Gratry
par
Jean-Paul CLARENS
UN soir, étendu sur son lit d’écolier, un jeune homme, à la veille de terminer ses études, se mit à rêver de l’avenir. Il suivait dans son imagination les phases probables de sa vie nouvelle ; conscient de sa valeur, il se devinait déjà orateur illustre, écrivain renommé, père de famille opulent et respecté. Puis, arrivé au faîte de l’existence, il sentait le germe de la décrépitude et le poids des années. Peu à peu, il se voyait successivement privé par la mort de tous les êtres chéris qui l’aimaient, et bientôt cette cruelle mort le marquait lui-même de son sceau fatal. Toutes les joies, tous les plaisirs, toutes les douleurs de la vie, passèrent devant ses yeux avec l’impression aiguë de la réalité. En un instant, l’existence, ses fortunes et ses revers, furent éclairés par une sorte de lueur prophétique, et l’insupportable vanité de tout désabusa cette grande âme et instruisit pour jamais ce cœur généreux.
« Voilà donc, se dit-il, ce que c’est que la vie ! Et cependant les hommes n’y pensent pas et ne se soucient point d’en percer le mystère ; ils jouissent un instant de la lumière, sans réfléchir, comme des moucherons qui dansent et bourdonnent dans un rayon de soleil. » « Ô Dieu, s’écria-t-il alors, expliquez-moi l’énigme ! faites-moi connaître la vérité ; je jure de lui consacrer ma vie. »
Ce jeune homme fut le père Gratry.
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Il nous semble opportun d’évoquer aujourd’hui ce grand souvenir, et de chercher ce que cette noble intelligence a laissé parmi nous dans le domaine de la philosophie spéculative et pratique.
Gratry est un des rares hommes du siècle dont s’occupera l’impartiale postérité.
Il eut d’abord sur beaucoup le grand avantage d’avoir mené une existence en harmonie avec ses principes, et, dût-on ne point partager absolument ses convictions de philosophe et ses croyances de chrétien, on est obligé de rendre hommage à l’austérité de sa vie, à l’indépendance de son caractère, et de s’incliner devant son amour passionné pour la vérité sainte. Gratry fut un penseur de premier ordre, un écrivain d’une rare puissance et un chrétien qui sut établir et fortifier sa foi sur la base de la Raison Éternelle et de la saine orthodoxie.
Continuateur de Platon, de saint Augustin, de saint Thomas, de Descartes, de Bossuet, de Leibnitz, de Fénelon, il a renoué au milieu des erreurs, du chaos et de la folie de son temps les traditions du véritable spiritualisme, qui doit être comme le stade préparatoire, le grand initiateur aux vérités de l’ordre surnaturel, nous voulons parler de la Foi.
Membre de cette illustre société de l’Oratoire qui a donné à notre pays tant de penseurs éminents et de profonds philosophes, le Père Gratry a su raviver l’éclat de son ordre en conquérant en France une situation intellectuelle d’une incontestable supériorité. En effet, à partir de la moitié du siècle, personne n’a rendu à la pensée moderne de plus signalés services, personne n’a plus de droits à la reconnaissance des amis du vrai, du beau et du bien.
Il y a, dans le père Gratry, trois individualités bien nettes qui cependant se résument en un seul homme par la concordance et l’harmonie de leur nature. Nous voulons essayer de dire quelques mots de ces trois aspects de son génie, persuadé que nos efforts ne seront point inféconds et qu’ils aideront au relèvement des âmes et au règne si méconnu de la Raison. Ainsi donc, Gratry doit être considéré d’abord comme philosophe, puis comme polémiste, et enfin comme chrétien. Selon nous, le principal titre de gloire du célèbre oratorien doit consister dans sa victorieuse tentative de rendre à la raison la place dont on l’avait dépossédée en matière de foi. Venu quelques années après ces fougueux apologistes de la religion chrétienne, les Bonald, les de Maistre, les Lamennais, etc., dont tous les efforts avaient tendu à l’humiliation et à l’écrasement de la raison au profit d’un traditionalisme excessif, le père Gratry s’est efforcé, selon nous, avec un plein succès, de montrer que la foi n’est point l’ennemie de la raison, mais que la vérité doit surgir de leur accord réciproque. Paraphrasant dans ses œuvres cette belle parole de Fénelon : Nous avons aujourd’hui plus besoin de raison que de religion, Gratry a prouvé, grâce à sa rigoureuse méthode de mathématicien, que la nouvelle école d’athéisme avait surtout pour but de détruire la raison humaine afin de saper dans sa base la religion et la philosophie.
L’auteur des Sources et de la Philosophie du Credo avait eu la notion très exacte des intentions hypocrites de toute une école moderne. La tactique était changée. On n’attaquait plus le Christ et son Église au nom d’un rationalisme libérateur, comme au temps de Voltaire et de Diderot, on voulait détruire l’arbre en coupant ses racines, on cherchait en un mot à ébranler la religion en ruinant sa base immuable, c’est-à-dire la raison dont elle est le fruit supérieur, l’épanouissement complet.
Lamennais, à l’époque où l’orgueil n’en avait pas encore fait un révolté et un panthéiste impie, s’était surtout attaché à prouver l’insuffisance et la faiblesse de cette raison et à éteindre dans l’humanité la lumière que chacun de nous « apporte en venant en ce monde », sous prétexte de dangereux égarements et de radicale impuissance. Avec moins de vigueur et, disons-le hardiment, avec moins de talent, les autres chefs de l’école traditionaliste avaient continué eux aussi à soutenir cette thèse destructive de tout équilibre intérieur, et cela pour le plus grand malheur de la religion et de la philosophie. Le divorce était consommé. D’un côté le rationalisme décapité, de l’autre le catholicisme affaibli.
Il s’agissait de réconcilier ces soi-disant éléments antagonistes, et de réunir ce que l’on avait si arbitrairement séparé.
Dès le premier instant de sa vie intellectuelle, Gratry comprit avec une intuition prophétique que le repos, la stabilité, la fécondité de l’avenir, devaient consister uniquement dans la réconciliation de la philosophie et du christianisme.
« Ô Dieu, expliquez-moi l’énigme ! Mon Dieu, faites-moi connaître la vérité, je jure de lui consacrer ma vie. »
Lorsqu’un homme attiré par la fascination suprême de la vérité fait ainsi le sacrifice de toute son existence, Dieu ne peut manquer d’exaucer pleinement l’élan sublime de son âme et de l’éclairer pour toujours d’un rayon d’en haut.
Le père Gratry est un exemple frappant de ce que nous venons de dire. La persistance admirable dont il a toujours fait preuve dans la recherche de cette vérité divine, l’ardeur d’apôtre qui ne l’a jamais abandonné, l’inflexible sévérité de son critère envers les doctrines et la douceur évangélique de sa bienveillance envers les hommes commandent la sympathie en imposant l’admiration. Nous l’avons dit, Gratry est une des plus nobles figures du dix-neuvième siècle. C’est à la fois un précurseur et un saint.
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Nous n’insisterons pas sur ses débuts dans la vie ; assez de biographes se sont chargés de ce soin ; nous voulons simplement le prendre au seuil du monde de l’intelligence où il a laissé un sillon si lumineux et rechercher quels ont été les résultats pratiques de sa vie de méditatif et de polémiste.
Personne n’ignore que le père Gratry fut élève de l’École polytechnique, d’où il sortit sous-lieutenant pour être affecté à l’École d’application de Metz.
Aussi passerons-nous rapidement sur cette période de sa jeunesse et sur celle écoulée à Paris vers la fin de la Restauration, au milieu de la petite société groupée autour de l’abbé Bautain et de Mlle Humann. Prenons-le au moment où, devenu prêtre, il est nommé directeur du collège Stanislas, puis aumônier de l’École normale. Ce fut à cette époque que son talent se révéla comme un coup de foudre par la polémique qu’il engagea contre M. Vacherot à propos de son fameux livre l’Histoire de l’école d’Alexandrie. Nous réservons pour plus tard notre appréciation sur la lutte du père Gratry contre le groupe des athées rationalistes. Contentons-nous maintenant de rappeler que le nom de l’oratorien fut surtout mis en vedette par son ouvrage de la Connaissance de Dieu, paru en 1853, et qui fut couronné par l’Académie française en même temps que le Devoir, le beau livre de M. Jules Simon.
Puisque nous nous sommes proposé de parler d’abord du père Gratry philosophe, il nous semble opportun de dire quelques mots de son œuvre principale, écrite au point de vue exclusivement philosophique.
Et d’abord qu’est-ce que la philosophie ? Un penseur éminent, M. Ernest Naville, l’a dit en termes d’une inoubliable clarté : La philosophie est la part de la raison dans la recherche de Dieu. Ces paroles pourraient être placées en épigraphe aux premières pages du livre du père Gratry, car la Connaissance de Dieu a été écrit contre ceux qui, dans un but plus ou moins louable, ont exagéré la faiblesse de la raison jusqu’au point d’affirmer qu’elle est impuissante à établir l’existence de la Cause première et les autres vérités primordiales qui en sont la conséquence. Le but du savant oratorien a consisté à prouver que la raison doit être en fin de compte le préambule de la Foi. Il montre avec une précision souveraine que Luther, Calvin, les Jansénistes, Lamennais et ses continuateurs n’ont réussi par leurs systèmes pernicieux qu’à augmenter l’indifférence, au lieu d’en conjurer dans les esprits les désastreux résultats.
L’âme a deux ailes pour s’élever à Dieu, nous dit le célèbre philosophe, et ces deux ailes sont la dialectique et l’amour. D’un côté, la ligne droite ; de l’autre, la ligne brisée. On arrive à Dieu par les circuits et les labyrinthes de la recherche spéculative, c’est la dialectique. On l’atteint immédiatement par l’intuition transcendante, c’est l’amour. On voit que cette doctrine s’inspire beaucoup de celle de Platon, et qu’en somme elle résume tout l’effort humain personnifié d’un côté par le savant, qui cherche, anxieux, au fond de ses alambics, dans le résultat de ses calculs, l’Essence Éternelle sous le phénomène passager, et le simple d’esprit qui, par un élan spontané d’intuition transcendante, s’élève de l’effet à la Cause, du fini à l’infini, de la contemplation d’un ciel étoilé à son auteur tout puissant. Mais Dieu n’est pas prouvé seulement par ses effets, il l’est encore par son idée. Il touche l’âme. Aussi, après avoir magnifiquement développé l’alliance nécessaire de la Raison et de la foi, Gratry aborde son originale théorie des trois sens, qui est le pivot de toute sa doctrine et qui en assure les fondements. Pour l’auteur des Sources, l’homme est un être composé de trois facultés ou de trois sens, il vit de trois vies : la vie animale, la vie humaine, la vie divine. Ces trois existences correspondent à trois sens qui les engendrent et les manifestent : 1° le sens externe, 2° le sens interne, 3° le sens divin.
Le sens externe s’applique à la vie sensorielle ; le sens interne à la conscience et à l’intelligence ; le sens divin à la connaissance de l’Être des êtres, c’est-à-dire de Dieu.
Développant cette théorie qui, selon nous, est marquée au coin de la vérité, Gratry prouve, au cours de son argumentation irrésistible, que telle a été la doctrine des plus grands génies de l’humanité. Platon, Aristote, Socrate, Anaxagore, saint Thomas, saint Augustin, Bossuet, Fénelon, Malebranche, Pascal, Leibniz, etc., ont tous en effet compris que l’homme est une imbrisable unité dans sa triplicité même, et que vouloir séparer les éléments de sa nature, c’est tomber dans trois systèmes exclusifs également dangereux, bien qu’ils correspondent chacun à l’une de ses trois vies : le matérialisme, le rationalisme et le mysticisme.
On peut dire très justement, selon nous, que l’argumentation du père Gratry se résume dans cette merveilleuse pensée de Pascal : « Il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer. »
Pour ce qui est des grandes lignes, on doit ajouter que Gratry a rajeuni et donné des formes nouvelles à la preuve de l’existence de Dieu de saint Anselme et de Descartes, en montrant que l’imparfait ne peut se concevoir que par l’existence du Parfait, le fini que par celle de l’Infini.
Cependant, si pour l’auteur de la Connaissance de Dieu, la raison est une lumière indispensable, c’est aussi une lumière sans chaleur. Il faut autre chose à l’homme, et cette autre chose, c’est le sentiment. Joubert l’avait déjà senti quand il écrivait : « Cherchez vos lumières dans vos sentiments, il y a là une chaleur qui contient beaucoup de clarté. »
Au-dessus de l’intelligible purement rationnel, il faut concevoir l’intelligible divin, la raison et la foi. La foi, nous l’avons déjà dit, n’est que l’épanouissement de la raison, son produit supérieur, son dernier mot ; Dieu a mis dans le cœur de l’homme, il a placé dans son intelligence, des germes d’une infinie virtualité. La raison est la faculté qui doit permettre à ces germes de se développer suivant le plan providentiel.
La vie des sociétés se partage en deux phases, en deux périodes bien distinctes, la période de Révélation et la période de Dévélation.
Révélation, c’est-à-dire chose voilée ; dévélation, c’est-à-dire chose dévoilée. Nous approchons du sommet de la vie de l’humanité, l’obscurité des dogmes va s’illuminer au contact de l’expérience scientifique. Ce que l’esprit humain était trop faible autrefois pour comprendre et pour approfondir, va bientôt nous apparaître dans l’éblouissement radieux d’une véritable transfiguration. En un mot, si la période de foi représentait un état inférieur de l’initiation humaine, la période de raison va nous découvrir des horizons infinis dans l’ordre de l’esprit et de la connaissance. Pour Gratry, le développement de la pensée moderne, le progrès inouï des sciences naturelles, s’acheminent consciemment ou non vers le triomphe de l’idée religieuse.
Les siècles qui nous suivront, s’écriait Gratry, dans un élan sublime de croyant et d’apôtre, vont travailler pour ce grand œuvre. Le rôle de la postérité sera de faire « l’expérience de Dieu ».
Magnifique parole, prophétie véridique. Pour quiconque en effet considère avec attention la marche de la science, ses conquêtes et sa synthèse, il est hors de doute que tout conspire au triomphe de l’idée de Dieu, c’est-à-dire à la proclamation d’une Cause première, source de la toute-puissance, de la toute intelligence, de la toute justice, de la toute beauté. Qu’on nous permette, d’ailleurs, de citer un seul fait pour la justification des doctrines si clairvoyantes du père Gratry. Cet exemple, nous irons le chercher dans les paroles de saint Paul, les plus profondes peut-être qui soient tombées de la bouche d’un homme : « Le monde est un système de choses invisibles, visiblement organisées. »
Est-ce qu’au temps où ils furent pour la première fois prononcés, ces mots ne résonnèrent pas aux oreilles du plus grand nombre comme des mots incompréhensibles, qu’on n’acceptait d’ailleurs que grâce à l’autorité de celui qui les prononçait ? Combien de temps la grande masse humaine a-t-elle passé à côté de ce symbolisme grandiose sans se douter que la phrase de l’Apôtre contenait sous son voile mystérieux l’explication ontologique de tous les phénomènes naturels, la clef de l’énigme du monde ?
Se doutait-elle encore, cette humanité adolescente, que l’épanouissement de son intelligence, le progrès de ses sciences, le perfectionnement de ses moyens d’investigation, le dernier mot de ses calculs, aboutirait à la preuve palpable, éclatante, expérimentale de la vérité des paroles de l’Apôtre : « Le monde est un système de choses invisibles, visiblement organisées. »
En effet, la physique nouvelle n’est-elle pas la proclamation de l’univers invisible, les découvertes les plus récentes du microscope et du télescope ne démontrent-elles pas jusqu’à l’évidence l’impossibilité d’atteindre autrement que par des abstractions cette entité fictive à laquelle on a donné le nom de matière ? Tout nous échappe, tout nous trompe, tout nous fuit, en dehors de la seule réalité vraiment existante, nous voulons parler de l’Esprit. Tout ce qui tombe sous nos sens n’est qu’apparence, la véritable réalité, c’est l’invisible ; le monde n’est qu’un vaste dynamisme, une agrégation de monades, une relation de forces issues de la force primordiale qui dirige et fait mouvoir les êtres dans la voie de ses desseins éternels.
Le point mathématique, l’atome inétendu, voilà le dernier mot de la science humaine : Il n’y a que l’Être et des êtres. Tels sont les résultats indiscutables de la recherche contemporaine la plus avancée. Ainsi que Gratry le faisait pressentir, le Newton de l’infiniment petit complète l’œuvre du Newton de l’infiniment grand. Pasteur, en effet, vient de démontrer au monde que, si les œuvres de Dieu sont merveilleuses quand il sème les univers dans les champs de l’espace, elles ne sont pas moins dignes d’adoration lorsqu’on quitte les soleils pour contempler l’organisation stupéfiante des microbes et des infusoires qui sont à d’autres êtres infiniment plus délicats ce que les soleils de l’Empyrée sont eux-mêmes à notre minuscule planète.
Ainsi tout nous déborde, tout nous écrase, tout nous dépasse, ce que nous appelons avec orgueil science n’est que la vision superficielle d’un point dans l’infini.
Un intéressant vulgarisateur des découvertes modernes, M. Camille Flammarion, nous dit avec une exactitude souveraine : « Quelle que soit l’idée que l’on se fasse de la constitution intime des corps, la vérité aujourd’hui reconnue désormais incontestable est que le point fixe cherché par notre imagination n’existe nulle part. »
Archimède peut réclamer en vain un point d’appui pour soulever le monde. Les mondes comme les atomes reposent sur l’invisible, sur la force immatérielle ; tout se meut, sollicité par l’attraction et comme à la recherche de ce point fixe qui se dérobe à mesure qu’on le poursuit, puisque, dans l’infini, le centre est partout et nulle part. Les esprits prétendus positifs, qui affirment avec tant d’assurance que la « matière règne seule avec ses propriétés » et qui sourient dédaigneusement des recherches des penseurs, devraient d’abord nous dire ce qu’ils entendent par ce fameux mot de matière. S’ils ne s’arrêtaient pas à la superficie des choses, s’ils soupçonnaient que les apparences cachent des vérités intangibles, ils seraient surtout un peu plus modestes.
Pour nous qui cherchons la vérité sans idée préconçue et sans esprit de système, il nous semble que l’essence de la matière reste aussi mystérieuse que l’essence de la force, l’univers visible n’étant point du tout ce qu’il paraît être à nos sens. En fait, cet univers visible est composé d’atomes invisibles, il repose sur le vide, et les forces qu’il régit sont en elles-mêmes immatérielles et invisibles. Il serait moins hardi de penser que la matière n’existe pas, que tout est dynamisme, que de prétendre affirmer l’existence d’un univers exclusivement matériel.
« Quant au soutien matériel du monde, ajoute M. Flammarion, il a disparu », remarque assez piquante, précisément avec les conquêtes de la mécanique qui proclame le triomphe de l’invisible.
Le point fixe s’évanouit dans l’universelle pondération des pouvoirs, dans l’idéale harmonie des vibrations de l’éther ; plus on cherche, moins on le trouve ; et le dernier effort de notre pensée a pour point d’appui, pour suprême réalité, l’Infini. »
Voilà le langage de la science contemporaine. Avions-nous tort de choisir tout à l’heure pour la justification de notre thèse les paroles prophétiques de l’apôtre des gentils ?
Oui, Dieu a tout d’abord donné aux hommes les lumières suffisantes pour remonter jusqu’à lui par le chemin de l’amour et de l’adoration instinctive, spontanée, directe. Il a laissé au temps le soin de produire les sciences qui sont autant de moyens détournés pour revenir à lui ; aussi le Christ, en quittant ses disciples, était-il dans la vérité la plus manifeste lorsqu’il s’écriait : « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais votre esprit n’est pas en état de les porter. »
Ainsi donc, le dernier mot de l’œuvre philosophique de Gratry est un mot d’espérance, de ferme confiance dans les destinées providentielles de la science humaine. « On fera l’expérience de Dieu », magnifique parole dont la réalisation éclate tous les jours davantage. Pour nous qui partageons cette consolante certitude, nous nous écrions avec un moraliste distingué [1] de notre temps : « Je ne crains pas la science, car je crois à la vérité. »
Comme nous le disions plus haut, le Père Gratry a montré que, par les seuls procédés de la science, on doit arriver à prouver Dieu ; il a surtout établi, avec des arguments d’une rare puissance, qu’en somme il faut philosopher avec l’âme tout entière et faire la vérité pour la connaître. Ce qu’il veut à l’instar du grand Pascal, ce n’est pas seulement Dieu entrevu par l’intelligence, c’est Dieu devenu sensible au cœur par l’amour et la pratique du bien.
Là est le vrai, toutes les querelles d’écoles sur l’essence éternelle, sur le pourquoi et le comment des choses ne sont que fumée et que vanité comparées à l’acte d’amour d’un simple d’esprit et d’un humble de cœur.
Mais la grande découverte du père Gratry est d’avoir compris l’identité du procédé dialectique à l’induction et au procédé infinitésimal. Nous ne voulons pas entrer dans des détails trop précis sur le mécanisme du procédé dialectique, dont l’auteur de la Connaissance de Dieu a été le remarquable vulgarisateur ; qu’il nous suffise de dire que le philosophe constate en quelque sorte l’existence de deux raisons humaines qui ont chacune leurs principes, leurs règles et leur logique. L’induction et la déduction sont pour lui les deux éléments inséparables de la connaissance. En effet, le premier de ces termes, l’induction est, suivant le Père Gratry, un procédé d’une importance capitale ; car la déduction ne peut jamais s’élever au-dessus de son point de départ, puisque c’est par voie d’identité qu’elle procède, allant toujours du même au même. L’induction ou la marche dialectique rend possible le progrès de nos connaissances, parce qu’elle se sert de son point de départ comme d’un point d’appui pour s’élever plus haut. Nous ne suivrons pas l’auteur de la Connaissance de Dieu dans les développements magnifiques qu’il donne à sa thèse, suivant nous, si justifiée. Gratry a raison d’affirmer qu’il n’y a rien de plus naturel qu’un semblable procédé, car tout est suspendu à cette clef de voûte. Que ce procédé nous échappe, parce qu’il est trop intime et trop rapide, il n’en est pas moins le fondement de la raison. L’induction est en effet ce mouvement instinctif et irrésistible qui nous fait monter de la variété à l’unité, du contingent à l’absolu. C’est lui, nous dit Gratry, qui distingue l’homme, qui voit la loi dans son universalité, dans son extension infinie, de la bête, qui ne voit que la pluralité des phénomènes.
Pensée profonde qu’on nous permettra de rapprocher des paroles de Claude Bernard, le plus grand physiologiste du siècle : « Nous ne pouvons parler que métaphysiquement. »
Si le livre de la Connaissance de Dieu n’est pas une œuvre de polémique militante dans le sens le plus exact du mot, c’est qu’il fut plutôt composé pour instruire que pour combattre.
Nous approchons maintenant de la période de lutte où le père Gratry devint le champion invaincu de la raison et du bon sens, contre le sophisme et l’absurde. Nous voulons parler de la guerre implacable que l’illustre oratorien déclara à l’hégélianisme et soutint contre lui pendant de longues années, avec une verve toujours renaissante et une puissance d’argumentation extraordinaire.
Quelques années avant l’entrée de l’abbé Gratry dans la vie intellectuelle et la bataille des idées, un fou de génie, Hegel, avait tenté en Allemagne une explication du monde, au moyen des sophismes les plus captieux et de l’absurde présentés avec les prestiges d’une logique irréfutable, si on lui accordait les postulats de son système panthéistique. Après avoir longtemps dominé en Allemagne, sa pensée avait pénétré en France ; et, grâce à Cousin, qu’elle eut la bonne fortune d’avoir pour vulgarisateur, elle inspira dans notre pays un certain enthousiasme, peut-être par son vague nébuleux et l’incompréhensibilité de ses principaux dogmes. Toujours est-il que l’hégélianisme entra dans le mouvement de la pensée d’alors, et que son influence a produit de nos jours de lamentables catastrophes au point de vue philosophique, religieux et social.
Le père Gratry comprit à la première heure quel danger menaçait l’esprit français si les doctrines d’Hegel parvenaient à s’établir chez nous.
Effrayé des conséquences dissolvantes d’un semblable système, l’éminent oratorien n’hésita pas à attaquer le penseur allemand et à le prendre corps à corps pour le terrasser. La lutte de Gratry contre l’hégélianisme est un des spectacles des plus émouvants du siècle ; impossible en effet de rester indifférent devant ce combat d’où dépendaient en quelques sorte les destinées de la raison, dans notre France contemporaine. L’auteur des Sophistes et de la Critique prouve d’abord, et cela d’une façon péremptoire, avec son argumentation serrée de mathématicien, que, loin d’être une doctrine nouvelle, l’hégélianisme n’est simplement que la réapparition de la sophistique grecque écrasée dans l’œuf depuis deux mille ans par Aristote, Socrate et Platon. Puis, après avoir montré qu’Hegel n’était qu’une résurrection des sophistes, de Protagoras, par exemple, cet histrion de dialectique, le célèbre oratorien démonte, avec une précision merveilleuse, l’échafaudage d’erreurs, d’absurdités et de contradictions qui sont le fond de l’hégélianisme. Il dépouille ce système des équivoques grossières sur lequel il est basé, et établit en fin de compte que la théorie du penseur berlinois n’est autre chose que la propre formule de l’absurde.
Identité de l’identique et du non-identique ; voilà le cheval de bataille de la philosophie allemande. Gratry s’attache à démontrer, contre cette folie, l’opposition essentielle des contradictoires qui sont la base de la raison. Aristote, nous l’avons dit plus haut, avait déjà formulé et rigoureusement défendu ce principe considéré par Hegel comme une simple vieillerie. Il est impossible, avait dit le fondateur de la logique, que les mêmes attributs appartiennent et n’appartiennent pas au même sujet, dans le même temps, et sous le même rapport.
Quiconque, ajoutait Aristote, soutient pouvoir affirmer simultanément le oui et le non, détruit la possibilité de la parole, et persiste néanmoins à parler ; mais il ne mérite pas qu’on le prenne au sérieux, car, de fait, il ne dit rien. C’est ne rien dire, en effet, que de dire, non que les choses sont ainsi ou ne sont pas ainsi ; mais qu’elles sont ainsi et ne sont pas ainsi en même temps.
Il semble vraiment, s’écrie l’éminent oratorien, qu’Aristote avait lu Hegel, et se proposait de le réfuter.
On le sait, l’hégélianisme se résume à concevoir l’univers comme un germe qui se développe par une série indéfinie de transformations, depuis l’être pur et indéterminé identique au non-être, jusqu’à l’homme, dernier terme et point culminant de cette universelle évolution. Avons-nous besoin de dire que la doctrine d’Hegel est la plus extravagante folie qui soit sortie du cerveau humain ? Il n’est rien, assurément, de moins compréhensible que ce système de l’éternel devenir sans racines dans le passé, sans point fixe dans l’avenir.
Que signifie en effet cet Être pur du professeur berlinois, ce néant qui aboutit au parfait, et ce progrès sans point de départ et sans terme, pour aboutir à ce Dieu bizarre qui sera peut-être, un jour ? « Le plaisant Dieu que voilà ! » a déjà dit Pascal. Quoi qu’il en soit, l’hégélianisme, malgré ses ridicules prétentions, menaçait, à l’époque où le père Gratry résolut de le combattre, de s’introduire dans la philosophie française et de la dissoudre irrémédiablement.
Cousin avait beau pleurer ses erreurs passées, il avait beau faire son mea culpa de sa part de responsabilité dans la vulgarisation de cette mortelle doctrine, que le mal n’en poursuivait pas moins son cours désastreux.
Le père Gratry, nous l’avons déjà dit, effrayé pour la philosophie et la religion des résultats de l’hégélianisme, voulut employer toute son énergie et toute sa science à en enrayer les progrès. Mais la tâche était ardue, il s’agissait de dépouiller le système allemand de tous les prestiges et de toutes les fantasmagories de son enveloppe extérieure. Il fallait le réduire à sa dernière expression et prouver en fin de compte qu’il n’était que la réalisation la plus complète de l’absurde. C’est ce que fit le savant oratorien. Grâce aux qualités exceptionnelles de sa méthode et de son esprit, grâce surtout à sa vaste érudition et à la pénétration aiguë de son analyse, Gratry s’empara du corps de doctrine hégélien, le tourna et le retourna dans tous les sens, s’appliqua à en étudier toutes les faces, à en présenter tous les aspects pour conclure à l’absurdité flagrante de son principe essentiel.
Mais, si l’illustre adversaire du penseur berlinois rendit au monde l’immense service de démontrer la fausseté de ce songe-creux lamentable, nous pensons qu’il aurait pu ajouter à son argumentation, d’ailleurs très puissante, celle de l’être préantinomique dont l’essence a été développée de nos jours par un philosophe de premier ordre, le métaphysicien de Strada. En effet, Gratry a bien vu le sophisme dans le système hégélien, il en a pressenti les conséquences et prophétisé les ravages ; mais, s’il a su dégager les extravagantes propositions du philosophe allemand, et les soumettre au sens commun pour en faire justice, il n’a pas, selon nous, réfuté directement Hegel et son rêve métaphysique. Que fallait-il pour cela ? Affirmer ce grand principe de l’être préantinomique, c’est-à-dire de l’être avant le non-être, qui n’est qu’une conception négative de notre esprit, sans réalité aucune. Il n’y a pas de place au non-être, sinon dans notre pensée ; il en est de même de la négation, qui n’a d’existence que par l’affirmation. Dans la réfutation de l’hégélianisme, tout dépend de la façon dont est conçu le fameux être pur. Hegel nous dit « qu’à l’état d’indéterminé, l’être est essentiellement abstrait, par conséquent comme s’il n’existait pas, et, ajoute le philosophe allemand, il n’est pas déterminé, parce que c’est la borne qui fait la détermination ». Voilà la chimère du sophiste. Malheureusement pour sa doctrine, l’existence de l’être préantinomique coupe court à toutes ces débauches de dialectique et à ces excès de fausse logique.
Continuant à son insu peut-être l’œuvre salutaire de l’éminent oratorien, Strada a établi irréfutablement que ce qui détermine l’être, c’est sa force d’expansion. Là où elle s’arrête, l’être n’est plus saisissable, et ainsi se conçoit la limite pour la contingence ; mais la borne n’est rien par elle-même, et n’est nulle part en soi ; étant indéterminée, elle ne saurait rien déterminer. Dans l’absolu, la force d’expansion qui est absolue produit une détermination absolue. Loin donc que l’être soit indéterminé à l’état préantinomique, il est absolument déterminé. Par là se trouve terrassé l’argument d’Hegel au moyen duquel il ne veut voir d’être réel et concret que dans l’être et le non-être réunis (être néant [2]). Ainsi croule ce système de l’hégélianisme et avec lui le panthéisme de tous les temps dont il était un aspect particulier. Qu’on nous permette cependant de remarquer que la doctrine du professeur berlinois était pour ainsi dire le contre-pied de celle de Spinoza. L’hégélianisme, en effet, écrit M. François Magy, métaphysicien hors de pair, trop tôt ravi à la science, est un panthéisme retourné, car il part du néant pour arriver à l’être absolu, c’est-à-dire à Dieu, tandis, que le spinosisme part de l’être absolu pour aboutir à lui-même, par l’éternelle évolution des possibles.
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Nous avons dit que le père Gratry était non seulement un spéculatif de puissant essor, un mathématicien profond, un savant remarquable, mais encore un polémiste étincelant.
L’honorable M. Vacherot fut un des premiers à sentir les coups de cette redoutable critique. Son livre, l’Histoire de l’École d’Alexandrie, fut la cause de l’entrée en scène du célèbre oratorien. Ce livre, émanant d’une aussi haute personnalité que celle de M. Vacherot, devait forcément arrêter l’attention de ses plus illustres contemporains. En deux mots, il ressortait de la thèse du philosophe que le christianisme avait été enfanté par la philosophie, que les dogmes chrétiens fondamentaux, c’est-à-dire celui de la divinité de Jésus-Christ et celui de la Trinité, s’étaient formés peu à peu, sous l’influence de la philosophie grecque, et surtout de l’école néoplatonicienne.
C’était, on le voit, une variante de l’esprit philosophique qui cherche à expliquer humainement la formation du dogme chrétien. Il faut lire ce merveilleux chef-d’œuvre de polémique qu’on appelle la lettre à M. Vacherot [3], il faut lire la réponse de M. Vacherot lui-même, et la réplique du père Gratry ; et l’on verra par quels arguments pitoyables, par quel tissu d’équivoques et de contradictions, l’école rationaliste contemporaine, dans la personne de son plus honorable représentant, s’efforce d’attaquer et de détruire la divinité du christianisme.
Le Pêre Gratry prouve à tout esprit indépendant que le livre de M. Vacherot pose en philosophie les principes les plus manifestement sophistiques ; qu’enfin il enseigne l’athéisme, avec des réticences plus ou moins captieuses et plus ou moins contradictoires. L’auteur de l’Histoire de l’École d’Alexandrie est-il revenu de ses anciennes aberrations ? Nous ne pouvons le dire, mais ce qui est certain, c’est que la réfutation de son œuvre par le père Gratry demeurera comme un monument d’éloquence persuasive, de critique large, et de victorieuse raison.
Si, de la personnalité malgré tout sympathique de M. Étienne Vacherot, nous passons aux comparses du rationalisme contemporain, il nous sera permis de rappeler ici l’écrasement du plus populaire d’entre eux, M. Ernest Renan, dont la triste logomachie qu’on appelle la Vie de Jésus eut un succès malsain de vogue irraisonnée.
Le cadre de cette étude ne nous permet pas de suivre l’éminent oratorien dans l’examen cruel qu’il inflige à la science exégétique du roi de la contradiction. Disons seulement que, parmi toutes les réfutations de la Vie de Jésus émanées des plus libres et des plus différents esprits, celle du père Gratry a le mérite particulier de ne laisser debout aucune des assertions fantaisistes de son auteur. Les Sophistes et la critique, un livre salutaire au plus haut degré, devrait être encore aujourd’hui entre les mains de tous les hommes soucieux de la recherche du vrai et désireux de se soustraire, à tout jamais, aux prestiges et aux dangers de la sophistique.
Quand on a lu, médité, travaillé l’œuvre du père Gratry, on se demande comment il est possible qu’il existe encore des esprits assez prévenus pour accorder le moindre crédit aux inexactitudes douloureuses d’un dilettante en contradiction aussi extraordinaire, pour ne pas dire autre chose, que M. Ernest Renan.
Mais peut-être Dieu permet-il que des hommes tels que l’auteur de la Vie de Jésus apparaissent de loin en loin dans l’histoire du monde pour que la pensée, émue de tant d’audace et de tant d’orgueil, se ressaisisse elle-même, et apprécie les bienfaits suprêmes de la raison opposée à la folie.
Puisque nous venons de prononcer le nom de M. Renan, il est juste, croyons-nous, de citer cet écrivain comme le type du dévergondage intellectuel que le père Gratry prévoyait dès la première heure comme une conséquence logique de l’hégélianisme, cette doctrine du chaos et de la contradiction. L’éminent oratorien pressentait les désordres inouïs de la pensée contemporaine, il prévoyait le point où nous sommes tombés, c’est-à-dire le temps où toutes les notions rationnelles ou morales paraissent ne plus avoir aucun sens, et où le trouble intellectuel rappelle l’époque biblique de la confusion des langues. De nos jours, en effet, pour la plupart des esprits qui se disent éclairés, il n’y a plus ni beau, ni laid, ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, mais des états d’âme, tous excusables, pourvu qu’on les comprenne ; il n’y a plus que des nuances, des relativités, des à peu près dont les contradictions s’harmonisent dans l’union d’une synthèse universelle.
Voilà l’œuvre des sophistes. Et qu’on ne vienne pas reprocher au père Gratry d’avoir dépassé les bornes de la convenance en qualifiant ses adversaires d’une semblable appellation. Car, aux premières pages du livre où il les combat, on peut lire ces lignes qui sont à la fois un programme de sa polémique, et un résumé de ses intentions : « Le mot de sophiste n’a jamais été sous ma plume un mot vague, ni une aigre épithète adressée à tous ceux qui enseignent l’erreur. C’est un mot scientifique nettement défini. D’accord avec Aristote et Platon, j’appelle sophiste quiconque rejette en théorie et en pratique l’axiome premier de la raison.
« Or, s’il y a aujourd’hui, en France, des écrivains qui nient l’axiome premier de la raison, n’est-il pas utile de nommer cette étrange école par son nom ? Que, si de plus cette école se présente comme apportant au monde un nouvel instrument intellectuel, un nouveau principe de penser qui doit mettre un abîme infranchissable entre l’avenir et le passé de l’esprit humain, n’est-il pas juste de soumettre cette espèce de raison nouvelle à l’épreuve de l’ancienne raison ?
« J’avoue bien que le mot de sophiste, si rigoureusement limité qu’il soit à un vice bien défini de la pensée, et nullement du caractère ou de la vie, constitue cependant, contre un écrivain, une dure et absolue condamnation. Mais je démontre précisément dans cet écrit qu’une dure et absolue condamnation est nécessaire contre une orgie intellectuelle qui n’a pas d’analogue, depuis vingt siècles, dans l’histoire de l’esprit humain. Quant aux attaques de ces écoles contre le christianisme, j’entreprends dans le présent ouvrage de leur opposer, si je puis, plus qu’une réfutation. J’y voudrais, outre un ensemble de réponses que je crois décisives, j’y voudrais, dis-je, opposer une méthode, une méthode préventive générale applicable à l’état présent de l’erreur. » Et plus loin le savant critique ajoute : « La lecture de mon livre n’est rien. Le travail personnel sur les matériaux que je donne aurait tout au contraire une vertu décisive. Je crois pouvoir annoncer ici que quiconque voudra faire par lui-même, par sa propre attention et raison, en quelques jours ou seulement en quelques heures, le travail que je recommande, sera pour toute sa vie pleinement éclairé sur cette forme étrange de l’erreur, qui est l’erreur contemporaine en religion et en philosophie. »
Ces paroles du Père Gratry résument absolument les tendances et les résultats de son œuvre. À notre avis, il n’a pas seulement réfuté la plupart des erreurs qui surgissaient autour de lui, mais il a encore donné à tous les esprits vraiment indépendants, vraiment sérieux, une méthode préventive pour se garantir du fléau de la sophistique. C’est un immense service dont on doit être reconnaissant au célèbre oratorien, aujourd’hui surtout que les doctrines dont il appréhendait l’influence se manifestent à nos yeux dans leur hideux épanouissement. Quiconque a lu Gratry, quiconque a compris, aux flambeaux de sa critique calme, loyale et claire, les erreurs monstrueuses de la folie panthéistique, possède pour jamais, les bienfaits de l’équilibre intellectuel, et peut traverser, sans craindre les naufrages, l’océan tumultueux de la pensée contemporaine.
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Nous avons dit brièvement quel avait été le philosophe chez le père Gratry, quel fut l’écrivain et le polémiste ; il est temps maintenant de rappeler en quelques mots ce que fut le chrétien.
Pour apprécier ce dernier caractère dans son évangélique et austère beauté, il faut surtout se reporter à ce livre qui fit le tour de l’Europe, nous voulons parler des Sources. Dans cet ouvrage aussi court que substantiel, le père Gratry a mis la meilleure part de son âme. Le but qu’il se proposait était d’ailleurs digne de lui. Il s’adressait en effet « à ces hommes de vingt ans, esprits rares et privilégiés, cœurs encore plus privilégiés qui, au moment où leurs compagnons d’études ont fini, comprennent que leur éducation commence ; qui, à l’âge où l’amour du plaisir et de la liberté, du monde, de ses honneurs et de ses richesses entraîne et précipite la foule, s’arrêtent, lèvent les yeux et cherchent dans l’immense horizon de la vie, au ciel ou sur la terre, l’objet d’un autre amour ».
S’adressant à cette élite, noble objet de sa sollicitude, le père Gratry a su montrer, avec tous les accents de sa forte éloquence et de son invincible persuasion, que la vie du chrétien était compatible avec toutes les situations sociales ; que loin d’entraver la spontanéité des esprits et des cœurs, le développement normal de la vie, elle était seule capable de faire germer en nous les semences de vertus, et de donner un but certain, fixe et consolant à la triste existence humaine.
Le saint oratorien s’est attaché de plus à prouver à la jeunesse que la science, et en particulier la science contemporaine, au nom de laquelle quelques hommes voudraient ébranler la religion du Christ, est le résultat des découvertes du dix-septième siècle qui donna au monde sa magnifique pléiade de génies de premier ordre, tous croyants, et tous chrétiens. Enfin, et c’est là encore la conclusion des Sources, le Père Gratry prophétise l’union future de la science et de la foi, que leur affinité naturelle ne peut manquer de ramener dans une voie commune.
Avant de dire quelles sont les idées du philosophe chrétien sur les destinées de l’homme, et celles de l’humanité, il nous semble utile de rappeler sa théorie si profonde des trois vies du genre humain, qu’il divise en trois races : « ceux qui vivent par le ventre, ceux qui vivent par le cerveau et ceux qui vivent par le cœur ». C’est des hommes des deux premières classes qu’il faut dire qu’ils ne meurent pas, mais qu’ils se tuent ; ce sont les savants et les voluptueux, ceux qui abusent de la lumière comme ceux qui abusent du feu. Dans sa Connaissance de l’âme, Gratry fait un tableau saisissant de la vie de ces derniers. Il décrit admirablement la perversité des sens qui veulent jouir avant l’heure, jouir sans cesse et toujours, épuisant ainsi la flamme destinée à donner aux membres leur force, à l’esprit sa vigueur, à la volonté son élan, au cœur sa délicatesse. « Nul suicide n’est plus terrible que celui-là, puisqu’il atteint à la fois la vie physique, la vie intellectuelle et la vie morale. »
Les excès de tête, dit-il ensuite, ne sont encore guère moins funestes que ceux du corps. Ils brisent l’unité vitale, en concentrant toute la vie au cerveau, et en frappant les autres organes d’une sorte d’atrophie, en même temps, en effet, qu’ils développent dans le sujet une sensibilité morbide ; ils diminuent sa force motrice, dessèchent son cœur, alanguissent sa volonté et énervent son âme : ils l’annulent physiquement et moralement.
Le remède à ce double mal qui nous ronge, c’est de nous élever de la vie animale à la vie intellectuelle et de cette dernière à la vie du cœur.
Quant à la façon d’accomplir ce progrès, Gratry l’explique d’une manière très claire en s’inspirant à la fois de l’esprit philosophique et de l’esprit chrétien. « Il faut d’abord subordonner la sensualité à la raison, puis la raison au cœur et à la conscience. C’est-à-dire étouffer notre égoïsme par l’amour de Dieu, ou de l’ordre absolu. »
Vues profondes et sages qui sont, au point de vue pratique, le dernier mot de la philosophie.
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À la théorie des trois vies, on doit enfin, pour résumer d’une manière complète l’œuvre du Père Gratry, ajouter celle des trois âges de l’humanité. Ces âges sont : l’âge de domination de la nature, l’âge de vérité et enfin l’âge de liberté ; c’est-à-dire d’acquiescement à la volonté divine. Voilà pour le développement humain et terrestre ; quant à l’immortalité, le père Gratry la place dans le retour en Dieu, dans la vie de l’amour complet, où tous seront dans tous, et tous dans la cause première. C’est là pour lui, ce doit être là plutôt l’état définitif de la création. Mais où sera le siège d’une telle vie ? Gratry le place dans ce monde, mais dans ce monde transfiguré. « La création, dit-il, se consommera en Dieu, non par l’anéantissement comme le veulent les faux mystiques, mais pour y vivre d’une vie plus haute. C’est ce que les livres saints nous font comprendre quand ils nous parlent, pour la fin des temps, du ciel nouveau et de la nouvelle terre où nous vivrons tous, au centre des choses, au lieu d’être disséminés à la circonférence, et où un éternel amour nous fondra dans une unité éternelle. » Nous ne dirons rien des vues particulières du père Gratry sur le lieu de l’immortalité. Contentons-nous de rapprocher sa doctrine de celle de hardis spéculatifs des Jean Reynaud, des Ballanche, des Charles Bonnet, des Flammarion, etc., qui se sont attachés à prouver l’immortalité sidérale, en nous montrant dans les profondeurs insondables du firmament le chemin du progrès éternel.
Le dernier mot de sa doctrine est donc, nous venons de le dire, le mot de progrès. Mais à la différence de certains esprits qui, par un non-sens inqualifiable, veulent le faire partir de Rien, pour arriver à Tout, Gratry lui donne comme origine la source de l’être, c’est-à-dire l’infini et le parfait, pour revenir comme la conséquence à son principe, comme l’effet à sa cause.
Or, si Dieu est le principe du progrès, il en est aussi le terme, et nous devons rentrer en lui.
Voilà le dernier mot d’une des plus nobles intelligences du siècle. Puisse la rapide esquisse que nous avons essayé de tracer de la carrière du père Gratry fortifier quelques âmes hésitantes, ramener quelques esprits au Vrai, et devenir un hommage de notre admiration pour ce digne successeur de Descartes et de Leibniz, et ce frère d’armes indompté des Montalembert et des Lacordaire.
Jean-Paul CLARENS.
Paru dans La Grande Revue en 1888.