Le secret de Pascal
par
Jacques CHEVALIER
Il semble que tout ait été dit sur Pascal 1. Il a été, depuis un siècle, étudié avec patience et avec amour par des hommes dont la diversité d’origine, de préoccupations et de croyances est éloquente, – car elle témoigne de la diversité d’aspects de ce prodigieux génie, – et dont la commune admiration ou le commun attrait pour l’homme et pour son œuvre est plus éloquente encore, – car elle prouve que Pascal parle à toutes les âmes et à chacune d’elles. De fait, les amis de Pascal, bien qu’ils ne l’aiment pas toujours pour les mêmes raisons, forment une véritable famille spirituelle où les derniers Jansénistes fraternisent avec les Jésuites, les protestants avec les catholiques, et les purs rationalistes avec les mystiques. Il leur arrive même de se reconnaître sans s’être préalablement connus : tant il est vrai que la fréquentation assidue de Pascal marque l’esprit et les traits mêmes d’un sceau reconnaissable entre tous.
Pour apprécier un tel homme, il faut décidément renoncer à tout parti pris, s’affranchir des vaines querelles et se libérer de l’esprit de système, selon l’exemple même qu’il nous a donné : car, nous dit-il, « je ne prends point cela par système, mais par la manière dont le cœur de l’homme est fait ». Il faut tâcher de voir la manière dont son cœur à lui est fait. Or lui seul peut nous le dire : Pascal seul peut être l’interprète de Pascal. Malgré tout ce qu’on a écrit sur lui, on doit toujours en revenir à ce manuscrit des Pensées qui nous livre et nous dérobe son âme : c’est une source de réflexions inépuisable.
Rien de plus caractéristique que son écriture : elle nous révèle, ainsi qu’on l’a noté, l’activité foudroyante d’une pensée qui allie la fougue et la logique si étroitement qu’elles sont indiscernables. Voyez ce folio 8 du manuscrit où figurent en marge et en tous sens, avec le passage qui donne la clé du pari, les pensées sur la coutume, sur les raisons du cœur, sur le point « se mouvant partout d’une vitesse infinie, un en tout lieu et tout entier en chaque endroit », sur la religion chrétienne « qui seule rend l’homme heureux et aimable tout ensemble », sur le principe qu’« il faut toujours tendre au général ».
Là où Pascal a dicté au lieu d’écrire, on croit entendre le son même de sa voix : il a dicté « malin » ; Mme Périer a écrit « malingre », à cause de l’accent auvergnat. Ailleurs, sa sœur Jacqueline, la personne qu’il aimait le plus au monde, écrit « pour la gloire de Birronne », au lieu de « Pyrrhon » qu’a évoqué Pascal.
Et puis, dans le premier jet d’une pensée qui se donne, les Pensées nous apparaissent ce qu’elles sont : un drame. Pascal, sans nous prévenir, fait constamment intervenir son interlocuteur. « Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu’obscurité. Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis Dieu ? » La fameuse ligne : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », cette ligne admirable qui a tant scandalisé certains, est à mettre dans la bouche de l’incrédule, car, pour Pascal, si « l’espace me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends ».
Dans un tel texte, le moindre détail importe. Au folio 21 Pascal écrit : « Quelle vanité que la peinture (sans virgule) qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux » : c’est-à-dire cette sorte de peinture en trompe-l’œil qui consiste uniquement en la ressemblance, et qui n’est que la caricature de l’art véritable dont il a dit : « Il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. » Ce mot emporte tout. Il semble que toute la beauté, toute l’harmonie de l’univers y soit incluse : comme une goutte d’eau reflète le ciel. De ce point Pascal a tout vu : depuis le fameux théorème de l’hexagone inscrit dans lequel il comprit, à l’âge de seize ans, toutes les propriétés (les sections coniques, jusqu’à l’ultime doctrine des lettres à Mlle de Roannez et des Pensées qui considère la nature et ses différents ordres comme les images et perspectives multiples d’une réalité tout à la fois diverse et unique : car « tout est un, tout est divers ».
Et cela, Pascal ne l’a pas seulement conçu, il l’a réalisé. C’est un artiste complet. De là cette forme inimitable, qui n’est que la traduction du mouvement et de la forme intérieure de l’âme, à laquelle nulle autre ne saurait être comparée dans la langue française. Quelle architecture dans le fragment des deux infinis ! Quels traits incisifs de dessinateur-né :
« Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. »
« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »
« L’homme n’est ni ange ni bête. »
« Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’il s’en soûle et qu’il y meure. »
« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais. »
« On mourra seul. »
Et surtout, et partout, ce nombre, si sensible dans les strophes de la Prière pour le bon usage des maladies, ces résonances, ce coloris, ce rythme, nés des antithèses, ombre et lumière, misère et grandeur, l’homme et Dieu, qui apparentent la forme de Pascal au clair-obscur des Vénitiens et de Rembrandt, les Pensées aux Béatitudes de César Franck : rythme ternaire comme la Trinité des Personnes divines, en qui se réconcilient l’unité et la diversité. Cette forme, c’est tout Pascal. Derrière les idées et le verbe qu’il manie, on sent le frémissement de l’homme. Et c’est cela qui importe.
De Pascal plus que de tout autre il est vrai de dire que l’homme explique l’œuvre, et que pour comprendre l’une il faut retrouver l’autre : tant vaut l’homme tant vaut l’œuvre. Or deux traits caractérisent l’homme et contribuent à faire de son œuvre, par un privilège probablement unique, un monument impérissable dont pas une ligne n’est à retrancher ni à modifier. D’abord, Pascal, en mathématique comme en physique, ou en exégèse, n’affirme jamais au delà de ce qu’il sait ; en toutes choses, selon le précepte de son père, soucieux de tenir toujours son esprit au-dessus de son ouvrage, il observe « ce juste milieu et ce parfait tempérament qui ne permet que de décider des choses évidentes et qui défend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas » ; jamais il ne comble les lacunes de l’expérience ou n’en prolonge les données à l’aide de théories, de concepts ou d’imaginations ; et il ne la dépasse que dans le sens et dans la mesure où elle nous contraint à la dépasser. D’autre part, Pascal préfère la chasse à la prise et le combat à la victoire ; il préfère la recherche à la possession : « Console-toi, lui dit Jésus, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » Il a le sentiment vif que l’intérêt d’une chose réside dans le problème qu’elle soulève plutôt que dans la solution qu’elle comporte : solution le plus souvent artificielle, qui se contente d’assigner un nom à l’incompréhensible et de l’assimiler sans le comprendre, en perdant le sens fécond de son incompréhensibilité, c’est-à-dire de sa réalité. Voir le problème où il se pose, le mystère où il est, tel est le propre de la raison : elle ne le résout qu’en le supprimant. Ainsi Pascal ne ferme jamais les fenêtres : il ouvre une voie, il donne un élan vers l’infini.
C’est là ce qui le sépare de Descartes. De ces deux géants de la pensée moderne, l’un, Descartes, est surtout avide de certitude, tandis que l’autre, Pascal, cherche avant toutes choses la vérité. Dans la recherche même, Descartes mêle, Pascal sépare, la prudence de l’investigation qui se soumet à l’expérience et la hardiesse de l’invention qui la domine et la recrée. Pascal ne se risque, mais alors avec une audace extrême, que lorsqu’il a assuré son point de départ avec une extrême circonspection. C’est là ce qui constitue la valeur définitive de tout ce qu’il a dit, qui est « frappé en médaille », ainsi que l’énonçait un grand mathématicien dont la pensée métaphysique est aux antipodes de la sienne : en sorte que les choses qu’il a découvertes et exprimées ne peuvent être formulées autrement qu’il ne l’a fait. C’est là encore ce qui explique qu’il ait pu ouvrir à la pensée une voie entièrement nouvelle, où, cas peut-être unique dans l’histoire des sciences, il n’a pas eu de précurseurs : le calcul des probabilités, cette « géométrie du hasard », qui devait opérer une révolution totale de la logique humaine, qu’il découvrit en 1654 en même temps que Fermat, qu’il établit par les méthodes les plus simples, et cela au moment même où son esprit était sur la voie de Dieu.
Mais, ici, se pose à beaucoup l’angoissante question qu’on ne sait comment résoudre : car à partir de cette date il semble que Pascal nous ait abandonnés, en abandonnant toutes les sciences et les recherches humaines. De fait, lorsqu’il a trouvé Dieu, dans la nuit du 23 novembre 1654, Pascal se rend compte qu’il lui faut tout donner, parce qu’on ne peut faire une part à l’infini dans sa vie. Il lui donne donc tout. Mais ce don total n’abolit pas le reste, il le transfigure. En Dieu, Pascal retrouve et comprend tout ce à quoi il a renoncé pour Dieu ; en Dieu il voit les choses dans leur vraie lumière, avec leur sens et leur direction, qui ne font qu’un. C’est là le secret de Pascal, c’en est le mystère et, pour certains, le scandale : mais c’est un mystère qui éclaire tout.
Les faits d’abord nous interdisent de penser, comme Mme Périer voudrait nous le faire croire et comme on l’a prétendu maintes fois depuis pour de tout autres fins, que Pascal, le 23 novembre 1654, ait abandonné à tout jamais les sciences pour la religion ou la « mystique ».
On connaît la légende, forgée de toutes pièces au XVIIIe siècle et accréditée par Voltaire, d’après laquelle, à la suite de l’accident du pont de Neuilly, lui-même peut-être légendaire, la raison de Pascal aurait sombré dans une folie mystique telle qu’il croyait toujours voir un abîme ouvert à sa gauche. Les médecins ont fait justice de ces légendes. Pascal n’a jamais rien eu d’un fou ni d’un halluciné : il est mort, en quatre jours, d’une encéphalite hémorragique, consécutive peut-être à une tuberculose intestinale qui avait débuté à deux ans par le « carreau » ; mais, chez lui, on ne trouve nul symptôme clinique de délire ni de monomanie ; il avait une volonté d’une ténacité admirable, une mémoire et une lucidité prodigieuses, un équilibre souverain : comme sainte Thérèse, comme tous les véritables mystiques.
Un mystique : Pascal le fut assurément. Mais il faudrait s’entendre à ce sujet. Laissons de côté les formes aberrantes du mysticisme, qu’a si bien décrites le baron Seillière. Maurice Blondel a dit justement que les mystiques, les vrais, sont les plus raisonnables des hommes. Bergson n’a pas eu tort de leur demander des lumières sur l’expérience ultime, et sur le sens du mouvement de l’univers qu’ils prolongent. Leur pénétration, qui est étonnante, passe de loin celle des philosophes de profession. Et l’on peut affirmer sans crainte d’erreur qu’au principe de toute découverte scientifique on trouve une intuition mystique. Cela est vrai de Descartes, dont tout le système n’est que le déroulement de la révélation qu’il reçut de l’Esprit de Vérité dans la nuit de la Saint-Martin 1619 ; cela est vrai de Leibniz qui découvre dans une pensée de sainte Thérèse sur la relation de l’âme à Dieu la matière d’une de ses hypothèses fondamentales ; cela est vrai encore de Newton, qui voit dans l’Espace et le Temps les organes de Dieu et fonde là-dessus sa conception du mouvement absolu ; sans parler d’Ampère, qui saisit dans la Vérité les vérités partielles et leur enchaînement, ou d’Henri Poincaré qui assimile à une « illumination », à une « révélation », la découverte qu’il fit des fonctions fuchsiennes sur le marchepied d’un omnibus. En vérité, comme l’a écrit Claude Bernard dans ses Notes sur la Philosophie, jamais la métaphysique ne disparaîtra : ç’a été l’erreur des positivistes de vouloir exclure la métaphysique et la religion, car l’une et l’autre sont nécessaires à l’homme. Et nous ajouterons : elles sont nécessaires au savant créateur. Pascal en est la preuve éclatante.
Rien de plus artificiel que d’imaginer un Pascal d’abord savant, puis mondain, puis chrétien. Pascal a été simultanément un savant, un homme, un chrétien ; mais, à mesure qu’il a mieux connu ces trois ordres, il les a mis à leur vraie place : le mathématicien Painlevé a fort bien vu cela. Pascal n’avait pas attendu sa fameuse nuit pour connaître Dieu, pour voir en lui, comme il le dit à la fin du Traité des Puissances numériques, « la liaison toujours admirable que la nature éprise d’unité établit entre les choses les plus éloignées en apparence », et cette double infinité dont le Créateur a marqué tout l’univers visible : le télescope lui révélait l’infini en grandeur, mais par la seule puissance de son intuition Pascal pressentit, avant l’utilisation du microscope, cet infini en petitesse qui nous donne, avec l’autre, la clé de l’univers et qui situe l’homme à sa vraie place, à égale distance entre l’astre et l’atome, entre tout et rien.
On prétend qu’il abandonna les sciences après la nuit du 23 novembre 1654 ; mais le fait est là : la grande découverte mathématique de Pascal, celle de l’aire de la cycloïde, en 1658, date précisément de l’époque où il a tout donné à Dieu, où comme Jacob il lutte avec l’ange, je veux dire avec la Vérité dont on n’a jamais fini d’avoir raison. Pour calmer une rage de dents, il résolut en une nuit le problème de la roulette ou cycloïde, puis, après un défi à tous les géomètres de l’Europe, il rédigea sa solution, à la demande du duc de Roannez, qui précisément prévoyait l’objection des modernes contempteurs. Or si de cette surprenante découverte Pascal, inventeur de la machine arithmétique, a négligé de tirer un algorithme, c’est parce qu’il dédaignait ces artifices spéculatifs, qui dispensent la raison d’un effort chaque fois renouvelé pour comprendre les choses. Mais l’algorithme y était : Leibniz, il l’avoue, a tiré la différentielle du Traité des sinus de quart de cercle de Pascal. Et il y a là, Émile Picard, Maurice d’Ocagne et Cantor l’ont montré, beaucoup plus qu’un algorithme : l’usage des types d’intégrales les plus variés, le raisonnement par récurrence, l’alliance de la finesse et de la géométrie, et jusqu’à l’emploi d’une quatrième dimension, dont il s’excuse.
Et puis, il y a les Pensées. Sans la nuit du 23 novembre nous n’aurions pas ce livre, le plus beau de la langue française, qui certes vaut bien un algorithme ! Comme les Provinciales, mais avec plus de sérénité, comme la Roulette, mais d’une manière plus humaine, les Pensées, par delà les vérités, vont chercher la Vérité qui les fonde, les lie et les explique parce qu’elle les engendre. Il est difficile de dire ce qu’eût été le livre lui-même dans son état d’achèvement : peut-être Pascal est-il mort avant de le savoir lui-même. Mais nous connaissons, sinon le plan définitif des Pensées, du moins le dessein que Pascal avait conçu et qu’il exposa en 1659 à quelques amis. Nous avons deux témoins de cet exposé : le fragment A. P. R. dont le début et la conclusion seuls ont été rédigés par Pascal, avec de grands blancs pour le corps, ainsi que nous faisons tous pour nos notes de conférences ; et le discours de Filleau de la Chaise, qui eut l’avantage de n’être pas janséniste et de n’être pas trop intelligent, ce qui fait de lui un historien digne de foi 2. Une comparaison attentive des deux textes nous permet de retrouver à coup sûr le dessein des Pensées. Elle marque en particulier la place que devait y tenir le pari, et nous permet ainsi de rendre son véritable sens à cet argument méconnu de beaucoup.
Si le pari vient avant toute preuve de Dieu, l’argument est sans valeur. En effet, l’avantage ou espérance mathématique se définit comme le produit du gain par la chance. Or, ici, le gain c’est l’infini : mais, s’il n’y avait aucune chance que l’infini existât, il serait absurde de parier pour lui, car l’infini multiplié par zéro ne donnerait jamais que zéro. Il faut donc qu’il y ait au moins une chance que l’infini existe pour qu’il y ait avantage à parier pour lui (et nous disons « avantage » au sens mathématique du mot, car le gain escompté ressemble si peu à un calcul d’intérêt qu’il consiste au contraire, ainsi que Lachelier l’a parfaitement vu, dans le renoncement généreux à tout intérêt, dans le sacrifice de notre moi et la pratique de toutes les vertus). Or la preuve, la chance que Dieu existe, – cette chance sans laquelle il serait vain de renoncer aux biens présents et de parier pour le bien suprême, l’union de l’âme avec Dieu, – elle est là : au point précis où Pascal et Filleau de la Chaise ont écrit Incompréhensible, c’est-à-dire après que Pascal a ouvert les deux états de l’homme, montré que ni les philosophies ni les religions n’ont su les garder tous deux ni en rendre raison, et que la Bible seule l’a fait, en expliquant l’un de ces états (la grandeur) par la création, et l’autre (la misère) par cette sorte de catastrophe géologique qui s’est produite dans l’histoire de l’homme et que la Bible dénomme le péché originel. Là, je veux dire à ce point, Pascal a démontré à l’incrédule, au joueur, pourvu qu’il soit de bonne foi, qu’il y a au moins une chance que la Bible dise vrai et que Dieu soit, et, là-dessus, il le presse de parier que Dieu est et de lui tout donner. Or la destination du pari sort de là : il doit mettre en branle l’esprit et plier la machine par ces « raisons de volonté » que la raison ne comprend pas. Il doit, ainsi que l’indiquent les lignes émouvantes sur lesquelles il s’achève, contraindre raisonnablement l’esprit à se renoncer, à se désavouer, à se soumettre, bref à parier sans comprendre pour comprendre.
Ainsi le pari aide l’homme et le savant lui-même à aller toujours plus avant dans la voie du vrai et du bien. Il renverse les obstacles. Il dénonce cet absolutisme humain qui, en nous faisant méconnaître nos limites, constitue le seul péril vraiment mortel pour l’homme, pour son intelligence, pour sa civilisation. Il brise l’orgueil de l’esprit, qui est le grand obstacle à la vérité : car la vérité, comme la justice, ne peut être connue et pratiquée que de ceux qui ont renoncé une bonne fois au désir inlassable qu’a l’homme de se croire ou de se faire Dieu, pour se soumettre au verdict souverain des faits et aux démentis que nous inflige l’expérience, ce langage de Dieu même. En d’autres termes, il faut, selon le mot quelque peu paradoxal d’un vieux praticien, qu’un médecin ait tué par théorie beaucoup de ses malades avant qu’il apprenne à guérir les hommes contre les théories. Heureux encore si le théoricien se plie aux dures leçons de l’expérience et pour elle renonce aux théories auxquelles est attaché son nom ! Or toutes les grandes découvertes ont été faites ainsi, par hasard, par risque, par une sorte d’abdication provisoire de la raison qui a eu le courage et l’humilité de renoncer à ce qu’elle croyait être la vérité pour adhérer à la Vérité même. Abdication toute provisoire d’ailleurs, car elle prépare l’intelligence véritable : les faits que nous impose l’expérience nous apparaissent absurdes, incompréhensibles, et nous sommes naturellement enclins à les nier ; mais cet incompréhensible n’est tel que pour notre raison finie ; il est éminemment réel, car sans lui le réel serait absolument INCOMPRÉHENSIBLE. Ainsi de l’existence du vide ; ainsi de l’infinie divisibilité de la grandeur continue, qui fait qu’un espace fini est égal à l’infini ou que la moitié d’une ligne a autant de points que la ligne totale, etc. On disait à Pascal : « Cela est incompréhensible. » Il réplique : « Si cela est, c’est donc que cela n’est pas incompréhensible. » Seulement, ajoute-t-il aussitôt, – et par là Pascal physicien est le créateur de la science expérimentale, – on ne pourra voir ce qui est qu’à condition de s’affranchir des préjugés et des théories pour se soumettre aux expériences, – bref à condition de « s’abêtir ». Qui veut faire l’ange fait la bête. Mais qui s’abaisse sera élevé, qui se renonce se trouve. Toute croyance dans l’humanité n’est-elle pas un renoncement et un risque ? Mais c’est un beau risque, disait déjà Platon dans le Phédon en parlant de la vie de l’âme après la mort.
C’est de là que la méthode pascalienne tire sa fécondité, qui est prodigieuse. En veut-on quelques exemples ? La méthode de convergence de données indépendantes, qui est pour Pascal preuve de la vérité des prophéties, des Évangiles, etc., et dans laquelle Cournot discerne la méthode de toute la science, est ce qui nous explique, par exemple, pourquoi la nature nous a donné plusieurs sens : si les données entièrement indépendantes, de la vue, de l’ouïe, du toucher s’accordent, cette convergence ne peut s’expliquer que par l’existence réelle de l’objet que nous appréhendons ; et voilà le moyen de discerner la perception de l’hallucination, le fait de l’illusion.
Il y a aussi son exégèse, qu’on a tant décriée faute de la connaître, et qui, par un coup de génie, ainsi que l’a montré le P. Lagrange, ose traiter la Bible comme un fait, sans tenir compte de son inspiration, et, en lui appliquant strictement les règles de la méthode historique, prouve qu’elle constitue quelque chose d’unique.
Et ses vues sur la coutume : prenez de l’eau bénite, faites le geste, comme si vous croyiez, et vous croirez. Karl Marx n’a pas agi autrement pour convertir le peuple au socialisme et obtenir des individus, à leur insu, qu’ils abdiquent leur liberté, en leur faisant faire le geste collectif. Mais on peut tourner le procédé contre lui par une coutume contraire.
Et sa politique de renversement du pour au contre : il faut agir comme le peuple, avec une pensée de derrière, et maintenir ainsi la tradition ou la coutume en la renouvelant du dedans ; mais c’est là ce dont les sages et les habiles de ce monde sont incapables, et ce que peut seul accomplir un homme qui s’est élevé de l’ordre des corps et de l’ordre des esprits à l’ordre de la charité, seul garant de la paix parmi les hommes. Car par ce moyen on évite la guerre civile, qui est le plus grand des maux, sans pour cela empêcher, mais en assurant au contraire, le progrès de l’humanité dont le principe est que l’homme n’est fait que pour l’infinité.
Enfin il faudrait qu’on inscrivît au fronton de Genève la phrase de Pascal : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. »
Malheureusement, les hommes ne peuvent comprendre deux choses à la fois, et c’est la source de tous leurs maux. S’ils ont la force, ils se moquent de la justice ; si par hasard ils ont la justice, ils croient pouvoir se passer de la force. Et ils ne corrigent un excès que par l’excès contraire. Or la vérité, dit Pascal, est faite de l’union intime, mais de l’union en hauteur, des deux contraires : force et justice, autorité et liberté, nature et grâce, immanence et transcendance, image de l’union des deux natures, humaine et divine, en Jésus-Christ.
Jésus-Christ : le vrai Dieu des hommes. En lui se résout l’énigme de notre nature. Car le double mouvement qui porte l’homme, par l’amour-propre, à tout ramener à soi, et, par le divertissement, à sortir toujours de soi, – marque d’un double instinct, qui nous fait nous fuir à cause du ressentiment de nos misères continuelles, et nous chercher à cause de la grandeur de notre première nature, – ce double mouvement d’où naît la contrariété de notre nature, avec l’agitation et l’instabilité de notre vie, est au contraire le principe de notre stabilité, de notre repos et de notre joie, lorsque nous savons lui donner son objet, qui est le bien universel, l’Être universel. Lui seul est à la fois hors et dans nous : en nous, parce qu’il nous est plus intimement présent à nous-même que nous-même ; hors de nous, parce qu’entre lui et nous il y a la distance infinie qui sépare la créature de son Créateur. En sorte qu’en l’aimant nous contentons nos deux instincts : nous nous aimons nous-même, et nous aimons infiniment plus que nous. Ainsi en Dieu notre nature s’achève et se parfait. En lui s’établit la paix, par la communauté des biens qui se multiplient en se partageant ; en lui s’apaisent les haines, les rivalités et les guerres qui viennent de ce qu’on s’attache aux biens qu’on ne peut posséder sans en priver les autres : en lui se réalise donc la vraie justice, qui est inséparable de la charité vraie ; en lui s’établit l’égalité des hommes, qui ne doit pas être fondée sur l’envie mais sur l’amour ; qui respecte l’ordre, mais en le haussant à un niveau supérieur ; qui élève le peuple à l’intérieur et abaisse les superbes à l’extérieur ; et qui met au-dessus de tout l’esprit de simplicité et de confiance, sans lequel l’homme ne saurait vivre ni mourir comme il faut.
Par là Pascal est le plus moderne des hommes. Par là il est plus près de nous qu’aucun autre 3, et livre à chacun de nous son secret. C’est que Pascal, comme Platon, seul peut-être entre tous les philosophes, a cru qu’il n’est pas de vérité, si haute et si profonde soit-elle, qui ne puisse être rendue accessible à toutes les âmes de bonne volonté. Je crois que l’heure viendra où il ne sera pas seulement admiré pour son génie mais pour son âme, et où l’on suivra ses idées qui, après l’indigence philosophique du XVIIIe siècle, après l’anarchie intellectuelle et morale du XIXe, nous indiquent où nous devons trouver ou chercher, – car trouver c’est chercher encore, – la lumière et la force, pour le salut de la civilisation humaine et de l’homme lui-même.
Jacques CHEVALIER, Cadences, Plon, 1939.
1 Pour toutes références et justifications, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à nos précédents travaux : Pascal (Plon), éditions des Pensées (Boivin) et de l’Œuvre de Pascal (N. R. F.), le Pascal des Grands cœurs (Flammarion), une étude sur la Méthode de Pascal (Revue de métaphysique, 1923), le Discours prononcé à Clermont pour le troisième centenaire de la naissance de Pascal (9 juillet 1923), Une heure avec Pascal (de Frédéric LEFÈVRE, dans les Nouvelles littéraires du 12 septembre 1936) ; ainsi qu’à l’inédit de Claude BERNARD publié par nous chez Boivin : Philosophie.
2 On en pourrait dire autant du témoignage de Beurrier, le curé de Saint-Étienne-du-Mont, sur les derniers moments de Pascal et son abandon de la position janséniste : Beurrier, qui n’était pas de Port-Royal, a raconté tout simplement ce que lui avait dit Pascal de ses dissentiments avec ses amis, ce qu’il eût été trop de leur demander de faire ! Nous y trouvons la confirmation du fait qui s’impose à la lecture des Pensées. Port-Royal a tenu dans la vie de Pascal une très grande place, et une place méritée. Mais lui-même l’a déclaré dans la dix-septième Provinciale : « Je ne suis point de Port-Royal. Je n’ai d’attache sur la terre qu’à la seule Église catholique, apostolique et romaine. » Quant à la dure théologie janséniste, qui avait gâté l’esprit de Port-Royal, elle n’a été qu’un fait accidentel dans l’histoire de Pascal, et elle n’a guère laissé de trace dans son œuvre, si l’on excepte peut-être la place quelque peu excessive qu’il a faite au péché originel dans l’économie de la doctrine chrétienne et pour l’explication même de notre misère, qui est très explicable naturellement. Pascal était augustinien, mais il n’était pas janséniste. Et le jansénisme nous a masqué longtemps le véritable dessein des Pensées.
3 « Quand je lis Pascal, il semble que je me relis », écrit Stendhal le 29 brumaire an XIII. « Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme. » (Pensées, Filosofia nova, éd. du Divan, 1931, t. II, p. 353.)