Saint Guillaume

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sire Guillaume de Corbeil – mon Dieu, qu’il est gentil ! disent les courtisans à sa mère – ceindra-t-il le heaume et la cuirasse ? Son père le comte Baudoin y songe. Son frère Guy, le chevalier, l’y pousse. Renaud de Courtenay, l’époux de sa sœur Mahaut, chevalier s’il vous plaît l’y invite. C’est de famille, une famille de chefs. Passé oblige. Il y a d’ailleurs plusieurs portes hautes dans le monde pour un sire, déjà, au XIIe siècle, et pour un chrétien de noble famille, c’est d’aller en croisade, valeureux, croisé, armé, une croix dessinée sur l’épaule, une croix fabriquée au côté (on la dit plus efficace) : l’épée... Cette épée, son orgueil, le sang, l’amour, la famille, courir, triompher, s’aventurer, s’enrichir... et pour comble, ceux qui résistent à la tentation sont traités de lâches et de païens : on a mis un saint Bernard en avant qui bat l’appel à Bourges, puis à Vézelay, et qui n’est peut-être pas encore saint Bernard... Ce n’est déjà plus Jérusalem qu’on va visiter, c’est le petit roi franc de Jérusalem qu’on va défendre... Une guerre juste. Les guerres justes ne couraient déjà plus tellement les chemins ! Alors, le sire Guillaume de Corbeil...

Mais la famille a commis une toute petite erreur dans ses calculs : elle a confié l’éducation de Guillaume (Guillaumette ! comme le surnomment ses compagnons) à son oncle maternel, Pierre, l’archidiacre de Soissons. Et les saints font des saints. Si Guillaume (Guillaumette ! le moquent ses compagnons) a quelque goût adolescent et furtif pour l’armure, l’armée, la chevalerie, le renom – il marche là-dessus (Guillaumette ! Guillaumette !) et s’engage résolument dans une autre croisade : celle des prêtres.

Mais est sire, et qui plus est, sire de Donjeon, des comtes de Nevers. Et (à nous deux, sire, dit son père) il est forcément pourvu d’un canonicat à l’église de Soissons, puis à celle de Paris.

Sa famille le veut chef – c’est de famille – et lui ne veut pas – c’est de conviction. Il en est encore à faire selon sa volonté : son exigence, son austérité, sa discipline... Et Guillaume (de moins en moins Guillaumette !) résigne tous ses bénéfices. Il s’en déshabille.

Ce jour-là – le jour est libre, Guillaume est libre, le jour est chantant, Guillaume est chantant – il gagne à cheval à travers les landes sauvages et les châtaigneraies du Limousin, l’abbaye déjà célèbre de Grandmont. C’est sur le diocèse de Limoges. Il y projette sa paix, sa solitude, sa contemplation. L’abbaye de Grandmont est toute neuve, fondée au début du siècle, et les « pauvres frères » qu’on appelle aussi les « Bons Hommes » s’y exercent à la foi et à la charité. Guillaume n’y trouve pas ce qu’il cherche ; frères de chœur et frères convers se mangent le nez : caprice, compétition, intrigue... Guillaume en a par-dessus le cœur et, craignant d’y sombrer, il s’en va jusqu’à cette abbaye cistercienne de Pontigny qui fabrique des saints, dit le siècle, Guillaume y va voir. C’est plus que de la curiosité : il y reçoit volontiers l’habit et la règle rendue depuis peu à son originalité. Heures bénédictines ! Il médite en coule blanche sur la fragilité du temps, et partage ce temps entre la prière, le sommeil et le travail des champs : il se plaît là-dedans et prend des mains calleuses comme celles des paysans.

Je vais cesser de parler de lui... Guillaume, dont la vertu devient le titre de noblesse, passe bientôt prieur claustral de Pontigny, puis abbé de Fontaine-Saint-Jean en Orléanais, maison fille, et, en 1187, abbé de Châlis... Il s’en aperçoit à peine : il met sa volonté ailleurs, se corrige sans cesse, se reprend sans cesse, s’abaisse sans cesse. Ses excès sont détachés de l’orgueil et de la dureté. Guillaume est le plus doux et le plus joyeux de ses frères et de ses fils. C’est leur fontaine.

Je n’en parlerai (s) plus.

Jusqu’en 1199. Nous sommes en 1199. L’église de Bourges, devenue veuve de son archevêque Henri de Sully, se préoccupe de lui trouver un successeur. Longtemps on reste divisé sur le choix. L’un propose un homme habile, l’autre un prédicateur éloquent, chacun pense à son cousin, à son ami, à quelque protecteur qui favoriserait ses affaires. Ainsi parlent d’abord les passions, les petites passions.

On disposait de trois moyens pour avoir un évêque :

La postulation. Aucun postulant !

L’unanimité. Un tumulte !

La nomination. C’est un compromis (voir l’administration). Qui est-ce qui nomme ? Qui peut nommer ? Notre-Seigneur Jésus-Christ. Où est Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Le prêtre... l’évêque... l’archevêque... le cardinal... le pape... On s’arrête à l’archevêque de Paris, Eudes de Sully, qui est, par surcroît, chantre de l’église de Bourges. Il se pose la même question, non pas : qui nommer ? mais : qui est-ce qui nomme ? Croyant lui faciliter la tâche, le corps électoral, gens de peu de foi, limite le choix à trois abbés de l’ordre cistercien. Eudes de Sully croit au Saint-Esprit, non pas à son Saint-Esprit mais au Saint-Esprit. Qui dit mieux pour un évêque.

Premièrement : il prie toute la nuit dans l’église Notre-Dame de Sales.

Deuxièmement : la Messe.

Troisièmement : avant la Messe il a placé sous la nappe d’autel trois enveloppes, après la Messe il en retire une.

Quatrièmement... Il n’y a pas de quatrièmement, on ne lui laisse pas le temps de lire le nom de qui-de-droit. Les délégués du chapitre sont sur lui, le pressent, le supplient, l’implorent de choisir Guillaume comme évêque ! Guillaume ! On veut Guillaume ! Sur l’air des lampions. On s’en souvient encore à Bourges, c’était le 3 novembre 1200. Eudes de Sully, tout évêque qu’il soit, hum... hum... la hiérarchie. Il ne leur répond donc pas. Ni oui ni non. Il ouvre l’enveloppe (en colère ? a peur ? se hâte ? lentement ?...) enfin il déplie le billet, il lit et, en même temps, crie : « Guillaume ! » comme une délivrance.

Laissons-les à leur salut, et courons à Guillaume que saisit la nouvelle, un orage. Guillaume ! Guillaume ! Son nom résonne à son oreille droite et à son oreille gauche. Il ne s’y attendait pas, ne s’y était pas préparé. Sa volonté est en défaut. Il s’enfuit, on le cherche, on l’appelle : Guillaume ! Guillaume ! (Autrefois on le martyrisait en criant : Guillaumette ! aujourd’hui Guillaume suffit.) On le force : il est à genoux. Non sum dignus. Il demande grâce. Non sum dignus. Il en donne vingt autres à sa place. Non sum dignus.

Mais ce qu’il a refusé à son père, il est obligé de l’accepter de Notre Père. Les évêques, l’abbé de Cîteaux, et le légat du pape ordonnent son obéissance. À d’autres les lions, la hache, le feu doux... À chacun selon chacun... Jusqu’alors il y allait, il n’y était pas. Il y est : c’est terrible.

Devant toute l’assemblée des évêques de Guyenne, il est sacré. Par toute l’assemblée il est acclamé. À toute l’assemblée il passe le baiser de paix. Pour toute l’assemblée il offre sa première messe d’évêque. Triste et joyeux, fort et faible, craintif et assuré.

Dix ans. Évêque malgré lui.

Évêque chrétien il n’est pas évêque tout court. Il se souvient de son baptême : il distribue ses biens et vide les réservoirs... On chante sur son passage, on s’enrichit à son passage, on suit son passage. Évêque pauvre, humble, pénitent, présent, doux et charitable, c’est un évêque d’Évangile. Il visite les pauvres, les infirmes, les vieillesses, les prisonniers... Il soigne les malades... Il ramène les ivrognes, les débauchés, les malheureux à la maison... Il suit à pied les convois des morts... Il ouvre sa table à quiconque, une table à la nourriture solide et franche : viande, laitage (et, discrètement, lui ne touche qu’aux légumes)... Et il fait une guerre directe au démon : au dire des témoins, il accomplit de son vivant même dix-huit miracles (plus ceux qui sont restés secrets), chasse ainsi le démon du corps d’un possédé sur la place Gordienne, et guérit un prêtre chapelain de Saint-Germain-du-Puy d’un mal qui lui paralysait la main gauche depuis six mois et l’empêchait de célébrer la Messe.

« Sors de là, Satan ! néant ! au nom du Christ. »

Sitôt dit, sitôt fait. Le diable revient par derrière : Philippe Auguste vient de répudier Ingelburge, sa femme, pour épouser Agnès de Méranie. Interdit lancé par le pape Innocent III. Guillaume obéit au pape. Philippe Auguste s’énerve. Suspension du culte, na ! Guillaume ne change pas d’avis. La ville bourgeoise de Bourges ronchonne un peu. Pour et contre. Le diable remporte quelques succès locaux. Mais finalement le roi se repent, se rend... On voit le diable encore avec ses diableries soulevant les clercs de la cathédrale, que la sainteté fait fermenter, contre leur père. Un petit moment difficile. Guillaume a la patience de Dieu envers chacun : il a le temps pour lui. On s’étonnera toujours de son égalité d’âme. Elle convertira les esprits les plus étrangers.

Père des corps, père des âmes. Il va prêcher l’Église aux Albigeois (les Albigeois l’attendent pour se convertir, nous attendons un Christ pour nous convertir). Il ne lui sera jamais demandé des comptes de ce rendez-vous manqué avec les Albigeois : son heure l’arrête, l’heure pleine, l’heure juste. L’aiguille de la balance a dit stop. Il veut, lui, y mettre bon poids, et, avant de se coucher, il exhorte ses brebis dans l’église Saint-Étienne, la veille de l’Épiphanie. À ses dernières paroles, ses dernières volontés, s’oppose en vain un vent traître et glacé par les fenêtres sans vitrage.

Le 9 janvier 1209, il fait son testament. Il meurt. Son âme est de plus en plus visiblement égale. Quand on lui porte l’extrême-onction il court au-devant d’elle (c’est moi qui ai besoin... et tu viens à moi ! Matth. III, 14), et la reçoit à genoux sur le pavé. On le ramène sur sa couche : il était incapable de se relever, opposé à se relever.

 

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Il prépara l’instant de sa mort : dans la nuit les moines chantèrent matines quand il leur en pria. Chanta matines. Et, ayant reçu de ses chanoines la promesse formelle que son corps reviendrait aux cisterciens de Châlis, ses frères, il se coucha de lui-même à terre, sur son fidèle cilice et sur un lit de cendres. Et il bénit humblement et fermement tous ceux qui étaient présents à cette naissance : le 10 janvier 1209, sa mort.

« Non !

– Ça ne se passera pas comme ça.

– Je lui dirai.

– Allez lui dire ! »

Rires.

« Impie !

– C’est notre évêque.

– Il a dit...

– C’est notre patron.

– Vous lui avez promis...

– Nos gens...

– Menteur !

– Sortez, je vous ordonne de sortir ! Ce saint nous appartient, ce saint est à nous ! Vous ne l’aurez pas. Bourges en a besoin. Il appartient à Bourges... »

La ville de Bourges en conséquence de foi conserva son corps.

Déjà dix-huit ans plus tard, Honorius III était obligé de l’inscrire au registre des saints.

Et, pour contenter tout le monde, on distribua un os ici, un os là, et son nom inconsidérément à tous les Guillaume et Guillaumette de la terre. Il prie pour eux, dans le sens de Dieu. Sens unique.

 

 

Raymond CHRISTOFLOUR,

dans Les saints de tous les jours de janvier,

Le Club du livre chrétien.

 

 

 

 

 

 

 

 

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