Paul Verlaine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léo CLARETIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand on aborde l’étude d’un poète, une question se pose aussitôt : Quel a été le sujet dominant de son inspiration ? Quel fut l’objet des prédilections de sa Muse ?

Pour Verlaine, la réponse n’est pas douteuse. Il a chanté l’amour, et c’est la note dominante que rend son instrument poétique.

Le mot Amour n’est pas si simple qu’il en a l’air. Il y a tant de façons d’aimer, et tant d’objets aimables ! L’amour diffère selon la partie de nous-mêmes que nous engageons dans ce jeu ou dans cette souffrance. Il y a l’Amour Humain ; il y a l’Amour Divin ; et dans le premier, que de distinctions, selon qu’il intéresse davantage le cœur ou le corps ; l’amour sentimental et l’amour sensuel sont aussi différents l’un de l’autre que la faim et l’enthousiasme, la soif et l’admiration ; ils sont aussi distincts que possible, car si l’amour sentimental aboutit toujours aux exigences et parfois aux satisfactions des sens, par contre l’amour sensuel est un exercice physique où le cœur et le sentiment n’ont rien à démêler.

De ces trois sortes d’amour, faites de sentiments, de sensations ou de mysticisme, Verlaine en a connu deux, et il n’en a connu que deux.

Il ignoré toute sentimentalité ; il a éprouvé l’amour sensuel dans tout ce qu’il a de plus bas, et l’amour mystique dans ce qu’il a de plus pur et de plus élevé. D’où lui vint ce dualisme surprenant d’aspirations opposées ? Comment et pourquoi a-t-il fait mentir Pascal, et a-t-il été à la fois « ange et bête » ? C’est ce qu’il n’est peut-être pas sans intérêt de rechercher.

L’Amour sensuel ? Verlaine en a été le chantre infatigable et informé. Ses amis nous disent qu’il fit de bonne heure ses lectures de Gamiani et de l’Examen de Flora. Il serait à souhaiter que toutes les lectures portassent autant de fruits. Il a célébré la luxure avec complaisance, expérience et détails.

Elle emplit autant son œuvre que sa vie. Et si c’est là du lyrisme déplacé, ce n’en est pas moins du lyrisme.

Car qu’appelez-vous ainsi, sinon l’expression émue et éloquente des préoccupations de l’individu, de ses préférences, de ses aversions, de ses goûts et de ses dégoûts ; en prose, en vers, au théâtre, le lyrisme est la manifestation vibrante d’une personnalité qui se raconte elle-même.

En ce sens, il est peu de plus grands lyriques que Verlaine.

Il le savait et il le disait :

– « N’empêche qu’on doit voir tout de même sous mes vers le gulf-stream de mon existence, où il y a des courants d’eau glacée et des courants d’eau bouillante, des débris, oui, des sables, bien sûr, des fleurs, peut-être. »

Son œuvre et sa vie sont enchaînées, amalgamées, soudées, fondues d’une étreinte si étroite, qu’il est devenu impossible de les dissocier, et que pour le juger, il serait nécessaire de mêler à la critique le récit de sa biographie, s’il n’était trop connu.

À quoi bon redire quelle existence fantasque et vagabonde a rempli l’intervalle qui sépare les deux dates extrêmes, de sa naissance en 1844, à Metz, – ville alors française dont il a gardé, toute sa vie, le culte patriotique tout enflammé de chauvinisme, – et la date de sa mort, le 8 janvier 1896, dans un galetas de la rue Descartes, à Paris ? Il disait de son père, – un capitaine du génie qui était fort grand :

– « C’était un de ces hommes comme on n’en fait plus. »

Voilà un père qui peut se vanter d’avoir fait un fils à son image, car des types comme lui, on n’en fait guère.

Que n’a-t-on pas dit de lui, et que n’a-t-on pas entendu ? Il a été appelé de tous les noms imaginables : un sauvage, un Socrate, un faune, un satyre, un enfant, une femme, un chanteur des rues, un sorcier de village, un vagabond. Lui-même, se mêlant au concert, s’était donné pour un Tibère :

 

          Le Tibère effrayant que je suis à cette heure.

 

Un portrait très poussé a été fait de lui par Max Nordau, dans Dégénérescence et il mérite d’être vu. Après avoir lu les poésies de Verlaine, après s’être arrêté devant les toiles où Carrière et Aman Jean l’ont représenté, le philosophe allemand a discerné, dans le sujet soumis à sa dissection, un des éléments de la décomposition cadavérique de Baudelaire, dont nos poètes se sont partagé les membres épars, Rollinat avant hérité de sa nécrophilie et de son « anxiomanie » ; Catulle Mendès, de sa sensualité ; Richepin, de ses blasphèmes ; Villiers de l’Isle Adam, Barbey d’Aurevilly, Joséphin Péladan, de son diabolisme : car tel est l’héritage d’Alexandre : quant à Verlaine, son lot fut le mélange de volupté et de piété, et l’on dirait tout-à-fait un conte de fées. Mais si M. Nordau abandonne les ascendants de l’auteur de Sagesse, pour examiner le sujet lui-même, la définition qu’il en donne constate un rare don d’analyse, puisque cette synthèse qui fut la personnalité de Verlaine se dissout dans l’éprouvette en « dégénérescence au crâne asymétrique et au visage Mongoloïde de Vagabond impulsif », en « dipsomanie paroxystique » ingénieusement rapprochée du cas d’un conducteur d’omnibus qui fut dans le service du Dr Legrain, en « onomatomie, marmottage, hébétement », érotisme, mysticisme de « circulaire », encore que ce dernier terme n’ait pas l’allure suffisamment noble, et M. Nordau s’excuse de l’avoir emprunté à la « psychiatrie française ». Mais voilà son diagnostic. Une pareille richesse d’épithètes grêlant sur un seul homme ne saurait être un indice négligeable. Il en ressort nettement que nous avons devant nous un être bizarre, original.

Comment le fut-il ?

Ce fut un insociable.

N’entendez pas par là un solitaire, et encore moins un révolté.

Il aima les hommes. Mais il ne fut jamais acclimaté à son époque. Il n’a ni admis ni compris les conventions sociales ; il a vécu en marge de la société, non par dégoût de nous, mais par goût de ses préférences, sans amertume ni colère. Encore J.-J. Rousseau concevait-il un Contrat Social. Lui, il n’en a que faire. Il lui fut impossible de se plier à nos usages de gens civilisés. Il n’a été ni méchant, ni nuisible ; il n’a pas agi ; il n’a même pas réagi. Il fut l’homme de la Nature, et se montra docile à tous ses instincts, y compris les pires.

Être instinctif, il fut faible, sans volonté, sans résistance, ballotté sur le lac fougueux des vices, ivrogne, débauché honteux, – mais naïvement, sans cynisme jamais, avec candeur, presque, et pareil à un arbuste qui fleurit triomphalement en plein soleil, sans savoir que ses fleurs sont du poison.

Sa morale est si rudimentaire qu’elle existe à peine. Quant à la morale de tout le monde, il l’ignore, il n’en tient pas plus compte que d’une convention négligeable. Il soupçonne bien que ses frères les hommes ont une règle de conduite ; des maximes directrices ; il ne sait quelles. Parfois, il pense y avoir atteint et il en paraît fier :

– Et vous savez, je suis fier, et net, et tout !

Net ? il le croyait de bonne foi. Il ressemblait à un aveugle qui parlerait de la lumière. Il vivait à l’égard de la loi morale dans la même ignorance où nous sommes presque tous l’égard de la Jurisprudence. Et il allait au petit bonheur, et c’était tant mieux quand il ne cassait rien.

Au moins pouvait-il s’instruire, conquérir une Moralité ? Il n’en avait ni le désir, ni la force. Désossé de principes, il traîna sous la houppelande bleue des hôpitaux, sous la veste grise des prisons et sous son paletot de ville, sa veulerie inconsciente et irresponsable.

Son soin unique fut de fuir toute obligation, et il ne demandait rien tant que d’être laissé tranquille, libre d’aller et venir à sa guise, mis à sa mode, et occupé à sa façon.

J.-J. Rousseau portait une lévite, ce qui n’était pas une mise banale. Verlaine a moins de coquetterie, et pour son vêtement, il lui suffit

 

          Du vêtement de son état, avec le moins

          De taches et de trous possible.....

 

Toute sa vie constate un besoin instinctif de ne pas marcher dans le rang, de s’isoler en dehors et au-dessous de la vie sociale.

Ses essais d’y rentrer n’ont jamais été ni durables, ni encourageants. Il fut marié : pouvait-il avoir une ambition plus déraisonnable ? Il en fut puni par une séparation qui lui fut douloureuse. Jeune, on le vit dans quelques salons ; chez Nina de Callias, chez Banville, où l’on était entre hommes, et où l’on fumait « des cigarettes comme un tigre ». Qu’allait-il faire là ? Il n’y retourna de sa vie, et plus tard, voulant donner l’idée d’un rêve fou, fantastique d’invraisemblance, il conte qu’il rêvait être au bal.

 

          Mon rêve était au bal, je vous demande un peu !

 

Lui, l’homme des salons ? On ne l’imagine pas.

Il préféra la rue aux ruelles. Le « monde » fut pour lui comme s’il n’existait pas. Il vécut loqueteux, miséreux, porta son argent, quand il en avait, au café et au cabaret, et fit des stages à l’hôpital entre les visites de Plutus.

Il avait prévu sa vie, et pour une fois, l’astrologie avait dit vrai :

 

          Or ceux qui sont nés sous le signe de Saturne,

          Fauve planète, chère aux nécromanciens,

          Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,

          Bonne part de malheur et bonne part de bile.

 

Je ne sais si Saturne y fut pour quelque chose, mais sûrement, l’amour imprévoyant d’une mère qui dorlota cet enfant gâté le prépara mal à la vie et le laissa désarmé, faible, impuissant à se diriger par soi-même.

 

          Mon enfance, elle fut joyeuse ;

          Or je naquis, choyé, béni,

          Et je crûs, chair insoucieuse,

          Jusqu’au temps du trouble infini.

 

La tendresse des parents est souvent le grand obstacle aux victoires futures des enfants dans le combat pour la vie.

Le récit de sa misère est navrant et vous serre le cœur. Des larmes montent aux yeux quand on lit cette odyssée lamentable, et si quelque considération peut alors consoler le lecteur, c’est de penser qu’il est lui-même presque plus attristé que Verlaine.

À part quelques sanglots célèbres, ce malheureux n’est pas si triste qu’on s’attendrait à le trouver. Il a une merveilleuse dose de résistance, de philosophie, d’indifférence robuste.

Un jour, à Bruxelles s’étant brouillé avec son trop fameux ami Arthur Rimbaud, il lui tira deux balles de revolver.

Il apprend ensuite que cet usage n’est pas permis, et on le met en prison à Mons.

Allons le voir, pénétrons dans le préau où les captifs vêtus de brun tournent en marquant le pas. Quel est notre étonnement de trouver Verlaine aussi à l’aise, aussi allègre que chez lui. Prisonnier ? à peine l’est-il, puisqu’il ne s’en aperçoit pas, et regarde ses camarades en curieux intéressé :

 

          Ils vont ! et leurs pauvres souliers

                   Font un bruit sec,

                         Humiliés,

                   La pipe au bec.

 

Le bâtiment qu’il habite lui paraît « une chose jolie au possible. De brique rouge pâle, presque rosé, à l’extérieur, ce monument est blanc de chaux, et noir de goudron intérieurement avec des architectures sobres d’acier et de fer ».

Il n’y a pas l’ombre d’un quorum pars.

Il console de loin les captifs :

 

          Allons, frères, bons vieux voleurs,

                    Doux vagabonds,

                    Filous en fleurs,

                    Mes chers, mes bons,

          Fumons philosophiquement,

                    Promenons-nous

                    Paisiblement.

                    Rien faire est doux.

 

Tel est-il. Les calamités ne l’abattent, ni ne l’effleurent même. Il supporte les traverses de la vie et les punitions sociales, comme des nécessités inéluctables, comme on endure les averses et les coups de vent et tous autres phénomènes climatériques ; il les supporte même beaucoup mieux, car il pleure quand il pleut, et non pas quand on le met au cachot.

Ses colères sont enfantines il a tout-de suite épuisé son vocabulaire, parce qu’il n’argumente pas, il ne discute pas, il ne raisonne pas. Comme les êtres simples, il ne sait qu’injurier, et quand il a dit et répété à satiété les épithètes de « cuistre et de « mufle », il est déjà à quia ; et il n’a plus de ressources que celles que peuvent lui offrir Cambronne et le sacré nom de la Divinité.

Le diable sait si sa vie fut lamentable et désolante, et c’est pitié de lire sa correspondance tant la compassion vous arrache les nerfs. Pauvre hère ! Pauvre Lélian, comme il disait lui-même en mettant son nom en anagramme. Écoutez-le, il y a de ces billets qu’il griffonnait sur des chiffons de papier et qui étonneront la postérité incrédule devant tant de misère d’un beau talent :

« Mon cher Vanier, voici. Je pense rentrer dans un hospice et vais m’en occuper demain. Seulement je veux être un peu respectable en me constituant.

« Une paire de chaussettes, enfin et un chapeau vraisemblable ne feraient pas mal dans le paysage... Comment garder la dignité à ce prix-là : faim et froid ! Enfin on va pouvoir travailler ! »

Il y a une belle vaillance dans ce billet terrible que Diogène n’eût peut-être pas écrit, de nos jours, Est-ce vaillance ? Le mot est peut-être trop gros. Comme on sent que cela lui est égal !

L’Hôpital ! Enfin, on va pouvoir travailler ! Il n’y a pas de plus beau dédain des formes ordinaires et convenues de l’existence moderne et de ce qu’on nomme le confort. Je parierais que Verlaine ne savait pas téléphoner.

Et quand il sort de l’hôpital Tenon, cet autre billet où il confie à Vanier qu’il ne peut s’en aller parce qu’il n’a plus son pantalon, engagé au Mont-de-Piété. Il en demande un – ici je copie la lettre autographe, pour n’être pas taxé d’exagération :

« Et ce pantalon ? Trois francs au moins, d’été, gris, pressé ! »

La lettre est ornée d’un croquis, – c’était son habitude d’illustrer à la plume ses billets, – et l’on voit Verlaine dans son lit au-dessus duquel danse en l’air le Pantalon de ses rêves.

Dans ses plus noires misères, c’est-à-dire dans tous les moments de sa vie qu’il ne passa point à l’hôpital, et quand il fut commis aux écritures dans une compagnie d’assurances, et quand il donna des leçons de français en Angleterre ou dans les Ardennes, et quand il demandait à Vanier de lui trouver un emploi « fût-ce dans la triperie », Verlaine sut rester supérieur à sa situation et mépriser assez la vie pour rire, d’un rire franc et large d’enfant.

Il naquit et resta gai, car rien ne l’atteignit ni profondément ni longtemps. Il a ressenti des frissons, non des douleurs ; ses poésies sont courtes comme ses émotions. Dans l’intervalle, il demeure joyeux, insouciant, drôle, gamin, gavroche.

Quand il passa son baccalauréat, on lui demanda la définition de la pompe aspirante et de la pompe foulante. Il répondit :

« Monsieur, la pompe aspirante est une pompe qui aspire ; la pompe foulante est une pompe qui foule. »

Est-ce bêtise ? Ne le croyez pas. C’est une drôlerie de titi ; c’est déjà le gai luron qui rimera des farces folichonnes pour l’Exposition Universelle de 1867.

 

                                                  L’ANGLAIS.

 

          Et dites-moi d’abord ce que c’étaient que ces

          Créatioures, et comme on les nomme en français ?

 

                                                  GAVROCHE.

 

          Biches, à votre choix, Mylord, crevettes, grues,

          Trumeaux, cocottes ou cocodettes. Les rues

          Savent leur âge, et les omnibus ont avec

          Elles plus d’un rapport.

 

Plus tard, il aimera toujours le rythme et le ton des refrains populaires de Gavroche, dont la gaieté sautillante le séduit :

 

          C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot,

          Pierrot gamin, Pierrot gosse,

          Le cerneau hors de la cosse,

          C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot.

 

M. Max Nordau appellerait cela de l’onomatonomie ; pour nous, c’est un sémillant écho des couplets de la rue, qui fuse en rire malin.

S’il est gai, et amusé ? Relisez ce Pantoum Négligé :

 

          Trois petits pâtés ma chemise brûle.

          Monsieur le curé n’aura pas les os ;

          Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule ;

          Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux ?

 

          Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule.

          On dirait d’un cher glaïeul sous les eaux ;

          Vivent le muguet et la campanule !

          Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux,

 

          Que n’émigrons-nous vers les Palaiseaux ?

          Trois petits pâtés, un point et virgule,

          On dirait d’un cher glaïeul sous les eaux ;

          Vivent le muguet et la campanule.

 

          Trois petits pâtés, un point et virgule,

          Dodo, l’enfant do, chantez, doux fuseaux,

          La Libellule erre, emmi les roseaux.

          Monsieur le curé, ma chemise brûle.

 

Relisez aussi ses billets par lesquels il annonce à son éditeur la fin du travail en cours ; rien n’est plus drolatique :

« Je vous envoie 24 vers assez amusants pour Parallèlement. Ça finira par faire un chic bouquin. Terminé Péladan. Rigolo ! »

Il désignait ainsi l’article sur le Sâr dans la collection des Hommes d’Aujourd’hui, pour laquelle il annonce un autre jour qu’il a terminé Goncourt :

« J’ai terminé un chouette Goncourt aux pommes. Vous me devez dix francs pour ce labeur. »

Dix francs ! C’était la vie pour quinze jours ! Hélas ! C’était au moins neuf francs d’absinthe, quoi qu’il en ait dit, et toujours drôlement :

« Je voudrais bien pourtant qu’il fût connu que je ne suis pas un buveur d’absinthe, non plus qu’un pessimiste, et que je n’ai pas des velléités de mysticisme ! Je suis, et je le répéterai à satiété, un homme au fond très digne, réduit à la misère par excès de délicatesse, un homme avec des faiblesses et trop de bonhomie, mais de tout point gentleman et hidalgo. Faudra trouver quelqu’un qui écrive ça. Dame ! puisqu’on imprime bien le contraire qui est faux ! »

Il n’est rien de comique comme cette protestation de gentry par ce débraillé, qui ne savait peut-être pas si bien dire : car la Généalogie du Liégeois Lefort assigne une noblesse authentique à la famille des de Verlaine, seigneurs du village de Verlaine, en Ardennes, dès 1531. Pauvre Lélian n’avait rien hérité d’eux. Il fut même communard, – moins par conviction, il est vrai, que pour être agréable à ses amis.

Gentleman ! Hildalgo ! Il ne le fut guère dans son œuvre, ni dans sa vie.

Le fut-il au moins en amour ? Ah ! par toutes les duchesses ! Ne cherchez pas de son côté le Lauzun des salons. Voulez-vous de ses madrigaux ? Vous serez fixé aussitôt, car la fleurette est mignonne, quand il écrit à la bien-aimée :

 

          Lorsque tu cherches tes puces,

                  C’est très rigolo !

 

Ce qui précède a dû laisser entrevoir quelle serait la conception de l’amour chez cet instinctif débraillé, encore tout près de la nature.

Nullement homme du monde, il n’a que faire des raffinements discrets de la vie mondaine. Il va droit au fait et au but.

Si j’osais employer un mot dont la brutalité dépasse un peu, mais enfin explique bien ma pensée, je dirais que son « animalité » ne voit dans la Femme qu’un bel animal, une belle bête à plaisir. Il ne lui demande ni conversation, ni vie intérieure, ni pensée :

 

          Front peu penseur, mais pour cela bien mieux.

 

Il n’en estime et n’en regarde que les formes, les chairs ; il ne lui demande que le frisson sensuel, les qualités de la chatte amoureuse, et il la tient quitte d’esprit.

Aussi, n’a-t-il pas compris ni rendu le dix-huitième siècle, qu’il a interprété en fantaisie, dans Fêtes galantes. Il en a un peu rendu la sensualité et la polissonnerie ; il n’a pas pénétré le charme de la femme de ce temps-là, fait de grâce, de vivacité, de reparties, de nuances, de coups d’œil, de frôlements.

Il veut être badin et il est grossier : lisez les Coquillages dont Victor Hugo appelle le dernier vers un bijou : oui, mais un bijou indiscret.

Que sera-ce quand la gaze de l’histoire n’estompera plus les formes lointaines et quand il aura le modèle sous la main ? Alors, il n’y aura pas d’autre mot, c’est de la bestialité débridée, du rut, du prurit :

 

          Ô seins, mon grand orgueil, mon immense bonheur

                      Purs, blancs, joie et caresse,

                Volupté pour mes yeux et mes mains...

          Aisselles, fins cheveux courts qu’ondoie un parfum

                      Capiteux où je plonge !

 

L’inspection se poursuit, audacieuse et obscène, sur le ton trivial.

 

          Faut-il sur un autre mode

          Dresser une belle ode...

 

À qui ? Je vous donne en mille à deviner :

 

          Au glorieux bassin.

 

Et le peintre continue, descend, remonte, fait en dix-neuf odes un cours trop complet d’anatomie raisonnée, et la citation hésite, comme quand on marche sur un terrain ou les places propres sont rares.

 

          Riche ventre qui n’a jamais porté,

          Seins opulents qui n’ont pas allaité,

          Bras frais et gras, purs de tout soin servile,

 

          Bouche éclatante et rouge d’où jamais

          Rien n’est sorti que propos que j’aimais,

          Oiseux et gais – et quel nid de délices !

 

          Nez retroussé quêtant les seuls parfums

          De la santé robuste, yeux plus que bruns

          Et moins que noirs, indulgemment complices. `

 

          Front peu penseur, mais pour cela bien mieux,

          Longs cheveux noirs dont le grand flot soyeux

          Jusques aux reins lourdement se hasarde,

 

          Croupe superbe.....

 

On peut s’en tenir là. Verlaine a intitulé ce recueil Odes en son honneur. Je ne vois pas que l’honneur soit si grand, d’avoir confiné la femme dans le rôle d’odalisque de harem ; il y a peut-être, pour la femme occidentale, quelque autre chose à faire en cette vie.

Voilà bien sa conception de l’amour terrestre. Son adoration pour la femme n’est qu’un dévêtement scandaleux auquel il procède avec sadisme, – il faut citer ses termes,

 

          En fou braque, orgiaque,

          En apache, en canaque,

                 Ivre de tafia.

 

Le sauvage apparaît, et nous ne le lui faisons pas dire.

Odes en son honneur ? Et quel honneur, qui n’est au fond que mépris, et qui refuse à la femme toute personnalité intelligente ; il lui refuse jusqu’à son nom.

En 1893, il était à Londres. Il y faisait des conférences. À l’étranger, plus que dans son pays, on lui rendait hommage.

En Belgique, en Hollande, en Angleterre, il donna des conférences fructueuses et triomphales. Il l’écrit à son amie, étant à Londres.

« Ici je mène une vie de pacha, pour rien, à l’œil. Dîners terribles, théâtres, cafés-concerts. Mais cela ne m’amuse guère et j’aimerais mieux être près de ma Philomène, même quand elle est méchante comme ça lui arrive quelquefois ! »

« Ma Philomène » était un lapsus, car la lettre était adressée non pas à son amie Philomène, mais à son autre amie Eugénie ! Il n’y regardait pas de si près. L’une ou l’autre, que lui importait ? Un tel quiproquo constate un état d’âme, et le peu d’intérêt qu’avait pour lui la personnalité de l’instrument de ses plaisirs, souvent pire.

Cet instinctif, ce primitif n’a connu que l’amour des sens.

Et là aussi apparaît cette faiblesse sans ressort, cette docilité, qui le livrait sans défense aux influences comme aux passions. Eugénie le domina, le dompta, le maîtrisa, comme eût fait toute autre, si elle l’eût voulu. Querelleuse et hargneuse, elle le mata, le fit travailler, le menaçant du manche à balai s’il cessait d’écrire pour lui gagner de l’argent.

On raconte que le poète Delille avait une femme de ce genre, qui le battait pour l’inciter au travail. Chateaubriand le vit un jour avec les joues fort rouges ; Mme Delille avait souffleté le mari paresseux. On lui payait ses vers six francs l’un ; elle l’enfermait à clé dans son cabinet de travail en lui intimant ses ordres :

« Va me fabriquer des pièces de six francs. »

Et Marie-Joseph Chénier écrivait :

 

          De ces vers-là le tiers vaut six francs pièce,

          Mais les deux autres tiers ne valent pas un sou.

 

La poésie de Verlaine n’était pas payée aussi cher ; mais les procédés de fabrication étaient les mêmes. Les Goncourt ont consigné ce trait dans leur Journal :

« Rodenbach me raconte avoir assisté à un traité entre Verlaine et l’éditeur Vanier, où l’éditeur ne voulait donner que vingt-cinq francs de quelques pièces de poésies qu’il venait d’écrire, et dit que Verlaine tenait à avoir trente francs. Et cela se terminait par Verlaine tenant d’une main son reçu et ne le lâchant que lorsqu’il tenait, dans l’autre main, un Napoléon et deux pièces de cent sous, s’écriant : « Un sale Badinguet et deux pièces suisses ! » et comme Rodenbach le complimentait de sa victoire : « Non, non, s’écriait-il, je n’aurais jamais cédé, j’aurais eu une scène ! » Il faisait allusion à l’autorité de la femme avec laquelle il vivait. »

Sa volonté anémiée le laissa en amour tel qu’il fut dans le reste de sa vie, à la merci des pires dominations, qu’il acceptait comme un doux animal toujours prêt au plaisir ; avide de caresses et de câlineries, heureux d’une place où reposer sa tête, et il n’était pas difficile sur le choix.

Nous permettra-t-on ici une parenthèse qui se greffe assez naturellement sur ce sujet ?

De cette docilité je trouve le plus frappant exemple dans l’évolution de son esthétique.

Je ne sais trop à quelle école il faudrait le rattacher, ni quelle école pourrait se rattacher de lui, car il appartient à toutes, selon les moments et les influences.

Classique, romantique, parnassien, symboliste, décadent, il serait aisé de tirer de son œuvre les preuves qu’il fut tour à tour tout cela. Il a oscillé à tous les vents ; il a penché de tous les côtés. Au temps où il chantait ses Poèmes saturniens, Barbey d’Aurevilly écrivait : « Un Baudelaire puritain, combinaison funèbrement drolatique ; sans le talent net de M. Baudelaire, avec des reflets de M. Hugo et d’Alfred de Musset, ici et là. Tel est M. Paul Verlaine. Pas un zeste de plus. Il a dit quelque part, en parlant de je ne sais qui, cela du reste, n’importe guère :

 

                                                           ..... Elle a

          L’inflexion des voix chères qui se sont tues !

 

Quand on écoute M. Verlaine, on désirerait qu’il n’eût jamais d’autre inflexion que celle-là. »

C’eût été dommage, car on n’eut pas entendu de vrais et purs chefs-d’œuvre. Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Hugo l’ont à leur tour hanté. N’est-ce pas la cadence même des strophes de Musset qui chante dans ces quatrains ?

 

          Ce qu’il nous faut à nous les suprêmes poètes

          Qui vénérons les Dieux et qui n’y croyons pas,

          À nous dont nul rayon n’auréola nos têtes

          Dont nulle Béatrix n’a dirigé les pas,

 

          À nous qui ciselons les mots comme des coupes

          Et qui faisons des vers émus très froidement,

          À nous qu’on ne voit point s’en aller, lents, par groupes

          Harmonieux au bord des lacs en nous pâmant.

 

          Ce qu’il nous faut il nous, c’est aux lueurs des lampes

          La science conquise et le sommeil dompté,

          C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,

          C’est l’obstination et c’est la volonté.

 

Le Parnassien imaginait des agencements savants de strophes qu’eussent avoués Banville ou Gautier ou Sainte-Beuve, et qui eussent réjoui avant eux Ronsard ou Du Bellay, et avant eux encore, Meschinot, Crétin et les Grands Rhétoriqueurs :

 

                Dame Souris trotte

          Noire dans le gris du soir.

                Dame Souris trotte

                Grise dans le noir.

 

Ou encore :

 

          Les sanglots longs

          Des violons

          De l’automne

          Blessent mon cœur

          D’une langueur

          Monotone.

 

Il fut aussi, quand il voulut, ou plutôt quand Rimbaud voulut, symboliste, flou, morbide, abscons, incompréhensible ; mais les autres mystifiaient, tandis que lui, il apportait à ce jeu poétique sa douce et pleine sincérité, qu’il constatait avec justesse dans ses Confessions, quand il se déclarait « naïf et bon ».

Quand Rimbaud mettait ses voyelles en couleurs et quand René Ghil apportait à sa palette les désopilants correctifs que l’on sait, eux et les autres se gaussaient et se délectaient. Verlaine fit sincèrement et sérieusement des vers amorphes, des vers claudicants de diable boiteux, rechercha le vers scazon, les vers de neuf pieds :

 

          Il ne me faut plus qu’un air de flûte

          Très lointain en des couchants éteints.

 

de onze pieds :

 

          Dans un palais soie et or dans Ecbatane.

 

de treize pieds :

 

          Londres fume et crie, oh ! quelle ville de la Bible.

 

et il poussa jusqu’à quatorze pieds :

 

          En hachis et ragoûts comme on n’en trouve pas chez Dieu.

 

Il supprime la césure, l’alternance des rimes, la rime elle-même, et jusqu’à l’assonance, pour ne plus garder qu’un vague mouvement cadencé ; et Banville lui disait :

« Vous tombez dans la musique ! »

Comment est-ce le même homme qui répudia et malmena plus tard tous ces procédés nouveaux, qui les appela des « trucs niais », et qui rit le premier du temps où il s’était amusé à faire « ces blagues » ? À l’encontre des théories appliquées dans ce démantèlement du vers français et cet obscurcissement voilé de la pensée, écoutez le poète à d’autres heures et opposez Verlaine à Verlaine :

« Vous savez, moi, j’ai du bon sens ; je n’ai peut-être que cela, mais j’en ai. Le symbolisme ?... comprends pas... Ça doit être un mot allemand... hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, je pleure ; je sais bien que ce n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains ! Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, – avant tout. Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes quand je suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout... »

Il le répète en vers :

 

          L’art, mes enfants, c’est d’être absolument soi-même.

 

Ailleurs, il est bien explicite, et il brûle ce qu’il a adoré :

« Pour qu’il y ait vers, il faut qu’il y ait rythme. À présent on fait des vers à mille pattes ! Ça n’est plus des vers, c’est de la prose, quelquefois même ce n’est que du charabia... Et surtout, ça n’est pas français, non, ça n’est pas français ! »

Et dans sa correspondance, je trouve encore, en 1887, cette profession de foi dictée par la sagesse et le bon sens et le dédain de toutes les écoles :

« Tout est bel et bon, d’où qu’il vienne et par quelque procédé qu’il soit obtenu. Classiques, romantiques, décadents, symboles assommants, assonnants ou, comment dirai-je ? obscurs exprès pourvu qu’ils me fichent le frisson ou simplement me charment – font tout mon compte. »

Voilà assurément un décadent mal convaincu. Comment son art poétique comporte-t-il selon les temps ces divergences et ces désaveux ?

Pour une première raison d’abord.

Il n’était pas désigné par la nature de son tempérament pour cultiver avec goût le symbolisme. Il disait un jour :

« Abscons ! Qu’est-ce qu’ils me fichent avec leurs abscons ? »

Il n’est lui ni abscons ni abstrait ; au contraire, il est foncièrement concret.

« Vous avez comme paysagiste des croquis et des effets de nuit tout à fait piquants », lui écrivait Sainte-Beuve après avoir lu ses Poèmes Saturniens.

Rien n’est plus vrai. Verlaine est un paysagiste, épris des lignes, des formes, des couleurs, et il a écrit des vers qui sont des évocations délicieuses dans leur sobriété :

 

          Ô ! la lune aperçue à travers des mâtures !

 

Et encore ce croquis de Bournemouth :

 

          Le long bois de sapins se tord jusqu’au rivage,

          L’étroit bois de sapins, de lauriers et de pins,

          Avec la ville autour déguisée en village

          Chalets éparpillés rouges dans le feuillage

          Et les blanches villas des stations de bains.

 

          Le bois sombre descend d’un plateau de bruyère,

          Va, vient, creuse un vallon puis monte vert et noir

          Et redescend en fins bosquets où la lumière

          Filtre et dore l’obscur sommeil du cimetière.

 

Il nous confie dans ses Confessions :

« Les yeux surtout furent chez moi précoces ; je fixais tout, rien ne m’échappait des aspects ; j’étais sans cesse en chasse de formes, de couleurs, d’ombres. Le jour me fascinait, et bien que je fusse poltron dans l’obscurité, la nuit m’attirait, une curiosité m’y poussait, j’y cherchais je ne sais quoi, du blanc, du gris, des nuances peut-être. C’est sans doute à ces dispositions que je dus, si devoir il y avait là ! d’avoir un goût des plus précoces et très réel pour le gribouillage d’encre et de crayon et le déblayage de laque carminée, de bleu de Prusse et de gomme gutte sur tous les bouts de papier me tombant sous la main. Je dessinais d’épileptiques bonshommes que j’enluminais férocement. Le tout en deux traits et trois coups de plume, de crayon et de pinceau. J’ai gardé la manie de noircir les marges de mes manuscrits, le corps de mes lettres intimes, d’illustrations informes que de vils flatteurs font semblant de trouver drôles. »

Ils sont intéressants, ces croquis marginaux des manuscrits, lettres et billets de Verlaine ; ils sont d’une gaîté soutenue même quand ils illustrent des demandes d’argent et des pleurs de misère. On voit par eux combien l’idée, loin de se retirer dans le nuageux de l’Imprécis, va toujours, naturellement et d’elle-même, à la forme définie, concrète, sensible : et c’est là le contraire du symbolisme.

Et puis dans ces fluctuations même, ne voyez-vous pas la marque de cette faiblesse flottante, qui est dans son caractère, avec laquelle il s’attache et se détache aussi aisément, selon l’impulsion extérieure et le vent qui passe.

Il a obéi aux « Symboles » comme il a obéi à Philomène, – et comme il a obéi à Dieu ; par passivité indolente et impuissante, à la recherche d’une volonté extérieure.

Mais Dieu seul a fait revivre la petite flamme tremblotante de son enthousiasme, qui illumina soudain le sanctuaire secret de sa vie intérieure et de son âme.

 

*

*     *

 

Nous avons vu ce qu’est l’Amour Humain dans les œuvres de Verlaine.

C’est une des formes de l’amour qu’il a chanté.

Ce n’est pas la plus noble.

Il prit sa revanche.

L’homme est entre deux termes, bassesse et élévation, mais il n’en est pas également éloigné.

En bas, on ne plonge pas longtemps, on a vite descendu toute la pente, et on touche le fond, le fond des satiétés, des dégoûts et des rancœurs. Le domaine des instincts est borné, étroitement limité.

En haut, il n’y a pas de limites, c’est l’infini. Verlaine a évolué entre ciel et terre, et son œuvre offre un singulier mélange des pires ordures et des plus sublimes méditations.

Il a corrigé ses humaines amours par l’amour divin.

Celui-ci lui a inspiré ses plus purs chefs-d’œuvre. Comme Pascal, il a eu sa nuit.

Il était en prison. Il avait appris dans la journée qu’un jugement cassait son mariage. Il eut une affreuse sensation de vide, d’abandon, d’exil. Il souffrit, et la souffrance est la grande pourvoyeuse des religions. Le malheur, – le Chevalier masqué – lui broya le cœur et lui en refit un autre. Il lut le catéchisme tout le jour. La nuit il eut une crise :

« Je ne sais quoi qui me souleva soudain, me jeta hors de mon lit, sans que je puisse prendre le temps de m’habiller, et me prosterna en larmes, en sanglots, aux pieds du Crucifix. L’heure seule du lever, deux heures au moins après ce petit miracle moral, me fit me relever. »

Il se releva chrétien mystique, extatique, fervent, dévot ; le voyeur devint un voyant et s’abîma devant la Croix, plein de foi, de sincérité, de conviction pieuse, que le Père Pacheu, de la Société de Jésus, a pu admirer et approuver sans réserves au nom même de l’Église :

« Tout est là de pure inspiration chrétienne et de franche orthodoxie : c’est bien la conversion par la Pénitence et l’Eucharistie, non les variations d’une religiosité quelconque, mais le chant d’une âme qui retourne vers les bras ouverts de l’Église, comme la guêpe vole au lis épanoui. »

Et ailleurs :

« Quel chrétien, et même quel religieux ne ferait sienne la Prière du Matin ? »

L’hommage est formel, au point même de nous suspendre, tant nous nous attendions peu à découvrir un Moine dans le Pauvre Lélian.

Aussi sa conversion a-t-elle ses éclipses, ses écarts et ses oublis. Il n’eût pas fait bon que le père Jésuite Pacheu se fut trouvé à l’Église le matin où Verlaine, après une nuit d’orgie, plein de tristesse et de dégoût, s’arrêta devant le portail en s’apostrophant lui-même : – Pourceau ! Pourceau ! tu n’es qu’un pourceau. »

Anatole France a conté ce drame :

« Pris d’un violent désir de se confesser, il entre dans l’église qu’on vient d’ouvrir, s’approche d’un confessionnal et le frappe du doigt en disant doucement : Mon Père, mon Père ! Personne ne répond ; il frappe plus fort, mais en vain. Alors il élève la voix et, dans l’église muette, sa voix va crescendo : « La confession s’il vous plaît !... Oh hé, le curé !... oh hé, le vicaire !... » Rien. Alors exaspéré, il frappe le confessionnal à grands coups de son bâton ferré. À ce bruit formidable, le suisse qui balayait la sacristie accourt, lui demande ce qu’il veut, lui déclare qu’à pareille heure ni le curé, ni le vicaire ne sont visibles, et lui ordonne de sortir. – « Ah ça, est-ce qu’on va me laisser mourir sans confession ? s’écrie Verlaine. C’est pire qu’en 93, alors ? Tu n’entends donc pas, vieux Barrabas ? Je te dis que je veux me réconcilier avec le Bon Dieu, s... nom de Dieu..... » Jeté à la porte par les épaules, Pauvre Lélian entra se consoler chez un marchand de vin, et grâce à l’absinthe, il y parvint du moins pour un moment. »

Et cela n’était pas tout à fait orthodoxe.

Il eut pourtant la foi, la foi du croyant, la foi de l’apôtre. À l’hôpital Saint-Antoine, il avait entrepris de convertir son voisin de lit, un ancien soldat libéré des compagnies de discipline, qui le berna et ne l’appelait plus autrement que :

« Ratichon ! »

Malades et infirmiers prirent notre poète pour un défroqué.

Cette piété fervente lui a inspiré les plus beaux vers qui aient été poussés vers le Ciel.

Le recueil Sagesse est une œuvre admirable par l’accent, la conviction, l’éloquence émue, la contrition sacrée ; ni Corneille dans ses poésies saintes, ni Louis Racine que Verlaine envia, ni Lamartine et moins encore Musset n’ont atteint cette poignante élévation, cette ferveur, cette langueur céleste, cette piété humble et ce sacrifice de soi. Quel puissant anathème contre les voix du siècle, voix de l’orgueil, voix de la chair, voix de la haine, qu’il somme de mourir devant les Voix d’en Haut.

 

          Ah ! les Voix ! Mourez donc, mourantes que vous êtes !

          Mourez parmi la voix que la prière emporte

          Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte

          Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour ;

          Mourez parmi la voix que la prière apporte,

          Mourez parmi la voix terrible de l’amour !

 

Quelle effusion de tout son être qui se fond d’amour devant la couronne d’Épines.

 

          La couronne d’épine est énorme et cruelle

          Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle

          Vers l’ignorance humaine et l’erreur du pêcheur...

 

Un saint n’a pas de méditations plus belles :

 

          Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour,

          Et la blessure est encore vibrante,

          Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour,

 

          J’ai l’extase et j’ai la terreur d’être choisi ;

          Je suis indigne mais je sais votre clémence.

          Ah ! quel effort, mais quelle ardeur ! Et me voici

          Plein d’une humble prière, encore qu’un trouble immense

          Brouille l’espoir que votre voix me révéla

          Et j’aspire en tremblant. – Pauvre âme, c’est cela !

 

Quelle humilité de cette âme qui s’abîme toute dans la crainte du Seigneur :

 

          Seigneur, j’ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.

          Je vois, je sens qu’il faut vous aimer. Mais comment,

          Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,

          Ô Justice que la vertu des bons redoute ?

          .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

          Ô Seigneur, exaucez et dictez ma prière,

          Vous la pleine sagesse et la toute bonté.

          Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière

          Et qui m’avez aimé de toute éternité.

 

Et quelles images touchantes, gracieuses, d’un symbolisme naïf.

 

          Donnez-lui l’oraison comme lit de mousse

          Où ce petit oiseau se baigne de soleil.

 

Et ceci :

 

          Quand Maintenon jetait sur la France ravie

          L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.

 

N’est-ce pas une évocation reposante des salles de St-Cyr où, entre les boiseries brunes des murs, glissait le pas discret des religieuses blanc-coiffées ?

Et dans cette dévotion, je ne vois pas seulement le besoin d’une consolation après le malheur, ce qui est le plus banal motif des entrées en religion ; j’y démêle un besoin aussi d’être dominé, envahi, absorbé par une force et par une idée. Sa faiblesse native a toujours été en quête d’un appui. Celui que lui a donné le monde, là où il l’a cherché, était fragile. Il en a trouvé un meilleur au Ciel, et il s’est laissé avec délices dompter, dominer par la violence impérieuse de la foi. Nulle part et en rien, il n’a su se diriger seul. En poésie, il préférait les poèmes à forme fixe, dont la rigidité faisait à ses vers un cadre ferme, un soutien naturel. Il a toujours besoin d’une rainure, d’un mur d’étai.

Dans la vie, ceux ou celles qui le conseillèrent l’ont mené où ils ont voulu, et Belzébuth sait où c’était.

Sa mollesse accepta avec amour les secours de la foi qui sauve, qui guide, qui soutient, qui permet d’abdiquer son être, et de s’en remettre aveuglément, absolument, à la volonté d’en haut.

Le Ciel hérita du trésor de bonté, de douceur, de docilité qu’il portait en lui et que la vie avait gâché.

Verlaine s’est élevé aux plus sublimes accents de la foi mystique : et de le constater, c’est le plus bel honneur qu’on lui puisse faire : il dépasse ceux qu’il a reçus de son vivant, ou qu’il eut pu espérer.

S’il n’a pas été de l’Académie française, ce n’est pas sa faute. Il s’y présenta, pour remplacer Taine. Quelle figure y eut-il faite ! Sa candidature amusa Paris et fut chansonnée :

 

          Il va s’acheter une paire de gants,

          Un gibus des plus élégants

          Pour aller fair’ chos’ difficile

          Sa visite à Leconte de Lisle.

 

Quand Leconte de Lisle mourut, on dédommagea Verlaine de n’avoir pas été son confrère à l’Académie en le nommant son confrère en royauté. Il fut élu Prince des Poètes.

Si la postérité ne ratifie pas intégralement ce jugement, elle admirera sans réserve en lui le meilleur de nos poètes lyriques sacrés, comme on admire une belle cathédrale, celle-ci fut-elle, sur ses bas-côtés, flanquée de masures basses et mal famées. Le temps sera le terrassier qui se chargera d’abattre les vieilles échoppes louches. Mais la cathédrale restera debout dans sa splendeur, dans tout l’éclat de son rayonnement ; l’avenir célébrera le grand poète de l’Amour Divin, et ses admirateurs, en blanche procession, discrète, monteront vers ce monument mystique que Catulle Mendès décrivait sur la tombe encore ouverte du Pauvre Lélian :

« Par des escaliers de marbre légers, entre des chuchotements mélancoliques de lauriers roses, on monte vers une auguste chapelle blanche où des cierges ingénus rayonnent, et comme c’est aux pauvres d’esprit qu’est le royaume des Cieux, le royaume de la gloire appartient aux simples de génie. »

 

 

Léo CLARETIE.

 

Paru dans la Nouvelle Revue en 1900.

 

 

 

 

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