Conversation sur Jean Racine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PAUL CLAUDEL

 

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

 

ARCAS

 

C’est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin ?...

 

PAUL CLAUDEL

 

L’important besoin, c’est l’essai sur Jean Racine que j’ai promis à Jean-Louis Barrault pour ses Cahiers. En ce qui me concerne, j’ai pris à cet effet les dispositions optimum, je veux dire que le recueillement d’une clinique qui, jour et nuit, ne me laissait d’autre alternative que la pensée de ce grand homme, m’a permis de l’absorber, si je peux dire, comme sous pression et par tous les pores.

 

ARCAS

 

Un peu tard.

 

PAUL CLAUDEL

 

Que voulez-vous dire ?

 

ARCAS

 

Je veux dire qu’il est mal à vous, qui occupez, si indignement que ce soit, le fauteuil de Jean Racine à l’Académie, d’avoir attendu si longtemps pour lui rendre l’hommage que vous lui deviez.

 

PAUL CLAUDEL

 

Cher Arcas, accusez cette sciatique qui seulement, hélas ! hier ! m’a permis d’engager avec vous l’entretien souhaité.

 

ARCAS

 

Pourquoi moi ?

 

PAUL CLAUDEL

 

N’êtes-vous pas le Confident, le Confident par excellence ? Celui de tous ces princes et de tous ces héros que mon compatriote de l’Ourcq a choisis pour interprètes ? Sans compter les conversations que vos hautes fonctions vous ont permis d’engager avec les satellites féminins de tant d’adorables personnalités.

 

ARCAS

 

Il est vrai. Sans nous autres que deviendrait tout ce peuple empanaché de l’outre-rampe ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Que de perte de temps vous évitez ! Quelle superbe économie grâce à vous sur l’accessoire ! Grâce à vous, en quelques répliques, temps et lieu, on est au fait de la circonstance. Il n’y a plus qu’à déposer tout de suite bec à bec sur l’arène, comme dans les combats de coqs, éperon à l’ergot, les champions impatients de se mesurer.

 

ARCAS

 

De se mesurer ? dites-vous. Attention ! Voilà un mot qui va nous mener loin !

 

PAUL CLAUDEL

 

Quelle injustice, Arcas, Acaste, Paulin, et tutti quanti, de vous reprocher d’être conventionnels parce qu’on est indispensables ! Quelle bonne idée au contraire de condenser en un seul personnage toute la réplique, comme un reflet évocateur, que chacun de nous au moment voulu a besoin de se procurer hors de lui-même ! de me permettre, si je peux dire, de m’habiller de mon écho ! Les musiciens le savent bien, pour qui aucun thème n’irait loin sans le contrechant, support ou opposition, qu’il provoque.

 

ARCAS

 

Le plus simple en effet, si on veut se faire comprendre, est de s’expliquer.

 

PAUL CLAUDEL

 

De s’expliquer, bien sûr ! Il n’y a qu’en France où l’on a un tel besoin de s’expliquer ! Où une querelle, un combat, ça s’appelle une explication. Une explication par les armes.

 

ARCAS

 

Votre bien-aimé Shakespeare, ce Shakespeare que vous avez tant admiré autrefois, eh bien oui, tous ces types de Shakespeare... il n’y a pas de confidents dans Shakespeare !

 

PAUL CLAUDEL

 

Mais si ! il y en a au moins un.

 

ARCAS

 

Lequel ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Yorick. Vous savez cette tête de mort que le prince danois ramasse et fait danser au bout de sa pelle.

 

ARCAS

 

Vous n’êtes pas sérieux !

 

PAUL CLAUDEL

 

Et vous, vous l’êtes beaucoup trop ! Vous devriez apprécier comme moi ce confrère déterré.

 

ARCAS

 

Moi, c’est le crâne de Shakespeare que je voudrais tenir dans mes mains pour lui demander des explications.

 

PAUL CLAUDEL

 

Toujours des explications ! Comprenez donc que Shakespeare, il n’y a pas d’explications ! Ça arrive : It just happens. Comprenez qu’une pièce de Double Véesse c’est un spectacle qu’on vous sert à regarder. Ce n’est pas un drame, c’est des évènements à la file qu’on vous invite à regarder. Le rideau tombe pour vous avertir que c’est fini.

 

ARCAS

 

Racine, même Corneille, c’est différent !

 

PAUL CLAUDEL

 

Bien sûr. Quelque chose a été tiré au clair. On s’est expliqué, comme vous dites. La querelle a été vidée, le débat a été vidé. Le parterre a eu son compte, il est content.

 

ARCAS

 

Tandis que Macbeth par exemple ! Figurez-vous, quand vous m’avez réveillé, que je dormais, non pas sur le rivage d’Aulis, mais, cheek by jowl (comme on dit), dans votre bibliothèque, avec un exemplaire de ce chef-d’œuvre dans les côtes qui me fichait des cauchemars.

 

PAUL CLAUDEL

 

Justement, je voulais vous parler de Macbeth. Vous allez comprendre pourquoi tantôt. J’attends avec déférence votre opinion.

 

ARCAS

 

C’est l’auteur lui-même qui vous la donne à la fin de son élucubration : Un conte dit par un idiot, plein de vacarme et de furie, ne signifiant... rien !

 

PAUL CLAUDEL

 

La définition ne serait pas mauvaise pour beaucoup de chefs-d’œuvre du théâtre élisabéthain. Mais comprenez, cher monsieur Arcas, qu’on ne se débarrasse pas comme ça du grand Will.

 

ARCAS

 

Défendez-vous Macbeth ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Ce que j’admire surtout dans ce magnifique drame, c’est son unité.

 

ARCAS

 

Vous en avez de bonnes !

 

PAUL CLAUDEL

 

Il y a d’autres unités que celles qui sautent aux yeux.

 

ARCAS

 

Elles vous sautent à quoi, les vôtres ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Vous vous rappelez, au moment le plus noir de ce drame infernal, pendant que Macbeth, poussé par sa femme, est en train d’assassiner l’aimable roi d’Écosse, il règne une atmosphère lourde, épaisse, comme celle de la seconde qui précède les tremblements de terre. L’atmosphère ! voilà le mot que je cherchais ! L’unité d’atmosphère ! Une atmosphère sinistre, écrasante, qui ne se lève pas un moment d’un bout à l’autre du guignol dont nous parlons. Où en étais-je ?

 

ARCAS

 

Vous en étiez au moment de l’égorgillement de l’aimable roi d’Écosse.

 

PAUL CLAUDEL

 

En ce moment, minuit ! des coups énormes, formidables, se font entendre sur la porte du château. La même chose, vous vous rappelez ? inexplicable, qui m’est arrivée autrefois dans une vieille demeure d’Avignon.

 

ARCAS

 

Pan, pan et pan ! Il y a un effet du même genre dans Eschyle quand Oreste demande entrée dans le palais où l’attend Madame sa mère.

 

PAUL CLAUDEL

 

Oserai-je vous dire que c’est autour de ces coups de bélier – ceux que Victor Hugo entendait presque chaque nuit dans sa maison hantée de Guernesey – que s’est construit tout le drame dans la pensée de Shakespeare ?

 

ARCAS

 

Il faut tout entendre ! Vous abusez de ma patience professionnelle !

 

PAUL CLAUDEL

 

J’imagine très bien Shakespeare réveillé de cette manière dans quelque auberge mélancolique du Northumberland. Il n’est pas sûr d’ailleurs entre nous que notre homme ait eu toujours la conscience tellement en repos. Racine lui-même...

 

ARCAS

 

Qu’entends-je ?

 

PAUL CLAUDEL

 

J’ai lu qu’il y a un moment où la gendarmerie nationale n’a pas dédaigné d’abaisser sur lui un regard pensif.

 

ARCAS

 

Oubliez-le, Seigneur, et qu’à tout l’avenir

Un silence éternel cache ce souvenir !

 

PAUL CLAUDEL

 

Avec quel art le poète terrifié a su mettre dans Macbeth en valeur cette brutale intervention du destin ! Vous vous rappelez le dialogue du portier ivre avec l’épouvantable inconnu qui frappe de l’autre côté à coup de bûche ! Et pendant ce temps dans la nuit le sang chaud du monarque égorgé, filtrant goutte à goutte à travers le parquet, tombe sur le nez de la brave sentinelle qui roupille au-dessous. Et au dernier acte, quand Lady Macbeth, une chandelle à la main, erre, dormante, à l’intérieur de son crime inextricable, ce n’est pas l’acte lui-même, ce sont ces coups affreux, fatidiques, qu’elle se remémore. Au lit ! au lit ! On frappe à la porte ! Corne, corne, corne, corne, corne, corne, donne-moi la main, Macbeth ! Ce qui est fait est fait ! Au lit ! Au lit !

 

ARCAS

 

Et vous dites que ce sont ces coups à plein cœur dans cette caisse résonnante qu’est l’imagination d’un poète, qui ont convoqué tous les éléments du drame et le tiennent encore aujourd’hui dans leur ténébreuse vibration suspendu ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Je le dis ! Et alors que valent vos critiques ? D’un bout à l’autre de la pièce nous sommes dans l’atmosphère du rêve. Or dans les rêves la conscience morale est paralysée, la résistance abolie, les évènements se suivent plutôt qu’ils ne s’enchaînent avec une facilité qui n’a rien à voir avec la vraisemblance. Somnambulique. Vous vous rappelez ce poignard qui flotte aux yeux hallucinés du thane de Cawdor et puis, plutôt que saisi, c’est lui qui se saisit de cette main criminelle. Et alors de lui-même le remords est devenu de la peur, une panique, génératrice sous le coup de l’accélération onirique, de nouveaux forfaits, qui peu à peu dévore à son profit la réalité. L’arrière-monde ne se fait pas prier pour vomir son personnel de démons et de fantômes. Lady Macbeth, c’est l’âme humaine, privée de lumière sacrée qui illumine tout homme venant au monde et à laquelle supplée mal ce lumignon fumeux qui tremble dans sa main, la nuit s’est faite ! Elle a perdu ses repères, elle ne sait plus où elle est.

 

ARCAS

 

Il s’agit de primitifs, mais dans Racine, souvent l’atmosphère, comme vous dites, n’est pas si différente que vous croyez, tout en étant par d’autres moyens convaincante. Souvenez-vous de la fin d’Andromaque. Celle de Britannicus, celle de Bajazet, celle de Phèdre. Il y a ce couple alexandrin qui peut sonner comme un glas, comme une inscription de la fatalité.

 

PAUL CLAUDEL

 

Préférez-le, préférez-le tant que vous voudrez, votre couple alexandrin ! Il y a des gens qui préfèrent à tous les falbalas la ligne haricot. Nous traiterons de ce sujet tout à l’heure. Vous gémissez, Monsieur ?

 

ARCAS

 

Ahem ! J’essayais de me débarrasser de cette fumigation d’images et de métaphores dont mon voisin de bibliothèque m’empoisonnait ! Une à chaque ligne qui se tarabiscote !

 

PAUL CLAUDEL

 

L’atmosphère, Monsieur ! l’atmosphère !

 

ARCAS

 

Et moi, je dis : Vive la ligne haricot !

 

PAUL CLAUDEL

 

Jean Racine ne cause pas plus haricot que Shakespeare, et tant plus j’aime l’un, tant plus je préfère l’autre. L’atmosphère ! C’est comme ce tourbillon d’oiseaux noirs qui enveloppe le château maudit.

 

ARCAS

 

Là j’ai noté une image qui n’est pas mal.

 

PAUL CLAUDEL

 

The cloistered flight ! Le vol cloîtré ! Il compare les tours, détours et retours des chauves-souris à la circulation des moines prisonniers de la règle. Ça va loin quelquefois, une métaphore ! Ah ! ce sacré vieux Will, comme je l’aime ! Vous pas ?

 

ARCAS

 

C’est de Racine que vous vouliez me parler.

 

PAUL CLAUDEL

 

Je n’ai fait que ça ! Nous pourrions nous arrêter ici et vous auriez le portrait de pied en cap du vénéré auteur de vos jours, en négatif.

 

ARCAS

 

Serrons !

 

PAUL CLAUDEL

 

Serrons, je le veux ! Et pour commencer je vous demande ce que vous pensez des découvertes nucléaires dont on parle tant aujourd’hui. Oui, oui ! ne perdons pas de temps ! répondez-moi !

 

ARCAS

 

Justement dans l’étroite cellule rectangulaire où vous ne me dérangez pas souvent, mon voisin de rayon à droite était Macbeth et mon voisin de gauche un bouquin sur la conquête atomique.

 

PAUL CLAUDEL

 

N’est-ce pas un spectacle étonnant ? et bien de nature à confirmer ce que j’ai toujours cru, que le présent n’est pas tellement fonction du passé qu’il n’est aspiré par l’avenir. Pendant des dizaines d’années, on voit tout un peuple de savants, les plus grands esprits de l’univers entier, acharnés à la découverte, pas de l’atome, de l’imperceptible atome, mais du noyau, comme ils disent, de cet atome.

 

ARCAS

 

Pas seulement la découverte, mais la rupture.

 

PAUL CLAUDEL

 

Une rupture qui non seulement leur donnerait la clef de l’univers, mais la leur mettrait en mains pour s’en servir.

 

ARCAS

 

Grand bien leur fasse !

 

PAUL CLAUDEL

 

Et l’homme, je dis la femme aussi bien que l’homme, où c’est que Dieu l’a fourré, son atome, et le noyau de cet atome, quelque chose qui est comme la clef et le ressort de cet être singulier ?

 

ARCAS

 

Dieu le sait qui est amour.

 

PAUL CLAUDEL

 

Et alors, si Dieu est amour, l’homme qui est l’image de Dieu, il est quoi ?

 

ARCAS

 

Je vous voir venir !

 

PAUL CLAUDEL

 

Ce diamant essentiel, cette source de vie, ce moteur sacré du personnage immortel bon gré mal gré que nous constituons, ce principe de tout effort, de toute société, l’amour, comment expliquez-vous que les poètes s’en soient si peu occupés ?

 

ARCAS

 

Ô reproche inattendu ! Ils ne s’en sont occupés que par trop.

 

PAUL CLAUDEL

 

Disons ceux d’autrefois. Bien sûr il y a Hélène et Briséis qui sont responsables d’Homère, il y a Cléopâtre, il y a Dante, il y a le quatrième livre de l’Énéide. En attendant cet océan de limonade aujourd’hui, romans et vers, dont la seule pensée me fait mal au cœur.

 

ARCAS

 

Moi, j’y nage et j’y surnage. Et pour ce qui est de Cléopâtre...

 

PAUL CLAUDEL

 

Arrêtez, on n’entend que vous ! c’est de l’atome que nous parlions.

 

ARCAS

 

Je demande pardon à Monsieur. Je ne suis que le souffleur de Monsieur.

 

PAUL CLAUDEL

 

Toute cette meute de savants dont vous me parliez, découplés à la conquête de ce morceau de sucre invisible, est-ce qu’ils se sont laissé arrêter par tout cet embrouillamini d’électrons, de positons, je ne sais quoi, ce que vous voudrez, dont le mystère central s’entourait ? Ils en voulaient au noyau, c’est au noyau qu’ils en voulaient ! C’est le besoin de ceci générateur de tout, de cette condensation jusqu’ici la matière de l’énergie divine, c’est le besoin de ce qu’à défaut de tout mot profane nous appellerons ÇA, ÇA en lettres capitales qui les dévorait, qui ne leur laissait pas de repos, et qui tirait d’eux d’immenses réserves et ressources de sciences, de patience, d’expérience, de courage, de force et de génie.

 

ARCAS

 

J’en demande pardon à Monsieur, mais il me semble que je commence à comprendre Monsieur.

 

PAUL CLAUDEL

 

Il n’était que temps.

 

ARCAS

 

C’est cette espèce de noyau du cœur humain, de l’être humain qui a fasciné Jean Racine et allumé en lui cette curiosité dévorante, oui, la même, cette passion d’intelligence, d’une intelligence dans les délices d’où toute son œuvre est sortie.

 

PAUL CLAUDEL

 

Il ne fallait pas moins.

 

ARCAS

 

Toute son œuvre n’est qu’une série d’expériences sur le cœur humain. Toutes les attaques possibles sur le noyau ! De quel art combinées ! D’expériences cruelles ! aussi cruelles qu’on le pourra ! Jusqu’au bout ! Jusqu’à la gauche ! que ça crie ! que l’âme crie ! que la chair crie ! De quel œil avide et plein de larmes on le devine qui regarde ça !

 

PAUL CLAUDEL

 

L’essieu crie et se rompt.

 

ARCAS

 

Il se rompt, et en se rompant il dégage de l’énergie, de quoi suffire à une tragédie en cinq actes et en vers.

 

PAUL CLAUDEL

 

Vous voyez la différence avec notre homme de tout à l’heure. Shakespeare, c’est un spectacle qui se déroule, une histoire qu’on nous raconte. Nous ne sortons pas du fait, à nous de l’interpréter comme nous voudrons, du domaine du fait, j’allais dire du fait divers. Racine, c’est le domaine des causes, une présentation logique à l’intelligence.

 

ARCAS

 

Il y a situation.

 

PAUL CLAUDEL

 

Précisément : situation. Une convergence de propositions amenées des régions les plus diverses et les plus étendues de l’horizon et qui s’affrontent dans le cœur d’un homme et d’une femme.

 

ARCAS

 

Titus aime Bérénice qui l’aime aussi, mais Rome est là qui ne veut pas. Une volonté divine essaye d’arracher Iphigénie aux bras de son père, de sa mère, et de son amant. Junie dans Britannicus...

 

PAUL CLAUDEL

 

Oui, Junie dans Britannicus, j’appelle ça une trouvaille. Cette Junie que Néron caché emploie pour ses délices à tordre le cœur de son amant. Où c’est dans votre Shakespeare qu’il y a une situation pareille ?

 

ARCAS

 

À vrai dire dans tout Shakespeare il n’y a pas un beau rôle de femme.

 

PAUL CLAUDEL

 

Britannicus ! Toute la pièce est admirable. Dans Macbeth, il y a ces deux olibrius écossais, le guerrier et sa femelle, sortis on ne sait d’où, qui passent de la vertu au crime sans aucune espèce d’objection ni de transition. Chez nous la métamorphose de Néron, cette progression du mal dans une âme pervertie, nous sont exposées avec une lucidité et une puissance dignes de Tacite.

 

ARCAS

 

De plus Racine bénéficie de ce profond arrière-plan historique.

 

PAUL CLAUDEL

 

Et comme il sait s’en servir ! Avec quelle noblesse, quelle grandeur, quelle sobriété ! Vous vous rappelez dans Bérénice ces quelques vers qui suffisent à évoquer Jérusalem en flammes et la majesté impériale d’un triomphe dans la capitale de l’univers.

 

ARCAS

 

Que dire de ce monument à l’acte quatre qui est l’apostrophe d’Agrippine à Néron ? C’est romain comme les thermes de Caracalla, c’est comme ces chefs-d’œuvre de l’architecture qui rendent tout un paysage intelligible, toute une époque d’un seul coup intelligible !

 

PAUL CLAUDEL

 

Deux pages et demie – et tant pis pour Néron qui sous ce tonnage et ce tonnerre a à tenir la contenance qu’il peut ! et pas une ligne de trop ! pas une, indispensable, qui ne soit indispensable à l’action ! Il ne s’agit pas d’atmosphère, il s’agit de nécessité organique !

 

ARCAS

 

Comme dans un être vivant. C’est autre chose que la fatalité des anciens qui nous donnait simplement une attitude humaine à considérer du point de vue divers, pour ainsi dire en ronde bosse, Ajax, Philoctète. Ici il s’agit d’un débat où le spectateur lui-même est engagé. Il a des intérêts des deux côtés.

 

PAUL CLAUDEL

 

De la scène la discussion s’introduit en nous entre l’intelligence et le cœur, entre Animus et Anima dans le plus sévère des corps à corps. Il s’agit d’un combat, dans une sévère économie de moyens, où chaque coup est calculé.

 

ARCAS

 

Il s’agit de la pièce. Il s’agit de l’acte quatre qui a à rouler rond, à rouler juste, entre le trois et cinq.

 

PAUL CLAUDEL

 

Ne m’interrompez pas ! Où chaque coup est calculé, où chaque coup est mesuré...

 

ARCAS

 

Enfin ! enfin ! Mesuré ! voilà le mot que je sollicitais ! de vous ! Se mesurer, dit-on magnifiquement en français. Les acteurs se mesurent l’un avec l’autre. Avec la toise et le radar. Ils prennent conscience par l’opposition de leur propre mesure personnelle.

 

PAUL CLAUDEL

 

De là cet emploi de l’alexandrin.

 

ARCAS

 

Que vous avez si vertement critiqué autrefois pour l’usage dramatique.

 

PAUL CLAUDEL

 

Niez l’ennui insoutenable, niez la monotonie de ces homophonies et de ces alternances que je compare, si douloureuses pour l’œil et pour l’attention, à celle des vides et des pleins dans une palissade interminable.

 

ARCAS

 

Et cependant vous l’admettez chez Racine !

 

PAUL CLAUDEL

 

Je ne l’admets pas seulement, j’y applaudis ! Des deux mains ! C’était l’engin adéquat dont il avait besoin. Nous parlions de mesure tout à l’heure. Qu’est autre chose le couple alexandrin que la pensée qui à chaque pas se mesure et se compare à elle-même ? Qui reprend, dans un avancement dont le tempo est un élément de beauté, équilibre comme d’un pied sur l’autre ? et se procure d’elle-même à elle-même une conscience enrichie ?

 

ARCAS

 

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée !

 

PAUL CLAUDEL

 

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

 

ARCAS

 

Sentez-vous la beauté, au cœur comme aux oreilles, de cet e muet comme une vibration de l’âme qui prolonge le son ?

 

PAUL CLAUDEL

 

                      ... et la terre humectée

 

ARCAS

 

But à regret le sang des enfants d’Érechthée.

 

PAUL CLAUDEL

 

Comme ça vous imprègne ! comme ça s’infiltre ! On se sent soi-même une terre que le sang pénètre ! À regret, mon petit vieux, vous sentez ? Le retardement ! Pas besoin d’une image rouge, sang suffit. C’est imprégnation qui est la sensation essentielle. Voilà la poésie d’un homme de théâtre !

 

ARCAS

 

Je vous entends et je suis mieux placé que personne pour comprendre en poésie au théâtre comme dans les opérations chimiques l’importance de la mesure... des quantités presque infinitésimales... Cette balance exquise sur laquelle se pèsent les sentiments.

 

PAUL CLAUDEL

 

Il y a deux vers dans Andromaque :

 

Épire, c’est assez qu’Hermione rendue

Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.

 

Graphiquement, psychologiquement, théâtralement, cette parenthèse entre perde et de vue est un coup de génie. Mettez ça dans votre pipe, comme on dit en anglais, et fumez-le !

 

ARCAS

 

Si nous nous donnons la peine de recenser les coups de génie, ces inspirations du ciel, ces traits fulgurants qui catalysent toute une situation...

 

PAUL CLAUDEL

 

Par exemple ce Qui te l’a dit ? d’Hermione. Ou ce silence de Titus interdit et comme paralysé en présence de Bérénice...

 

ARCAS

 

Nous n’en finirons pas. Plutôt le poète lui-même demande que nous nous cherchions des armes contre lui. Que ferait-il d’une admiration aveugle ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Je reviens donc à cette impression de monotonie. Tout de même il y a ce public dans la salle qui a besoin de temps en temps d’un coup de rouge, d’un coup de dent, d’un coup de fouet, à qui ne suffit pas cet

 

Hippolyte étendu sans forme et sans couleur.

 

Lui, il a besoin de couleur, le salaud ! il a besoin d’un condiment, d’un révulsif. Faute de quoi, à travers le ronron, aussi sublime que vous voudrez, il n’y a plus qu’une complaisance hébétée qui vous conduit au sommeil, un mauvais sommeil, bien sûr, gêné, coupable !

 

ARCAS

 

Et sur la scène, vous croyez que c’est facile de faire bonne mine, pendant que le préposé principal vous décharge en pleine poitrine des tirades de cinquante vers ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Et qu’il faut prendre l’air intéressé, sympathique, intelligent...

 

ARCAS

 

Intelligent aussi ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Pourquoi pas ?

 

ARCAS

 

C’est comme le cheval de Mac Mahon autrefois dans les images dédiées à la gloire de cet homme de guerre. Les mauvais esprits disaient : Regardez le cheval comme il a l’air intelligent.

 

PAUL CLAUDEL

 

Nous reviendrons sur ce sujet tantôt.

 

ARCAS

 

À propos d’Hippolyte je suppose ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Vous verrez. Je suis encore plein de choses à vous dire sur les vers racinien et sur ses sortilèges. Sortilèges, il n’y a pas d’autre mot. Il ne s’agit pas de faire du bruit.

 

ARCAS

 

Le bruit a cet avantage qu’il empêche qu’on s’aperçoive des fausses notes.

 

PAUL CLAUDEL

 

Que dites-vous du vers de Racine ?

 

ARCAS

 

Frapper, séduire. Il frappe et il séduit.

 

PAUL CLAUDEL

 

Frapper, c’est cela. Comme on dit : frapper le champagne, frapper une monnaie, une pensée bien frappée. Comme l’éclair jailli des deux pôles affrontés qui foudroie la rétine photographique. Quelque chose que j’appellerai la détonation de l’évidence.

 

ARCAS

 

Le nombre et la rime y sont pour quelque chose.

 

PAUL CLAUDEL

 

Qui, c’est beau, ce langage de la nécessité.

 

ARCAS

 

Vous êtes empereur, Titus, et vous pleurez !

 

PAUL CLAUDEL

 

Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie !

 

ARCAS

 

Ah ! je l’ai trop aimé pour ne point le haïr !

 

PAUL CLAUDEL

 

Passons ! L’intelligence n’est rien sans la délectation. Le délice de Racine c’est cet accord intime de la pensée et du sentiment qui multiplient l’un par l’autre leur frisson jusqu’à l’extase.

 

ARCAS

 

« Au reproche du chèvrefeuille, la rose a répondu qu’elle attendait de lui le mot juste. »

 

PAUL CLAUDEL

 

Quoi de plus doux que l’intelligence qui est la pénétration à livre ouvert de la sultane fermée ?

 

ARCAS

 

Lingua amoris scaeteris barbara.

 

PAUL CLAUDEL

 

Il y a quelque chose d’animal dans le cœur humain qui est sensible à l’intonation, l’intonation qu’il fallait.

 

ARCAS

 

Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime !

 

PAUL CLAUDEL

 

Généreuse Monime !

 

ARCAS

 

Je ne suis plus qu’oreilles maintenant, grâce à l’imprimerie, à ce langage secret.

 

PAUL CLAUDEL

 

Écoutez bien ! Si vous donnez une rose rouge à une dame, c’est au préjudice de cette rose blanche que vous ne lui donnez pas.

 

ARCAS

 

Sans parler de toutes les autres fleurs.

 

PAUL CLAUDEL

 

De même en poésie, si vous êtes précis, dessiné, violent, brutal, c’est tout un parterre qui ne demandait qu’à s’épanouir sous votre conjuration que vous fauchez d’un seul coup.

 

ARCAS

 

De la fleur faudra-t-il ne conserver que le parfum ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Disons l’essence. Le profond parfum de la parole qui nous pénètre tout entier, c’est le sens.

 

ARCAS

 

Pourtant la femme, qui a les clefs de l’avenir, elle est cette porte de l’inconnu sur lequel est inscrit le mot : Mystère.

 

PAUL CLAUDEL

 

Il y a moyen de s’entendre avec le mystère.

 

ARCAS

 

À demi-mot.

 

PAUL CLAUDEL

 

Sans être bouddhiste on peut admettre qu’il y a dans tout amour un élément de reconnaissance. C’est ce qu’indique le langage vulgaire quand on dit de deux amants qu’ils ont été faits l’un pour l’autre.

 

ARCAS

 

Ce mot, dit la jeune fille, qui m’a touchée, je l’attendais, thésaurisé qu’il était depuis longtemps au fond de mon cœur.

 

PAUL CLAUDEL

 

Tout le secret du langage de Racine est là. La raison y règne. Rien n’y manque de ce qu’on appelle l’art de persuader. Mais en dessous et avec il y a autre chose.

 

ARCAS

 

Per-su-a-der ! Quel beau mot ! J’en savoure la suavité.

 

PAUL CLAUDEL

 

Persuader. C’est l’art d’éveiller dans les cœurs une complaisance secrète. Un œil étonné se lève sur nous qui nous comprend et nous reconnaît. « Oui, je vous entends ! » dit-elle. « Je me souviens », dit-elle.

 

ARCAS

 

Vous vous rappelez ce vers délicieux de Shakespeare dans Les Deux Gentilshommes de Vérone.

 

Didn’t I dance with you once in Brabant ?

 

PAUL CLAUDEL

 

La raison règne dans Racine, mais ne faisant qu’une avec elle, sans image, sans aucune référence cruelle à une réalité profane, il y a cette entente obscure, cet art magique, ce langage enchanteur et ce concert enchanté entre les âmes, cette grâce, comme on dit...

 

ARCAS

 

L’enchantement vient surtout de l’accord avec la vérité et la justesse.

 

PAUL CLAUDEL

 

Qui n’est nullement étrangère à ce soupir fameux d’Antiochus.

 

Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

Lieux charmants...

 

ARCAS

 

Vous parlez à un homme dont toute la raison d’être a été d’écouter Racine, la voix de Racine pour y réagir, le mouvement de sa pensée dans le vers, l’allure, les allures qu’elle a, ce tressaillement de couleuvre, le temps de disparaître...

 

PAUL CLAUDEL

 

Ce qu’on peut appeler le coup d’archet.

 

ARCAS

 

Toute la longueur de l’archet !

 

PAUL CLAUDEL

 

Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser !

 

ARCAS

 

C’est l’allongement racinien, l’âme de toute sa longueur qui se tend, qui s’allonge en profitant de toutes ses articulations depuis l’épaule jusqu’à la triple phalange des doigts, et au point étincelant des ongles.

 

PAUL CLAUDEL

 

De là – vous parlez d’articulations – ces magnifiques polysyllabes dont le maître fait un emploi si savant et si heureux.

 

ARCAS

 

Comme si on vous dé-ra-ci-naît le souffle !

 

PAUL CLAUDEL

 

Achille furieux

Épouvantait l’armée et partageait les dieux.

 

ARCAS

 

Ah ! Seigneur, épargnez la triste I-phi-gé-nie !

 

PAUL CLAUDEL

 

Et moi qui l’amenai tri-om-phante, adorée !

Je m’en retournerai seule et désespérée !

 

ARCAS

 

Mais enfin, succombant à ma mélancolie...

 

PAUL CLAUDEL

 

Je ne respire pas dans cette incertitude.

 

ARCAS

 

Par quels embrassements vient-il de m’arrêter ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Et cætera ! Voilà les vers d’un homme de théâtre qui d’un seul trait et sans que l’archet quitte la corde ni le crayon le papier, modèle, dessine toute une attitude.

 

ARCAS

 

Ah ! quelle joie pour un acteur de s’entendre qui va jusqu’au bout de ses pos-si-bi-li-tés !

 

PAUL CLAUDEL

 

Mais maintenant il va être temps que je vous explique pourquoi nous nous sommes tellement attardés à Macbeth. C’est Phèdre par quoi nous allons conclure cet entretien.

 

ARCAS

 

De Dunsinane à Trézène, cela fait un bout de chemin.

 

PAUL CLAUDEL

 

C’est la même atmosphère. Rappelez-vous !

 

Arrachons-nous d’un lieu funeste et profané

Où la vertu respire un air empoisonné.

 

ARCAS

 

Encore l’atmosphère ! Phèdre est une atmosphère à elle toute seule.

 

PAUL CLAUDEL

 

Ne vous fâchez pas.

 

ARCAS

 

Autant Racine est au-dessus de tout ce que vous pouvez lui comparer au monde, autant Phèdre est au-dessus de Racine. C’est un de ces moments où un écrivain, le pauvre imbécile ! il apprend ce que c’est que d’être un homme de génie !

 

PAUL CLAUDEL

 

D’accord.

 

ARCAS, déclamant.

 

Salamine témoin des pleurs de Péribée !

 

PAUL CLAUDEL

 

Je pourrai vous donner la réplique jusqu’à demain.

 

ARCAS

 

Ariane aux rochers contant ses injustices !

 

PAUL CLAUDEL

 

On dit même

 

          Qu’avec Pirithoüs aux Enfers descendu

Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,

Et s’est montré vivant aux infernales ombres.

 

ARCAS

 

Vous croyez que Racine est descendu aux enfers ? Ça a dû lui roussir la perruque !

 

PAUL CLAUDEL

 

Pas l’enfer de Macbeth bien sûr ! Pas cet enfer de l’Edda qu’Ibsen a réchauffé, recongelé, pour nous dans cette pièce, vous savez, Le Petit Eyolf, mais le vrai, l’ancien, « celui dont le Fils de l’Homme a ouvert les portes ». Il n’y a que l’Enfer, le vrai, dont on peut ramener une pièce comme Phèdre.

 

ARCAS

 

Aucun doute à ce sujet. Phèdre est une chrétienne aussi chrétienne que vous et moi.

 

PAUL CLAUDEL

 

Hippolyte aussi est chrétien. Dans Homère, il y a une situation analogue. Un certain Phénix qui, lui, ne se fait aucun scrupule de cocufier son papa. Mais pour Phèdre, le crime n’est pas un seuil qu’on franchit sans s’en apercevoir. Quel spectacle que celui de cette damnée innocente en proie aux fatalités antiques ! Les issues sont bien gardées, Vénus du côté cour et Neptune du côté jardin. Et tout à l’heure c’est le Monstre lui-même, Léviathan, celui de Job, celui de l’Apocalypse qui va déferler dans un ouragan de tentacules sur un promontoire assombri par le passé.

 

ARCAS

 

Voulez-vous me permettre une parenthèse ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Allez-y.

 

ARCAS

 

Pendant que vous parliez je feuilletais mon petit livre jaune. Vous vous rappelez ce que vous me disiez tantôt de ce fameux noyau et des épreuves que Racine, l’œil ardent, se plaît à lui infliger avec une passion scientifique. Écoutez maintenant ! C’est Aricie qui parle :

 

Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée.

Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée.

D’arracher un hommage à mille autres offert,

Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.

Mais de faire fléchir un courage inflexible,

De porter la douleur dans une âme insensible,

D’enchaîner un captif de ses fers étonné,

Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné...

 

qu’en dites-vous ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Je dis qu’on a bien tort de prétendre que dans Phèdre il n’y a qu’un personnage qui est Phèdre, la passion de Phèdre, et que tous les autres ne sont que des utilités, comme on dit. Jean-Louis Barrault a réentoilé ce chef-d’œuvre, comme on a fait de certains Rembrandt, et, grâce à l’importance qu’il a restituée au rôle d’Œnone, le premier acte a été pour moi une des grandes révélations de ma vie artistique. Et de même Hippolyte, sous le voile païen, j’y vois un martyr de la pureté, comme une de ces hautes figures du martyrologe avec qui je faisais connaissance autrefois dans la Vie des Saints d’Alban Butler. Qu’elle est touchante, cette idylle avec l’autre sacrifiée, Aricie, dans un Élysée prosodique digne de Virgile et de Dante. Un père cruel est revenu à la rencontre de son fils de l’Enfer dont il ramène avec lui les épouvantes. Mais les saints n’ont pas peur du diable. Hippolyte pique au monstre, il lui fait dans le flanc une large blessure. Et quand Hippolyte meurt, laissant son sang à la Pallantide pour rançon d’un royaume usurpé, les ténèbres de la fatalité antique contre laquelle la misérable Phèdre a élevé sa protestation s’éclairent d’un rayon libérateur.

 

ARCAS

 

Que je suis heureux de vous voir intéressé à Hippolyte, à qui Racine, par un étrange caprice, a réservé, comme à plusieurs autres jeunes hommes, le rôle difficile de résistant à une amante enflammée.

 

PAUL CLAUDEL

 

J’ai réfléchi à cette scène maîtresse de l’acte II où Phèdre fait sa déclaration et il me semble qu’il y aurait moyen de l’aménager autrement.

 

ARCAS

 

Pour en développer l’embarras incertain ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Il y a un vers de la scène VI quand Hippolyte s’ouvre à Théramène qui a été pour moi un trait de lumière.

 

ARCAS

 

Quel ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Je ne puis sans horreur me regarder moi-même. Vous comprenez ? C’est gênant pour nous aussi à regarder, ce vertueux Joseph, qu’une Putiphar brûlante de tous les feux de la luxure refoule, accule, contre le mur. Si l’on imaginait plutôt une espèce de connivence, une attraction involontaire...

 

ARCAS

 

Contre le mur ? Ou plutôt contre la statue de Vénus qui doit être là, indispensable.

 

PAUL CLAUDEL

 

Je dis, si on faisait le contraire ? Si c’était Phèdre qui reculait, et si c’était Hippolyte, comme fasciné et ne sachant ce qu’il fait, insensiblement, lentement, lentement, qui pas à pas vers elle...

 

ARCAS

 

Et tout à coup il s’aperçoit de cet attrait affreux auquel il est en train de succomber...

 

PAUL CLAUDEL

 

Et alors la tigresse se jette sur lui...

 

ARCAS

 

... Pour lui arracher son épée...

 

PAUL CLAUDEL

 

Je veux bien... pour lui arracher son épée...

 

ARCAS

 

Opération peu commode ! Ces glaives de théâtre, quels outils ! Tel le fer qui, il n’y a pas si longtemps, adornait le flanc des défenseurs de l’ordre sur nos boulevards.

 

PAUL CLAUDEL

 

En réalité l’épée n’est qu’un prétexte. C’est le contact, c’est l’étreinte, la folle ! qu’elle veut se procurer, ne fût-ce qu’une seconde. Corps à corps ! Le plus étroit des corps à corps ! L’épée n’est qu’un prétexte. Nous touchons au point essentiel du drame. Au point essentiel de tout le théâtre de Racine. Ce corps à corps des amants ne fût-ce qu’une seconde dans l’impossibilité. Que dites-vous de mon idée ?

 

ARCAS

 

C’est à essayer, pourquoi pas ?

 

PAUL CLAUDEL

 

Le drame humain, vous le sentez comme moi, n’est pas complet, tant qu’un élément surhumain ne vient pas s’y mêler. L’Iliade, la tragédie grecque doivent leur grandeur à cette intervention dans notre mêlée des forces surnaturelles. Elles ne sont pas absentes de Macbeth ; je dis celles du mal. Et, non plus, je dis celles du mal, de Phèdre. Vénus et Neptune, présents, tels que je les vois, sous leur statufication archaïque d’un bout à l’autre des cinq actes, valent bien Hécate et ses sorcières. Mais ce qui rend le drame poignant, parce qu’il n’est pas seulement celui de Phèdre, mais celui de Racine, est la question qu’il pose à la conscience de tout inspiré, victime à la fois et complice d’une puissance inconnue, ambivalente et suspecte. À l’origine même de la tragédie, sur le seuil même de cette porte redoutable d’où tant de chefs-d’œuvre allaient sortir, le vieil Eschyle dresse la figure grandiose de la prophétesse troyenne, accusatrice de cet Apollon qui l’a séduite :

Apollon ! Apollon ! Dieu de la porte ! mon Apollon de mort ! Apôlesas ! tu m’as perdue ! Que gardé-je ces ornements de moquerie, le sceptre et les bandelettes prophétiques à mon cou ? Allez et soyez maudits ! voilà ma gratitude pour vous ! Don de mort, à ma place va-t’en faire une autre bien riche !

Que de fois n’ai-je pas pensé à ces vers effrayants en regardant l’image de ma pauvre sœur Camille décédée après trente ans de captivité à l’hôpital psychiatrique de Montfavet ! Associée à celle de bien d’autres douloureux, Poe, Baudelaire, Nerval, et combien encore ! Phèdre de même, c’est en vain qu’elle demandera à rien d’humain dans un corps à corps impuissant la guérison de la plaie originelle. Aux dernières lignes de la tragédie se tourne vers nous un visage que pétrifie la même horreur qui tout à l’heure pâlissait le visage de Cassandre, celui de la Gorgone que ma sœur à la fin de sa vie consciente aussi a vu se réfléchir dans le bouclier de Persée. C’est le dénouement de Phèdre. Vous connaissez ces vers inouïs que je ne puis lire sans un frisson où du fond de l’enfer la créature élève un appel désespéré à ce Père au ciel de qui elle est descendue. Il était juste, il était naturel qu’après les avoir tracés la plume se rompît comme d’elle-même dans une main sublime.

 

7 octobre 1954.

 

 

 

 

 

NOTE

 

Les idées chez moi mûrissent lentement. C’est seulement en préparant la lecture du présent dialogue que je me suis demandé la raison de cette suggestion assez inattendue d’une analogie entre Phèdre et Cassandre. Et, plus inattendu encore, de ce goût de Racine pour le thème d’une femme amoureuse passionnée d’un homme qui ne l’aime pas. – Trait de lumière ! – Depuis ma conversion, depuis que m’est tombé sous les yeux le chapitre VIII des Proverbes (Épître de l’Immaculée Conception), je n’ai cessé de voir dans la femme une image (ou une caricature) de la Sagesse divine. Mais la Sagesse divine repoussée par les hommes (Évangile des Noces) n’est-ce pas Cassandre qui n’obtient la voix de personne, n’est-ce pas Phèdre et toutes les femmes avec elle qui n’obtiennent de l’homme qu’un contact précaire et fugitif ?

 

 

 

Paul CLAUDEL,

Conversation sur Jean Racine,

Gallimard, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

 

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