Églises sans Dieu
par
Yvan CHRIST
Domine, dilexi decorem domus tuae,
et locum habitationis gloriae tuae. (Ps. 25.)
« JE contemple ces vieux monuments du catholicisme avec autant d’amour et de respect que ceux qui dévouèrent leur vie et leurs biens à les fonder : ils ne représentent pas pour moi seulement une idée, une époque, une croyance éteinte ; ce sont les symboles de ce qu’il y a de plus vivace dans mon âme, de plus auguste dans mes espérances. Le vandalisme moderne est non seulement à mes yeux une brutalité et une sottise, c’est de plus un sacrilège 1. » Un chrétien de notre temps, s’il est conséquent avec lui-même, ne peut que souscrire à cette profession de foi de Montalembert, vieille de cent trente ans et à laquelle il est impossible de changer un mot. « Seigneur ! j’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. » Le psaume 25 figure dans les prières liturgiques de la messe. Il a été gravé, en 1648, sur un des murs extérieurs de l’église dijonnaise Saint-Philibert. Or, celle-ci, de la Révolution à nos jours les plus récents. a été tour à tour affectée au logement des chevaux de la garnison, à un magasin de subsistances de l’armée et à une gare routière avant de trouver grâce aux yeux de la municipalité qui, non sans de longues hésitations, a daigné mettre fin à une situation proprement ignoble. L’église romane Saint-Philibert de Dijon n’a certes pas été rendue au culte : à peu près réparée, elle abrite, depuis une dizaine d’années, des expositions temporaires. Il reste que plus d’un siècle et demi a été nécessaire pour que cessât, matériellement du moins, le sacrilège.
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Qui dressera la liste exhaustive de tous les édifices religieux de la France, brutalement désaffectés et déshonorés en permanence par d’indignes destinations et qui n’ont jamais recouvré leur équilibre originel ? Nul érudit ne s’est encore, à ma connaissance, attaché à mener à bien une telle besogne qui devrait être méthodiquement entreprise, pour chaque département, par chacune des sociétés savantes de notre pays – sinon par l’État lui-même et par son Service des Monuments historiques... Un inventaire de cet ordre serait tout à fait indispensable : ne permettrait-il pas aux diverses collectivités locales, avec le concours de l’État, des autorités ecclésiastiques et des associations culturelles, de prendre leurs responsabilités face à un problème qui, du double point de vue spirituel et matériel, ne devrait pas plus laisser indifférent un chrétien qu’un artiste ?
Il n’y a peut-être pas de problème plus irritant et plus difficile à résoudre que celui-là, en l’état de la civilisation actuelle et de sa déchristianisation. Affirmons-le : les milliers d’églises françaises – paroissiales ou conventuelles – qui ont été désaffectées par la Révolution ne pourront retrouver leur vrai sens qu’après avoir été restituées au culte catholique... Ce n’est là qu’une vue de l’esprit, de l’esprit chrétien. Notre temps nous condamnant au réalisme et à l’« efficacité », c’est, le plus souvent, vers d’autres solutions, théoriquement provisoires, qu’il faut se tourner, la mort dans l’âme.
Ceux qui, de par leurs fonctions officielles, ont à connaître d’un tel problème, s’appliquent parfois à apaiser les intransigeants : certaines affectations sacrilèges ont, prétendent-ils avec une fière assurance, préservé d’une destruction totale des monuments religieux qui, laissés à peu près inoccupés aux lendemains de leur sécularisation, n’eussent pas tardé à être abattus... Il va de soi que la pire des affectations vaut mieux, en principe, qu’une ruine totale ou partielle. Une telle constatation ressemble fort à une lapalissade : elle autorise tous les abandons, elle favorise toutes les démissions. « Les choses comme les hommes doivent subir leur destinée », disait déjà Remy de Gourmont avec un détachement qui se voulait « philosophique » et, en fait, avec beaucoup de lâcheté morale et intellectuelle 2.
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Le mois dernier, je rendais compte ici même du livre que M. Marcel Durliat a consacré à l’art dans le royaume de Majorque 3. Quelques pages y sont consacrées à l’ancienne église des Carmes de Perpignan qui, transformée, dès longtemps, en caserne et incendiée par les Allemands en 1944, s’est écroulée au début de 1961, faute d’avoir été réparée avec diligence. Si l’édifice avait été retiré des mains de l’armée, s’il avait été régulièrement entretenu et s’il avait reçu une affectation plus conforme à sa « destinée », la double catastrophe ne se serait certainement pas produite. Le même ouvrage mentionne deux autres édifices religieux de la même ville, à savoir l’ancienne église des Dominicains, attribuée depuis le XIXe siècle au Service du Génie militaire, et l’ancienne église de la Merci, occupée par un menuisier. Archéologue ennemi de la polémique, M. Marcel Durliat n’a pas cru devoir insister sur des cas aussi scandaleux, aussi périlleux que ceux-là... Les documents photographiques reproduits au cours de sa parfaite étude parlent d’eux-mêmes. À la vérité, ce n’est point entamer une polémique vaine que d’affirmer avec solennité que le sort réservé, au milieu du XXe siècle, à une église gothique du XIVe siècle comme celle des Dominicains de Perpignan, qui forme le centre d’un des plus remarquables ensembles monastiques de tout le Roussillon, démontre la foncière impuissance de notre temps à redresser une situation qui, faute d’imagination créatrice et de volonté constructive, se perpétue pour sa plus grande confusion et pour son déshonneur.
« Rien n’est sinistre comme ces églises enlevées au culte et transformées vaille que vaille : des cadavres 4. » Historien de l’architecture des Jésuites, M. Pierre Moisy s’exprime en toute connaissance de cause. Il sait, par exemple, que la chapelle de l’ancien collège jésuite de Limoges tient lieu de salle de gymnastique, que celle de Carpentras est occupée par une société sportive, que celle de Pamiers a été mise à la disposition d’un cinéma. À Lyon, c’est une chaufferie qui a été récemment installée dans la précieuse chapelle de la Congrégation des Messieurs 5. Pour résoudre le problème, il est périodiquement question, tant à Lyon qu’à Limoges, de détruire ces « anachroniques » chapelles du XVIe siècle qui n’ont, dit-on, aucun rôle à jouer au sein de lycées modernes... Pour mémoire, rappelons que, sur quatre-vingt-sept églises de collèges construites par la Compagnie de Jésus, vingt-sept ont été démolies, c’est-à-dire près du tiers. L’édifiante statistique doit être rapprochée de celle-ci : cent trente églises et chapelles furent détruites, à Paris, entre 1790 et 1861. Combien d’entre elles avaient reçu quelqu’une de ces affectations utilitaires qui rassurent à si peu de frais nos légères administrations ? Un marchand de meubles occupe, à Dole, l’ancienne chapelle des Dames cisterciennes d’Ounans, construite entre 1629 et 1632 par les Bénédictins Dom Cathiset et Dom Duchesne 6. Or, le ministère de l’Éducation nationale (qui, avec l’armée, est un des grands responsables du vandalisme) va jeter son dévolu sur le couvent et sur la chapelle, qui sera définitivement séparée en deux étages et dénaturée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur...
Je dois résister à l’amère tentation de grossir démesurément cette liste. On la complétera en se reportant à l’étude de M. Paul Léon intitulée La vie des monuments français 7 et où cent et un exemples du même ordre sont recensés (la chapelle Saint-Yves de Rennes transformée en quincaillerie, l’église Saint-Pierre de Senlis devenue un marché après avoir abrité une écurie, puis une fabrique de chicorée, etc.). Un autre ouvrage doit être rapproché de celui-là : dû à M. Marcel Aubert, avec la collaboration de Mme la marquise de Maillé, il constitue la plus complète des études qui aient été consacrées à L’Architecture cistercienne en France 8. C’est que, parmi toutes les anciennes abbayes françaises, celles des fils de saint Bernard ont subi le plus durement les coups du sort. De celles qui survécurent aux guerres de religion, écrit l’auteur, « bien peu échappèrent à la destruction systématique qui suivit la Révolution. Un certain nombre furent transformées en fermes, en fabriques, c’est ce qui les sauva, et l’on peut encore aujourd’hui, dans leurs bâtiments usés, défigurés, ruinés, retrouver les traces de l’art puissant et logique des Cisterciens ». J’ai dit ce qu’il fallait penser de ce traditionnel argument... Aussi bien, les fûts et les tonneaux qui sont entreposés dans l’ancienne abbatiale cistercienne de Valmagne (Hérault), convertie en chais, ne sont pas moins préjudiciables à l’unité monumentale de l’édifice et à sa sécurité, que les bottes de paille qui, aux Dominicains de Perpignan, occupent l’emplacement du maître-autel et étouffent les chapelles latérales. Classées ou non par l’État (maintes d’entre elles n’ont même pas été jugées dignes de cet honneur...), ces ci-devant églises n’en sont pas moins soumises à tous les opprobres, promises à tous les dangers.
Jamais un chrétien ne considérera sans un frémissement un sanctuaire consacré auquel, depuis plus d’un siècle et demi de sécularisation et de laïcisation, la contre-civilisation nouvelle n’a pas encore pu parvenir à restituer une part, si minime fût-elle, de sa haute dignité première.
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Reconnaissons-le : un certain nombre d’églises désaffectées connaissent un sort moins pitoyable. Il en est qui ont fini par être transformées en musées d’art et d’archéologie, en dépôts lapidaires, en bibliothèques, en salles de concerts ou de conférences, destinations honorables, certes, qui, matériellement et esthétiquement, constituent autant d’excellentes solutions de sauvegarde, mais qui, spirituellement, ne sont que douloureux palliatifs... Récemment, l’ancienne abbaye cistercienne de Noirlac (Cher), désaffectée sous la Révolution et successivement occupée par une fabrique de porcelaine, par une communauté de religieuses (dissoute en 1901), par des réfugiés de la guerre civile espagnole et par un hospice de vieillards, a été remise en état par le département avec le concours du Service des Monuments historiques. « Le conseil général du Cher a accepté ce principe d’en faire un centre international où sera évoquée l’histoire de l’ordre de Cîteaux 9. »
Il va de soi qu’à cette solution heureuse, mais essentiellement bâtarde, un chrétien préférera celle qui l’a emporté, il y a peu, au profit de l’illustre abbaye bénédictine du Bec-Hellouin (Eure) où la Révolution avait installé un dépôt d’étalons auquel succédèrent un dépôt de remonte et un dépôt de transition. Cette affectation monstrueuse n’a pris fin qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Sous le Premier Empire, la magnifique église abbatiale avait été détruite. On le constate une fois de plus : ce n’est point l’occupation militaire qui a pu, bien au contraire, empêcher l’accomplissement d’un acte de vandalisme caractérisé !... Aujourd’hui, restaurée par les soins de l’État, l’abbaye revit de sa vie propre. Le titre abbatial a été relevé et des Bénédictins de Cormeilles-en-Parisis se sont installés au Bec-Hellouin 10. Ainsi, l’abbaye normande n’est-elle point, comme Noirlac, « un monument devenu inintelligible ..., d’une croyance oubliée » – pour reprendre l’expression de Marcel Proust 11. La Varende faisait écho à un propos aussi juste et aussi fort que celui-là : « Les moines, disait-il, apparaissent comme les mainteneurs logiques de ces Maisons qu’ils ont créées ; ils y ajoutent, par la beauté de leur liturgie, leur science et leur art : par leur seule présence. Toute tentative qui ne les comprendrait pas n’arriverait qu’à exhiber, une fois de plus, des logis vides, des corps sans âme 12. »
M. Achille Carlier, dans le grand traité qu’il a consacré aux Anciens monuments dans la civilisation nouvelle 13, a formulé un certain nombre de réserves quant à la réaffectation des édifices religieux, du moins lorsque ceux-ci, trop dégradés ou partiellement ruinés, devraient être abusivement restaurés pour permettre le déroulement normal du culte. « La méprise – la tragique méprise ! – est d’avoir confondu l’idée de la “restauration” avec celle de la restitution du sanctuaire à sa destination sacrée .... Comme tous les occupants de notre époque, le clergé commet ... des fautes irréparables et absolument injustifiables, lorsqu’il se permet de sacrifier la véritable conservation des œuvres anciennes à des préoccupations momentanées – si respectables, si sacrées qu’elles soient en elles-mêmes. » Il reste que, dans la mesure où le rétablissement du culte dans une église désaffectée n’entraîne pas une falsification de celle-ci, tout milite en faveur d’un tel rétablissement qui est dans la nature même des choses. « Si les églises anciennes sont un message humain sans prix, écrit encore M. Achille Carlier, elles sont faites aussi, et en même temps, pour la prière. Leur beauté trouve dans la prière son sens et son retentissement : le message a été conçu dans la foi et pour la foi. Elles appartiennent à Dieu par toutes leurs pierres. »
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Notre siècle déchristianisé résoudra-t-il ce permanent problème qui, pour un chrétien, est un objet de scandale qu’aucune considération réaliste ne peut justifier ? Le croire serait témoigner d’une très grande naïveté. Admettre comme un fait accompli une situation aussi révoltante que celle-là, prétendre – ou laisser prétendre – que cette situation ne sera jamais victorieusement redressée, c’est faire preuve d’un esprit de démission, spirituel et matériel, qui est impardonnable et c’est sacrifier aux pires démons du siècle. C’est bafouer la vertu d’espérance. La maison du Seigneur appartient à Dieu seul puisque c’est la résidence de Sa gloire.
Yvan CHRIST.
Paru dans La Table ronde
en septembre 1962.
1 Montalembert, Du vandalisme en France, lettre à Victor Hugo insérée dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1833 et reprise dans Mélanges d’art et de littérature, Lecoffre éditeur, Paris, 1861.
2 Le Mont Saint-Michel. Cité par Ad. van Bever in La Normandie. Éditions Louis-Michaud, Paris, s. d. (vers 1912).
3 Privat éditeur, Toulouse, 1962.
4 Les églises des Jésuites de l’ancienne Assistance de France, Rome, 1958, Institutum historicum S. I.
5 Cf. Arts no 872, 6-12 juin 1962.
6 René Tournier, Les églises comtoises, Picard éditeur, Paris 1954.
7 Picard éditeur, Paris 1951.
8 Van Oest éditions d’art et d’histoire, 2e édition, Paris, 1947.
9 Jean Favière, Noirlac, abbaye cistercienne, Desquand et fils éditeurs, Bourges, 1958.
10 Cf. Les Monuments historiques de la France, no 4, octobre-décembre 1959.
11 « La mort des cathédrales », in Chroniques, Gallimard éd., Paris, 1927.
12 L’abbaye du Bec-Hellouin, Plon éd., Paris, 1951.