis en doute dans ce poème.

Bailly fait l’Éloge de l’abbé de la Caille et de l’Imitation de Jésus-Christ, et écrit à Voltaire, dans ses Lettres sur l’origine des Sciences : « Quand on est privé de la RÉVÉLATION, peut-on parvenir à une idée plus grande de l’Être suprême que celle de la philosophie des Orientaux, laquelle représente Dieu comme étant unique, présent partout, ayant tout créé, animant tout, seul éternel, seul immuable ; et distingue les trois actes les plus remarquables de la puissance divine, les actes de créer le monde, de le conserver et de le détruire ?... »

Avec de pareilles dispositions, il n’y a pas lieu de s’étonner que Bailly se soit rétracté, comme Buffon, lorsque la Sorbonne lui reprocha quelques idées mal sonnantes.

Chamfort consacre tout un volume de son Histoire de François Ier contre la réforme, et fait sentir, dans des maximes et des caractères qui rappellent quelquefois ceux de La Bruyère, tout le vide delà philosophie, qu’il avait senti lui-même, et qui peut-être lui avait inspiré ces beaux vers qu’on pourrait croire de Louis Racine :

 

          Le chef-d’œuvre immortel de la Divinité

          Sur la terre au hasard paraît être jeté :

          L’homme naît ; le mensonge assiège son enfance ;

          On fatigue, on séduit sa crédule ignorance,

          On dégrade son être..., Ah ! cruels, arrêtez ;

          C’est une âme immortelle à qui vous insultez.

          « Ô toi, fille des cieux ! que l’univers adore,

         « Toi, qu’il faut que l’on craigne, ou qu’il faut qu’on implore,

          « SAINTE RELIGION ! dont le regard descend

          « Du créateur à l’homme, et de l’être au néant,

          « Montre-nous cette chaîne adorable et cachée,

          « Par la main de Dieu même à son trône attachée,

          « Qui, pour notre bonheur, unit la terre au ciel,

          « Et balance le monde aux pieds de l’Éternel. »

 

Raynal nous apprend dans ses derniers moments que l’impiété chez lui ne fut que la mauvaise foi du cœur, et que jamais il ne douta, dans sa conscience, des vérités blasphémées dans ses écrits. Aussi Raynal n’a-t-il pas craint d’écrire : « Le meilleur des gouvernements serait une théocratie, où l’on établirait le tribunal de la confession. »

Marmontel exalte la confession, qu’il regarde comme le préservatif le plus puissant contre le mal ; s’effraye de l’œuvre du philosophisme, dont il abjure les funestes principes, et meurt en laissant des Mémoires d’un père pour l’éducation de ses enfants et des Leçons sur la morale, qui forment une apologie de la religion catholique digne de celle de La Harpe.

Saint Lambert dit dans son Catéchisme : « Croyons donc en Dieu, croyons-y comme nous croyons à nous-mêmes » ; et dans ses Saisons :

 

          Ô Dieu ! par qui je suis, je sens, j’aime, je pense,

          Reçois l’hommage pur de ma reconnaissance.

 

Grimm est auteur de belles Réflexions sur le christianisme, dans sa correspondance avec Diderot.

Servan a écrit également des Réflexions non moins belles contre Jean-Jacques Rousseau, lesquelles forment une très remarquable apologie de la religion.

Dupuis gémissait, aux jours même de l’apogée du philosophisme, de voir les principaux ennemis de la religion si peu éclairés sur ce qui la constitue. « De nos jours, disait-il, les philosophes sont moins crédules que le peuple, mais ils ne sont pas plus instruits. » Et ailleurs : « L’antiquité des dogmes chrétiens, leur universalité, et le respect profond que tant de milliers d’hommes ont eu pour eux, leur courage à les défendre, tout devait empêcher de nouveaux philosophes de croire que ce ne fut qu’un assemblage d’idées bizarres. »

Mercier a publié une énergique réclamation contre l’insertion de son nom dans le Dictionnaire des athées.

Le prince de Ligne s’écrie : « L’incrédulité est si bien un air, que, si on en avait de bonne foi, je ne sais pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps ou de l’esprit. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion. »

Delisle de Sales a été plus loin encore : il a composé un Mémoire en faveur de Dieu, contre le Dictionnaire des athées, de Sylvain Maréchal.

Court de Gibelin, le plus savant des philosophes, est loin d’être athée, comme on a cherché à le faire croire. Voici ce qu’il dit dans son Monde primitif : « La parole est un art qui entra nécessairement dans le plan de la Providence pour faire l’apanage distinctif de l’homme, et pour rendre complet l’œuvre de la création.... Un art aussi vaste dans ses effets, aussi essentiel à notre existence, aurait-il été livré au hasard ? aurait-il absolument dépendu de l’industrie humaine ?...

« Les uns supposent que la parole, ou le langage, est un pur effet de l’invention humaine ; ils croient que pendant longtemps les hommes furent réduits à de simples cris ; que d’heureux hasards leur firent apercevoir qu’ils pouvaient exprimer par ce moyen non seulement leurs sensations, mais leurs idées, peindre les objets eux-mêmes par des sons quelconques, et que ces faibles commencements donnèrent lieu aux langues par une marche aussi lente que pénible.

« D’autres, ne pouvant concevoir que l’homme ait pu inventer un art pour lequel il n’aurait eu aucune disposition naturelle, et désespérant de découvrir les raisons physiques du langage, se sont réfugiés dans la toute-puissance de Dieu.

« Ils supposent qu’il donna aux hommes les mots mêmes dont ils se servent, et qu’étant purement passifs à cet égard, ils tinrent immédiatement de la divinité jusqu’à la grammaire.

« Ces deux systèmes, exactement opposés l’un à l’autre, nous paraissent faux étant pris dans le sens le plus absolu, quoiqu’ils renferment du vrai en les prenant dans le sens le plus restreint.

« Le langage VIENT DE DIEU en ce qu’il forma l’homme avec tous les organes nécessaires pour parler, qu’il le rendit capable d’idées et de sentiments, qu’il lui fit un besoin de les exprimer, qu’il l’environna de modèles propres à le diriger dans cette expression.

« Mais il est en même temps l’effet de l’industrie humaine, en ce que l’homme sut développer ces organes, imiter ces modèles, suivre les combinaisons dont ils étaient susceptibles, et, sur un petit nombre de mots radicaux donnés par la nature, élever cette masse immense de mots qui nous étonnent et que la vie la plus longue ne peut épuiser, lorsqu’on ne sait pas les ramener à leurs premiers principes. »

Les hommes de la révolution de 89 et ceux de 93 ont fait aussi des aveux et des professions de foi remarquables.

Mirabeau disait à Cabanis, son médecin : « Tu es un grand médecin, mais il est un plus grand médecin que toi. Celui qui fit le vent qui renverse tout, l’eau qui féconde tout, le feu qui vivifie ou décompose tout. »

Mirabeau s’écrie, en 1780, dans l’Ami des hommes : « Tout cela n’est que le bavard philosophisme du grand peut-être, phébus des mauvais sujets, impudente réminiscence. Trois ou quatre sots, fils de Diderot, d’Alembert, Rousseau ou autres hommes de paille, habillés de clinquant, dont la bibliothèque est l’inventaire de la tour de Babel, et qui la plupart n’ont d’original que l’impudence, ont été le magasin de toutes ces philosophicailleries modernes, qui ne méritent que Saint-Lazare ou Charenton. »

Malesherbes écrase d’un mot l’incrédulité : « Les hommes pervers tombent dans l’athéisme, par ce raisonnement échappé à leur conscience avilie : J’existe, donc DIEU n’existe pas ! »

Cerutti s’écriait : « Sans DIEU le monde serait orphelin. » Et il approuvait la confession en ces termes : « Inspirer l’horreur ou le repentir du crime, donner un frein à la scélératesse, un appui à l’innocence ; réparer les dépravations du larcin, renouer les nœuds de la charité, entretenir l’amour de la concorde, de la subordination, de la justice, de toutes les vertus ; déraciner des cœurs l’habitude des désordres, de la désunion, de la révolte, de tous les vices ; être ainsi, à la place de Dieu pour le bien des hommes, le juge des consciences, le censeur des passions ; c’est ce qui fait l’emploi d’un confesseur, un des emplois les plus propres à maintenir les mœurs, et par là un des plus conformes à l’intérêt public. »

Condorcet a doté le monde catholique de ses éditions des Pensées de Pascal sur la religion, et des Lettres du pieux Euler à une princesse d’Allemagne, il a fait en outre l’aveu suivant, entre mille autres, dans son Éloge de Pascal : « Le but principal de Pascal était de ramener au christianisme les incrédules élevés dans son sein, et il suffirait de leur faire sentir vivement les horreurs du doute, et la paix qui accompagne une foi soumise, afin que, fatigués de leur incertitude, ils se rendissent moins difficiles sur les preuves de la religion chrétienne. D’ailleurs, le christianisme doit à ses nombreux ennemis, et à la supériorité des lumières qui règnent dans les pays chrétiens, l’AVANTAGE D’ÊTRE LA SEULE RELIGION QUI PUISSE PARLER DE SES PREUVES. »

Rolland a dit dans une de ses Lettres d’Italie : « De tous les gouvernements que je connaisse, il n’en est aucun de plus modéré que celui de Rome, je ne sache aucun peuple moins grevé d’impôts. »

Manuel s’est élevé jusqu’à l’esprit du catholicisme le plus pur en faisant une Apologie de saint Louis et des Éloges magnifiques de Bourdaloue, de Bossuet, de Fléchier, de Huet, de Malebranche, etc.

Brissot, le chef des Brissotins, est auteur d’un Traité de la vérité, où on lit ce qui suit dans le chapitre intitulé : De la religion du philosophe sceptique : « Un philosophe religieux !... Les matérialistes souriront de pitié peut-être, me persifleront sur ma crédulité religieuse. Moi, je suis armé contre ce persiflage, et j’en crois à mon sentiment seul. Je le sais, ils n’aiment pas ce sens moral, ils lui substituent avec confiance le raisonnement. Pauvres êtres que nous sommes, pouvons-nous invoquer le raisonnement, parler d’évidence sur des matières aussi abstraites ? La raison ne me montre que ténèbres où le sens moral m’éclaire et me dirige. Je laisse donc la raison, et je ne suis que mon instinct moral, que la voix du bonheur. Je suis heureux, quand je crois être sous l’œil de Dieu, quand je crois le voir sourire à mes faibles efforts et les encourager ; je suis heureux quand je l’invoque, quand je le prie : c’est mon maître, je lui rends compte, nous conversons ; et dans cette conversation, dans l’espoir qu’il me donne, je puise de nouvelles forces, une énergie plus grande. OÙ PUISEREZ-VOUS LE VÔTRE, ô vous qui ne croyez à rien ?... »

Marat a laissé un Traité de l’influence de l’âme sur le corps critiqué comme trop spiritualiste.

Danton a prononcé ces paroles, qui valent un livre : « Le peuple aura des fêtes où il offrira de l’encens à l’Être suprême, au Maître de la nature ; car nous n’avons pas voulu anéantir la superstition pour établir le règne de l’athéisme. » (27 septembre 1793.)

Collot d’Herbois voulait que « DIEU pût être adoré de toutes les manières », et même « qu’il gagnât aussi à la révolution »,  et cela parce qu’il était de son parti.

Valazé (du Friche) est auteur des Lois pénales, où il dit, page 293 : « La Loi de DIEU et la loi naturelle semblent être violées dans les confiscations. »

Saint-Just disait en pleine Convention, le 11 germinal an II : « On attaque l’immortalité de l’âme, qui consola Socrate mourant. On s’efforce d’ériger l’athéisme en un culte plus intolérant que la superstition. » La veille de sa mort, il se plaignait encore en ces termes : « On m’avait condamné à ne plus vous parler de la Providence, seul espoir de l’homme isolé. »

Louvet dit dans ses Notices pour l’histoire de ses périls : « Y a-t-il un asile pour un républicain sur la terre ? D’un moment à l’autre je puis être obligé de quitter ces lieux pour aller... Ô Dieu ! tu me recevras dans ton sein ! » Il finit son livre par cette prière : « DIEU protecteur, ne retire pas le bras qui nous appuie, guide-nous, marche devant les amis des peuples... Ô DIEU ! si tu voulais avant tout sauver mon pays ! »

Le duc d’Orléans, qui avait tant à se repentir, se repentit à temps. Condamné à mort, il rentra en lui-même, et fit dans sa prison une confession générale à l’abbé Lotinger, prêtre assermenté, dont M. Émery avait reçu l’abjuration. Au pied de l’échafaud, il se mit à genoux, demanda une seconde et dernière absolution, et montra le regret le plus sincère des crimes qu’il avait commis.

Garat, l’un des survivants de la révolution, christianisa ses pensées dans les Éloges de Saint Bernard, de Suger, de Bossuet et de Montausier.

Tallien disait dans un Rapport sur Quiberon : « La PROVIDENCE réservait un châtiment aux crimes... »

Barrère a publié, en 1785, l’Éloge d’un des plus éloquents poètes de la religion, Lefranc de Pompignan, et il lui fait à chaque page un mérite de sa foi. Voici quelques extraits de cet éloge, entièrement catholique :

« Élevant ses regards vers la Divinité, ne trouvant plus dans l’antiquité profane l’aliment que son âme cherchait, il se consacre à la lecture des Livres saints. Il parcourt les antiques monuments de la religion dans un siècle où une philosophie orgueilleuse s’élève sur les débris de la croyance de nos pères, où la poésie semble attaquer notre foi, où l’ode voit sa majesté prostituée en célébrant les crimes des héros et des dieux du paganisme.

« À cet affligeant spectacle, demandera-t-on, quelles furent les pensées de Pompignan ? Il arme contre les impies des talents que n’avaient pas séduits leurs doctrines. Il se dévoue à la traduction des Écritures, presque inaccessibles à notre langue, pour confier les beautés de celle des Hébreux à l’art sublime qu’on voulait dégrader ; et le courage de ses travaux va répondre à la grandeur de ses desseins.

« Loin de nous ce préjugé récent que le genre de l’ode a perdu le grand intérêt qui l’animait chez les païens, comme si l’esprit divin n’inspirait pas aux flammes plus d’ascendant et de puissance que la stupide religion du paganisme, et la vaine gloire de ses héros ; comme si les merveilles de la nature et la promesse de l’Être suprême ne saisissaient pas les poètes d’un enthousiasme aussi soudain que le spectacle des jeux pythiques ou des courses néméennes. C’EST DANS LES LIVRES SAINTS QUE SONT DÉPOSÉS DEPUIS LES PREMIERS SIÈCLES LES GRANDS INTÉRÊTS DU GENRE HUMAIN et les grands mouvements de la poésie. Ce fut la religion qui dicta des cantiques à Moïse, des hymnes à David, des odes aux prophètes. Quels poèmes sublimes la reconnaissance du législateur des Juifs et les longs repentirs de leur roi ne produisirent-ils pas dans la langue hardie et pittoresque des Hébreux !

« Aussi nos poètes n’ont jamais été supérieurs à eux-mêmes que lorsqu’ils ont puisé dans les sources sacrées. Ne fut-ce pas en traduisant quelques psaumes que Racan offrit les plus grandes beautés ? Racine n’a-t-il pas pris dans les Livres saints ce ton d’inspiration qui règne dans Athalie, et cet accent sublime qu’on remarque dans ses cantiques ? Rousseau, transporté par la beauté et la véhémence des chants de David, ne donna-t-il pas à l’ode cette pompe et cette hardiesse de figures dont notre langue ne paraissait pas susceptible ?

« Les succès des grands génies ne découragent que les talents médiocres. Pompignan voit qu’il est encore des palmes à cueillir sur les pas de ces grands poêles. La majesté de l’Écriture sainte le transporte, le génie des prophètes lui inspire la fierté de ses débuts, et notre langue s’enrichit d’un recueil de poésies dans lequel le génie, par des chants énergiques et animés, peint la gloire et la puissance de l’Éternel, en même temps qu’il trace à l’homme les devoirs de la vie avec une verve heureuse et une abondante élocution. C’est ainsi que la poésie, en consacrant ses richesses aux triomphes de la morale et de la religion, acquiert des droits aux hommages des lettres et à la reconnaissance publique. »

Robespierre fit décréter, le 18 floréal an II, que « le peuple français reconnaissait l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme, et que le 29 prairial il serait célébré une fêle en l’honneur de l’Être suprême. » Voici quelques passages du discours qu’il prononça dans cette séance fameuse au nom du Comité du salut public ; ce discours est le chef-d’œuvre de la révolution : « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice, elle est donc sociale et républicaine. La nature a mis dans l’homme le sentiment du plaisir et de la douleur, qui le force à fuir les objets physiques qui lui sont nuisibles, et à chercher ceux qui lui conviennent. Le chef-d’œuvre de la société serait de créer en lui, pour les choses morales, un instinct sûr qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal ; car la raison particulière de chaque homme, égarée par ses passions, n’est souvent qu’un sophiste qui plaide leur cause, et l’autorité de l’homme peut toujours être attaquée par l’amour-propre de l’homme. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une autorité supérieure à l’homme. Aussi je ne sache pas qu’aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l’athéisme ; je sais que les plus sages mêmes d’entre eux se sont permis de mêler à la vérité quelques fictions, soit pour frapper l’imagination des peuples ignorants, soit pour les attacher plus fortement à leurs institutions. Lycurgue et Solon eurent recours à l’autorité des oracles, et Socrate lui-même, pour accréditer la vérité parmi ses concitoyens, se crut obligé de les persuader qu’elle lui était inspirée par un génie familier.

« Vous vous garderez bien de briser le lien sacré qui unit les hommes à l’auteur de leur être. Il suffit même que cette opinion ait régné chez un peuple pour qu’il soit dangereux de la détruire. Car, les motifs des devoirs et les bases de la moralité s’étant nécessairement liés à cette idée, l’effacer c’est démoraliser le peuple. »

Benjamin Constant, philosophe de transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, écrivait dès 1811 à M. Hochet, son ami, alors secrétaire du conseil d’État, la lettre suivante, rapportée dans les Études historiques de Chateaubriand :

« Je ne suis plus ce philosophe intrépide, sûr qu’il n’y a rien après ce monde, et tellement content de ce monde qu’il se réjouit qu’il n’y en ait pas d’autre. Mon ouvrage est une singulière preuve de ce que dit Bacon, qu’un peu de science mène à l’athéisme, et plus de science à la religion. C’est positivement en approfondissant les faits, en les recueillant de toutes parts, et ne me heurtant pas contre les difficultés sans nombre qu’ils opposent à l’incrédulité, que je me suis vu forcé de reculer dans les idées religieuses. Je l’ai fait certainement de bien bonne foi ; car chaque pas rétrograde m’a coûté. Encore à présent, toutes mes habitudes et tous mes souvenirs sont philosophiques ; et je défends poste après poste tout ce que la religion reconquiert sur moi. »

Un sentiment de convenance facile à comprendre nous interdit de parler ici des incrédules contemporains. Nous le regrettons d’autant plus que, à moins d’avoir été obligé comme nous à faire sur ce sujet une étude spéciale et suivie, personne ne saurait s’imaginer à quel point les adversaires du christianisme de nos jours en sont encore plus rapprochés que ceux du XVIIIe siècle. Qu’on lise seulement le livre de Proudhon sur la Célébration du dimanche, le Vrai Christianisme de Cabet, les œuvres de Pierre Leroux, ou mieux, qu’on parcoure l’Encyclopédie nouvelle, et l’on verra que tout ce que nous pourrions dire à ce sujet est loin encore de la réalité, et que la réaction religieuse du XIXe siècle, dont quelques-uns ont voulu méconnaître la portée, est bien autrement vaste et profonde que ne l’ont jamais supposé ceux qui l’ont prônée le plus haut. Que serait-ce donc si nous avions pu étendre aux incrédules de ce siècle ce rapide coup d’œil qui, dans le XVIIIe, cette époque type de l’incrédulité, ne nous a montré, sur les deux cents philosophes dont nous avons relevé les noms, que deux qui n’aient pas reçu en mourant les consolations et les sacrements de l’Église ? Encore est-il prouvé qu’ils auraient voulu le faire.

 

 

III. – LES INCRÉDULES RÉFUTÉS PAR EUX-MÊMES. – LE XVIIIe SIÈCLE RÉFUTÉ PAR VOLTAIRE.

 

« On a beaucoup écrit, dit Voltaire, contre les incrédules. Voyant que ces ouvrages n’étaient pas un préservatif suffisant contre la malignité des leurs, j’ai tenté une autre voie. J’ai parcouru le plus dangereux et le plus écouté d’entre eux, celui en qui on avait le plus de confiance, et qui avait le plus réussi à propager l’erreur. Je puiserai donc dans ses œuvres, et je pense que plusieurs, attirés par le nom qu’ils verront à la tête de l’ouvrage, le liront non seulement sans défiance, mais même avec édification. Par là je pare tous les coups que l’auteur porte à la Religion, je sanctifie des écrits plus que profanes, et je change en un baume salutaire le poison qu’un ennemi si dangereux avait préparé. » (Œuvres complètes de Voltaire, édition de Kehl, in-12, publiée par Beaumarchais, t. XLVI, p. 356.)

Ce que Voltaire se vantait d’avoir fait pour un incrédule, nous l’avons fait pour tous, y compris lui-même ; et plus d’un lecteur nous dira sans doute comme Voltaire à son éditeur :

 

          Je ne m’attendais pas, je vous jure,

          De voir de l’or au lieu de plomb ;

          Mais votre creuset me rassure :

          À votre feu, qui tout épure,

          Bientôt le vil métal se fond,

          Et l’or nous demeure en nature.

 

(Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XIII, p. 136.)

 

Mais avant d’être ainsi présentés comme apologistes involontaires du catholicisme, les incrédules eux-mêmes ont déjà rempli l’œuvre de préparation de cette tâche et qui en est comme la première moitié négative, celle de se réfuter les uns les autres en tout ce qu’ils ont avancé contre la religion et la morale. Reproduire ici cette réfutation réciproque qui n’a pas laissé debout un seul argument d’aucun d’eux, serait chose impossible. Mais, puisque Voltaire a acquis la triste célébrité d’être considéré comme leur maître à tous, nous allons résumer, par exemple, la réfutation qu’il a faite des principaux philosophes incrédules de son siècle. Cette réfutation ne fut pas l’œuvre du hasard ou caprice, mais un projet mûr et suivi sur lequel il s’exprime lui-même en ces termes : « Si je ne consumais pas les derniers jours de ma vie à une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; si je n’épuisais pas le peu de forces qui me restent à élever ce monument à la gloire de ma patrie, je réfuterais tous les livres que l’on fait chaque jour contre la religion. » (Œuvres de Voltaire, édit. de Kehl, publiée par Beaumarchais, in-12, t. LXXIX, p. 205.) Il l’a fait en partie, ainsi qu’on peut en juger par les passages suivants :

 

 

Philosophes incrédules réfutés par Voltaire.

 

HOBBES. – « Bizarre philosophe, esprit hardi, ennemi de Descartes, toi dont les erreurs en physique sont grandes et pardonnables, parce que tu étais venu avant Newton, toi qui as dit des vérités qui ne compensent pas tes erreurs, toi qui fus le précurseur de Spinoza, c’est en vain que tu étonnes les lecteurs en cherchant à leur prouver qu’il n’y a aucune loi dans le monde que des lois de convention ; qu’il n’y a de juste et d’injuste que ce qu’on est convenu d’appeler tel dans un pays. Si tu t’étais trouvé seul avec Cromwell dans une île déserte, et que Cromwell eût voulu te tuer pour avoir pris le parti de ton roi dans l’île d’Angleterre, cet attentat ne t’eût-il pas paru aussi injuste dans ta nouvelle île qu’il te l’aurait paru dans ta patrie ?

« Tu dis que, dans la loi de nature, tous ayant droit à tout, chacun a droit sur la vie de son semblable. Ne confonds pas la puissance avec le droit. Penses-tu qu’en effet le pouvoir donne le droit, et qu’un fils robuste n’ait rien à se reprocher pour avoir fait assassiner son père languissant et décrépit ? Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XL, p. 173.)

SPINOZA. – « Spinoza était Juif ; jeune encore, voici la manière dont il fut traité par la Synagogue. Accusé par deux jeunes gens de son âge de ne pas croire à Moïse, on commença, pour le mettre dans le bon chemin, par l’assassiner d’un coup de couteau au sortir de la comédie. Après avoir manqué son coup, on ne voulut pas manquer son âme ; il fut procédé à l’excommunication majeure, au grand anathème.

« Spinoza fut donc proscrit par les Juifs avec la grande cérémonie. Le chantre juif entonna les paroles d’exécration ; on sonna du cor ; on renversa goutte à goutte des bougies noires dans une cuve pleine de sang ; on dévoua Benoît Spinoza à Belzébuth, à Satan, et à Astaroth, et toute la Synagogue cria Amen !

« On ne trouve son athéisme à découvert que dans ses œuvres posthumes. Son traité de l’athéisme n’étant point sous ce titre, et étant écrit dans un latin obscur et d’un style très sec, M. le comte de Boulainvilliers l’a réduit en français, sous le titre de Réfutation de Spinoza ; nous n’avons que le poison : Boulainvilliers n’eut pas le temps, ou plutôt la volonté de donner l’antidote.

« Peu de gens ont remarqué que Spinoza, dans son funeste livre, parle cependant d’un être infini et suprême ; il annonce Dieu en voulant le détruire. Les arguments dont Bayle l’accable me paraîtraient sans réplique, si en effet Spinoza admettait un Dieu ; car, ce Dieu n’étant que l’immensité des choses, ce Dieu étant à la fois la matière et la pensée, il est absurde, comme Bayle l’a très bien prouvé, de supposer que Dieu soit à la fois agent et patient, cause et sujet, faisant le mal et le souffrant, se haïssant lui-même, se tuant, se mangeant. Un bon esprit, ajoute Bayle, aimerait mieux cultiver la terre avec les dents et les ongles que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde ; car, selon Spinoza, ceux qui disent : Les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal et faussement ; ils doivent dire : Dieu modifié en dix mille Allemands, a tué Dieu modifié en dix mille Turcs.

« Spinoza, entêté de Descartes, abuse de ce mot également célèbre et insensé de Descartes : Donnez-moi du mouvement et de la matière, et je vais former un monde.

« Entêté encore de l’idée incompréhensible et antiphysique que tout est plein, il s’est imaginé qu’il ne peut exister qu’une seule substance, un seul pouvoir qui raisonne dans les hommes, sent et se souvient dans les animaux, étincelle dans le feu, coule dans les eaux, roule dans les vents, gronde dans le tonnerre, végète sur la terre, est étendu dans tout l’espace.

« Selon lui, tout est nécessaire, tout est éternel ; la création est impossible ; point de dessein dans la structure de l’univers, dans la permanence des espèces, et dans la succession des individus. Les oreilles ne sont plus faites pour entendre, les yeux pour voir, le cœur pour recevoir et chasser le sang, l’estomac pour digérer, la cervelle pour penser, et des desseins divins ne sont que les effets d’une nécessité aveugle.

« Voilà au juste le système de Spinoza. Voilà, je crois, les côtés par lesquels il faut attaquer sa citadelle : citadelle bâtie, si je ne me trompe, sur l’ignorance de la physique, et sur l’abus le plus monstrueux de la métaphysique. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXII, p. 109.)

« Le système de Spinoza n’est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques anciens philosophes grecs ; mais Spinoza a fait ce qu’aucun philosophe grec n’a fait ; il a employé une méthode géométrique imposante, pour se rendre un compte net de ses idées ; mais il s’est égaré méthodiquement avec le fil qui le conduit.

« Il établit d’abord une vérité incontestable et lumineuse : Il y a quelque chose, donc il existe éternellement un être nécessaire. Ce principe est si vrai, que le profond Samuel Clarke s’en est servi pour prouver l’existence d’un Dieu.

« Cet être doit se trouver partout où est l’existence ; car qui le bornerait ? Mais bientôt Spinoza s’égare.

« Cet être nécessaire, divin, est tout ce qui existe ; il n’y a donc réellement qu’une seule substance dans l’univers.

« Ainsi tout ce que nous appelons substances différentes n’est en effet que l’universalité des différents attributs de l’Être suprême, qui pense dans le cerveau des hommes, éclaire dans la lumière, se meut sur les vents, éclate dans le tonnerre, parcourt l’espace dans tous les astres, et vit dans toute la nature.

« Cependant Spinoza prononce qu’il faut aimer ce Dieu nécessaire, infini, éternel ; et voici ses propres paroles, page 45 de l’édition de 1731 :

« “À l’égard de l’amour de Dieu, loin que mon opinion le puisse affaiblir, j’estime qu’aucun autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être, qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés, mais qu’il me donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime.”

« Ces idées séduisirent beaucoup de lecteurs ; il y en eut même qui, ayant d’abord écrit contre lui, se rangèrent à son opinion.

« On reprocha à Bayle d’avoir attaqué durement Spinoza sans l’entendre : durement, j’en conviens ; injustement, je ne le crois pas. Il serait étrange que Bayle ne l’eût pas entendu. Il découvrit aisément l’endroit faible de ce château enchanté ; il vit qu’en effet Spinoza compose son Dieu de parties, quoiqu’il soit réduit à s’en dédire, effrayé de son propre système ; Bayle vit combien il est insensé de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu. Il vit que cette fable est bien au-dessous de celle de Protée. Il est vrai que Spinoza emploie le mot de modalités, et non pas celui de parties. Mais il est également impertinent, si je ne me trompe, que l’excrément d’un animal soit une modalité ou une partie de l’Être suprême.

« Spinoza soutient l’impossibilité de la création. Cette opinion n’est nullement particulière à Spinoza, toute l’antiquité avait pensé comme lui ; Bayle ne l’attaque pas sur ce point, mais il combat l’idée absurde d’un Dieu simple, composé de parties ; d’un Dieu qui se mange et qui se digère lui-même, qui aime et qui hait la même chose en même temps, etc. Spinoza se sert toujours du mot Dieu, Bayle le prend par ses propres paroles.

« Mais au fond, Spinoza ne reconnaît point Dieu ; il n’a probablement employé cette expression, il n’a dit qu’il faut servir et aimer Dieu que pour ne point effaroucher le genre humain. Il paraît athée dans toute la force du terme ; il n’est point athée comme Épicure, qui reconnaissait des dieux inutiles et oisifs ; il ne l’est pas comme la plupart des Grecs et des Romains, qui se moquaient des dieux du vulgaire ; il l’est, parce qu’il ne reconnaît nulle Providence, parce qu’il n’admet que l’éternité, l’immensité, et la nécessité des choses. Il ne doute pas comme Pyrrhon, il affirme ; et qu’affirme-t-il ? Qu’il n’y a qu’une seule substance, qu’il ne peut y en avoir deux ; que cette substance est étendue et pensante ; et c’est ce que n’ont jamais dit les philosophes grecs et asiatiques, qui ont admis une âme universelle.

« Il ne parle en aucun endroit de son livre des desseins marqués qui se manifestent dans tous les êtres. Il n’examine point si les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, les pieds pour marcher, les ailes pour voler ; il ne considère ni les lois du mouvement dans les animaux et dans les plantes, ni leur structure adaptée à ces lois, ni la profonde mathématique qui gouverne le cours des astres : il craint d’apercevoir que tout ce qui existe atteste une providence divine ; il ne remonte point des effets à leur cause, mais, se mettant tout d’un coup à la tête de l’origine des choses, il bâtit son roman sur une supposition. Il supposait le plein, quoiqu’il soit démontré en rigueur que tout mouvement est impossible dans le plein. C’est là principalement ce qui lui fit regarder l’univers comme une seule substance.

« Comment Spinoza, ne pouvant douter que l’intelligence et la matière existent, n’a-t-il pas examiné au moins si la Providence n’a pas tout arrangé ? Comment n’a-t-il pas jeté un coup d’œil sur ces ressorts, sur ces moyens dont chacun a son but, et recherché s’ils trouvent un artisan suprême ? Il fallait qu’il fût ou un physicien bien ignorant, ou un sophiste gonflé d’un orgueil bien stupide, pour ne pas reconnaître une Providence toutes les fois qu’il respirait et qu’il sentait son cœur battre ; car cette respiration et ce mouvement du cœur sont des effets d’une machine si industrieusement compliquée, arrangée avec un art si puissant, dépendante de tant de ressorts concourant tous au même but, qu’il est impossible de l’imiter, et impossible à un homme de bon sens de ne la pas admirer.

« Les spinosistes modernes répondent : Ne vous effarouchez pas des conséquences que vous nous imputez ; nous trouvons comme vous une suite d’effets admirables dans les corps organisés et dans toute la nature. La cause éternelle est dans l’Intelligence éternelle que nous admettons, et qui avec la matière constitue l’universalité des choses, qui est Dieu. Il n’y a qu’une seule substance, qui constitue ainsi l’univers, qui ne fait qu’un tout inséparable.

« On réplique à cette réponse : Comment pouvez-vous nous prouver que la pensée qui fait mouvoir les astres, qui anime l’homme, qui fait tout, soit une modalité ; et que les déjections d’un crapaud et d’un ver soient une autre modalité de ce même être souverain ? Oseriez-vous dire qu’un si étrange principe vous est démontré ? Ne couvrez-vous pas votre ignorance par des mots que vous n’entendez point ? Bayle a très bien démêlé les sophismes de votre maître dans les détours et dans les obscurités du style prétendu géométrique et réellement très confus de ce maître. Je vous renvoie à lui : des philosophes ne doivent pas récuser Bayle.

« Quoiqu’il en soit, je remarquerai de Spinoza qu’il suivait sa route sans regarder rien de ce qui pouvait la traverser. Il y a plus, il renversait tous les principes de la morale.

« Bayle, qui l’a si maltraité, a recherché comme lui la vérité toute sa vie par des routes différentes. Spinoza fait un système spécieux en quelques points, et bien erroné dans le fond ; Bayle a combattu tous les systèmes. Qu’est-il arrivé des écrits de l’un et de l’autre ? Ils ont occupé l’oisiveté de quelques lecteurs ; c’est à quoi tous les écrits se réduisent ; et depuis Thalès jusqu’aux plus chimériques raisonneurs, jusqu’à leurs plagiaires, aucun philosophe n’a influé seulement sur les mœurs de la rue où il demeurait. Pourquoi ? Parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphysique. Un seul homme éloquent, habile et accrédité, pourra beaucoup sur les hommes ; cent philosophes n’y pourront rien, s’ils ne sont que philosophes. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XL, p. 133.)

 

FRÉRET. – « Fréret était secrétaire de l’Académie des belles-lettres de Paris. Dans un ouvrage posthume, où il soumet à un examen sévère les apologistes du christianisme, il attaque principalement Abbadie ; mais il est renversé lui-même par les miracles que nos saints apôtres ont opérés. Il nie les miracles, mais on lui oppose une nuée de témoins ; il nie les témoins, et alors il ne faut que le plaindre.

« Je conviens avec Fréret qu’on s’est servi souvent de fraudes pieuses ; j’avoue que l’Église a été inondée de fausses légendes. Mais de ce qu’il y a eu des mensonges et de la mauvaise foi, s’ensuit-il qu’il n’y ail eu ni vérité ni candeur ? Certainement Fréret va trop loin ; il renverse l’édifice, au lieu de le réparer. Il parle des massacres dont la religion a été le prétexte, des gibets et des bûchers des Cévennes, de tant d’hommes égorgés dans cette province sous nos yeux, des schismes, des guerres de religion ; mais en faisant le dénombrement des crimes qui ont éclaté, il oublie les vertus qui se sont cachées ; il oublie surtout que les horreurs infernales dont il fait un si prodigieux étalage sont l’abus de la religion chrétienne, et n’en sont pas l’esprit. Il faut espérer qu’il se trouvera des savants qui le réfuteront mieux qu’on n’a fait jusqu’à présent. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXII, p. 76 et 77.)

 

LOCKE. – « Locke, qui m’apprend à me défier de moi-même, ne se trompe-t-il pas quelquefois comme moi-même ? Il veut prouver la fausseté des idées innées ; mais n’en donne-t-il pas une bien mauvaise raison ? Il avoue qu’il n’est pas juste de faire bouillir son prochain dans une chaudière et de le manger. Il dit que cependant il y a eu des nations d’anthropophages, et que ces êtres pensants n’auraient jamais mangé des hommes s’ils avaient eu des idées du juste et de l’injuste, qui sont nécessaires à l’espèce humaine.

« Sans entrer ici dans la question s’il y a eu en effet des nations d’anthropophages, sans examiner les relations du voyageur Dampierre, qui a parcouru toute l’Amérique, et qui n’y en a jamais vu, mais qui, au contraire, a été reçu chez tous les peuples sauvages avec la plus grande humanité, voici ce que je réponds :

« Des vainqueurs ont mangé leurs esclaves faits à la guerre ; ils ont cru faire une action très juste ; ils ont cru avoir sur eux droit de vie et de mort ; et, comme ils avaient peu de bons mets pour leur table, ils ont cru qu’il leur était permis de se nourrir du fruit de leur victoire. Ils ont été en cela plus justes que les triomphateurs romains, qui faisaient étrangler sans aucun fruit les princes esclaves qu’ils avaient enchaînés à leur char de triomphe. Les Romains et les sauvages avaient une très fausse idée de la justice, je l’avoue ; mais enfin les uns et les autres croyaient agir justement ; et cela est si vrai, que les mêmes sauvages, quand ils avaient admis leurs captifs dans leur société, les regardaient comme leurs enfants, et que ces mêmes anciens Romains ont donné mille exemples de justice admirable.

« Selon Locke, nous ne naissons point avec des principes développés de morale. Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l’âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans passions, sans préjugés, qu’il y a un Dieu et qu’il faut être juste ; mais je ne puis accorder à Locke les conséquences qu’il tire de son opinion.

« Voici ses paroles au premier livre de l’Entendement humain : “Considérez une ville prise d’assaut, et voyez s’il paraît dans les cœurs des soldats animés au carnage quelque égard pour la vertu, quelques principes de morale, quelques remords de toutes les injustices qu’ils commettent.” Non, ils n’ont point de remords, et pourquoi ? C’est qu’ils croient agir justement. Aucun d’eux n’a supposé injuste la cause du prince pour lequel il va combattre. Ils tiennent le marché qu’ils ont fait ; ils pouvaient être tués à l’assaut, donc ils croient être en droit de tuer. Ils pouvaient être dépouillés, donc ils pensent qu’ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu’ils sont dans l’enivrement de la fureur, qui ne raisonne pas ; et pour vous prouver qu’ils n’ont point rejeté l’idée du juste et de l’honnête, proposez à ces mêmes soldats beaucoup plus d’argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, pourvu seulement qu’au lieu d’égorger dans leur fureur trois ou quatre mille ennemis qui font encore résistance et qui peuvent les tuer, ils aillent égorger leur roi, son chancelier, ses secrétaires d’État, et son grand aumônier ; vous ne trouverez pas un de ces soldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur proposez cependant que six meurtres au lieu de quatre mille ennemis, et vous leur présentez une récompense très forte. Pourquoi vous refusent-ils ? C’est qu’ils croient juste de tuer quatre mille ennemis, et que le meurtre de leur roi, auquel ils ont fait serment, leur paraît abominable.

« Locke continue ; et, pour mieux prouver qu’aucune règle de pratique n’est innée, il parle des Mingréliens, qui se font un jeu, dit-il, d’enterrer leurs enfants tout vifs.

« On a déjà remarqué ailleurs que ce grand homme a été trop crédule en rapportant ces fables : Lambert, qui seul impute aux Mingréliens d’enterrer leurs enfants tout vifs pour leur plaisir, n’est pas un auteur assez accrédité.

« Chardin, voyageur qui passe pour si véridique, et qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume, si elle existait ; et ce ne serait pas assez qu’il le dît pour qu’on le crût ; il faudrait que vingt voyageurs de nations et de religions différentes s’accordassent à confirmer un fait si étrange pour qu’on en eût une certitude historique. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XL, p. 167.)

 

ENCYCLOPÉDIE. – « Déshonorera-t-on par des pauvretés un livre qui eût pu être utile ? Laissera-t-on subsister cent articles qui ne sont que des déclamations insipides, et n’êtes-vous pas honteux de voir tant de fange à côté de votre or pur ? » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XC, p. 237.)

« Je suis toujours indigné que l’Encyclopédie soit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d’écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mercure. Voilà mes sentiments, et j’ai raison. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXIII, p. 111.)

« J’ai été bien étonné, en lisant l’article LIGATURE du Dictionnaire encyclopédique, de voir que l’auteur croit aux sortilèges. Comment a-t-on laissé entrer ce fanatique dans le temple de la vérité ? Il y a trop d’articles défectueux dans ce grand ouvrage, et je commence à croire qu’il ne sera jamais réimprimé. En vérité, il y a trop de pauvretés. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXIII, p. 81.)

 

D’HOLBACH. – Système de la Nature. – « Le Système de la Nature m’a paru plein de déclamations rebattues, de lieux communs d’athéisme ; mais à présent tout est lieu commun. La plupart des auteurs modernes ne sont que les fripiers des siècles passés. Tout l’athéisme est dans Lucrèce, et tout ce qu’on peut dire sur la Divinité est dans Cicéron, qui n’était que le disciple de Platon. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXXIII, p. 208.)

« Le roi de Prusse a pris le parti des rois, qui ne sont pas mieux traités que Dieu dans le Système de la Nature. – Pour moi, je n’ai pris que le parti des hommes. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXXI, p. 4.)

« Un diable d’homme inspiré par Belzébuth vient de publier un livre intitulé Système de la Nature, dans lequel il croit démontrer à chaque page qu’il n’y a point de Dieu. Ce livre effraie tout le monde, et tout le monde le veut lire ; il est plein de longueurs, de répétitions, d’incorrections, et malgré tout cela on le dévore. Il y a beaucoup de choses qui peuvent séduire, il y a de l’éloquence ; et, quoiqu’il se trompe grossièrement en quelques endroits, il est fort au-dessus de Spinoza.

« Au reste, la chose vaut bien la peine d’être examinée, les nouvelles du jour n’en approchent pas, quoiqu’elles soient bien intéressantes.

« Il y a athée et athée, comme il y a fagots et fagots. Spinoza était trop intelligent pour ne pas admettre une intelligence dans la nature. L’auteur du Système ne raisonne pas si bien que Spinoza, et déclame beaucoup trop. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXXI, p. 363)

« Je vous jure que ce Système de la Nature est farci de déclamations, et très peu fourni de raisons. Il y a des morceaux éloquents, d’accord ; mais il me paraît absurde de nier qu’il y ait une intelligence dans le monde. Spinoza lui-même, qui était bon géomètre, est obligé d’en convenir. L’intelligence répandue dans la matière fait la base de son système. Cette intelligence est assurément démontrée par les faits, et l’opinion opposée de l’auteur semble très antiphilosophe. – D’ailleurs, qu’est-ce qu’un système appuyé sur une balourdise d’un pauvre physicien qui crut avoir fait des anguilles avec de la farine de blé ergoté ? J’avoue que tout cela me paraît de l’extravagance. Spinoza est moins éloquent, mais il est cent fois plus raisonnable. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXXI, p. 114.)

« Ce n’était pas sans doute une chose frivole, une vaine dispute que le livre intitulé Système de la Nature. C’est un ouvrage de ténèbres mis en lumière, une déclamation perpétuelle sur le mal physique et le mal moral, qui de tout temps assiégea la nature. Il était donc nécessaire de réfuter ce livre trop répandu, si ce mot de réfuter peut s’appliquer à une déclamation si vague et si verbeuse. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XXXIV, pp. 382 et 383.)

« Quand le Système de la Nature fit tant de bruit, nous ne dissimulâmes point notre opinion sur ce livre ; il nous parut une déclamation quelquefois éloquente, mais fatigante, contraire à la raison, et pernicieux à la société. Spinoza du moins avait embrassé l’opinion des stoïciens, qui reconnaissent une intelligence suprême ; mais dans le Système de la Nature, on prétend que la matière produit elle-même l’intelligence. S’il n’y avait là que de l’absurdité, on pourrait se taire. Mais cette idée est pernicieuse, parce qu’il peut se trouver des gens qui, ne croyant pas plus à l’honneur et à l’humanité qu’à Dieu, seront leurs dieux à eux-mêmes, et chercheront à s’immoler tout ce qu’ils croient pouvoir s’immoler impunément. Les athées tartufes seront encore plus à craindre. Un déiste, un sectateur du grand Lama un peu courageux, peut avoir la consolation de tuer un athée sanguinaire qui lui demande la bourse le pistolet à la main ; mais comment se défendre d’un athée hypocrite et calomniateur ? » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXII, p. 375.)

« Histoire des anguilles sur laquelle est fondé le Système de la Nature. – Il y avait en France, vers l’an 1750, un Jésuite anglais nommé Needham qui servait alors de précepteur à un neveu de M. Dillon, archevêque de Toulouse. Cet homme faisait des expériences de physique, et surtout de chimie.

« Après avoir mis de la farine de seigle ergoté dans des bouteilles bien bouchées, et du jus de mouton bouilli dans d’antres bouteilles, il crut que son jus de mouton et son seigle avaient fait naître des anguilles, lesquelles même en produisaient bientôt d’autres ; et qu’ainsi une race d’anguilles se formait indifféremment d’un jus de viande ou d’un grain de seigle.

« Un physicien qui avait de la réputation ne douta pas que ce Needham ne fût un profond athée. Il conclut que, puisqu’on faisait des anguilles avec la farine de seigle, on pouvait faire des hommes avec la farine de froment ; que la nature et la chimie produisaient tout, et qu’il était démontré qu’on peut se passer d’un Dieu formateur de toutes choses.

« Cette propriété de la farine trompa aisément un homme malheureusement égaré alors dans des idées qui doivent faire trembler pour la faiblesse de l’esprit humain. Il voulait creuser un trou jusqu’au centre de la terre, pour voir le feu central ; disséquer des Patagons pour connaître la nature de l’âme ; enduire les malades de poix-résine pour les empêcher de transpirer, exalter son âme pour prédire l’avenir. Si on ajoutait qu’il fut encore plus malheureux en cherchant à opprimer deux de ses confrères, cela ne ferait pas d’honneur à l’athéisme, et servirait seulement à nous faire rentrer en nous-mêmes avec confusion.

« Il est bien étrange que des hommes, en niant un Créateur, se soient attribués le pouvoir de créer des anguilles.

« Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que des physiciens plus instruits adoptèrent le ridicule système du Jésuite Needham, et se joignirent à celui de Maillet, qui prétendait que l’océan avait formé les Pyrénées et les Alpes, et que les hommes étaient originairement des marsouins, dont la queue fourchue se changea en cuisses et en jambes dans la suite du temps. De telles imaginations peuvent être mises avec les anguilles formées par de la farine.

« Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu’elle l’est en effet, par M. Spallunzani, un peu meilleur observateur que Needham.

« Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux, de Lucrèce, se laissa surprendre au point que non seulement il rapporte dans ses notes du livre VIIIe, pag. 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu’il fait ce qu’il peut pour en constater la validité.

« Voilà donc le nouveau fondement du Système de la Nature. L’auteur, dès le 2e chapitre, s’exprime ainsi :

« En humectant de la farine avec de l’eau, et en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l’aide du microscope, qu’il a produit des êtres organisés, dont on croyait l’eau et la farine incapables. C’est ainsi que la nature inanimée peut passer à la vie qui n’est elle-même qu’un assemblage de mouvements. »

« Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement qu’elle prouvât en faveur de l’athée ; car il se pourrait très bien qu’il y eût un Dieu, intelligent et puissant, qui, ayant formé le soleil et tous les astres, daigna former aussi des animalcules sans germes. Il n’y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n’existe pas, et c’est ce qu’assurément personne n’a trouvé ni ne trouvera.

« L’auteur traite avec mépris les causes finales, parce que c’est un argument rebattu ; mais cet argument si méprisé est de Cicéron et de Newton. Il pourrait, par cela seul, faire entrer les athées en quelque défiance d’eux-mêmes. Le nombre est assez grand des sages qui, en observant le cours des astres, et l’art prodigieux qui règne dans la structure des animaux et des végétaux, reconnaissent une main puissante qui opère ces continuelles merveilles.

« L’auteur prétend que la matière, aveugle et sans choix, produit des animaux intelligents. Produire sans intelligence des êtres qui en ont ? cela est-il concevable ? ce système est-il appuyé sur la moindre vraisemblance ? Une opinion si contradictoire exigerait des preuves aussi étonnantes qu’elle-même. L’auteur n’en donne aucune. Il ne prouve jamais rien, et il affirme tout ce qu’il avance. Quel chaos, quelle confusion ! mais quelle témérité !

« Spinoza, du moins, avouait une intelligence agissante dans ce grand tout qui constituait la nature ; il y avait là de la philosophie. Mais je suis forcé de dire que je n’en trouve aucune dans le nouveau système.

« La matière est étendue, solide, gravitante, divisible ; j’ai tout cela aussi bien que cette pierre. Mais a-t-on jamais vu une pierre sentante et pensante ? Si je suis étendu, solide, divisible, je le dois à la matière. Mais j’ai des sensations et des pensées ; à qui le dois-je ? Ce n’est pas à de l’eau, à de la fange, il est certain que c’est à quelque chose de plus puissant que moi. C’est à la combinaison seule des éléments, me dites-vous, prouvez-le-moi donc ; faites-moi donc voir nettement qu’une cause intelligente ne peut m’avoir donné l’intelligence. Voilà où vous êtes réduit.

« L’auteur combat avec succès les fausses idées de Dieu, un Dieu auquel on donne, comme à ceux d’Homère, les passions des hommes ; un Dieu capricieux, inconstant, vindicatif, inconséquent, absurde ; mais il ne peut combattre le Dieu des sages.

« L’auteur demande où réside cet être ; et, de ce que personne, sans être infini, ne peut dire où il réside, il conclut qu’il n’existe pas. Cela n’est pas philosophique ; car, de ce que nous ne pouvons pas dire où est la cause d’un effet, nous ne devons point conclure qu’il n’y a point de cause. Si vous n’aviez jamais vu de canonnier, et que vous vissiez l’effet d’une batterie de canons, vous ne devriez pas dire : elle agit toute seule par sa propre vertu.

« Ne tient-il donc qu’à dire : Dieu n’est pas, pour qu’on vous en croie sur parole ? » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. L, p. 223 et suiv.)

 

J.-J. ROUSSEAU. – Voltaire a réfuté J.-J. Rousseau dans un grand nombre de passages, et notamment dans ses Œuvres, édition de Kehl, in-12, t. XII, p, 360 et 361 ; t. LIX, p. 80 et 90 ; t. XC, p. 59 ; t. LXXVII, p. 330 ; t. LXXVIII, p. 114 ; t. LXXVI, p. 373, 531 et 532 ; t. LXXVIII, p. 249 et p. 56 ; t. LXII, p. 313 ; t. LXXVII, p. 9, 43, 66, et t. LVII, p. 200. Il a réfuté son Contrat social, t. XXXIV, p. 249, et son Discours sur l’inégalité des conditions, t. XXXV, p. 229. Il continue ainsi cette réfutation :

« L’homme est né pour la société. – Tous les hommes qu’on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société, comme les castors, les fourmis, les abeilles et plusieurs autres espèces d’animaux.

« On n’a jamais vu de pays où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l’on vécut sans famille et sans société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que dans la mer les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’il passent en troupes de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voler en compagnie. L’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer ; il serait à charge à lui-même, il ne parviendrait qu’à se métamorphoser en bête. L’excès d’un orgueil impuissant qui s’élève contre l’orgueil des autres peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C’est alors qu’elle s’est dépravée. Elle s’en punit elle-même. Son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d’être méprisée et oubliée ; elle s’est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LII, p. 302.)

« On a franchi les bornes de la folie ordinaire jusqu’à dire que l’indifférence cruelle qui détache l’homme de son épouse, et le père de ses enfants, était le véritable instinct de la nature. Je dis à l’auteur de ces paradoxes : Tout cela est exécrable, mais heureusement rien n’est plus faux. Si cette indifférence barbare était le véritable instinct de la nature, l’espèce humaine en aurait presque toujours usé ainsi. L’instinct est immuable ; ses inconstances sont très rares. Le père aurait toujours abandonné la mère, la mère aurait abandonné ses enfants, et il y aurait bien moins d’hommes sur la terre qu’il n’y a d’animaux carnassiers : car les bêtes farouches, mieux pourvues, mieux armées, ont un instinct plus prompt, des moyens plus sûrs, et une nourriture plus assurée que l’espèce humaine.

« Notre nature est bien différente de l’affreux roman que cet énergumène a fait d’elle. Excepté quelques âmes barbares entièrement abruties, ou peut-être un philosophe plus abruti encore, les hommes les plus durs aiment par un instinct dominant et la mère et l’enfant qui n’est pas encore né.

« L’instinct des charbonniers de la Forêt-Noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que l’instinct des pigeons et des rossignols les force à nourrir leurs petits. On a donc bien perdu son temps à écrire ces fadaises abominables.

« Le grand défaut de tous les livres à paradoxes n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ?

« Le même auteur, ennemi de la société, semblable au renard sans queue qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s’exprime ainsi d’un style magistral :

« “Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.”

« Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain ; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager ; son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux, nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines, à qui cet extravagant veut nous faire ressembler. »

« Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?

« Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ?

« Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines étaient couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule de les garder.

« S’il y a quelques îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons y vivre loin du fatras de nos lois. Mais dès que nous les aurons peuplées, il faudra revenir au tien et au mien, et à ces lois qui très souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut se passer. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-l2, t. LII, p. 303, 304, 305, 306, 307, 308.)

 

WARBURTON. – Voltaire lui écrivait : « Tu exerces ton insolence et les fureurs sur les étrangers comme sur les compatriotes. Tu voulais que ton nom fût partout en horreur, tu as réussi. Tu attaques les sages, tu penses te laver en les couvrant de ton ordure, tu crois écraser d’une main la religion chrétienne, et tous les littérateurs de l’autre : tel est ton caractère. Ce mélange d’orgueil, d’envie et de témérité, n’est pas ordinaire. Il t’a effrayé toi-même ; lu t’es enveloppé dans les nuages de l’antiquité et dans la magie de ton style ; tu as couvert d’un masque ton affreux visage. Voyons si on peut faire tomber d’un seul coup ce masque ridicule. Je passe sous silence les injures aussi grossières que lâches, dignes des portefaix de Londres et de toi, et je viens à ce que tu oses appeler des raisons. Elles sont moins fortes que les injures. Tu n’as pas même entendu les Livres saints, contre lesquels tu as écrit. Vois si le sale égout de l’irréligion n’est pas celui dans lequel tu barbotes. Tu hais, tu calomnies ; on te déteste dans ton pays, et tu détestes ; mais si tu avais trempé dans le sang tes mains qui dégouttent de fiel et d’encre, oserais-tu dire que tu aurais assassiné sans colère et sans haine ? Est-il possible qu’un cœur tel que le tien se trompe si grossièrement sur la haine ? C’est un usurier qui ne sait pas compter. Ton pédantisme et ton insolence révoltent. Ces philosophes, dis-tu, ne haïssent que la religion et non les chrétiens. Plaisante distinction ! Un jour un tigre rassasié de carnage rencontra des brebis, qui prirent la fuite : il courut après elles, et leur dit : Mes enfants, vous vous imaginez que je ne vous aime point, vous avez tort ; c’est votre bêlement que je hais, j’ai du goût pour vos personnes. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LIX, p. 232.)

On peut voir enfin par les quelques lignes suivantes de quelle manière Voltaire jugeait « ces superbes animaux qu’on appelle philosophes ». (Micromegas.)

« Il n’y a pas un philosophe, dit-il, qui voulût perdre l’ongle du petit doigt pour ce qu’il appelle la bonne cause. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXIX, p. 454.)

« Ce n’est point avec ces timides précautions, dit-il, que les apôtres ont annoncé la vérité ; ils ont fait du bien aux hommes sans craindre de ne recevoir pour eux-mêmes que de mauvais traitements. Les philosophes sont désunis, le petit troupeau se mange réciproquement ; votre Jean-Jacques, cet archifou qui aurait pu être quelque chose, s’avise de faire bande à part. Je ne me console point de voir que ceux qui devraient combattre les uns pour les autres sous le même drapeau soient ou des poltrons ou des déserteurs. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXVI, p. 373.)

« Par quelle fatalité déplorable faut-il que les frères qui pourraient faire le bien soient séparés, divisés, et peut-être, hélas ! ne connaissent pas l’amitié ? Je reviens toujours à l’ancien objet de mon chagrin. Les frères ne sont pas assez unis ; ils ne sont ni assez zélés, ni assez amis. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXX.)

« Tous les philosophes sont ennemis les uns des autres : quels chiens de philosophes ! » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. LXXXIX, p. 130.)

« TOUTES LES FOLIES DE LA PHILOSOPHIE SONT RÉPROUVÉES DES SAGES, et ces édifices fantastiques, détruits par la raison, laissent dans leurs ruines des matériaux dont la raison même fait usage. » (Œuvres de Voltaire, édition de Kehl, in-12, t. XXV, p. 500.)

 

 

IV. – POURQUOI LES INCRÉDULES SONT NÉCESSAIREMENT APOLOGISTES INVOLONTAIRES.

 

Après avoir démontré combien les incrédules les plus fameux ont démenti par les actes de leur vie et par leurs écrits cette impiété dont plusieurs se targuaient, mais dont la plupart n’étaient complices que par immoralité, par faiblesse ou par entraînement ; après les avoir vus se réfuter les uns par les autres et les avoir montrés réfutés tous ensemble par Voltaire, leur chef et leur maître ; après avoir étudié de près et un à un tous ces adversaires fanfarons du catholicisme et les avoir vus venir déposer à ses pieds la plus unanime et la plus complète des apologies, comme ce Dictionnaire le prouvera suffisamment, nous nous sommes dit dans la sincérité de notre cœur : – Existe-t-il réellement un véritable incrédule, c’est-à-dire un homme qui puisse se dépouiller totalement, je ne dis pas même dans ses sentiments intimes et sa vie pratique, mais seulement dans son intelligence et sa vie intellectuelle, de toutes les notions que dix-huit siècles d’éducation chrétienne ont incrustées jusque dans la moelle de nos os et répercutées jusque sur les moindres formes de nos sciences, de nos arts, de nos lois et de nos usages ? Cette atmosphère profonde que 4000 ans ont préparée et qui depuis 2000 ans consécutifs étend incessamment autour de nous ses larges couches excentriques, ne baigne-t-elle pas si avant notre âme, qui y est comme submergée, qu’il devient radicalement impossible de s’en abstraire entièrement ? Il y a plus : le catholicisme étant la révélation de Dieu lui-même, c’est-à-dire l’absolu et l’infini se communiquant à l’homme, est-il possible à qui que ce soit de sentir, de penser et d’agir complètement en dehors de lui ? Y a-t-il même, peut-il y avoir en dehors de lui autre chose que le néant, car c’est sous cette notion seule que les philosophes chrétiens ou rationalistes ont conçu l’erreur et le mal ?

En effet qu’est-ce que l’erreur, en termes plus généraux, qu’est-ce que le mal ? Ici tous les Pères, docteurs, théologiens, et métaphysiciens, sont d’accord.

Le Livre Des noms divins, longtemps attribué à saint Denys l’Aréopagite, s’exprime ainsi :

« Nous ne craindrons pas de dire que le mal ne peut provenir du bien, et, s’il provient du bien, il n’est pas le mal. Il n’est pas dans la nature de la chaleur de produire le froid, ni dans la nature de ce qui est bon de produire ce qui n’est pas bon. Si tout ce qui est vient du bien, car la nature du bien est de produire et de conserver, comme celle du mal est de corrompre et de détruire, rien de ce QUI EST ne vient du mal, et le mal ne peut ÊTRE par lui-même, puisqu’il serait le mal pour lui-même (et par conséquent se détruirait). Le mal ne peut donc exister qu’autant qu’il n’est pas absolument le mal, qu’autant qu’il renferme quelque partie du bien QUI EST TOUT CE QU’IL Y A DE POSITIF EN LUI. »

« Nulle part, dit saint Augustin, le mal n’est une substance, il n’est que la privation du bien 4. »

« Ce qu’on appelle mal, dit-il ailleurs, qu’est-ce autre chose que la privation d’un bien ? Cela est sensible dans les êtres corporels. Être malade ou blessé, dans les corps des animaux, ce n’est autre chose qu’être privé de la santé : c’est pourquoi les remèdes qu’on emploie pour les guérir n’ont pas pour effet de faire que ces maux qui affectaient le corps, c’est-à-dire les maladies et les blessures, s’éloignent du corps et aillent se placer ailleurs, comme il arriverait si c’était des êtres ou des substances ; mais de faire qu’ils ne soient plus. Une plaie ou une maladie n’est donc pas une substance ; mais un vice qui se trouve dans la substance de la chair ; au lieu que la chair est certainement une substance ; et dès lors c’est un bien, auquel les maladies et les blessures surviennent accidentellement, et la privent d’une sorte de bien que nous appelons la santé. Il en est de même des esprits : tous leurs défauts ne sont que des privations de biens qui conviennent à leur nature. Et quand on guérit ces défauts, on ne les transporte pas ailleurs ; mais on fait par la guérison qu’ils cessent d’être dans l’esprit, et de le vicier ; et pour lors ils n’existent plus nulle part 5 ».

Cette pensée de saint Augustin est longuement développée dans tous ses ouvrages et principalement dans ses Confessions, livre VII, ch. 11 à 16, et dans ses livres contre les manichéens. C’est celle de Tertullien dans ses écrits contre Marcion et contre Hermogène. C’est celle de Théodoret dans son Traité de la Providence. Enfin c’est celle de Bossuet :

« Le mal, dit-il, n’est point un être mais un défaut ; il n’a point par conséquent de cause efficiente.

« Tout le mal qui est dans les créatures a son fond dans quelque bien. Le mal ne vient donc pas de ce qui est, mais de ce que ce qui est n’est ni ordonné comme il faut, ni rapporté où il faut, ni aimé et estimé où il doit être. Et il est si vrai que le mal a tout son fond dans le bien, qu’on voit souvent une action qui n’est point mauvaise le devenir en y joignant une chose bonne. Un homme fait une chose qu’il ne croit pas défendue : cette ignorance peut être telle, qu’elle l’excusera de tout crime ; et pour y mettre du crime il ne faut qu’ajouter à la volonté la connaissance du mal. Cependant la connaissance du mal est bonne ; et cette connaissance, qui est bonne, ajoutée à la volonté, la rend mauvaise, elle qui, étant seule, pourrait être bonne ; tant il est vrai que le mal de tous côtés suppose le bien. Et si on demande par où le mal peut trouver entrée dans la créature raisonnable, au milieu de tant de biens que Dieu y met, il ne faut que se souvenir qu’elle est libre et qu’elle est tirée du néant. Parce qu’elle est libre, elle peut bien faire ; et parce qu’elle est tirée du néant, elle peut faillir : car il ne faut pas s’étonner que, venant, pour ainsi dire, et de Dieu et du néant, comme elle peut par sa volonté s’élever à l’un, elle puisse aussi par sa volonté retomber dans l’autre, faute d’avoir tout son être, c’est-à-dire toute sa droiture. Or, le manquement volontaire de cette partie de sa perfection, c’est ce qui s’appelle le péché, que la créature raisonnable ne peut jamais avoir que d’elle-même ; parce que telle est l’idée du péché, qu’il ne peut avoir pour sa cause qu’un être libre tiré du néant 6. »

Ainsi, de l’aveu de tous les Pères et docteurs de l’Église, qui ne font que répéter ceux-ci, l’erreur, ou en général le mal, n’est point une chose réelle et subsistante, mais c’est la négation, l’exclusion, la limite apportée dans la vérité, dans le bien, dans la vie.

Que font en effet les sectes religieuses ou philosophiques ? Affirment-elles quelque chose de positif qui leur soit propre et que le catholicisme n’affirme pas ? Non, nous allons le voir. Mais ce qu’elles font, c’est de nier, d’exclure et de limiter une idée par une autre, c’est, comme le dit si bien Bossuet, d’introduire la réalité du néant dans la vie en donnant à une pure négation, c’est-à-dire à rien, une valeur objective ; c’est de scinder, de déplacer des vérités de manière à briser leur unité, leur ensemble.

À ce point de vue tout s’explique en effet, tout s’illumine d’une clarté soudaine. On comprend pourquoi le mal ou l’erreur a toujours un caractère négatif, c’est-à-dire destructeur et subversif, sans pouvoir jamais rien fonder, parce qu’il ne contient en lui-même et par lui-même aucune réalité substantielle et positive. On comprend surtout alors comment il devient radicalement impossible que l’incrédule absolu dont nous parlions puisse exister, puisqu’il faudrait au fond qu’il niât toujours et qu’il n’affirmât rien ; car, dès qu’il affirme, il ne peut affirmer qu’une vérité catholique, déplacée, tronquée, mutilée, enfouie, pervertie peut-être, mais subsistant indestructible sous toutes ces altérations, comme la notion de Dieu dans la négation même de l’athée, l’idée de la vertu dans le sarcasme de celui qui la bafoue, les hommes ne pouvant nier une chose que parce qu’ils en ont la notion, et cette notion prouvant la réalité de l’existence de cette chose, comme saint Anselme et Descartes l’ont si bien démontré au sujet de l’idée de Dieu.

Il est de la dernière importance de développer ici dans toute son étendue et sa rigueur philosophique cette pensée, qui seule donne la raison dernière de ce travail, en montrant pourquoi tous les incrédules sans exception sont nécessairement les apologistes involontaires du catholicisme, et comment ces aveux innombrables, éclatants, incessants, unanimes, dont nous n’avons recueilli, pour ainsi dire, que le sommaire, sont, non le fruit du caprice, de la contradiction ou de ce qu’on appellerait un reste de préjugés, mais la conséquence rigoureusement logique, la nécessité pour ainsi dire fatale de tout esprit qui affirme et de toute intelligence qui pense. Toute la portée philosophique de ce Dictionnaire est donc dans les chapitres qui suivent, et elle est tellement immense que les esprits d’élite pourront seuls en mesurer du regard l’horizon infini. C’est tout un changement de front dans la controverse catholique, et le terrain nouveau qui seul peut répondre aux habitudes et aux exigences de notre siècle.

 

 

V. – IL N’EXISTE RIEN ET NE PEUT RIEN EXISTER EN DEHORS DU CATHOLICISME.

 

Dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même, Bossuet s’exprime ainsi :

« Tout ce qu’on entend est vrai. Quand on se trompe, c’est qu’on n’entend pas, et le faux, qui n’est rien en soi, n’est ni entendu, ni intelligible. LE VRAI C’EST CE QUI EST ; LE FAUX C’EST CE QUI N’EST PAS. On peut bien entendre ce qui est, mais on ne peut entendre ce qui n’est pas. On croit quelquefois l’entendre, et c’est ce qui fait l’erreur ; mais en effet on ne l’entend pas, puisqu’il n’est pas. » (Ch. 1er, § 16.)

Saint Augustin, saint Denys l’Aréopagite, Bossuet, Bergier, tous les Pères et les docteurs de l’Église, comme les métaphysiciens, définissent le bien et le vrai ce qui est, le mal et l’erreur ce qui n’est pas.

« Nulle part, dit saint Augustin, après saint Denys l’Aréopagite, le mal n’est une substance, il n’est que la privation du bien. » (Cité de Dieu, liv. II, ch. 22.)

« Tout ce qui possède l’être a de la bonté..... ainsi tout ce qui est est bon, et le mal ne peut être une substance. » (Confessions, liv. VII, ch. 11 à 16.)

Saint Augustin a développé fort au long cette pensée dans son Manuel ou Livre de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, dans son Traité de la nature du Bien, contre les manichens, et dans ses divers ouvrages.

« Le mal n’est pas un être, dit Bossuet, mais un défaut. Il n’a point par conséquent de cause efficiente : le mal ne vient donc pas de ce qui est. » (Traité du Libre Arbitre.)

Tertullien dans ses Livres contre Marcion et contre Hermogène, Théodoret dans son Traité de la Providence, les autres Pères et docteurs ont posé les mêmes principes, précisés plus tard par les philosophes catholiques, entre autres par Malebranche et de Bonald. Ce dernier en établit, dans sa Législation primitive 7, la théorie métaphysique, qu’il résume en ces termes :

« L’homme n’a connaissance des êtres que par les pensées présentes à son esprit.

« L’homme n’a la connaissance de ses propres pensées que par leur expression.

« Donc tout être matériel qui est ou peut être figuré, existe ou peut exister. Donc tout être intellectuel qui est ou peut être nommé, est ou peut être, et l’on peut défier tous les philosophes de l’univers de figurer ou de nommer un être impossible ; car comment ce qui n’est ni ne peut être pourrait-il être représenté ou rendu présent par le nom ou par la figure ?

« Donc toutes les pensées de l’homme sont vraies ou représentatives de l’être. »

Si, comme dit de Donald, toutes les pensées de l’homme sont vraies ou représentatives de l’être ; si, comme dit Bossuet, après saint Augustin, la vérité est ce qui est, et l’erreur ce qui n’est pas, alors de deux choses l’une : ou le catholicisme est tout ce qui est, c’est-à-dire la vérité complète, intégrale, absolue, et dans ce cas il n’existe et il ne peut rien exister en dehors de lui que de pures négations, ou le catholicisme n’est qu’une portion de ce qui est, c’est-à-dire une vérité incomplète, partielle, relative, et dans ce cas les autres doctrines religieuses, morales et philosophiques sont de véritables affirmations, des vérités aussi qui existent en dehors de lui et le complètent.

Le catholicisme n’a jamais accepté que le premier de ces deux rôles, et les incrédules seuls lui assignent le second.

Son nom seul indique assez sa nature. Catholique signifie UNIVERSEL, et catholicisme CE QUI EST UNIVERSEL. Ce mot, comme le remarquent tous les théologiens, de saint Augustin à Bergier, tire son étymologie d’un terme grec (δλον-χαθ᾽ έλον) qui veut dire TOUT. Le catholicisme est ce qui embrasse, contient et renferme en lui tout ce qui est et tout ce qui peut être. C’est ce qu’exprime non moins formellement sa définition, reçue par tous les Pères, les docteurs et les théologiens. « La catholicité, dit Bergier, est l’universalité, l’extension à tous les lieux, à tous les temps, à toutes les personnes 8. » Car, disait Vincent de Lérins, douze siècles auparavant, « cela est vraiment et proprement catholique, comme la force et la signification du nom le fait assez entendre, qui comprend en vérité TOUT UNIVERSELLEMENT. Hoc est iterum vere proprieque catholicum (quod ipsa vis nominis ratioque declarat) quod OMNIA vere UMVERSALITER comprehendit 9. » Ce qu’il rend plus haut par sa fameuse définition du catholicisme, également reproduite dans toutes les théologies, quod ubique, quod semper, quod ab omnibus, ce qui est de tous les lieux, de tous les temps, et de tous.

Ce n’est donc que par une erreur grossière qu’on se représente vulgairement le catholicisme comme une doctrine particulière, se posant, pour les nier et les exclure, en face de doctrines différentes qui se nomment protestantisme, judaïsme, déisme, panthéisme, matérialisme, et des mille autres noms dont s’intitulent les innombrables idées, les innombrables systèmes religieux ou philosophiques. Bien de plus erroné. En effet, le catholicisme étant la vérité absolue, c’est-à-dire tout ce qui est, se pose, non comme une de ces doctrines diverses, et venant les nier et les exclure, mais, au contraire, comme la synthèse, l’unité, la coordination absolue de toutes ces idées, de toutes ces doctrines, et de toutes celles qui se sont produites, se produisent ou se produiront depuis l’origine du monde jusqu’à la consommation des siècles ; elles ne sont que les fragments épars, les tronçons mutilés de la vérité, une, indivisible et universelle, qui la constitue, les membres dont il est le corps, les parties dont il est le tout.

Que traite-t-il donc d’erreur et que repousse-t-il ? Ces doctrines en elles-mêmes et dans l’idée positive qui en fait le fond ? Loin de là, il les revendique comme une mère revendique son enfant ; car il est tout ce qui est, et il ne cesse de dire, avec un Père de l’Église, aux philosophes : « Je suis l’héritier du Verbe, et tout ce qu’il y a de verbe dans le monde m’appartient. » Ce qu’il rejette et poursuit d’anathème, c’est ce qui n’est rien, c’est la négation par laquelle ces doctrines se limitent, se contredisent et s’excluent l’une l’autre ; c’est la division, la rupture opérée au sein de la vérité, une, indivise et universelle, par ces idées, ces systèmes particuliers qui, la fractionnant au gré de leur choix, adoptent certaines vérités en rejetant les autres, et créent par là une vérité partielle, incomplète, c’est-à-dire une erreur ; car, qu’est-ce qu’une vérité à laquelle il manque quelque chose sinon une erreur en ce qui lui fait défaut ? Aussi nomme-t-il l’erreur schisme, qui veut dire division, séparation, rupture, ou bien hérésie, qui signifie un choix particulier.

Wolf disait de chaque idée en particulier : L’idée n’est qu’une pluralité d’impressions ramenées à l’unité, plurium in re una 10, théorie que M. Buchez a démontrée de nos jours dans son Traité de philosophie 11. Eh bien, ce que chaque idée est à la multiplicité d’impressions diverses, qu’elle ramène à l’unité, le catholicisme l’est à son tour à toutes les idées, à toutes les doctrines particulières, dont il efface la diversité et l’antagonisme en les ramenant en lui à la vérité une et universelle, qui les contient toutes sans en exclure aucune. Aussi disons-nous avec saint Épiphane : « Le principe de toutes choses est la sainte Église catholique. »

L’homme n’a donc pas à choisir.

Il n’y a, il ne peut y avoir dans le monde qu’une seule doctrine ; il n’y en a pas deux.

Pourquoi ? Par la même raison qu’il n’y a qu’un Dieu. Parce que toute pluralité implique la négation de l’infini et de l’absolu, qui est l’essence même de la vérité, et qu’en impliquant limite et contingence, elle suppose le contraire de la vérité, ou l’erreur, en tout ce qu’elle n’embrasse pas, puisque le premier caractère de la vérité est d’être universel et d’embrasser tout.

Pourquoi ? Parce que la vérité, n’étant autre chose que Dieu lui-même, est de sa nature une et indivisible comme Dieu.

Cette vérité, c’est ce que nos pères ont nommé le Catholicisme ou la Doctrine, la pensée universelle.

L’homme ne peut rien ajouter, rien retrancher à cette pensée, qui est la pensée même de Dieu, ou plutôt Dieu lui-même, son Verbe, sa raison incarnée, immanente au sein de l’humanité.

Il ne peut que diviser, scinder, couper en morceaux cette Pensée, une, commune, indivise, universelle, et, lui enlevant par cette scission, cette rupture, son caractère de vérité divine et absolue, introduire ainsi dans le monde l’erreur, le mal, et le péché.

Or le Maître l’a dit : Tout royaume divisé contre lui-même sera ruiné, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne pourra subsister 12.

 

 

VI. – TOUTES LES SECTES HÉRÉTIQUES OU SCHISMATIQUES NE SONT QUE DES NÉGATIONS.

 

S’il n’existe rien, s’il ne peut rien exister en dehors du catholicisme, s’il est de son essence même d’être tout ce qui est, c’est-à-dire de comprendre en lui tout ce que l’homme peut aimer, connaître et pratiquer, comment le catholicisme contient-il en lui les sectes hérétiques et schismatiques, qu’il anathématise ?

Il les contient comme la vérité contient l’erreur. Tout ce qu’elles croient, il le croit ; tout ce qu’elles affirment, il l’affirme. Seulement il affirme en totalité ce qu’elles n’affirment qu’en partie ; il croit tout ce qu’elles admettent avec lui, plus autre chose à quoi elles n’opposent que des négations, c’est-à-dire rien : en un mot, tout ce qu’il y a de positif et d’affirmatif en elles, il le renferme intégralement, complètement, ne laissant de côté que le fait purement négatif par lequel elles rompent, coupent et brisent l’unité indivise de la vérité, en y introduisant le schisme et l’hérésie, c’est-à-dire le déchirement, la rupture, qui, scindant la vérité en parcelles, n’adopte les unes qu’à l’exclusion des autres. C’est cette division toute négative, c’est elle seule que constate l’Église par son anathème, qui n’a jamais signifié autre chose que la constatation de ce fait. Le catholicisme est le corps entier et vivant dont elles sont les membres détachés, le tout indivis dont elles sont les parties brisées, l’immuable unité dont elles sont les incessantes variations.

Cette notion fondamentale du catholicisme se retrouve partout et toujours chez les Pères et les docteurs de l’Église ; et de nos jours, de Maistre l’exprimait ainsi avec une remarquable clarté dans sa Lettre à une dame protestante sur le point de se faire catholique :

« Il y a, dit-il, aujourd’hui mil huit cent neuf ans qu’il y a toujours eu dans le monde une Église catholique, qui a toujours cru ce qu’elle croit. Vos docteurs vous auront dit mille fois que nous avions innové ; mais prenez garde d’abord que si nous avions réellement innové, il serait assez singulier qu’il fallût tant de gros livres pour le prouver (livres au reste réfutés sans réplique par nos écrivains). Eh ! mon Dieu, pour prouver que vous avez varié, vous autres, qui n’existez cependant que d’hier, il ne faut pas se donner tant de peine. Un des meilleurs livres de l’un de nos plus grands hommes contient l’Histoire de vos variations. Les professions de foi se sont succédé chez vous comme les feuilles se succèdent sur les arbres ; et aujourd’hui on se ferait lapider en Allemagne si l’on soutenait que la confession d’Augsbourg, qui était cependant l’Évangile du XVIe siècle, oblige les consciences.

« Mais allons au-devant de toutes les difficultés. Parlons d’une époque antérieure à tous les schismes qui divisent aujourd’hui le monde. Au commencement du Xe siècle, il n’y avait qu’une foi en Europe. Considérez cette foi comme un assemblage de dogmes positifs : l’unité de Dieu, la Trinité, l’incarnation, la présence réelle ; et, pour mettre plus de clarté dans nos idées, supposons qu’il y ait cinquante de ces dogmes positifs. Tous les Chrétiens croyaient donc alors cinquante dogmes. L’Église grecque ayant nié la procession du Saint-Esprit et la suprématie du Pape, elle n’eut plus que quarante-huit points de croyance, par où vous voyez que nous croyons toujours tout ce qu’elle croit, quoiqu’elle nie deux choses que nous croyons. Vos sectes du XVIe siècle poussèrent les choses beaucoup plus loin et nièrent encore plusieurs autres dogmes ; mais ceux qu’ils ont retenus nous sont communs. Enfin, LA RELIGION CATHOLIQUE CROIT TOUT CE QUE LES SECTES CROIENT, ce point est incontestable.

« Ces sectes, quelles qu’elles soient, ne sont donc point des religions, ce sont des NÉGATIONS, c’est-à-dire RIEN par elles-mêmes, car DÈS QU’ELLES AFFIRMENT ELLES SONT CATHOLIQUES.

« Il suit une conséquence de la plus grande évidence : c’est que le catholique qui passe dans une secte apostasie véritablement, parce qu’il change de croyance, et qu’il nie aujourd’hui ce qu’il croyait hier ; mais que le sectaire qui passe dans l’Église n’abdique au contraire aucun dogme ; il ne nie rien de ce qu’il croyait ; il croit au contraire ce qu’il niait, ce qui est bien différent.

« ... Celui qui passe d’une secte chrétienne dans la mère Église, on ne lui demande pas de renoncer à aucun dogme, mais seulement d’avouer qu’outre les dogmes qu’il croit et que nous croyons tous comme lui, il en est d’autres qu’il ignorait et qui cependant se trouvent vrais. »

Cette dernière pensée, qui n’est qu’une conséquence nécessaire de la première, fut reproduite de tout temps par les catholiques. Ainsi, pour en citer un des exemples les plus récents, elle se trouve développée par M. W. G. Penny, dans son ouvrage intitulé l’Exercice de la foi impossible hors de l’Église catholique. Ce membre célèbre de l’université d’Oxford explique d’abord qu’en se convertissant il n’a pas abandonné la foi dans laquelle il avait été élevé (l’anglicanisme). Il démontre que passer du protestantisme au catholicisme n’implique pas le rejet de la croyance qu’on professait antérieurement. En devenant catholique dit-il, le protestant, loin de renier sa foi chrétienne, l’établit au contraire dans toute sa plénitude. Le nom de protestant indique le rejet de certaines doctrines autrefois reçues, et non l’adoption de doctrines nouvelles : de sorte qu’un protestant qui cesse de l’être cesse de protester, ou en d’autres termes il revient à la vérité universelle, dont il n’avait plus conservé qu’une partie. En adoptant le catholicisme on continue à croire toutes les grandes vérités que l’on professait, mais on ajoute à sa croyance des doctrines que l’on n’admettait pas auparavant. Celui au contraire qui se ferait protestant abandonnerait certains points de doctrine et de pratique, et en devenant catholique il reprend seulement ce qui fut rejeté au XVIe siècle.

« Un protestant qui devient catholique, dit M. de Haller 13, ne change pas à bien parler de religion, il rentre seulement dans le sein de l’Église... Tout ce que les protestants croient ou affirment de croire, les catholiques le croient aussi et plus fermement encore : le SYMBOLE EST LE MÊME dans les deux confessions... Ainsi, en rentrant dans le catholicisme on n’abjure pas sa religion, on renonce seulement au schisme, c’est-à-dire à la séparation de l’Église. »

Voulez-vous les preuves du fait de la vérité de cette conception du catholicisme ? Ouvrez l’histoire, elles surabondent à chacun de ses feuillets. Parcourez un à un tous les schismes, toutes les hérésies, avant comme après le protestantisme, et vous verrez comment le catholicisme croit tout ce que les sectes croient, affirme tout ce qu’elles affirment, outre quelque chose de plus ; comment ces sectes, quelles qu’elles soient, ne sont que des négations, c’est-à-dire rien par elles-mêmes, ne pouvant dès qu’elles affirment, qu’affirmer la vérité catholique ; comment enfin elles ne font jamais que rompre et scinder cette vérité, de manière, en brisant son unité, son ensemble, à limiter, exclure et nier une de ses idées par une autre, et, comme dit Bossuet, introduire le néant dans la vie. Quelques exemples le feront mieux comprendre.

Le catholicisme proclame la nature à la fois divine et humaine du Christ. Survient l’arianisme, qui résumant en lui toutes les hérésies antérieures sur ce point, abandonne plus ou moins complètement le premier de ces deux termes, et reproduit le second seulement. Qu’affirme-t-il ? L’humanité du Christ. Le catholicisme l’affirme comme lui et avant lui ; il croit donc tout ce que l’arianisme croit. Qu’ajoute l’arianisme à cette croyance ? Une simple négation du premier terme, c’est-à-dire RIEN.

Le catholicisme proclame la coexistence de la grâce et du libre arbitre, c’est-à-dire de l’action divine et de l’action humaine, la première initiatrice de la seconde comme l’incréé l’est nécessairement du créé. Vient le pélagianisme, qui, résumant en lui toutes les hérésies antérieures sur cette matière, laisse plus ou moins formellement de côté le premier de ces deux termes, et reproduit uniquement le second. Qu’affirme-t-il de positif ? L’existence de la liberté humaine. Le catholicisme l’affirme comme lui et avant lui : il croit donc tout ce que le pélagianisme croit. Qu’ajoute le pélagianisme à cette croyance ? Une simple négation du premier terme, c’est-à-dire RIEN.

Le catholicisme proclame que cet Esprit-Saint de grâce et de vie procède à la fois du Père et du Fils, c’est-à-dire du principe de toute vie et de son Verbe ou de sa raison d’être. Surgit le schisme grec qui, négligeant le second de ces deux termes, adopte exclusivement le premier. Qu’affirme-t-il ? Que l’Esprit-Saint procède du Père. Le catholicisme l’affirme comme lui et avant lui ; il croit donc tout ce que l’Église grecque croit. Qu’ajoute le schisme grec à cette croyance ? Une simple négation du second terme, c’est-à-dire RIEN.

Le catholicisme proclame comme base de la société spirituelle l’Écriture sainte, et la tradition, constatée par le témoignage et le consentement universel de cette société. Les prétendus réformateurs du XVIe siècle s’élèvent, qui, oubliant le second de ces deux termes, prônent exclusivement le premier. Qu’affirment-ils ? L’autorité de l’Écriture sainte. Le catholicisme l’affirme comme eux et avant eux ; il croit donc tout ce qu’ils croient. Qu’y ajoutent les protestants ? Une simple négation quant au second terme, c’est-à-dire RIEN.

Le catholicisme proclame la double nécessité de la foi et des œuvres. Luther et ses adeptes omettent le second de ces deux points, en admettant le premier. Qu’affirment-ils ? La nécessité de la foi. C’est ce qu’affirme avant eux et comme eux le catholicisme, qui croit ainsi tout ce qu’ils croient. Qu’y ajoutent-ils ? Une négation quant au deuxième point, c’est-à-dire RIEN.

Si cette nomenclature n’était impossible ici, nous passerions en revue toutes les hérésies, tous les schismes, et l’on verrait partout que, comme en ces points, qui d’ailleurs résument tous les autres, la croyance de chaque secte n’est autre chose que l’affirmation d’une vérité catholique partielle, détachée de son ensemble, scindée du tout, et qu’ainsi ces sectes n’apportent, ne possèdent rien qui n’existe déjà dans le catholicisme et qu’elles n’y aient pris, se contentant d’y introduire une pure négation, c’est-à-dire rien. « Ces sectes, quelles qu’elles soient, ne sont donc point des religions, ce sont des négations, c’est-à-dire rien par elles-mêmes ; car dès qu’elles affirment elles sont catholiques. » (De Maistre.)

Aussi a-t-on fait cent fois un travail qui est la démonstration pour ainsi dire mathématique de cette pensée. Comme chaque secte hérétique ou schismatique conserve à son gré telle ou telle vérité du catholicisme à l’exclusion des autres, et que chacune procède à ce choix d’un point de vue divers, il suffit d’additionner les points admis séparément par ces communions antagonistes entre elles pour avoir la somme complète de toutes les vérités catholiques ; de même qu’il suffit de réunir les points que chacune d’elles rejette ou soustrait pour aboutir au zéro, au néant, en montrant qu’il n’y a plus une vérité de quelque genre qu’elle soit qu’elles ne nient. Dans le premier cas elles concluent directement au catholicisme, puisque l’ensemble de ce qu’elles adoptent n’est que la reproduction textuelle de son dogme fragmenté ; dans le second elles y concluent encore, en montrant qu’en dehors de lui il n’existe plus rien que le néant. Cette démonstration par addition et soustraction a été rendue frappante, surtout dans l’ouvrage allemand d’Hoeninghaus, intitulé La Réforme contre la Réforme, et composé uniquement des écrits des protestants eux-mêmes.

S’il est donc un axiome incontestable, c’est celui de De Maistre : Toutes les sectes hérétiques ou schismatiques ne sont que des négations, c’est-à-dire rien.

 

 

VII. – LE CATHOLICISME CONTIENT EN LUI LA LOI PRIMITIVE, LE JUDAÏSME, LE PAGANISME ET LES TRADITIONS DE TOUS LES PEUPLES DE L’ANTIQUITÉ.

 

Que le catholicisme contienne virtuellement et formellement en lui toutes les communions chrétiennes, qu’il soit le corps vivant dont elles sont les membres détachés, que sa synthèse soit l’unité doctrinale dont elles sont les fragments parcellaires, rien de plus facile à concevoir, puisqu’elles ont en lui la même origine, le même berceau, le même fondement, qui est le Christ, et qu’elles ne sont en définitive que les scissions postérieures de la même communauté spirituelle. Mais comment le catholicisme peut-il contenir en lui ce qui l’a précédé, ce qui était avant qu’il ne fût ?

Un exemple le fera comprendre. Chaque homme ne date sa vie que du jour de sa naissance, de son apparition à la lumière : c’est ainsi que le catholicisme date la sienne de la venue terrestre du Christ et du début de l’ère moderne. Est-ce à dire qu’avant d’arriver à la lumière du jour l’enfant n’existe pas dans le sein de sa mère, et qu’il ne contient pas en lui, à l’état de développement complet, ce qui n’était alors qu’un fœtus, un embryon ? Dira-t-on que l’embryon est un autre être humain que celui qui en est surgi avec ce même organisme achevé et parfait ? L’homme adulte ne contient-il pas l’enfant, et l’enfant le fœtus ; et quel est celui qui, tout en ne datant sa vie que du jour de son apparition à la lumière, nie qu’il ait existé d’une manière quelconque dans le sein de sa mère ? Le catholicisme a subi la même loi ; lui aussi a sa vie embryonnaire, sa période de gestation, qui a précédé sa venue sous le soleil : c’est le mosaïsme, la loi ancienne, les traditions religieuses et philosophiques de l’antiquité, débris plus ou moins incomplets de la révélation primitive, dont il est la restitution intégrale, l’accomplissement parfait, le terme final.

« Les religions, à mesure qu’elles se rapprochent davantage de la théologie de Dieu, dit J. Reynaud, doivent embrasser et pour ainsi dire absorber en elles une plus grande quantité de traditions antérieurement séparées. Il y a par conséquent une certaine limite à laquelle, tout en demeurant distinctes par des nuances relatives aux diversités originales des groupes auxquels elles s’adaptent, les religions doivent s’unir les unes avec les autres comme elles le sont dans la conscience de Dieu, au lieu de se contredire comme elles le font actuellement dans leurs apparences ; car à cette limite qui, sans être définie, est pourtant démontrée, au moins en Dieu, elles se comprennent et se justifient l’une l’autre 14. »

C’est cette vérité, démontrée avec évidence, même à ses yeux, que Chateaubriand exprimait humblement sous forme interrogative, lorsqu’il disait dans ses Études historiques : « Le christianisme est un certain produit de la civilisation et de la maturité des temps, un certain travail des siècles, une certaine élaboration de la morale et de l’intelligence, un certain composé de diverses doctrines, de divers systèmes métaphysiques et astronomiques, le tout enveloppé dans un symbole, afin de le rendre sensible au vulgaire ; l’idée religieuse innée, laquelle, après avoir erré d’autels en autels, de prêtres en prêtres, s’est enfin incarnée, mythe le plus pur, éclectisme des grandes civilisations philosophiques de l’Inde, de la Perse, de la Judée, de l’Égypte, de l’Éthiopie, de la Grèce et des Gaules, sorte de christianisme universel existant avant le christianisme judaïque, et au delà duquel il n’y a rien que l’essence même de la philosophie.

« Il conviendrait d’examiner, poursuit-il, si, avant le christianisme révélé, il n’y a pas un christianisme obscur, universel, répandu dans toutes les religions et dans tous les systèmes philosophiques de la terre ; si l’on ne retrouve pas partout une idée confuse de la Trinité, du Verbe, de l’Incarnation, de la Rédemption, de la chute primitive de l’homme ; si le christianisme ne fit pas sortir du fond du sanctuaire les doctrines mystérieuses qui ne se transmettaient que par l’initiation ; si, portant en lui sa propre lumière, il n’a pas recueilli toutes les lumières qui pouvaient s’unir à son essence ; s’il n’a pas été une sorte d’éclectisme supérieur, un choix exquis des plus pures vérités. »

Ce travail de vérification historique, encore incomplet en effet lorsque Chateaubriand écrivait ces lignes, a été achevé dans ces vingt-cinq dernières années surtout, et il n’est pas un peuple, non seulement des grandes civilisations dont il parle, mais du fond de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie, pas une peuplade, si isolée et si dégradée fût-elle, dans les traditions de laquelle on n’ait retrouvé épars toutes les vérités, tous les dogmes du christianisme, et jusqu’aux formes de son culte, à la figure de ses sacrements. Mais en dehors de cette vérité, rien que des négations. Bien plus, il n’y a pas une seule idée, une seule doctrine qui, fragmentée, scindée et par conséquent altérée dans l’antiquité, ne se représente dans son intégralité, dans l’ensemble parfait de son unité, dans le christianisme, dont l’essence consiste, non à s’assimiler quelques vérités, mais à synthétiser tout ce qu’il est possible à l’homme d’énoncer et de concevoir. D’innombrables et savants écrits ont mis ce fait hors de toute contestation 15, et personne ne peut parcourir les documents historiques originaux sans en être à l’instant frappé. Loi ancienne, mosaïsme, traditions religieuses et philosophiques de tous les peuples forment ce christianisme embryonnaire, ce catholicisme à l’état de gestation, « christianisme obscur et universel », comme dit Chateaubriand, dont il  n’est pas une parcelle, un atome qui ne soit contenu et renfermé dans le catholicisme actuel.

Aussi M. Troplong ne fait-il qu’enregistrer un fait irréfragable lorsqu’il dit : « Le christianisme n’est pas seulement le perfectionnement de la loi de Moïse et de la sagesse hébraïque, c’est encore le magnifique résumé de tous les systèmes de morale et de philosophie, dégagés de leurs erreurs et ramenés à des principes plus élevés et plus complets ; c’est le point de jonction de toutes les vérités partielles du monde oriental et du monde occidental, qui vont se confondre dans une vérité plus pure, plus claire, plus vaste ; c’est le progrès final par lequel l’humanité a été mise en possession des principes de la civilisation universelle 16. »

Au reste le Christ, son divin fondateur, ne se présente pas lui-même comme venant enseigner une loi, une doctrine nouvelle et sans ancêtres, mais il dit expressément au contraire : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes ; je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir. Car je vous dis, en vérité, que le ciel et la terre ne passeront point que tout ce qui est dans la loi ne soit accompli parfaitement, jusqu’à un seul iota et à un seul point 17. » En effet la loi ancienne, qui par Moïse et les patriarches remonte jusqu’au premier homme, est contenue tout entière dans le christianisme, qui n’en est que la continuation directe et l’accomplissement final : à ce point que les livres sacrés des Juifs sont encore les livres sacrés des Chrétiens, ou l’Ancien Testament ; que leurs préceptes moraux ou leur Décalogue est devenu le Décalogue chrétien, leur Pâque, leur Pentecôte, leur sabbat, leur jubilé, notre Pâque, notre Pentecôte, notre dimanche et notre jubilé ; leur Synagogue se transformant en notre Église, leurs lévites en nos prêtres, leur souverain pontife en le nôtre, qui dès lors compte depuis Aaron seulement trois mille cinq cents ans d’existence ; tellement enfin que le christianisme n’a jamais été considéré que comme la réalisation de l’attente de leur Messie, des prédictions de leurs prophètes, et de la loi primitive de l’unité de Dieu et du genre humain dont toute la mission des Israélites était de garder inviolablement le dépôt. Des écrits d’une inattaquable érudition, comme ceux de M. Drach par exemple 18, ont démontré sans réplique qu’il n’est pas un des principes de la morale, des dogmes et du culte catholique, qui ne se retrouve implicitement ou formellement dans la loi mosaïque, jusque dans ses prescriptions cérémonielles, et qu’il n’y a rien au delà. C’est un fait proclamé depuis dix-huit siècles consécutifs par l’histoire comme par tous les Pères, les docteurs et les théologiens, que le christianisme n’est que la loi ancienne et primitive accomplie, complétée, spiritualisée, universalisée, et qu’il la contient tout entière, comme la réalité contient la figure, l’adulte l’embryon.

Pourquoi la tradition catholique par l’Ancien Testament ou par les Juifs ? Uniquement parce que les Juifs résument en la leur toutes les autres traditions de l’humanité antérieures à Jésus-Christ. C’est ce qu’a parfaitement compris un écrivain éminent de nos jours, J. Reynaud : « Ce qui me paraît, dit-il, caractériser le peuple hébreu dans l’antiquité est que, loin d’avoir vécu, ainsi qu’on a l’habitude de se le persuader, d’une vie propre et isolée, il a vécu précisément dans un état extraordinaire de communion avec tous les peuples d’alentour. Soit d’origine, soit par communication postérieure, il y a en lui toutes les religions anciennes ; et son histoire, si admirablement composée qu’il n’y a rien de pareil au monde, semble n’avoir eu d’autre but que de déposer en lui une sorte de résumé de toutes les théologies asiatiques. C’est pourquoi, au lieu d’entendre, selon l’opinion vulgaire des théologiens, que Dieu l’ait choisi pour le mettre à part, il faut entendre plutôt qu’il l’a choisi pour le placer comme intermédiaire entre les plus puissants foyers religieux qui aient eu action sur l’Occident, afin d’en amasser en lui les influences. Non seulement ce sentiment n’est qu’une déduction rigoureuse de l’histoire des Juifs, mais il est infiniment plus conforme à la dignité du genre humain que l’hypothèse courante, et se justifierait pour ainsi dire par cette seule raison. Il n’y a même pas d’autre moyen d’absoudre l’Église d’avoir exclu de sa tradition tant de respectables efforts de l’humanité en mouvement vers Dieu, pour n’admettre que ceux des Hébreux, s’il n’était certain qu’au fond cette partialité apparente a caché une impartialité véritable, et qu’en raison même de l’adoption systématique du sang d’Abraham, les nations antiques, anathématisées dans leur idolâtrie, c’est-à-dire dans leur décadence, ne l’ont cependant point été en principe. Le dogme de l’élection d’Israël n’a donc été qu’une manière d’entrevoir la vérité. Il implique en effet la justification générale du genre humain dans la substance de ses religions, car on ne peut justifier la théologie hébraïque sans justifier en même temps toutes les théologies dans lesquelles s’étendent ses racines et dont elle a absorbé les meilleurs sucs. Mais plus ce point de vue élargit les horizons, plus il est important d’en bien assurer la justesse 19. » Et c’est en effet ce que fait J. Reynaud dans son étude des monuments primitifs du mazdéisme.

Le paganisme n’est lui-même qu’une décomposition, un fractionnement de la loi primitive contenue dans le christianisme, qui en est la réintégration complète. C’est pourquoi de Maistre disait : « Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies ; que le paganisme tout entier n’est qu’un système de vérités corrompues et déplacées ; qu’il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons 20. » En effet, on y reconnaît bientôt, plus ou moins enveloppées, déplacées, mutilées, toutes les vérités chrétiennes, l’unité de Dieu, la Trinité, le Verbe, l’incarnation, la chute originelle, les peines et les récompenses d’une autre vie, le culte public, les sacrifices, la prière, l’initiation spirituelle ou le baptême, le repas divin ou la communion ; et il n’est pas jusqu’aux moindres détails de l’histoire de la Genèse et aux particularités de la célébration des mystères chrétiens qui ne s’y remarquent. En un mot, le paganisme ne renferme rien qui ne soit dans le christianisme, et n’y soit comme les parties dans le tout, les fractions dans l’ensemble, la multiplicité dans l’unité. Les premiers Pères de l’Église l’ont péremptoirement démontré en face des païens eux-mêmes, et les nombreuses découvertes de l’érudition moderne ont donné à ce fait, de la dernière évidence, une profondeur et une universalité telles que, pour prendre un dogme au hasard, celui de la chute originelle par exemple, il n’est peut-être pas une seule des innombrables peuplades qui se sont succédé sur la terre depuis 6,000 ans qui n’en ait conservé une tradition quelconque.

Oui le catholicisme contient tout le paganisme, tout, jusqu’à ses notions les plus altérées, le polythéisme et l’idolâtrie. Il les contient comme la vérité contient l’erreur, c’est-à-dire en renfermant tout ce qu’il y a en eux de notion positive, et laissant ce qu’il y a de purement négatif. Nous l’avons vu, l’erreur n’est jamais qu’une simple négation, une division, une rupture introduisant la diversité et la pluralité au sein de la vérité, une et indivise. Or qu’est-ce que le polythéisme, sinon la division, la rupture introduite au sein de la notion de Dieu ? Le polythéisme n’est donc que la notion catholique de Dieu dans laquelle on a introduit ce qui constitue l’erreur, c’est-à-dire la division, la séparation. Ce qu’il y a en lui de positif et d’affirmatif, l’idée de Dieu, le christianisme le contient tout entier. Il ne rejette que ce qui n’est rien par lui-même, la négation, la division, la rupture, qui coupe, déchire et brise l’unité de cette indivisible vérité. Qu’est-ce que l’idolâtrie sous toutes ses formes, sinon encore la division, la séparation, pluralisant l’unité, et transportant dès lors l’idée de Dieu et du culte qui lui est dû de l’infini au fini, de l’absolu au contingent, du Créateur aux créatures ? L’idolâtrie n’est donc que la notion catholique du culte dû à la Divinité dans laquelle on a introduit ce qui constitue l’erreur ; c’est-à-dire la séparation, la division, ramenant par suite au fini ce qui appartient à l’infini. Ce qu’il y a en lui de positif et d’affirmatif, l’idée du culte dû à Dieu, le catholicisme le contient tout entier, ne repoussant que ce qui n’a rien de réel par soi-même, savoir, la négation, qui coupe, fractionne et brise l’indivisible unité de cette vérité.

Ainsi, loi primitive, judaïsme, paganisme, traditions religieuses et morales de tous les peuples de l’antiquité, le catholicisme renferme en lui tout ce qui l’a précédé, comme il le proclame incessamment lui-même.

« La religion chrétienne, dit saint Augustin, était dans le fond celle des anciens, elle n’a jamais cessé d’exister depuis le commencement du monde jusqu’à ce que Jésus-Christ lui-même étant venu en la chair, on a commencé à appeler chrétienne la vraie religion qui existait auparavant 21. » C’est cette pensée que saint Augustin développe dans sa Cité de Dieu, depuis le livre XI jusqu’à la fin, et ailleurs 22.

À treize siècles de distance Fénelon répétait : « Quoique la religion ait paru autrefois sous un autre nom et sous une autre forme, c’est toujours la même et véritable religion annoncée et observée 23. »

Saint Justin appelle Chrétiens tous les sages de l’antiquité, soit chez les Juifs, soit chez les païens 24. Saint Irénée et saint Clément d’Alexandrie disent que le Verbe de Dieu a fait connaître sa loi « à tous et dans tous les temps 25 ».

« Comme il convient, dit Tertullien, à la bonté et à la justice de Dieu, Créateur du genre humain, il a donné à tous les peuples la même loi depuis le commencement du monde jusqu’à la fin 26. » Origène 27, saint Cyrille 28, Eusèbe 29, Théodoret 30, le pape saint Grégoire 31, en un mot tous les Pères et les docteurs de l’Église tiennent unanimement le même langage.

« Voilà donc, s’écrie Bossuet, la religion, toujours uniforme, ou plutôt toujours la même depuis l’origine du monde.

« Quelle consolation aux enfants de Dieu ! mais quelle conviction de la vérité quand ils voient que d’innocent XI, qui remplit aujourd’hui si dignement le premier siège de l’Église, on remonte sans interruption jusqu’à saint Pierre, établi par Jésus-Christ prince des apôtres, d’où en reprenant les Pontifes qui ont servi sous la loi, on va jusqu’à Aaron et à Moïse, de là jusqu’aux patriarches et jusqu’à l’origine du monde. Quelle suite ! quelle tradition ! quel enchaînement merveilleux !... L’Église catholique réunit en elle toute l’autorité des siècles passés, et les anciennes traditions du genre humain jusqu’à sa première origine 32. »

 

 

VIII. – LE CATHOLICISME RENFERME EN LUI TOUTES LES IDÉES, TOUTES LES DOCTRINES DITES PHILOSOPHIQUES.

 

Que le fond de toutes les religions soit identique, et que le catholicisme, leur terme final et leur complet perfectionnement, les résume et les synthétise en lui, c’est ce qu’admettent même les adversaires du christianisme, parce que les faits de l’ordre religieux ayant une nature commune, une commune origine, et leur développement étant soumis à la même loi, ils ne peuvent différer d’essence ; c’est ce dont on a d’ailleurs la preuve matérielle par les faits. Mais comment le catholicisme renferme-t-il toutes les idées, toutes les doctrines qui forment les différents systèmes philosophiques émis dans l’antiquité ou reproduits dans l’ère moderne, depuis le rationalisme, le déisme, et le panthéisme, jusqu’au matérialisme ? Ces idées n’appartiennent-elles pas à un ordre de faits distinct qui relève, non de la révélation, mais de la raison humaine ?

Remarquons d’abord qu’il ne s’agit ici nullement de savoir si ce second ordre d’idées nous arrive immédiatement par la tradition extérieure et la révélation surnaturelle, ou si nous les tenons directement de Dieu par cette raison naturelle, que Leibniz nomme si bien une révélation intérieure. Pour nous, nous professons cette dernière opinion, et c’est ce qui nous sépare de l’école exclusivement traditionaliste. Mais qu’on adopte l’une ou l’autre hypothèse, ce n’en est pas moins toujours le même Dieu, le même Verbe qui parle à l’homme ; c’est toujours la même lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde 33, l’éclaire par sa parole, à la fois extérieure et intérieure, révélée et naturelle. En diviser l’indivisible rayon, et opposer l’un à l’autre, c’est un blasphème. Mais comme le Verbe historique, traditionnel et visible, immanent dans l’Église, ou le catholicisme, demeure seul l’archétype parfait, la règle et le critérium absolu de toute vérité, dont le verbe naturel ou la pensée purement humaine n’est jamais au contraire qu’un mode contingent, relatif et variable, il s’ensuit que ce Verbe révélé ou le catholicisme doit nécessairement contenir en lui, à l’état d’unité synthétique et de perfection infinie, toutes les conceptions rationalistes ou philosophiques émanées de la raison humaine.

Non, les idées dites rationalistes ou philosophiques n’ont pas au fond un autre principe, une autre origine que les idées religieuses : ce sont les deux faces d’une seule et même pensée, l’une vue d’en haut, l’autre d’en bas ; l’une de l’absolu et de l’infini, l’autre du contingent et du fini ; l’une de l’éternité, l’autre du temps ; l’une dans sa coordination concrète et synthétique, l’autre dans sa décomposition abstraite et analytique. C’est le double aspect de la conception spirituelle, considérée ici au point de vue de l’action de Dieu, là au point de vue de l’action de l’homme. C’est la substance et le mode, l’esprit et la lettre d’une seule et même chose.

On le comprendra facilement en se rappelant la théorie catholique de l’origine et de la génération des idées, si étrangement mutilée de nos jours. L’idolâtrie moderne, faisant de la raison humaine Dieu lui-même, lui a prêté je ne sais quelle puissance créatrice, tirant de son propre fonds comme un monde du néant, ce qui n’y existait point auparavant, monstre androgyne s’engendrant lui-même et possédant ainsi l’aséité divine, lui qui n’était pas hier et qu’on enterrera demain ! La raison est tout simplement la faculté de concevoir, le sexe des âmes pour la génération intellectuelle, exactement comme la double organisation mâle et femelle est le sexe des corps pour la génération physique. Or, toute conception suppose le concours simultané de deux forces : l’une, qui donne la substance, l’esprit de vie, mais à l’état indéfini, indéterminé ; l’autre, qui l’individualise en donnant la limite et la forme. Ici ces deux forces sont Dieu et l’homme : Dieu, qui dans la révélation intérieure ou extérieure donne la substance, la vie des esprits, indéterminée, c’est-à-dire à l’état d’infini, d’absolu ; l’homme, qui la personnalise en lui donnant la limite et la forme, c’est-à-dire la définit et la formule.

Dans la révélation intérieure ou naturelle, la première de ces actions se nomme spontanéité, c’est-à-dire amour, sentiment et activité ; la seconde s’appelle intelligence ou science. L’essence de la spontanéité est d’être infinie, indéterminée et par là-même de pouvoir embrasser l’absolu, mais sans jamais le définir, puisque sa nature est l’indétermination pure. L’essence de l’intelligence au contraire est d’être délimitative, définie, et partant de ne pouvoir embrasser d’elle-même l’absolu, de ne pouvoir connaître les choses en elles-mêmes, mais seulement dans leurs rapports, dans leur relativité, ainsi que l’ont remarqué Kant 34 et tous les philosophes modernes. Voilà donc l’homme placé entre le sentiment, le désir de l’infini, et l’impossibilité radicale de jamais l’atteindre par lui-même : c’est cette horrible situation, source de tous les maux de l’humanité, que l’antiquité exprimait si bien par le mythe de Prométhée et tant d’autres semblables.

Alors survient la révélation proprement dite. Sur quoi se greffera-t-elle ? Sur la science et l’intelligence de l’homme ? Impossible, puisque la nature même de l’intelligence humaine est d’être limitée, finie, exclusive de l’absolu. Elle se greffera sur la spontanéité, c’est-à-dire l’amour, le sentiment moral et la vie pratique. Aussi, au grand ébahissement des philosophes, le Christ ne fut-il ni un académicien, ni un savant, mais un simple artisan, se bornant à inspirer l’amour et la perfection de la vie pratique, et laissa-t-il toute sa doctrine sans définition scientifique. Ainsi furent aussi ses disciples, pauvres de science humaine, ou plutôt se glorifiant comme saint Paul d’être fous selon la science des sages. C’est qu’en effet, après s’être enté sur le sentiment spiritualisé jusqu’à Dieu, il fallait exhausser l’intelligence humaine, de sa nature délimitée et finie, à la participation de la nature absolue et infinie du Verbe, de la raison même de Dieu. C’est cette transsubstantiation d’une nature à une nature plus haute qui a fait nommer cet ordre nouveau, ordre surnaturel, et qui est l’œuvre tout entière du catholicisme.

Comment s’accomplit-elle ? Comment se relie et s’identifie cette double action, conceptrice divine et humaine, dont nous avons parlé plus haut ? C’est ce qu’explique parfaitement encore la doctrine catholique, reproduite successivement par saint Clément d’Alexandrie, Vincent de Lérins 35, saint Jean Climaque 36, Cassien, saint Thomas, Suarès, Bellarmin, tous les Pères, les docteurs de l’Église, et les écoles du moyen âge jusqu’à Bossuet, Malebranche 37 et Newman 38. La révélation ou la raison de Dieu, dit-elle, donne à l’homme la vérité infinie à l’état de sentiment ou de croyance ; la vérité ainsi transmise, l’Église, c’est-à-dire la raison collective ou le consentement universel de tous ceux qui la reçoivent et la pratiquent, enté sur la raison divine, en acquiert successivement la compréhension de plus en plus claire, l’intelligence de plus en plus profonde ; et par suite la raison individuelle, greffée elle-même sur la raison divine et sur la raison collective ou l’Église, s’élève et se perfectionne progressivement aussi dans l’intelligence de cette vérité. La raison collective, pas plus que la raison individuelle, n’y ajoute et n’y peut rien ajouter, puisque cette vérité infinie renferme tout ; mais, comme dit Vincent de Lérins, « elle conçoit ce qu’elle croyait sans en avoir l’intelligence », elle fait succéder, selon l’expression de Malebranche, « la compréhension à la foi, la vérité intelligible à la vérité sensible », et, pour employer les termes de la philosophie allemande, elle subjective ce qui était jusqu’alors objectif. Les uns acceptent et maintiennent toujours cette vérité révélée dans la plénitude de son unité infinie, croyant comme mystères ce que leur conception intellectuelle ne comprend pas encore, conservant ainsi en eux, à mesure qu’ils reculent la limite du mystère, un inépuisable foyer de conceptions nouvelles dans ce qui reste encore à l’état de sentiment ou de simple croyance : c’est là le développement fécond, normal, et catholique ou universel, par les conciles et les travaux chrétiens, développement où la raison individuelle reste toujours soumise à la raison commune ou l’Église, et la raison commune à la raison divine. Les autres, rompant selon leur bon plaisir cette sainte unité, cette communauté spirituelle, et y introduisant la négation, adoptent certaines parties de cette vérité à l’exclusion des autres, et tombent dès lors dans ces mille et mille systèmes mobiles et contradictoires comme l’esprit de l’homme : c’est là le mouvement infécond, anormal, individualiste, ou plutôt le renversement de toute vérité par la substitution de l’antagonisme, de la contradiction universelle à la conciliation, à l’unité universelle. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, l’homme ne crée, n’invente rien : seulement les premiers s’avancent dans l’intelligence de la vérité en maintenant l’unité spirituelle intacte ; les seconds la brisent en n’y apportant qu’une pure négation, c’est-à-dire rien. Ici il y a conception, enfantement ; là stérilité, avortement.

Il en est donc de toutes les sectes philosophiques comme de toutes les sectes religieuses, et nous pouvons leur appliquer à elles aussi ces paroles de De Maistre : « La religion catholique croit tout ce que les sectes (philosophiques) croient, ce point est incontestable. Ces sectes, quelles qu’elles soient, ne sont donc point » des philosophies, « ce sont des négations : c’est-à-dire RIEN, car dès qu’elles affirment, elles sont catholiques. » Voyez en effet :

À côté du catholicisme, qui proclame l’existence de Dieu, qu’est-ce que l’athéisme, qui le nie ? Une pure négation, c’est-à-dire RIEN.

À côté du catholicisme, qui proclame la foi, c’est-à-dire qui affirme, qu’est-ce que le pyrrhonisme ou l’incrédulité, qui doute ou nie ? Une simple négation, c’est-à-dire RIEN.

À côté du catholicisme, qui proclame la coexistence simultanée de l’esprit et de la matière, qu’est-ce que le matérialisme, sinon, avec l’affirmation catholique de la seconde idée, la négation de la première, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame la personnalité en Dieu et dans chacun des êtres libres, en même temps que l’unité de tout en Dieu, qu’est-ce que le panthéisme ou l’unité de tout en Dieu, sinon, avec l’affirmation catholique du second dogme, la négation du premier, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame la coexistence de la révélation divine et de la raison humaine, qu’est-ce que le rationalisme, sinon, avec l’affirmation catholique de la seconde nature, la négation de la première, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame l’unité divine dans la trinité des personnes, qu’est-ce que l’unité de Dieu du déisme, sinon, avec l’affirmation catholique de la première moitié du dogme, la négation de la seconde, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame la nature à la fois divine et humaine du Christ, qu’est-ce que la théorie rationaliste, qui ne voit en lui que l’homme, sinon, avec l’affirmation catholique de la seconde nature, la négation quant à la première, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame la coexistence de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, qu’est-ce que le naturalisme, sinon, avec l’affirmation catholique du premier, la négation du second, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame la coexistence de la Providence et de la liberté, de l’action de Dieu et de l’action de l’homme, qu’est-ce que les théories fatalistes, sinon, avec l’affirmation catholique du premier dogme (sans désignation de cause), la négation quant au second, c’est-à-dire RIEN ? Qu’est-ce d’un autre côté que le stoïcisme ou la théorie de la liberté humaine exclusive, sinon, avec l’affirmation catholique du second dogme, la négation quant au premier, c’est-à-dire RIEN ?

À côté du catholicisme, qui proclame l’identification de l’intérêt de tous et de l’intérêt de chacun dans la morale universelle ou le sacrifice réciproque de soi-même aux autres, produisant le bonheur commun, qu’est-ce que les théories épicuriennes de l’intérêt individuel, sinon, avec l’affirmation catholique (mutilée) du second terme, la négation quant au premier, c’est-à-dire RIEN ?

Nous pourrions ainsi passer en revue toutes les idées, toutes les doctrines humaines, et pour chacune d’elles, nous aboutirions invariablement à la même conclusion. Enfin, pour nous résumer d’un mot, à côté du catholicisme, qui affirme l’existence d’esprits célestes, nature intermédiaire entre Dieu et nous, comme toutes les créatures matérielles le sont entre l’atome et nous, et la chute de certains d’entre eux, la création, la chute de l’homme, cause originelle du mal ; sa réparation, la sanction des vertus et des vices par les récompenses et les peines d’une autre vie, la morale, le dogme, le culte, et la discipline, ou l’unité libre de tous les hommes dans la communauté d’une doctrine une et immuable quoique incessamment progressive, embrassant tous les temps, tous les lieux, tous les êtres, à côté de cela, dis-je, qu’est-ce que le scepticisme ou le rationalisme, qui les nie ? Une simple négation, c’est-à-dire RIEN.

Aussi Leibniz dit-il : « J’ai trouvé que la plupart des sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent ; mais non pas tant en ce qu’elles nient. Les formalistes comme les platoniciens et les aristotéliciens ont raison de chercher la source des choses dans les causes finales et formelles ; mais ils ont tort de négliger les efficientes et les matérielles, et d’en inférer, comme faisait M. Henri Morus en Angleterre et quelques autres platoniciens, qu’il y a des phénomènes qui ne peuvent être expliqués mécaniquement. Mais de l’autre côté les matérialistes, ou ceux qui s’attachent uniquement à la philosophie mécanique, ont tort de rejeter les considérations métaphysiques, et de vouloir tout expliquer par ce qui dépend de l’imagination... Les deux partis ont raison pourvu qu’ils ne se choquent point. » (Leibniz, Lettre à M. Rémond, 10 janvier.)

C’est ce que Pascal reconnaît aussi, en disant : « Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose (car elle est vraie ordinairement de ce côté-là), et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela parce qu’il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n’a pas honte de ne pas tout voir ; mais on ne veut pas s’être trompé ; et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’esprit ne peut se tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. » (Pensées de Pascal, ch. 19, § 29.)

« Chaque chose est vraie en partie, et fausse en partie. La vérité essentielle n’est pas ainsi ; elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l’anéantit. » (Pensées, art. 10, § 48.)

Lactance ne fait donc que constater un fait visible et palpable lorsqu’il prouve aux philosophes que le christianisme n’est que l’ensemble, le corps de doctrine qui nuit, coordonne, relie et synthétise les vérités éparses au fond de tous leurs systèmes. « C’est, dit-il, parce que les philosophes n’ont pu établir ce corps de doctrine, qu’ils ont pu méconnaître la vérité. Ce n’est pas qu’ils n’aient vu et développé la plupart des choses dont ce corps de doctrine est composé ; mais chacun d’eux les a énoncées et établies d’une manière différente : aucun d’eux ne les a liées ensemble, en rapprochant les causes des effets et les principes des conséquences ; tous se sont livrés à la passion aveugle et insensée de contredire... S’il y avait eu parmi eux quelqu’un assez sage et assez éclairé pour rassembler toutes les vérités éparses et les rédiger en un seul corps, sa doctrine eût été entièrement conforme à la nôtre ; mais cela ne pouvait être fait que par celui qui eût possédé la véritable science ; et la véritable science est uniquement le partage de ceux que Dieu lui-même a daigné instruire 39. »

La véritable science en effet c’est l’absolu, l’infini. L’infini c’est Dieu. Dieu seul peut donc communiquer à l’homme l’absolu ou lui-même : et l’homme, en conservant objectivement ce dépôt sacré, ne saurait se l’assimiler complètement ici-bas, où il reste borné par les conditions limitatives de l’organisme, de l’espace et du temps ; il se rapproche incessamment de ce but, mais sans jamais l’atteindre. Voilà pourquoi ce corps de doctrine, patrimoine un, indivis et inaliénable, de la société catholique ou de l’Église, ne peut être compris et rédigé par aucun homme, quel qu’il soit, mais par l’Église elle-même, qui en développe éternellement la formule sans jamais en épuiser ou en changer le sens.

 

 

IX. – LE CATHOLICISME COMPREND TOUT UNIVERSELLEMENT.

 

Nous avons montré que l’unité spirituelle existe et ne peut exister que dans le catholicisme ;

Qu’elle y subsiste immuable, indestructible, et permanente, depuis l’origine du monde sans aucune interruption ;

Qu’elle est vraiment universelle ou catholique, en ce qu’elle consiste, non dans la profession d’une doctrine exclusive de toutes les autres, mais dans la coordination, l’unité, la synthèse de toutes les idées, de toutes les doctrines possibles, maintenues invariablement indivises dans la conception infinie, qui les embrasse et les renferme toutes sans en exclure aucune, et prises dans l’unité absolue, qui les universalise et en forme un tout homogène et complet ;

Qu’en dehors de cette unité spirituelle catholique il n’y a rien que la négation, l’exclusion, qui, rompant l’unité de cette communauté spirituelle, particularise ce qu’elle a universalisé, décompose ce qu’elle a synthétisé, et reproduit ainsi en parcelles brisées, en lambeaux déchirés, les mêmes idées, les mêmes doctrines, mais scindées de leur ensemble, ayant dès lors tous leurs rapports déplacés ou supprimés, et devenant de vérité absolue, infinie qu’elle était, une idée finie, relative, c’est-à-dire incomplète et fausse en tout ce qu’elle exclut et nie.

Nous avons vu que le nom même de catholicisme et sa définition officielle, unanimement reçue depuis dix-neuf siècles consécutifs, expriment de la manière la plus expresse et la plus formelle cette notion essentielle et fondamentale du catholicisme.

Cette pensée est celle des Pères de l’Église. Ainsi, pour en citer un exemple, dans ses Stromates, saint Clément d’Alexandrie part de ce principe que le catholicisme est le syncrétisme, l’unité, la synthèse de toutes les vérités contingentes et partielles professées par les hommes avant et depuis la venue du Christ. Appliquant ce principe à ce qui est antérieur à sa venue terrestre, il montre que tout ce qui l’a précédé, tant la loi mosaïque que la philosophie grecque, sont au christianisme ce que les vérités partielles sont à l’ensemble de toutes les vérités. C’est pourquoi il exhorte les Grecs à laisser la philosophie pour embrasser l’Évangile, qui renferme, dit-il, tout ce qu’ils possèdent, plus la synthèse, l’unité de toutes ces vérités particulières.

Les docteurs les plus modernes n’ont pas méconnu cette notion radicale du catholicisme, et nous la retrouvons presque chez tous. « La vraie religion, dit l’un d’eux, est le sommet et le perfectionnement des religions fausses : elle réunit en elle tout ce qui est resté isolément de bon et de vrai dans chacune d’elles ; et, de la même manière, le symbole catholique est en grande partie la combinaison de vérités séparées, que les hérétiques ont partagées entre eux, partage qui a été la source de leurs errements. De sorte que par le fait, si un homme religieux était élevé dans l’athéisme, ou dans une forme quelconque de l’hérésie à laquelle il fût vivement attaché, et qu’il ouvrît ensuite les yeux à la lumière de la vérité, il passerait de l’erreur à la vérité non en perdant ce qu’il avait, mais en gagnant ce qu’il n’avait pas encore. Il ne serait pas dépouillé, mais enrichi ; la mortalité serait absorbée par sa nouvelle vie 40. »

Enfin c’est là l’enseignement textuel du seul catéchisme de toute la chrétienté, le Catéchisme du concile de Trente, qui dit : « L’Église est catholique ou universelle parce que dès le commencement du monde elle a existé, se développant de plus en plus chaque jour, et qu’elle ne finira qu’avec le monde. Sous la loi de nature, sous la loi de Moïse, comme sous la loi ecclésiastique, c’était toujours la même Église de Dieu, une, sainte, fondée sur Jésus-Christ, la pierre angulaire, puis sur les prophètes et sur les apôtres. Elle est universelle quant aux dogmes et aux moyens de salut... Toutes les autres sectes ou religions diverses ont abandonné quelqu’une de ses croyances ou de ses pratiques. On peut lui appliquer avec une vérité parfaite ce que Grotius, dans son livre De la Vérité de la religion chrétienne, dit du christianisme comparé aux diverses branches ou formes du paganisme ou de la philosophie humaine : Inter paganos non defuerunt qui dixerint singula quæ religio christiana habet universa 41. » Ainsi, selon l’enseignement même du catéchisme, le catholicisme est l’UNIVERSALISATION des vérités PARTICULARISÉES dans chacun des systèmes, chacune des sectes religieuses ou philosophiques de l’antiquité ou de l’ère moderne, et l’unification de leurs diversités.

Dira-t-on que, ce principe admis, il n’y a plus entre toutes les communions, entre toutes les doctrines religieuses ou philosophiques qu’une différence du plus au moins ? Pour reprendre, par exemple, la comparaison de De Maistre, le catholicisme, représenté, je suppose, par 50 dogmes positifs, l’Église grecque par 48, le protestantisme par 25 et les divers systèmes philosophiques par 20, 15, 10, 5, 2, 0, il y a entre eux la proportion de vérité que représentent ces chiffres : ils ont moins de vérité que le catholicisme, c’est possible, mais on ne peut pas dire précisément qu’ils soient dans l’erreur, puisqu’en définitive le catholicisme croit lui-même tout ce qu’ils croient. – Rien de plus superficiel et de plus puéril que ce raisonnement. En effet, ce qui constitue la vérité, ce ne sont pas seulement les parties qui la composent, mais encore et surtout l’unité qui les relie et en forme un tout homogène et concret ; de même que dans le corps humain ce n’est pas chaque membre, chaque organe pris en particulier et séparé de tout le reste qui constitue la vie, mais bien l’unité qui relie toutes ces parties et en fait un ensemble indivisible. Divisez, isolez, coupez ces parties, jetez ici les artères et les veines, là les entrailles, les os, les muscles et les nerfs, plus loin les poumons, le cœur et la tête, et vous n’aurez qu’un cadavre en lambeaux, bien qu’il n’y ait pas un atome de ce corps d’anéanti. Il en est ainsi de la vérité : ce qui fait son essence, c’est l’unité indivisible par laquelle toutes ses parties sont reliées, coordonnées et forment un tout. Scindez, déplacez, supprimez chacune de ces parties, et ce n’est pas plus alors la vérité qu’un corps coupé en morceaux n’est la vie.

Ces morceaux, ce sont toutes les idées, les doctrines, les opinions humaines prises en dehors de l’unité spirituelle, dans laquelle seule elles ont leur critérium, leur raison d’être et leur principe de certitude. En effet, si, comme dit Vincent de Lérins, « le catholicisme comprend en réalité toutes choses universellement », il n’est plus possible de croire, d’affirmer, de savoir quoi que ce soit, dès qu’on se place en dehors du consensus commun de sa doctrine. C’est là précisément ce qui a lieu à la lettre, dans toute la rigueur du mot, et quiconque nie cette révélation, ce consensus commun, qui s’impose à sa raison comme à sa foi, quiconque en appelle contre lui à sa raison propre, à sa conscience individuelle, à son jugement privé, celui-là nie et anéantit par cela seul à l’instant le principe même de certitude sur lequel reposent la raison, la conscience, le jugement humain. La preuve en jaillira palpable et flagrante au chapitre suivant.

Les rationalistes incrédules sont, il faut l’avouer, d’étranges logiciens. Quand, héritier direct de Luther, de Zwingli et de Calvin, Descartes vint poser comme base de toute certitude la doctrine du moi, qui, sous la plume si profondément métaphysique de Kant, aboutit à la démonstration mathématique de l’impuissance radicale de la raison humaine à rien affirmer, rien prouver, rien savoir hors de l’ordre empirique 42 ; quand, dis-je, l’Europe entière se passionne pour la théorie du libre examen exclusif, d’où sont sortis le paupérisme et la contradiction universels dans l’ordre religieux, moral, intellectuel et pratique, qu’ont fait ces rationalistes, que font-ils ? Ils reculent devant leur propre principe, ils le nient ; et chaque rationaliste rejette comme contraire au sien tel système émané cependant de cette raison individuelle, source unique, arbitre souverain, selon lui, de toute vérité. Eh bien ! puisqu’ils manquent d’audace, c’est à nous d’en avoir, c’est à nous, catholiques, de reprendre leur principe et de le pousser jusqu’à ses dernières conséquences, en l’universalisant. Alors on verra, non sans quelque étonnement peut-être, que ce principe a pour conclusion suprême la nécessité absolue de cette doctrine commune et universelle qui concilie et identifie en elle toutes les doctrines ; on verra que, sans cette conciliation de toutes les idées humaines dans le catholicisme, le principe même du libre examen et du jugement privé est radicalement impossible, puisque chacun, ne pouvant l’affirmer en lui qu’en le niant dans les autres, il se nie lui-même jusque dans sa propre affirmation.

Aussi bien, le moment est venu de montrer tout entière l’incroyable fécondité du catholicisme. Il se manifeste comme communion spirituelle, comme consensus commun opposé à l’individualisme ; et c’est là en effet le point d’où nous sommes partis. Mais parce qu’il n’y a rien et qu’il ne peut rien y avoir en dehors de lui, il contient en soi son principe contraire, sa négation, et en partant de l’individualisme le plus complet, il aboutit encore à la même communauté spirituelle une et indivise. C’est ce que nous allons montrer.

 

 

X. – LE PRINCIPE DE LA CONSCIENCE, DE LA RAISON ET DU JUGEMENT INDIVIDUELS NE PEUT EXISTER EN DEHORS DU CATHOLICISME.

 

Le bien, le vrai, le juste pour chaque homme, c’est ce qu’il sent et juge ainsi dans sa conscience, dans son intelligence et dans sa volonté, plus ou moins droits, plus ou moins éclairés. Il est même impossible qu’il en soit autrement. Comment en effet ce que je sens, ce que j’estime être le bien, le bon, le juste et le vrai, ne serait-il pas pour moi le bien, le bon, le juste et le vrai ? Puis-je faire que je ne sente pas ce que je sens, que je ne comprenne pas ce que je comprends, en un mot, que je ne sois pas ce que je suis ?

Tous les raisonnements, toutes les démonstrations, toutes les preuves, à plus forte raison toutes les contraintes morales, intellectuelles ou physiques, n’aboutiront jamais à rien changer à ce fait primitif de la conscience humaine. Tout raisonnement, toute démonstration, toute preuve l’implique même nécessairement, et n’est fondée que sur lui : car, dès que vous cherchez à me persuader, à me convaincre, vous supposez par là même précisément ce jugement particulier par lequel je puis donner ou non mon adhésion à vos idées. Qu’un enseignement, une réflexion, une étude nouvelle me fasse passer d’un sentiment à un sentiment contraire, d’une doctrine à une doctrine opposée, d’une volonté à une volonté inverse, ma conviction changera, mais le principe de jugement privé en vertu duquel le bien, le vrai et le juste consistent dans ce que j’estime être le bien, le vrai et le juste, ce principe ne variera pas d’un iota, et restera toujours invariablement le même. À toutes les objections, à tous les reproches qu’on pourra m’adresser, je répondrai : comment voulez-vous que je juge autrement que selon mon sentiment, ma conscience, ma pensée ? Et cette réponse est sans réplique.

Me direz-vous que je ne dois point croire à mon jugement privé ? Mais je vous demanderai en vertu de quoi vous pensez que je ne dois point y croire ; si ce n’est précisément en vertu de votre jugement privé, à vous. Si le jugement privé est réellement à vos yeux une erreur, pourquoi croyez-vous au vôtre, qui nie la légitimité de la conscience individuelle ? S’il est une vérité, pourquoi ne voulez-vous pas que je croie au mien, qui affirme cette légitimité ? Tous les sophismes s’écroulent devant ce dilemme infranchissable. En vain objecteriez-vous que ce n’est pas en vertu de votre sens particulier, mais en vertu soit d’un fait, soit d’une croyance collective, soit d’une révélation, que vous niez le jugement privé. Mais ce fait, cette croyance collective, cette révélation, vous ne les admettez, vous ne pouvez les admettre que par ce que vous avez personnellement jugé qu’ils étaient la vérité. C’est donc toujours, en vous comme en moi, un jugement privé qui est la source primitive et la base de vos sentiments, de vos pensées, de vos actes. Nier la conscience individuelle, c’est vous refuser de croire à quoi que ce soit, pas plus à cette négation qu’au reste : et cela par la raison toute simple que c’est se nier soi-même en tant qu’être moral, intelligent et libre.

Mais prenez garde, ne vous arrêtez pas ici au milieu du chemin comme les rationalistes incrédules, et poussez jusqu’au bout la logique de leur principe. Si vous croyez à la conscience, à la raison, au jugement individuels pour vous, vous devez nécessairement y croire aussi pour tous les autres. Car de deux choses l’une : ou la conscience est l’expression du bien, de la vérité, de la justice, ou elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, votre principe croule et s’anéantit dans sa base, vous ne pouvez plus croire à votre conscience, à votre raison, à votre jugement individuels ; vous ne pouvez plus rien affirmer, rien savoir. Si elle l’est, au contraire, elle l’est pour tous les autres hommes comme pour vous ; vous ne pouvez pas plus nier, rejeter, contredire ce qu’elle exprime en Pierre, Jacques et Paul, en chacun des hommes enfin, que ce qu’elle exprime en vous-même.

Vous voilà donc, en vertu de votre propre principe, dans la nécessité absolue d’admettre à la fois et en même temps toutes les décisions du sens privé, et de les admettre toutes simultanément, sans qu’elles puissent jamais se contredire, s’exclure ou se nier l’une l’autre. Car, remarquez-le bien, tout sentiment qui en nierait ou en exclurait un autre nierait et exclurait par là même la conscience individuelle, d’où cet autre émane au même titre que lui ; toute pensée qui en contredirait ou en nierait une autre contredirait et nierait par cela seul la raison individuelle, d’où celle-ci émane au même titre qu’elle ; toute volonté qui en exclurait une autre exclurait par là même le sens privé, le moi, d’où cette autre émane au même titre qu’elle.

Ne dites pas que cette conciliation du jugement privé avec lui-même est impossible, car c’est déclarer impossible, irrationnel et contradictoire le principe de jugement privé, seule base primordiale de certitude, comme nous l’avons prouvé ; c’est anéantir la conscience et la raison humaine, puisque, ne pouvant plus dès lors affirmer la certitude du jugement individuel dans l’un qu’en le niant dans l’autre, il se nierait lui-même jusque dans sa propre affirmation. Or vous ne pouvez évidemment admettre cette légitimité du jugement personnel en chaque homme que dans une doctrine commune et universelle qui, renfermant, conciliant, identifiant en elle toutes les doctrines particulières, enlève ainsi tout ce par quoi elles peuvent se limiter, se contredire, s’exclure et se nier réciproquement ; vous ne pouvez l’admettre que dans l’Église, la société spirituelle où, tous professant cette doctrine une, indivise et commune, chaque jugement individuel aboutira nécessairement à la même conclusion ; vous ne pouvez l’admettre enfin que dans la conception catholique telle que nous l’avons développée dans les cinq chapitres précédents.

Cette conciliation pouvait sembler irrationnelle, et par conséquent le principe du jugement privé à jamais perdu, dans les procédés de l’ancienne logique, qui reposait tout entière sur ce principe que les contraires s’excluent radicalement, et qu’entre deux choses contradictoires on ne saurait adopter l’une qu’en rejetant l’autre. Ce principe est vrai en ce sens qu’on ne peut affirmer d’une même chose et sous le même rapport le pour et le contre, le oui et le non : par exemple que la terre tourne autour du soleil et qu’elle n’y tourne pas, que l’homme est esprit et qu’il n’est pas esprit, qu’il a une personnalité et qu’il n’en a pas ; cet argument, base de la méthode mathématique, n’est au fond que celui-ci : toute négation n’est qu’une négation, c’est-à-dire rien. Mais cet axiome logique est complètement faux compris en ce sens que l’identité exclut la différence, et réciproquement : en d’autres termes, qu’une chose ne peut pas être opposée à elle-même ; car au contraire ce fait d’opposition dans le principe et d’antagonisme dans le rapport est la loi la plus générale, disons mieux, la seule générale que nous connaissions. Ainsi, qu’est-ce que la loi de gravitation qui régit les corps, sinon l’opposition harmonique de deux forces contradictoires, la force centripète et la force centrifuge, dont le principe se retrouve dans toutes les combinaisons de la matière par la double électricité positive et négative, dans tous ses composés par la statique et la dynamique ? Qu’est-ce que l’homme, sinon l’opposition ici-bas toujours inharmonique de deux forces contradictoires, l’esprit et le corps, le sacrifice et la personnalité, dont l’antagonisme radical est si souvent et si magnifiquement décrit par saint Paul ? Qu’est-ce enfin que la loi universelle des êtres, sinon l’opposition constitutive de deux contradictoires, l’unité et la diversité, la substance et le mode, le collectisme et l’individualité, l’identité et la distinction, l’infini et la limite ? Aussi le dernier et le plus profond des rationalistes, Hegel, a-t-il complètement renversé l’ancienne méthode logique qui confondait la contradiction dans les termes avec l’antinomie ou l’opposition du principe à lui-même. Il l’a fait en prouvant que la raison est précisément au contraire la faculté de comprendre (cum-prehendere) les contradictoires ou antinomies, de les unir et de les identifier dans un même concept, la faculté suprême qui concilie les différences et efface les contradictions ; en montrant que la vérité n’existe qu’autant qu’elle est saisie complètement dans l’unité concrète qui comprend et relie tous les moments, toutes les faces, toutes les expressions particulières qu’elle peut revêtir, mais que chaque moment isolé, chaque face particulière, chaque abstraction de cette unité est l’erreur en ce qu’il est entaché d’exclusion et de négation, car, comme dit Spinoza, omnis determinatio est negatio.

Or c’est là précisément ce que vient faire le catholicisme.

Le principe du jugement privé ne pouvant être vrai pour vous qu’autant qu’il l’est pour tous, vous voilà, en vertu de votre propre principe, forcé d’admettre comme vrai, bon et juste, tout ce que les autres hommes admettent comme tel, et de poser pour premier axiome : « Tout ce que chaque homme sent, tout ce qu’il comprend, tout ce qu’il veut, est bien et vérité », puisqu’il ne peut sentir, comprendre et vouloir qu’en vertu du jugement privé, règle et critérium de toute certitude.

Mais si tout sentiment est bon et vrai par cela seul qu’il est, il s’ensuit qu’un sentiment qui en nie, contredit ou exclut un autre, peut être un bien et une vérité relatifs, en tant qu’il est véritablement l’expression d’une conscience individuelle, mais qu’il est aussi un mal et une erreur en tant qu’il contredit, exclut et nie un autre sentiment, pensée ou volonté qui existe non moins réellement dans une autre conscience individuelle.

Si toute idée, toute pensée est bonne et vraie par cela seul qu’elle est, il s’ensuit qu’une pensée qui en nie, contredit ou exclut une autre, quoique pouvant être un bien et une vérité relatifs en tant qu’elle est véritablement l’expression d’une raison individuelle, sa trouve être aussi un mal et une erreur en tant qu’elle contredit, exclut et nie une autre pensée, sentiment ou volonté qui est également le résultat d’une raison individuelle.

Si toute volonté est bonne et vraie par cela seul qu’elle est, il s’ensuit qu’une volonté qui en nie, contredit ou exclut une autre, quoique pouvant être un bien et une vérité relatifs en tant qu’elle est l’expression du sens personnel de l’un, se trouve en même temps être un mal et une erreur en tant qu’elle contredit, exclut et nie une autre volonté, pensée ou sentiment qui n’est pas moins véritablement le produit du sens privé, du moi de l’autre.

De là nécessairement ce second axiome : « Le mal et l’erreur sont ce par quoi les sentiments, les pensées et les volontés de l’homme se limitent, se contredisent, s’excluent et se nient ; le bien et la vérité sont ce par quoi les sentiments, les pensées et les volontés s’unissent, se concilient, s’harmonisent et s’identifient. »

En d’autres termes, le bien et la vérité consistent en l’UNIVERSALISATION, l’unification des vérités particularisées dans chacune des idées, chacune des doctrines humaines, comme le mal et l’erreur dans la PARTICULARISATION, la pluralisation de la vérité, une, commune et indivise en chacune des idées, chacun des systèmes produits par le jugement privé exclusif. Or, c’est là littéralement et mot pour mot, comme on l’a vu, la définition même du Catéchisme du concile de Trente, la formule officielle du catholicisme, qui est « tout ce qui est, comprend tout universellement », et n’exclut que la négation, la contradiction et l’exclusion : sentiment ou amour universel, qui concilie et identifie en lui tout sentiment, tout amour ; pensée universelle, qui harmonise et identifie en elle toute pensée, toute pratique, qui concilie et identifie en elle toute volonté, toute pratique. Avions-nous raison de dire qu’en partant de l’individualisme le plus radical, du principe même du jugement privé, on aboutissait, comme conclusion suprême, à la nécessité absolue de cette doctrine commune et universelle qui concilie et identifie en elle toutes les doctrines particulières ? à cette communauté spirituelle une et indivise dans laquelle seule toutes les idées individuelles ont leur critérium, leur raison d’être et leur certitude, parce qu’elle contient en elle tout ce que l’homme peut aimer, comprendre et pratiquer ?

 

 

XI. – COMMENT LA MÉTHODE PROTESTANTE ET RATIONALISTE N’EST QU’UNE PARTICULARISATION TRONQUÉE DE LA MÉTHODE CATHOLIQUE.

 

Nous l’avons assez démontré, le catholicisme est la doctrine universelle, qui contient et renferme en elle toutes les doctrines, toutes les idées qu’il est possible d’émettre et de concevoir ; la doctrine universelle, dans laquelle seule la conscience, la raison et le jugement individuels ont leur principe, leur raison d’être et leur critérium de certitude, parce qu’en dehors d’elle il n’y a rien et ne peut rien y avoir que la rupture, la négation, et par suite la division, la contradiction de la vérité, infinie et vivante, dont elle est l’indivisible unité. Voilà pourquoi il est écrit : « Hors d’elle point de salut », parce que hors d’elle en effet il n’y a plus que le néant et la mort.

En quoi donc la méthode protestante et rationaliste des trois derniers siècles est-elle une erreur et une hérésie ? Uniquement en ce qu’elle particularise sa pensée au lieu de l’universaliser. En ce que, inconséquente et infidèle à son propre principe, elle n’a eu ni le courage ni la vertu de le pousser jusqu’au bout, s’arrêtant au milieu du chemin et, par un renversement de toute logique, niant dans l’un ce qu’elle affirmait dans l’autre, et coupant dès lors l’indivise et universelle vérité en autant de lambeaux mutilés qu’il y a d’hommes. En effet, dès qu’il est posé en principe que le jugement individuel est la source, le moyen et le critérium de toute vérité, il faut l’admettre, non pas de l’un à l’encontre de l’autre, de celui-ci à l’exclusion de celui-là, mais de tous sans exception ; car un principe est le même partout, il ne saurait être faux et vrai en même temps, et le nier d’un seul, c’est le nier de tous, comme l’affirmer d’un seul c’est l’affirmer de tous. S’il est incontestable que, abandonné à lui seul, le jugement individuel aboutit d’homme à homme et jusqu’en chaque homme lui-même aux choses les plus opposées et les plus contradictoires, il fallait tout simplement en conclure, comme l’a fait du reste le philosophe qui a clos pour jamais l’ère protestante et rationaliste, Hegel, que ces contraires, ces antinomies, loin de se nier, de se limiter et de s’exclure, ne sont au fond que les moments divers, les faces successives, les expressions particulières d’une seule et même pensée, d’une seule et même vérité universelle qui efface les apparentes contradictions, comprend, concilie et identifie en elle les différences en unissant toutes les raisons individuelles à la Raison absolue et infinie, c’est-à-dire à la Raison même de Dieu. Il fallait en conclure que toutes les vérités relatives des sens privés ne sont plus qu’erreurs si elles ne viennent se coordonner et s’unifier dans la vérité absolue ; car, comme dit saint Cyrille de Jérusalem 43, « l’erreur varie à l’infini, tandis que la vérité est une, simple et uniforme ». Alors la méthode protestante et rationaliste rentre purement et simplement dans la méthode catholique, ou plutôt elle n’est qu’une seule et même chose avec elle.

Or, comme le remarque en même temps Hegel après Spinoza, c’est l’abstraction qui, en brisant l’unité indivise de la vérité universelle, crée l’exclusion, la négation, c’est-à-dire l’erreur, qui fait que les résultats du jugement particulier abandonné à lui-même deviennent opposés et contradictoires. Pour effacer ces contradictions et concilier ces différences, il faut donc, comme Kant l’avait déjà démontré pour ainsi dire mathématiquement, abandonner la voie de l’abstraction, ce qu’il nomme la raison pure, et rentrer dans la méthode concrète et vivante du catholicisme, dans la raison pratique. C’est en effet en procédant par l’abstraction que la méthode rationaliste sépare l’intelligence ou la pensée du sentiment et de l’action, scindant l’homme en lui-même, comme elle le scinde de ses semblables par le protestantisme ou la rupture de la société spirituelle, et méconnaissant la réalité concrète des choses comme elle en méconnaît l’unité. Dans la société spirituelle qui en est la formule vivante, la méthode catholique au contraire maintient indivisiblement unies toutes les faces de la vie humaine par sa doctrine, qui est à la fois et en même temps action-sentiment-idée. C’est en procédant par abstraction que la méthode rationaliste rompt l’unité du genre humain, isole et sépare l’homme de l’homme, en prenant exclusivement son point d’appui dans l’être particulier, c’est-à-dire contingent, variable et borné ; brise ainsi l’indivisibilité de la vie et conclut à l’individualisme, à l’égoïsme, à la désassociation absolue, au scepticisme universel. La méthode catholique au contraire constitue en tout l’unité, l’indivisibilité de la vie, en reliant l’homme à l’homme, l’humanité à Dieu, et concluant à une croyance commune et à la solidarité universelle, comme on l’a vu plus haut.

Qu’est-ce donc que la méthode catholique ? Rien autre chose que la méthode protestante ou rationaliste elle-même, moins seulement l’abstraction, c’est-à-dire la scission, la rupture en vertu de laquelle les disciples de Luther, de Zwingli et de Calvin, nièrent toutes les croyances de ces prétendus réformateurs, comme ceux-ci avaient nié le catholicisme ; en vertu de laquelle Kant vint nier cette raison spéculative que Descartes avait prétendu établir en niant en fait toute autre autorité que le moi. Cette abstraction est la source de la négation et de l’exclusion, qui est le caractère formel de toute erreur et de toute hérésie, comme Pascal le remarquait déjà en ces termes : « Il y en a plusieurs qui errent d’autant plus dangereusement, qu’ils prennent une vérité pour principe de leur erreur. Leur faute n’est pas de suivre une fausseté, mais de suivre une vérité à l’exclusion d’une autre. Il y a un grand nombre de vérités, et de foi et de morale, qui semblent répugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable. La source de toutes les hérésies est l’exclusion de quelques-unes de ces vérités ; et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est l’ignorance de quelques-unes de nos vérités. Et d’ordinaire il arrive que, ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités opposées, et croyant que l’aveu de l’une renferme l’exclusion de l’autre, ils s’attachent à l’une, et ils excluent l’autre. » Pascal le prouve ensuite, par deux exemples historiques où l’hérésie « croit qu’on ne peut admettre l’une des vérités sans exclure l’autre », qu’ils sont orthodoxes en ce qu’ils admettent, et hérétiques seulement en ce qu’ils nient et ce qu’ils excluent, tandis que « la foi catholique comprend et joint ensemble les deux vérités qui semblent opposées 44 ».

Qu’est ce que la méthode catholique ? Rien autre chose que la méthode protestante ou rationaliste universalisée. Elle réalise en effet pour toutes les idées en général ce que Wolf disait de chaque idée en particulier : « L’idée n’est qu’une pluralité d’impressions ramenées à l’unité. » Le principe qui constitue le fond et l’essence de la méthode rationaliste ne date pas en réalité de Descartes, mais de la naissance même du catholicisme, ainsi que lui contemporain de l’humanité et vieux comme le monde. Il se trouve nettement formulé dès le début de l’Évangile de saint Jean 45. Le Cogito, ergo sum, de Descartes, est copié presque mot à mot dans les Soliloques de saint Augustin et dans les traités de saint Anselme ; et les Pères et les docteurs de l’Église depuis saint Justin, Origène et saint Clément d’Alexandrie jusqu’à saint Thomas, Bossuet et Fénelon, les Papes et les conciles, comme Léon X et l’un des conciles de Latran, ont tous proclamé la légitimité, l’inviolabilité, la sainteté de la conscience et de la raison humaines, bien plus hardiment et surtout bien plus profondément que ne l’ont jamais fait Descartes et les rationalistes modernes. Le catholicisme, dit-on, repousse le jugement privé, la raison individuelle. Erreur grossière ! Lui seul en admet le principe et toutes les conséquences sans exclusion de l’un par l’autre. En effet, tandis que parmi les rationalistes chacun contredit, rejette et nie le jugement privé, la raison individuelle de ses adversaires, et qu’il offre ainsi le spectacle monstrueux de la raison se niant éternellement elle-même, le catholicisme, au contraire, ne repousse que la contradiction, la négation par laquelle chaque jugement privé contredit et nie tous les autres, et présente depuis deux mille ans bientôt le phénomène prodigieux de milliards de jugements individuels concordant tous en une seule et même conclusion toujours identique. Il ne souffre pas qu’aucun jugement privé nie et contredise les autres. Sans doute : mais qu’est-ce, sinon sauvegarder incessamment le principe même du jugement privé ? Il ne souffre pas qu’aucun jugement privé contredise et nie ce jugement commun et collectif, qui n’est lui-même que l’ensemble de tous les jugements individuels, élevés ainsi à leur seconde puissance : mais qu’est-ce sinon repousser ce par quoi les sentiments, les pensées et les volontés humaines s’excluent et se nient, c’est-à-dire l’erreur, le mal, et maintenir ce par quoi ils concordent et s’identifient, c’est-à-dire le bien et la vérité. Enfin il ne souffre pas que la raison humaine, soit privée, soit commune, contredise la Raison divine, le Verbe incarné, idéal suprême, critérium absolu, en qui seul s’efface et disparaît à jamais toute exclusion, contradiction et négation, parce que seul il est l’infini. Aussi toute discussion entre les hommes peut se réduire, en définitive au dialogue suivant :

Le catholique. Quels sont les moyens qui nous ont été donnés pour connaître ce qui est vrai, juste et bien ?

Le rationaliste. C’est la conscience, la raison, le jugement de l’homme.

Le catholique. De quel homme ? de vous ?

Le rationaliste. Non pas de moi seulement, mais de vous, de Pierre, de Jacques, de Paul, en un mot de tous les hommes.

Le catholique. Vous n’avez donc pas le droit de nier aucune des croyances de ceux qui ne pensent pas comme vous.

Le rationaliste. Pourquoi ?

Le catholique. Parce que ces croyances étant précisément en eux le résultat de la conscience, de la raison et du jugement de ceux qui les professent, les nier ce serait nier le principe même du sens intime d’où elles émanent.

Le rationaliste. Ce n’est pas le principe de ce jugement privé que je nie, mais seulement la décision, l’idée qu’elle émet par leur bouche.

Le catholique. C’est-à-dire qu’à votre avis leur jugement privé se trompe.

Le rationaliste. Sans doute.

Le catholique. Mais, à leur avis, c’est votre jugement et non pas le leur qui se trompe. Entre vous qui jugera ?

Le rationaliste. La vérité, l’évidence.

Le catholique. Doucement. Mais c’est encore le jugement de chacun de vous qui jugera de ce qu’est la vérité et l’évidence. Pour eux la vérité et l’évidence c’est telle croyance ; pour vous c’est la croyance contraire. Vous le voyez, la question reste toujours la même : Entre vous qui jugera ?

Le rationaliste. Les faits, l’histoire, en un mot toutes les preuves que comporte le sujet.

Le catholique. Prenez garde, nous tournons toujours dans le même cercle. Qui jugera les faits, l’histoire, toutes les preuves dont vous parlez ? Le jugement de chacun, toujours lui. D’après le leur, il n’est pas un fait, pas un acte de l’histoire, pas une preuve d’aucun genre qui ne démontre péremptoirement et sans réplique leur croyance, qui est, je suppose, le catholicisme. D’après votre jugement, c’est précisément tout l’inverse. Toujours la même question : Entre vous qui jugera ?

Le rationaliste. Qui voulez-vous qui puisse juger ?

Le catholique. Qui ? mais rien de plus simple, vous et eux tout ensemble.

Le rationaliste. Et comment ?

Le catholique. N’avez-vous pas dit que l’arbitre, et le juge de tout ce qui est vrai, juste et bien, c’est la conscience, la raison et le jugement de l’homme, non pas les vôtres seulement, mais ceux de Pierre, Jacques, Paul, en un mot de tous les hommes.

Le rationaliste. Oui.

Le catholique. Eh bien ! la seule doctrine où la conscience, la raison et le jugement de milliards d’hommes aient toujours été d’accord depuis deux mille ans sans interruption, c’est le catholicisme, en qui seul s’harmonisent et s’identifient, comme nous l’avons démontré, tous les sentiments, toutes les idées et toutes les volontés que l’homme peut avoir.

Comme nous le disions déjà dans la préface de notre Dictionnaire des conversions, la méthode catholique n’est autre chose que la communauté spirituelle elle-même mise en pratique et faite institution. En effet, elle pose pour critérium le consentement mutuel, l’adhésion commune des hommes à la Pensée, à la Raison même de Dieu, principe, moyen et fin de toute vérité, et repousse comme le mal et l’erreur tout jugement particulier qui en nie un autre, et qui, se séparant ainsi de ce consentement commun, en rompt et brise l’unité. Cette méthode, qui ne se retrouve complète ni dans l’antiquité ni dans l’ère moderne, constitue l’essence même du catholicisme, qui place la vérité dans une croyance commune, déposée au sein de la société spirituelle et professée par tous ses membres dans tous les âges et dans tous les lieux sans interruption, et qui n’est que le développement successif dans l’espace et dans le temps d’une doctrine immuable et éternelle, rayonnement, communication, incarnation vivante du Verbe, c’est-à-dire de la Pensée, de la Raison de Dieu même. La croyance commune de chacune des sociétés ou églises particulières est représentée par un délégué ou évêque, élu de tous, et chacun de ses délégués réunis en concile constituent la représentation de la croyance commune de toutes les sociétés ou églises particulières, en même temps que la croyance commune à toute la société spirituelle de chaque siècle est celle de toute la société qui l’a précédé dans les siècles antérieurs. De là une solidarité, une communauté spirituelle qui, non seulement relie les hommes dans l’unité d’un seul et même sentiment, d’une seule et même pensée, d’une seule et même vie, et en fait un seul et même esprit dans un seul et même corps, mais encore relie l’homme à Dieu lui-même en cette société et par cette société spirituelle dans laquelle il est immanent, et dont il est le principe, le centre et le but.

Le catholicisme n’est donc pas seulement la doctrine renfermant en elle toutes les doctrines, toutes les idées qu’il est possible à l’homme d’énoncer et de concevoir, c’est encore une société réelle et vivante, embrassant dans son sein tout ce qui est et tout ce qui peut être, et en dehors de laquelle aucune société n’est possible.

En effet, d’après sa propre définition, l’Église ou la communauté spirituelle embrasse non seulement l’humanité de tous les lieux et de tous les âges depuis l’origine du monde jusqu’à la consommation des siècles, mais encore l’humanité dans l’autre vie comme sur cette terre. Contenant à la fois l’espace et l’infini, le temps et l’éternité, le relatif et l’absolu, elle embrasse non seulement toute l’humanité dans sa double vie terrestre et céleste, mortelle et immortelle, mais encore toutes les créatures spirituelles d’une autre nature, et Dieu lui-même, centre, principe et fin de cette universelle communauté. Et cette société à la fois divine, angélique et humaine, n’a qu’un seul et même esprit, une seule et même loi, une seule et même vie.

Jamais la société universelle n’a été et ne saurait être conçue sous un idéal plus magnifique, sous un aspect plus grandiose que dans cette notion de l’Église, qui n’est que la notion même de la société, dans son sens absolu. La communauté spirituelle ou l’Église a donc trois faces correspondant à sa triple position dans le temps et dans l’éternité : – Église triomphante dans la société des justes au ciel et dans la possession complète de Dieu ; – Église militante sur la terre et dans les luttes laborieuses de la formation génésiaque de l’homme ; – Église souffrante dans les épreuves de sa réhabilitation pour ceux qui sont morts dans une certaine violation de sa loi.

Or ces trois sociétés n’en font qu’une à jamais indivisible, dont tous les membres sont solidaires.

 

 

XII. – COMMENT LES INCRÉDULES, QUOIQUE NÉCESSAIREMENT APOLOGISTES INVOLONTAIRES, PEUVENT RESTER INCRÉDULES. – CONCLUSION.

 

Si tout ce que nous avons précédemment démontré est incontestable, s’il n’existe réellement dans le monde qu’une seule doctrine, une seule communauté spirituelle, le catholicisme, dans laquelle toutes les autres sont renfermées comme les parties dans le tout, les négations dans l’affirmation, le néant dans la vie, d’où peut donc naître l’incrédulité ? D’une seule chose, de la liberté, de la volonté humaine. En effet, il ne suffit pas de savoir pour vouloir, au contraire on ne sait que selon qu’on veut. Ce que nous nommons l’évidence n’est pas, comme on le suppose d’ordinaire, un point fixe et invariable qui ne change qu’autant que l’objet change lui-même, c’est pour nous, au contraire, en dehors de la révélation, un point éternellement mobile qui se déplace et se modifie selon les incessantes modifications de la volonté et du cœur de l’homme. Ce point éternellement mobile, tourne, il est vrai, comme nous l’avons montré, dans un point éternellement fixe, le catholicisme.

Le verbe ou la pensée, dans l’homme comme en Dieu, n’est point un principe premier, il est fils. « Notre verbe, dit saint Augustin, est conçu par amour, soit du Créateur, soit de la créature, soit pour l’immuable vérité, soit pour les choses du monde périssable. » Et il appelle la pensée, le verbe humain, fils du cœur, filius cordis. L’Écriture sainte atteste en mille endroits cette filiation de l’intelligence. L’homme de bien, dit l’Évangile, tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur ; et le méchant en tire de mauvaises du mauvais trésor de son cœur ; car la bouche parle de la plénitude du cœur. (Luc. VI, 5 ; Matth. XII, 34, 35.) Ce grand principe, qu’on retrouve dans l’Imitation et que Vauvenargues exprimait ainsi : « Les grandes pensées viennent du cœur » ; ce principe, dis-je, a été reconnu par tous les grands philosophes chrétiens ou rationalistes, anciens ou modernes.

« Quiconque, dit saint Clément de Rome, veut chercher la vérité par lui-même est induit en erreur, car il conclut du visible à l’invisible ; ses inclinations se réfléchissent dans ses conceptions, de sorte que le résultat de ses réflexions n’est autre chose que l’extrait de ses désirs. C’est ce qui fait que les systèmes philosophiques sont si différents les uns des autres. Les philosophes confondent aussi la conséquence de leurs maximes avec la vérité, tandis que toutes les conséquences s’écroulent quand le principe est faux. C’est pourquoi il faut se borner à croire les prophètes. » (Hom. 1, 2, c. 10.)

Dans son Novum organum Aph. (49), François Bacon pose le même principe. « La lumière de l’entendement humain, dit-il, n’est pas toujours une lumière sèche, pour me servir de l’expression d’Héraclite : elle n’est que trop souvent humectée par les infusions de notre volonté et de nos affections ; et voilà pourquoi nos connaissances sont ordinairement telles que le cœur les désire ; car nous croyons bien facilement ce que nous souhaitons être véritable. » Après avoir montré toutes les vérités que l’homme repousse par suite de l’empire de la volonté sur l’intelligence, Bacon conclut : « En un mot, la volonté agit sur l’entendement et l’influence en une infinité de manières qui sont souvent imperceptibles. »

Descartes représente également l’intelligence comme engendrée par le cœur ou la volonté, et Laromiguière a démontré scientifiquement cette vérité en prouvant que toute idée n’est jamais qu’un sentiment transformé.

« Comme nous ne sommes pas tout intelligence, dit J.-J. Rousseau, nous ne saurions philosopher avec tant de désintéressement que notre volonté n’influe un peu sur nos opinions : l’on peut souvent juger des secrètes inclinations d’un homme par ses sentiments purement spéculatifs ; et, cela posé, je pense qu’il se pourrait bien faire qu’il fût puni pour n’avoir pas cru...

« La raison prend à la longue le pli que le cœur lui donne. » (J.-J. Rousseau. Lettre à M*** Bourgoin, 15 janvier 1769.)

La vérité ressemble à un monument gigantesque dont aucun œil humain ne saurait embrasser l’ensemble. Chacun de nous le contemple à un point de vue et sous une perspective diverse : l’un de l’orient, l’autre de l’occident ; celui-ci du nord, celui-là du midi ; l’un d’en haut, l’autre d’en bas ; celui-ci de face, celui-là de profil. Tel spectateur est placé de loin, tel autre de près, tel l’admire à l’éclat du jour, tel l’entrevoit dans l’ombre de la nuit. Chacun ne regarde qu’un détail, une pierre, un fronton, un portique, une frise : encore ne l’aperçoit-il que sous un rayon, sous un angle borné comme la vue de son esprit.

L’habitude, l’éducation, les préjugés, l’intérêt, la passion, le pays, le siècle où l’on vit, un incident, un atome, décident le plus souvent et du point de vue qu’on adopte et du détail monumental où l’on s’arrête. L’homme ne pouvant embrasser à la fois et en même temps tous les aspects, toutes les faces de l’édifice qui est infini, parce que lui-même est un être fini, il en embrasse seulement un coin, un angle qui correspond à ses prédispositions morales, intellectuelles et pratiques, s’y cantonne, s’y retranche, et ne veut rien voir au delà. Pour lui, la vérité, c’est-à-dire l’édifice tout entier, est là et rien que là ; et comme chaque homme diffère de tous ses semblables par ses prédispositions morales, intellectuelles et pratiques, soit natives, soit acquises, chacun voit un détail différent sous un point de vue divers, prétendant que cet angle visuel est le plan d’ensemble et cette pierre la totalité du monument.

Telle est la situation de l’esprit par rapport à la vérité.

En cela les hommes ressemblent encore à une immense multitude, qui, campés sur tous les points du globe, ne verraient chacun que l’horizon particulier, le lieu qu’il habite, et en concluraient chacun que ce lieu, cet horizon est le monde tout entier.

Le mal ou l’erreur, avons-nous dit, c’est ce par quoi les sentiments, les pensées, les volontés de l’homme s’excluent, se limitent, se contredisent et se nient ; le bien ou la vérité est ce par quoi les sentiments, les idées et les volontés s’unissent, s’accordent et s’identifient.

Or, le premier élément de la contradiction, de l’exclusion, de la négation, c’est le moi, la personnalité humaine elle-même ou ce fait par lequel chaque individu sent, pense et veut d’un sentiment, d’une pensée et d’une volonté qui lui sont propres et particuliers. Aussi Pascal disait-il : « Le moi est haïssable. Il a deux qualités : il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il veut les asservir ; car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Chacun tend à soi. Cela est contre tout ordre : il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en politique, en économie, etc. Quiconque ne hait point en soi cet amour-propre et cet instinct qui le porte à se mettre au-dessus de tout, est bien aveugle, puisque rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. » Rien de plus profond que cette remarque de Pascal. En effet, chacun s’attachant à son sentiment, à sa pensée, à sa volonté personnels, exclut et nie par cela même le sentiment, la pensée, la volonté de tous les autres, et les exclut d’autant plus, qu’il s’attache davantage à son sens propre. Or, l’iniquité et l’erreur consistent précisément dans cette exclusion, qui a pour résultat cet antagonisme et tous ses effroyables résultats.

Quel est le remède à cet état de choses, sinon celui que le Christ lui-même nous a enseigné, en disant : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce a soi-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. » (Matth. XVI, 24 ; Marc. VIII, 34 ; Luc. IX, 23.) Le renoncement à soi-même, dont la croix est le symbole et le signe, et le Christ est le type parfait, voilà donc quelle est la voie suprême pour faire disparaître toute contradiction, toute négation, toute exclusion, et partant toute erreur et tout mal sur la terre. En effet, renoncer à soi-même, c’est renoncer à son sens privé, à sa pensée particulière, à sa volonté propre, et sentir, penser, vouloir du sentiment, de la pensée et de la volonté de tous ses frères, partant faire disparaître ce par quoi les sentiments, les idées et les volontés des hommes s’excluent, se contredisent et se nient.

On sait que ce renoncement à soi-même, à son sentiment propre, à sa pensée particulière, à sa volonté personnelle, était la base des institutions monastiques, et jusqu’à quel point il fut professé et pratiqué depuis dix-neuf siècles sans interruption, et l’est encore aujourd’hui.

Est-ce là, comme on l’a dit si niaisement, l’abdication et le suicide de la personnalité humaine ? Tout au contraire, la personnalité humaine s’élargit, s’agrandit, se multiplie en proportion qu’elle vit en un plus grand nombre d’autres personnalités et vit de leur vie. D’ailleurs, l’acte par lequel elle renonce à elle-même est l’acte le plus élevé et le plus complet de personnalité. Perd-on la faculté d’aimer parce qu’on aime tous les êtres et Dieu, qui les embrasse et les contient tous ? Perd-on la faculté de penser parce qu’on pense de la pensée de tous les êtres intelligents et de celle de Dieu, qui est la pensée infinie ? Perd-on la faculté de vouloir parce qu’on veut de la volonté de tous les êtres droits et libres et de celle de Dieu, qui est la spontanéité absolue ? Évidemment non ; mais on décuple, on centuple au contraire sa faculté d’aimer, de connaître et de vouloir, c’est-à-dire sa vie. Tandis qu’on annule au contraire ses facultés, on se suicide moralement, intellectuellement et personnellement en voulant vivre exclusivement en soi-même, on abdique sa personnalité et sa vie précisément en voulant vivre en eux. Aussi le Christ, après avoir commandé à chacun de nous de renoncer à soi-même, ajoute-t-il aussitôt : Car celui qui voudra se sauver soi-même se perdra, et celui qui se perdra pour l’amour de moi et de l’Évangile se sauvera. En effet, que servirait à un homme de gagner tout le monde et de se perdre soi-même. » (Marc. VIII, 35, 36 ; Matth. XVI, 25, 26 ; Luc. IX, 24, 25.)

Après avoir démontré, dans les sept chapitres qui précèdent celui-ci, pourquoi les incrédules sont nécessairement apologistes involontaires du catholicisme, nous venons d’expliquer succinctement, dans ce dernier, comment les apologistes involontaires peuvent rester incrédules. Notre tâche est ainsi complètement remplie, et nous ne saurions mieux la clore qu’en élevant notre esprit et notre cœur vers Celui à qui nous avons demandé de l’inspirer, et en répétant avec le Psalmiste ces belles et consolantes paroles : DIEU EST AU MILIEU DE SES ENNEMIS : Dominus in medio inimicorum (Ps. CIX.)

Puissent-ils eux-mêmes le comprendre, et bientôt cette magnifique unité spirituelle dont l’Europe du moyen âge n’était qu’un premier germe, renaîtra plus profonde, plus indestructible, et plus vaste, pour embrasser le monde !

 

 

Charles-François CHEVÉ,

Dictionnaires des apologistes involontaires,

t. 38 de la Nouvelle Encyclopédie théologique

publiée par l’Abbé Migne, 1853.

 

 

 

 

 

 



1 Œuvres complètes de Voltaire, édition de Kehl, in-12, publiée par Beaumarchais, tome LXXXIX, p. 12 ; t. XLVI, p. 354 ; t. LXXXII, p. 317 ; t. LXXXIX, p. 129 ; t. XLII, p. 178.

2 Nous avons entendu rapporter par des hommes du temps que Pie VII lui avait dit aussi ce mot sublime : « Quoique vous ayez, dit-on, beaucoup étudié le ciel, Monsieur, vous n’y avez pas vu assez haut. »

3 Deluc, Lettre à Barruel, imprimée dans les Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme par Barruel, t. III.

4 Cité de Dieu, liv. II, ch. 22.

5 Le Manuel de saint Augustin ou le Livre de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, adressé à Laurent, ch. 4.

6 Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. 1er, § 16.

7 Liv. Ier, chap. 1er , pp. 315 et 321.

8 Dictionnaire de Théologie, art. Catholicité, Catholique, etc.

9 Commonitorium, chap. 2.

10 Psyc. Emp. 330.

11 Livre II, chap. 1, § 3.

12 (Matth., XII, 25 ; Luc, XI, 17.

13 Lettre à sa famille. – Voy. HALLER dans le Dictionnaire des conversions.

14 (Encyclopédie nouvelle, art. Théologie par Jean Reynaud.

15 (Voy. entre autres la Révélation répandue chez les Gentils avant la venue de Noire-Seigneur Jésus-Christ, et l’Accord des anciens livres de l’Inde avec la Genèse, par Brunati, etc., etc.

16 (De l’influence du christianisme sur le droit, etc.

17 Matth. v. 17, 18.

18 Harmonie de l’Église et de la Synagogue, etc.

19 (Encyclopédie nouvelle, t. VIII, p. 793, art. ZOROASTRE.

20 Soirées de Saint-Pétersbourg.

21 Retract. I. I, c. 13, n. 3.

22 L. I. De serm. Doimni in monte ; I. de vera Relig., c. 16, n. 34 ; c. 26 n. 48 ; c. 27, n. 50.

23 Lettres.

24 Apol. I, n. 7 et 46. Apol. II, n. 10, 13, etc.

25 Contra hæres., I. IV, c. 6, n. 70 ; c. 14 n. 2. Strom. I. I, c. 27, 28, 29 ; I. II. c. 6 et 7.

26 Adv. Jud. c. 1 et 2.

27 Orig., I. IV, Contra Cels., n. 7, 9, 28, 30, 69 ; I. II, n. 78.

28 Saint Cyrill. Contra Jul. I. III, p. 75, 94, 108.

29 Hist. Eccles., I. I, c. 2.

30 10e Discours sur la Providence.

31 Hom. 31, in Evang.

32 Discours sur l’histoire universelle, IIe partie, art. 1, ch. 31.

33 Joan., I, 9.

34 Critique de la raison pure.

35 Commonitorium, c. 29.

36 Échelle sainte, 26, dig ; ; art. 155.

37 Traité de morale, t. II, c. 4, n. 11.

38 Histoire du développement de la doctrine chrétienne.

39 De vita beata, lib. VII, n. 7, p. 669.

40 Tracts fort the Times, n. 85, p. 73, dans l’Histoire du développement de la doctrine chrétienne, par Newman, ch. 1er, sect. 3, § 8.

41 Traduction Dorey, t. I, p. 218, notes du chap. 10.

42 Critique de la raison pure.

43 18e Catéchèse, § 1.

44 Pensées, IIe partie, art. 17, § 13.

45 Joan. II, 9.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net