La légende de Prâkriti

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                    Sanctius hic animal, mentisque capacius altae,

                    Deerat adhuc, et quod dominari in coetera posset

                    Natus homo est, sive hunc divino numine fecit

                    Ille opifex rerum, mundi melioris imago,

                    Sive recens tellus, seductaque nuper ab alto

                    Aethere congnati retinebat semina coeli.

                    Quam satus Iapeto mistam fluvialibus undis

                    Finxit in effigem moderantnm cuncta deorum.

                    Pronaque cum spectent coetera animalia terram

                    Os homini sublime dedit, cœlumque tueri

                    Iussit, et erectos ad sidera tollere vultus.

Ovide, Métamorphoses.

                    Rudis indigestaque moles...

                    ... Sine pondere habentia pondus.

Id, ibid.

 

Au Dr Alexis Carrel

en témoignage d’affectueuse admiration.

 

 

Le Maître, ouvrant la bouche, ajouta ces paroles :

« Si quelqu’un vous demande : quel est ce langage ? qui vous a appris cela ? quelle est cette manière de philosopher, juste bonne pour les petits enfants, et que nous croyions depuis longtemps abandonnée, de se faire entendre en personnes et en figures, en histoires et en paraboles ? Allons-nous voir reparaître l’Amitié et la Discorde du vieil Empédocle ? et toutes ces imaginations du paganisme finissant quand il essayait d’interpréter et de spiritualiser pour les cœurs inquiets les épaisses carcasses d’Héraclès et d’Aphrodite ? Qu’aurons-nous gagné quand vous aurez inventé un petit roman où les forces matérielles personnifiées joueront chacune leur rôle ? Un conte n’est pas une explication. Vous feriez mieux de nous dire tout de suite le nom de votre auteur et il aura affaire à nous. Et je crois voir sur l’autre rive Messieurs les théologiens qui froncent le sourcil...

– Alors ne dites pas mon nom, mais simplement que vous avez mangé de l’herbe-aux-chats et de cette racine mexicaine qui nous en fait voir, dit-on, de toutes les couleurs. Suppliez les puissants fils d’Anak de ne pas faire attention à vous, de ne pas prostituer leurs regards jusqu’à s’apercevoir de l’existence d’insectes aussi abjects, et demandez-leur plutôt de reprendre le cours de leurs récits enchanteurs et plantureux sur l’Évolution, l’Électricité, le Progrès, la Division de Pouvoirs, l’Élan Vital et cette touchante vicissitude de la Demande et de l’Offre, qui, comme les amants de la légende Orientale, sans cesse se séparent et se rapprochent, pour ne se rejoindre jamais. Ce ne sont point là, n’est-ce pas, des abstractions réalisées, mais des certitudes évidentes et confortables au milieu desquelles nous pouvons passer une existence illuminée par l’approbation de nos supérieurs.

Pour nous, puisque nous sommes actuellement en permission, bienheureusement assurés de l’indifférence de tous les hommes, asseyons-nous dans ce pré, à l’ombre de notre propre insignifiance, comme une compagnie d’innocents que la Bonne Sœur a menés à la campagne par un beau jour de juin, et reprenons le cours de nos entretiens de catacombes, avec pour seule bibliothèque cette Histoire Sainte maltraitée dont un pouce mouillé de salive nous aide à tourner les pages en lambeaux. Le grondement de cette puissante rivière qui par-dessus le déversoir suit son cours, tour à tour hésitant et rapide, vers le futur, fait le fond continuel de notre pensée. Et ces papillons chancelants, ces abeilles à l’étincelante armure qui s’acharnent aux poils d’une scabieuse, répondent assez bien aux entrecroisements de notre logique. Puisse notre parole emprunter quelque chose de sa persuasion à cette brise si douce qui nous apporte le tintement des vêpres mêlé aux cotons des peupliers !

Nous en étions, je crois, à ce moment de la Création où Dieu au milieu de l’ébullition de la manière en travail nous donne à considérer quelque chose de solide qui émerge de la marmite. Déjà au premier verset de la Genèse il nous est enseigné que Dieu avait créé la terre, mais il l’avait créée, pour ainsi dire, sans paroles ; c’était quelque chose que Moïse ne caractérise que par les mots d’inane et de vide, c’est-à-dire par les possibilités de son être futur, par cette place qui s’ouvre à la réalisation. Cette fois Il la distingue et Il lui donne un nom propre : Il appela l’aride (cette chose à sec par contraste avec les Eaux universelles) Terre (Gen., 1-10). Il y a désormais quelque chose de particulier qui répond à ce nom, mais non pas quelque chose de passif et de mort. Tout ce que crée le Dieu vivant est vivant, tout ce qui naît de la Parole est parole, tout ce que la Parole évoque à l’existence est réponse. D’un bout à l’autre de la Terre s’étend par le moyen de la vertu qui lui est fournie une obligation solidaire de faire ce qui lui est dit, une attitude commune, une résistance à autre chose que l’Ordre. De la surface au fondement s’approfondissent, s’élargissent et se ramifient les racines de la spontanéité, l’aptitude à faire. L’altitude, dit Habacuc (III, 10) a élevé ses mains. La voici prête à exécuter ce que Dieu lui commandera. Parlez, dit-elle, Seigneur, car votre servante écoute.

Tout ce qui a reçu de Dieu un nom est capable de répondre à ce nom, responsable d’un certain effet à lui fournir, bénéficie d’une énergie propre qui lui permet de pourvoir à cette exigence au-dessus d’elle et à cette œuvre qui lui a été départie. Quand donc nous nommons, après leur Créateur, et la Terre, et le Ciel, et la Mer, il ne s’agit pas de personnifications idolâtriques, mais il ne s’agit pas non plus de pures abstractions philosophiques ou rhétoriques, comme ces personnages des romans du Moyen Âge, Bon-Vouloir et Fol-Amour. Il s’agit de Raisons sociales, orientées d’une certaine manière, adressées à certaines tâches, imprégnées d’une sensibilité commune à certains accents de leur Auteur, ayant à faire face à d’immenses responsabilités et habilitées pour cela à tirer sur les provisions qui ont été constituées à leur crédit.

Au surplus si nous voulons nous rendre compte de l’attitude et du comportement de la Création à l’ouïe des ordres de son Auteur, nous ne sommes pas privés du regard nécessaire. Dieu en nous donnant la conscience nous a ouvert un oeil non seulement sur le fond de nous-mêmes, mais sur toutes les forces intérieures de production et de développement de ce monde qu’Il a fait. Nous n’avons qu’à regarder en nous-mêmes pour y trouver disposés la Terre, la Mer, le Ciel étoilé1, et comment tout cela à la fois s’y prend pour pourvoir à la génération des plantes et des animaux et à l’exécution dans le temps de ce Bleu délivré par l’éternité. Le regard du Père se pose avec la même complaisance sur ce papier rempli d’une germination de lettres innombrables et sur un grand champ ensemencé. Rien de plus facile que de nous mettre dans un esprit de foi et de louange à la place de ces énormes créatures rudimentaires, qui après tout n’ont pas une autre origine et une autre fin, et un autre répertoire, que nous-mêmes ; et puisque Dieu, nous apprend le Psaume, est partout, jusque au plus profond de l’Enfer, et nous-mêmes avec Lui2, de comprendre ce devoir qui leur a été imposé de restituer la parole incorporée à leur substance3 et de satisfaire à leur manière à ce commandement universel formulé par le Deutéronome et renouvelé par la bouche même du Fils de Dieu (Deutér., 6-5 ; Matth., 29-37 ; Marc, 12-30 ; Luc, 10-27) : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta force. Pour la nature comme pour l’homme le devoir est le fondement du pouvoir4.

De toutes choses la raison d’être étant de servir Dieu, Dieu miséricordieusement a consenti à se servir d’elles. Elles existent, dès lors elles ne sont pas pour Lui comme si elles n’étaient pas, il les admet à travailler sur ses indications à la réalisation ultérieure de ses plans au moyen de la matière et des instruments qu’Il a placés à leur disposition. Il commande et Il demande. Nous ne voyons pas dans la Bible que Dieu superpose des classes d’êtres qu’Il a tous également tirés de rien, de manière qu’elles ne se doivent rien l’une à l’autre. Il y a de l’une à l’autre, communication, assistance, charité, intelligence, invitation, obstacle, mesure, fourniture à la forme prescrite, expression réciproque dans le cadre proposé de ce besoin vital d’obéissance, génération, apport du sein à ce client inconnu qui a besoin de nous pour exister. Dieu ne dit pas simplement : Fiat herba fiant volatilia et reptilia, mais germinet terra herbam virentem producant aquae reptile et volatile.

Ainsi quand Michel Ange a reçu du Pape la commande de la Chapelle Sixtine et le thème du Jugement Dernier. Tout son esprit, toute sa connaissance, sa sensibilité, sa mémoire et sa volonté s’organisent et se disposent. Les dimensions, les matériaux, les couleurs, les pierres, le plâtre, tout cela est placé à sa disposition ; les commandes sont envoyées de tous côtés avec dates de livraison. L’expérience, l’amour, les suggestions du passé, la vision du beau, du possible et du convenable, l’idée, le rut en lui de cet enfant qui demande à naître, provoqué par une image désirable, tout cela conduit le travail de son oeil et de ses deux mains. Non moins authentiquement que les Eaux jadis produisirent reptiles et volatiles, le bleu mystérieux de l’élément pictural émane toute cette architecture de corps nus qu’appelle et répartit le geste tout en haut du Fils de l’Homme.

Mais la Nature, elle, a à puiser dans un bien autre trésor, des ressources infiniment plus riches lui sont conduites à utiliser : l’Esprit Saint souffle sur elle à pleins poumons, et les idées ne lui manquent pas qu’elle réunit de toutes parts dans le tracé d’une étourdissante parabole. En deçà de sa propre création elle se souvient. Elle se souvient de ce temps avant les temps où sur les éléments encore fluides la Sagesse de Dieu se jouait5 en présence du Verbe. Elle se sent encore imprégnée de son parfum, entraînée à son rythme, investie de sa force et de sa mesure, équilibrée sur ce poids qui, nous dit Saint Augustin, n’est autre chose que l’amour. Elle n’existe pas toute seule, elle sait qu’il s’est passé quelque chose avant elle. Elle a été créée le soir et non pas le matin, ce matin dont la fraîcheur virginale a été réservée au seul Lucifer. Elle a au devant d’elle l’ordre de Dieu, mais elle a derrière elle de quoi y satisfaire, elle fermente de ce trésor inné, elle pousse sur la mer, elle a derrière elle les chœurs superposés des Anges et l’organisation de cette prodigieuse cité des esprits, cette grappe innombrable de lampes tout entière suspendue à la Flamme Séraphique.

C’est ici que comme le Vieil Homère, ou dans tous les pays du monde ces amis déguenillés du Vent-qui-souffle, scaldes, bardes, rhapsodes, qui allaient d’une ville à l’autre, les yeux à demi fermés, pleins de visions et de paroles, en se grommelant à eux-mêmes de longues épopées confuses, je voudrais avoir sous la main l’instrument par excellence de leur profession, lyre, banjo, quelque chose pour d’une main crispée en tirer une ébauche de rythme, – une poignée de cordes ! quelque chose qui interrompe le discours pour lui donner un élan, une élasticité, un coup de fouet, et qui fasse monter des profondeurs de l’esprit de monstrueux paquets d’images et d’idées ! C’est cette espèce de clameur d’encouragement que dans les psaumes le chantre sacré s’adresse à lui-même : Selah ! 6. Il y a une espèce d’unité que détermine au fond de nos puissances auditives ce son qu’elles accueillent toutes à la fois. Ainsi, ce que la Genèse appelle la Terre ou les Eaux 7, pour entendre le commandement qui leur était adressé et pour se mettre en mesure de lui fournir accomplissement, il fallait qu’il y eût dans ces grands êtres confus quelque chose de commun, quelque chose sur toute l’étendue de la nature d’accessible à l’accent créateur. Si nous soufflons sur la poussière comme nous le faisons en parlant, nous la chassons de tous les côtés en en séparant distinctement tous les grains. Si nous reprenons haleine, notre aspiration forme un courant qui réunit de tous côtés cette vapeur qui nous entre dans les poumons. Ainsi quand Dieu parle à la matière, Il sépare ce qui était confus, Il y crée une distinction, une classification, une aptitude intelligible. Et quand Il reprend, si je peux dire, haleine, il détermine sur toute l’étendue du dispositif un retour, une réunion, une coopération, un mouvement qui se précipite à sa suite et qui se solidifie dans une forme. Tel est le double Temps de la Création, une inspiration qui est intelligente et une respiration qui est une conspiration dans une forme commune.

Quand Dieu dit : Que la terre produise Que les Eaux produisent –, Il ne s’adresse pas à telle ou telle partie de ces éléments, mais à l’unanimité de ces vastes corps, de manière que rien en eux ne demeure étranger à l’attention et à l’obéissance. L’humus à soi tout seul ne suffirait pas à réaliser l’herbe verte, il y faut l’eau, le soleil, un vaste ensemble autour de cette conception de conditions antécédentes ou ambiantes. Et cela est vrai encore davantage pour les êtres animés. Rien n’est possible sans la collaboration de tout, sans un laboratoire par avance de toutes parts organisé. Dieu s’adresse alternativement aux deux parties de la Création matérielle, l’Aride, les Eaux, qui répondent à ce couple mystérieux suscité dans le principe, la Terre et le Ciel. Les reptiles et les oiseaux répondent aux démons et aux anges, tandis que cette âme vivante que la terre est invitée à produire indique la solidarité dans l’effort et dans le travail de toutes ces couches superposées depuis le néant jusqu’à l’expression et jusqu’à l’homme. Voici l’homme associé à toute la Création sous lui et qui lui dit comme Job : Ma mère et mes frères, une parenté qui réside non seulement dans sa chair et dans ses os, mais dans son âme dont ce flambeau élaboré a rendu possible l’éclat suprême.

De l’étude des versets sur lesquels je promène le doigt se dégage une autre remarque. Pour toutes les choses créées, la distinction, la particularité est une condition de l’existence. Selon leur genre, selon leur espèce, insiste l’Auteur Sacré. C’est tout un catalogue à la fois qui est déballé. Les êtres ne s’engendrent pas seulement, ils se provoquent. C’est dans la différence qu’est leur raison d’être. Ils se comportent entre eux comme des termes, c’est-à-dire comme des limites. Ils s’emboîtent extérieurement par la forme et vitalement par le besoin. L’un achève ce que l’autre a commencé. L’un nourrit cet appel que l’autre constitue. L’hymne pour arriver à l’accord final a besoin de toutes les ressources du vocabulaire, sans qu’il y manque virgule ou point, barre de t ou panse d’a. Alors se déploie d’un bout à l’autre de la Création la Litanie, cette énumération triomphale que nous voyons de temps à autre étinceler au milieu des textes prophétiques. Louez le Seigneur dans les cieux ! Louez-le, Soleil, Lune et toutes les étoiles, et toi, lumière ! vous, cieux des cieux et toutes les eaux qui sont au-dessus ! Dragons et tous les abîmes ! Feu, grêle, neige, esprit des tempêtes, qui faites sa parole ! Montagnes, collines, arbres fruitiers, cèdres, et tous les animaux, serpents et volatiles ! Rois, princes, juges, jeunes gens et vierges ! (Ps. 148). Bénissez, cieux, le Seigneur, louez-le et exaltez-le au-dessus de tous les siècles ! Bénissez, toutes les eaux, le Seigneur ! Vertus de Dieu, le Seigneur, – et tout ce qui suit. (Daniel, Cantique des Enfants dans la Fournaise.)

Si donc nous admettons au sein de notre vieille Prâkriti cette capacité de regard, de spontanéité, cette aptitude à réaliser, au double sens de conception et d’acte, – au lieu d’enregistrer d’une main indifférente ces résultats d’une combinaison de la passivité avec le hasard, où le sens nous paraît faire défaut, – nous ne pourrons nous défendre de sympathie et d’intérêt pour ce long effort sans cesse soutenu, repris, modifié, enrichi et finalement mené à bien, vers une expression de plus en plus articulée et détaillée de ses sentiments intimes.

Pareille à ce stade en quelque sorte visqueux dans l’esprit d’un poète, quand les idées ne sont encore qu’une condensation quelque part, une paresse à s’éloigner d’un certain centre d’épaississement, l’histoire de la vie sur la terre, on peut le supposer, commence à ce moment où l’eau acquiert une vertu adhésive, où la lymphe devient humeur, où toutes sortes de ferments travaillent la sève primitive, où la glaire et l’albumine se mettent à la recherche d’une enveloppe, où le rut cosmique çà et là attaque d’énormes bols de flegmes et de salives. Alors paraissent ces escargots qui donnent l’idée de l’œuf élaboré par la spirale : c’est l’être rond qui à l’abri de sa tunique calcaire s’interroge sur sa propre existence – les étoiles privées de sens propre dont les branches indiquent toutes les directions ; les morves « montées », – et tout ce qui fixé au sol des mers imite le végétal et le concombre. C’est le règne des invertébrés. Puis sur ce fond ainsi réalisé, toutes sortes de variations, de complications et de détails apparaissent, l’aptitude multipliée à tirer parti d’une situation donnée, tout ce qui dans la digestion peut aller à la rencontre de la capture, le crin sensitif et préhensile, une étude de plus en plus poussée du principe de la radiation. Les colonies des éponges, des coraux, des infusoires, les bancs de mollusques s’agglomèrent. Et tout à fait à la fin de ce jour les premiers vertébrés apparaissent sous la forme du scorpion et de la lamproie.

Alors Prâkriti commence à y voir clair, ses idées deviennent de plus en plus brillantes, ses plans se précisent. Dans la fluidité générale elle commence à réaliser le parti qu’il y a à tirer de quelque chose de solide et d’indépendant. Elle suggère à ses « créations » de se servir de cette espèce de bâton intérieur et souple qu’elle met à leur disposition, de construire là-dessus leur armature personnelle. Il y a quelque chose de mieux à tirer du minéral qu’à confirmer le contour, qu’à servir de limite et de bouclier. Ce qui était dehors, mais tiens ! on peut le mettre dedans, on peut y accrocher et y suspendre toute une organisation, et c’est sur ce plan qu’elle lancera ses futurs radeaux.

Quand les nouveautés de la troisième saison sont mises en circulation, tout a changé d’aspect. Aux rêves vagues, aux entortillements, aux astéroïdes, aux repliements embryonnaires, aux maussades incrustations, aux flasques dérives, a succédé l’apparition de brillants seigneurs et une ligne de plus dans la pile des émersions fossiles nous avertit que le règne du poisson a commencé. C’est une date quand pour la première fois l’autonomie est réalisée, quand le sens et la direction apparaissent, que cette boîte de commandement qui est la tête avec toutes ses amorces et branchements se dégage, qu’un engin de propulsion est mis au service d’une volonté indépendante, que des excroissances au dehors, des commencements de membres sous forme de queues et nageoires permettent à l’animal, au lieu de réagir passivement à l’ambiance, de lui imposer service. La chasse rend nécessaire en lui l’apparition des facultés d’attention, d’appréhension et de discernement.

Jusqu’ici nous ne nous sommes occupés que de la mer, les Eaux. Quant à l’Aride nos archives sont longtemps muettes. La Genèse nous la montre simplement le troisième jour recevant le commandement et par conséquent le pouvoir de germer l’herbe verte et cette semence qui est contenue en elle-même : cela avant même que le voile baptismal de vapeur dont elle était enveloppée se soit levé et lui ait permis de considérer le soleil, la lune, les étoiles et tout cet innombrable univers dont elle est l’imperceptible raison d’être, avant que la durée uniforme et continue (tempus) ait été rythmée et interprétée par toutes sortes de temps divers (tempora), avant que la machinerie du temps se soit mise en marche pour elle8. Quand le rideau se lève sur l’Acte auquel nous sommes parvenus, nous trouvons Prâkriti tout occupée à faire ses confitures. Des machines à feu fonctionnent de tous côtés, les balances montent et descendent, les continents sont soumis à un régime alternatif d’émersions et de bains, d’énormes cataplasmes végétaux sont mis à cuire, comprimés, pétris, saupoudrés de sel et de sable, travaillés de sauces énergiques, afin que cette nuit minérale soit réalisée où le feu trouve son aliment et les hommes d’aujourd’hui les matériaux de leur cuisine. D’énormes provisions sont mises en silo pour les siècles futurs, des citernes inépuisables de sirops combustibles, les bases de notre bibliothèque paléontologique sont constituées, ce que l’on peut appeler les ouvrages de fond et les premiers versets bégayants de notre Bible cosmique.

Quand les premiers chapitres détrempés de l’histoire de la Terre commencent à sécher à la lecture, nous voyons l’entreprise de colonisation générale qui avance sur plusieurs fronts. Tout d’abord voici s’avancer et pulluler, précédées, il est possible, par les myriapodes et scolopendres, les bêtes à trous (ou trachées), – insectes en qui notre vieille grand-maman a combiné deux idées obstinément ancrées au plus profond de sa mémoire, celle de la chaîne ou du nombre articulé, et de l’étoile. Hors de la vase rampe tout le peuple ripuaire et amphibie, tortues, crabes, lézards. Et voici, qui se glissent parmi les herbes, les reptiles, en qui la poche pulmonaire et la création d’une atmosphère intérieure, a permis de se détacher de l’habitat aquatique. Et puisqu’à ce moment souffle sur Téthys l’invitation de passer d’un élément à l’autre, un perfectionnement génial de la nageoire permet tout à coup au reptile de se soutenir dans l’air, et nous voyons lamentablement voleter dans la vapeur fossile une espèce de chauve-souris et de volaille à dents aussi ridicule que les premières automobiles et l’avion de M. Ader.

En présence de résultats aussi remarquables il n’y a pas à s’étonner que la bonne fermière dont nous inventorions en ce moment le poulailler ait été saisie d’un accès d’enthousiasme, ou, pour mieux dire, d’un coup de véritable mégalomanie. La mer lui avait depuis longtemps permis d’acquérir une véritable expérience en matière de construction. La voici, pour reconnaître toute l’étendue de cet immense domaine qui arme des escadres d’ichtyosaures et de plésiosaures, de thalattosaures à trois ponts. C’est un envahissement de reptiles, ces tronçons de courants qui imitent l’onde par l’ondulation se glissent partout, et Neptune avec curiosité au bout de son trident considère ces nouveaux citoyens de l’abîme. Ce qu’elle avait réussi sur l’eau, pourquoi ne l’essayerait-elle pas sur la terre ferme, d’autant plus que l’Océan végétal auquel elle avait à s’attaquer, le maquis carbonifère et jurassique, faisait clairement comprendre la nécessité des gros numéros et des gabarits imposants. Ce sont de véritables tanks animaux qu’il faut machiner pour s’ouvrir un passage à travers le taillis de cycas, de fougères et de lianes. La terre tremble, les arbres déracinés s’abattent, la sylve s’emplit d’un fruit de crocs, de cassures et de piétinements monstrueux, et dans la trouée apparaissent des êtres immanes. Les premiers se montrent à nous dans une attitude oblique et accroupie d’amphibies, traînant derrière eux un long héritage de reptile, la queue, qui leur permet à la manière des caterpillars d’adhérer au sol gluant et de tant bien que mal s’équilibrer. Un redressement s’opère ainsi dans leur stature, le ventre devient poitrine et proue, le corps suit le relèvement de la tête. Prâkriti ajuste tant bien que mal ses reptiles sur une espèce de boggie grossièrement conditionné, soit à quatre pattes comme le diplodocus, soit à deux seulement comme le tyrannosaure, et tous ces demi-redressés qui sont la prophétie de l’autruche, du kangourou, du singe et de l’homme. L’animal définitivement a émergé de l’abîme et s’avance à la rencontre de sa destinée. Mon Dieu ! comme tout cela est encore gauche, hagard, bâclé, une espèce d’ébauche brutale, un artiste qui répond au provisoire par de l’improvisé ! On le sent qui est pris entre l’habitude et l’inspiration, ce qui est et l’exigence impitoyable de ce qui demande à être, et qui tant bien que mal essaye d’accommoder le nouveau avec l’ancien. Qui pourrait considérer sans sympathie par exemple ces espèces de moignons faiblochards et ridicules que ces sauriens à dégaine de marsupiaux agitent dans la direction de l’avenir, avant qu’à l’épaule d’Adam ils deviennent le bras et la main, la main tout sachante et toute puissante ?

Les études sont finies, il n’y a plus qu’à envoyer au dépotoir toutes ces carcasses absurdes, le moment est venu de faire un pas de plus et de se débarrasser de cette obsession du reptile qui décidément a fait son temps et qui ne répond plus à la situation. Le sol s’est consolidé et n’exige plus l’étroite adhérence de la limace. Mettons de côté pour le moment cette idée des bras en l’air préhensiles, – nous la retrouverons plus tard. Pour l’instant il n’y a pas de trop de tous les membres pour qu’une traction en avant réponde à l’aveugle poussée de l’arrière-train. C’est l’avènement du quadrupède, le mammifère qui succède au reptile, la fonction à la ponte, la souplesse à la cuirasse, le cœur battant, la chair chaude, respirante et palpitante. La queue se réduit, s’exténue et ne devient plus que cet appendice en quelque sorte psychologique qui conclut comme par un paraphe sentimental la croupe de nos quadrupèdes. La trompe seule, ces fortes armes à la tête du buffle et au nez du rhinocéros, rappellent l’antique reptile et tout l’obstacle à travers quoi le nouveau venu a eu à s’ouvrir passage.

L’âge suivant nous montre dans la ligne des évènements un retournement dramatique et jusqu’ici, en dépit de toutes les hypothèses, complètement inexplicable9 : mais après tout qu’est-ce qui n’est pas finalement inexplicable dans la géologie, qui n’est pas une science, mais une chronique, une genèse, la superposition devant nos yeux d’une série d’horizons et de faits, tantôt presque ordonnés, tantôt enchevêtrés et confus, séparés par des fissures. Appelons donc au secours de cette empêtrée sa sœur jumelle et sa fidèle compagne au cours des siècles fabuleux, la mythologie ! Invoquons, plus ancienne que Prâkriti, celle que rien ne nous empêche de nommer Erda, – ou plus familièrement Madame G.10, s’il faut admettre avec Aristote et Platon qu’une espèce d’âme ou de personnalité se cache aux entrailles de notre planète, quelque chose en masse qui soit capable de prêter l’oreille et de répondre aux injonctions du Créateur. Déjà au cours de la période précédente elle avait reçu d’énormes commandes et elle avait opéré livraison entre les mains de l’entrepreneur général de l’arête dorsale et du relief essentiel de notre habitat, l’Himalaya, les Alpes, le Caucase et les Andes, toute cette matière longuement gâchée au fond des auges sous-marines et maintenant dûment exprimée, étalée et répartie en bourrelets, plateaux et ramifications. Maintenant la Titane qui jusqu’ici, comme l’indique la présence dans le charbon du Groenland et du Spitzberg de plantes aujourd’hui réservées à nos tropiques, avait joui d’une température uniforme de bain-marie, se met à manufacturer du froid. D’énormes calottes de glace se forment autour des pôles et descendent des centres montagneux nouvellement constitués. Elles se retirent, elles avancent de nouveau. C’est le suprême coup de rabot. Le balancement de nos saisons s’établit, le va-et-vient de l’arrosoir, le budget régulier des vents et de la pluie. À la veille de ce jour où l’homme va apparaître ne convient-il pas que les pentes soient prêtes, que les chemins soient frayés, que les obstacles et les communications soient combinés, que l’âpre soit aplani et ces plates-formes dressées où le drame de l’histoire va commencer à se déployer ? La faune, la flore fossile ont été balayées. Voici les cieux nouveaux et la terre nouvelle dont parlent les prophètes, un immense jardin à la place de l’antique marécage et de la fosse aux monstres, tout rempli de plantes à notre usage et d’êtres à notre échelle. Le Paradis est réalisé, le jardin de délices est mis à notre disposition.

Tout ce que je viens de vous raconter là n’est qu’une légende, ou, si vous aimez mieux, une parabole, mais j’ose dire que la valeur de cette dramatisation figurative est supérieure à ce procédé que les savants appellent hypothèse, en ce que du moins elle ne comporte pas de contradiction dans les termes. La science matérialiste, en excluant de sa spéculation tout élément extérieur aux données immédiates et sensibles et aux facteurs mensurables, admet à la fois deux choses qui s’excluent : le hasard et la loi. D’une part elle accepte comme cause première des phénomènes une convergence absolument gratuite de causes disparates ou l’exfoliation inexplicable d’un ensemble de substantifs ; d’autre part elle en attribue le développement à une rigoureuse nécessité. Mais Prâkriti se joue agréablement de cette naïveté comme de ce pédantisme. D’une part en effet, à supposer (ce qui est purement inacceptable) que le « hasard » puisse avoir une place quelconque dans la nature, s’il suffit à expliquer une rencontre momentanée de deux ou trois faits, il est exclu par le grand nombre et la répétition, sans parler de cette insistance et de cette continuité et de cette innombrable répartition d’analogies qui trahissent un dessein ; d’autre part la nécessité ne s’explique que par la fin et non par la cause, par le résultat à atteindre et non par le sujet qui sous la sollicitation d’agents divers est le point de départ d’un nombre illimité de tentations et de séries et n’a puissance en lui-même pas plus de l’une que de l’autre. Tout phénomène est le résultat non pas seulement de deux ou trois antécédents, mais d’une quantité innombrable de faits entremêlés, derrière ceux-ci artificiellement isolés, et de conditions générales si étendues et complexes qu’elles échappent à l’évaluation. Combien plus simple et plus raisonnable d’invoquer tout droit Prâkriti ou Erda, comme dans le langage de l’éloquence on fait appel à la France, à la République ou à la Légion Étrangère, abstractions si réelles qu’une quantité de gens n’hésiteraient pas à mourir pour elles. Nous échappons ainsi au ridicule de prétendre qu’il y a des phénomènes isolés, autre chose que d’imperceptibles unités sur le front d’une armée en marche, dont l’opération est comprise dans son ensemble par le général en chef, bien que le rapport actuel et constructif des divisions, des armes et des mouvements échappe à la perception du caporal et du soldat.

Et comme pour le caporal le meilleur moyen de se rendre compte des intentions et des méthodes du général en chef est de faire un retour sur lui-même et de tirer parti des réflexions qu’a pu lui suggérer la manœuvre de sa propre escouade, ainsi si nous ne voulons pas nous laisser complètement rouler et engloutir par les énormes gaietés, la volute de Prâkriti, qui là-bas à l’horizon après s’être retirée recrute et instruit ses contingents et prépare de nouvelles chevauchées, nous devons nous dire que la création après tout, telle que nous en avons suivi l’histoire, est une œuvre, que toute œuvre obéit à une raison qui est sa raison d’être, qu’elle a une logique intime, qu’elle est soumise à certaines conditions extérieures données, qu’elle prête l’oreille à des lois qui ne sont pas ces lois de compétence courte et subordonnée qu’on appelle lois scientifiques ou administratives, mais ces lois vraiment créatrices que tout artiste porte au fond de lui-même, bien qu’il n’ait ni le goût ni le talent de les formuler, et qu’il appelle lois de composition : je veux dire cette nécessité unanime d’expression en vertu de quoi à un certain moment de la durée toutes choses existent ensemble, justiciables désormais de l’appréciation critique. Et puisque Dieu ne fait rien autrement que tout à la fois, et s’il n’y a rien dans l’art et l’opération de la nature dont ne soit solidaire notre propre effort de production individuelle, avec cette différence que, nous seuls, nous possédons sur l’arrière une lunette et un regard, la conscience et l’intelligence de ce que nous faisons, nous n’aurons qu’à étudier attentivement notre partie pour nous rendre compte des effets que recherche et de la technique qu’emploie le Kapellmeister-impresario qui nous paye notre cachet et qui nous a pour quelques soirées agrégés à son personnel. Alors nous comprendrons le véritable sens de ces mots : hasard, nécessité, mouvement, développement, unité, diversité, auxquels la science matérialiste a attaché des acceptions erronées ou incohérentes.

Il est bien certain que ce qui est premier dans l’œuvre d’un artiste, c’est la conception, je veux dire le germe (et ne perdons pas une si belle occasion d’horrifier les pions en pétrissant ensemble les vocables me-menssemen) mental, cette étincelle séminale qui appelle, choisit, agrège et répartit autour d’elle la matière qui lui est nécessaire. Dans ce germe nous pouvons distinguer deux choses : tout d’abord l’idée, c’est-à-dire cette proposition au dehors encore informe et confuse qui fait appel à nous comme quelque chose à la fois d’existant et de futur, de nécessaire et de suspendu, de divin mais de dépendant de l’aliment que nous lui fournirons, un mot à déchiffrer, un sens qui détermine et oriente toutes nos forces dans une certaine direction et ordre, une inspiration. Secondement, le désir, non seulement cette idée, mais de la faire exister, de lui procurer acte, expression, développement, corps, sang, chair, nerf, couleur, son, parole, membre et feuille. Dans la période que l’on peut appeler embryonnaire l’idée jouit d’un champ autour d’elle illimité. Elle est pour ainsi dire à la pêche, une sensibilité de tous côtés tendue, un instrument de capture, un soleil de rayons et de palpes, un état périphérique de vigilance et d’attention, prêt à goûter, à apprécier, à appréhender, à rejeter, à utiliser tout ce que l’ambiance lui apporte, une organisation pour profiter de la circonstance et de la rencontre. À ce stade l’œil et l’oreille ne feraient que nous gêner, tout en nous est cil, tentacule, enveloppe endosmotique, poche goûtante et respirante qui est à la fois estomac et poumon, engin à vie.

À mesure que l’idée se précise, les exclusions que comporte une forme qui se dessine, les incompatibilités, qu’elle crée avec le milieu intérieur qu’elle enclot, deviennent plus nombreuses. À mesure que l’objet, la chose à être, s’impose davantage au sujet, le courant de l’un à l’autre devient plus énergique et plus sûr, la réalisation plus composée et plus solide, de sorte qu’à la fin apparaisse quelque chose qui dans sa coordination infrangible et dans la solidarité organique de ses parties puisse être considéré comme l’œuvre même de la nécessité ; la forme s’est fermée, le mouvement est arrivé à son terme qui est le rythme. Cette nécessité apparaît sous un double aspect : d’une part il s’agissait de répondre à l’inspiration, au tirage, à l’appel irrésistible de Dieu qui demande que quelque chose existe, qu’une certaine image dont il a besoin lui soit fournie, que toutes les possibilités d’une certaine condition extérieure qu’il a créée soient explorées, exploitées, élucidées jusque dans le détail le plus ingénieux et le plus exquis. L’être de génération en génération répond à ce nom au vocatif par lequel le Créateur l’a appelé à la vie et qui reste déposé en lui comme un principe de reproduction. D’autre part, quand il s’agit des animaux et des plantes, il y a une obligation en quelque sorte latérale, celle de fournir aux autres êtres sous forme d’aide, de nourriture, de résection, d’agencement dramatique ou esthétique, le complément qui leur est indispensable. L’être ne naît pas seulement, il co-naît. C’est pourquoi la Genèse nous dit que Dieu non seulement créa les plantes et les animaux, mais qu’Il les créa suivant leur espèce. Dès le principe la distinction, qui est l’ébauche et la condition de la charité et de la communion, apparaît comme une nécessité intrinsèque à l’existence. Prâkriti n’est pas une sorte de déesse immanente qui pourvoit comme dans un rêve à l’innombrable diversité des êtres par une série indéfinie et de plus en plus détaillée de bourgeonnements et de scissiparités, par un virage irrépressible, mais un artiste qui répond à la commande qui lui a été faite d’une pièce de circonstance par la construction d’un théâtre, par la mise en marche de toutes sortes d’ateliers et par la formation d’un pullulement d’acteurs, chacun dans sa petite capacité à sa place et à son moment.

Les transformistes, et ce n’est pas moi qui leur reprocherai leur humeur poétique, imaginent que l’embryon humain à ses différents stades de développement, reproduit quelque chose des formes successives à travers lesquelles son type a évolué. Pourquoi ne ferions-nous pas emploi de cette idée dans le règne moral ? Les pauvres gens à qui l’on a ôté toute idée directrice, tout principe de conduite transcendant, toute énergie autonome, et, au même niveau, les dilettantes, les esthètes dans le genre de Marcel Proust, ces organisations impuissantes uniquement ordonnées à la sensation immédiate, entièrement immergées dans la circonstance, à quoi les comparer, sinon à ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle animale, aux échinodermes et aux infusoires, à des pâtes absorbantes, aux vers qui ne sont que de simples tubes réactifs, à des bourses gélatineuses où la personnalité ne s’indique que par une espèce de poussée iridescente, à des organismes dont le faciès sexuel se désagrège et qui rencontrent le mollusque en ascension sur le chemin de la dégénérescence. Mais il y a quelque chose de plus bas encore, c’est le bourgeois recourbé, cramponné, ancré sur lui-même, dans son avarice et son égoïsme, qui réintègre la spire calcaire de l’escargot primitif et à l’abri de cette coque imperméable jouit de son capital. À un degré supérieur nous voyons le monde des insectes, qui est l’exacte image de notre société industrielle. Là règne la détermination la plus étroite, l’appropriation la plus entière de l’ouvrier par l’œuvre. L’étoile thalassique s’est articulée, ses rayons de chaque côté sont devenus les pattes les plus agiles, une trousse d’instruments délicats et précis lui a été confiée avec un recueil d’instructions impératives. Qui n’y verrait la figure de ce fourmillement humain qui déborde des ateliers et grouille dans toutes les rainures et anfractuosités de nos grandes villes, l’homo technicus, cher à l’Amérique et aux Soviets et dont la tête n’est plus qu’un manche à outils ?

Attachons nos yeux maintenant sur cette nature en ébullition, à cette époque où la cloche solennelle du Sabbat n’avait pas encore sonné, et où Dieu, comme nous dit le poète Leconte de Lisle, ajustant de ce côté un sévère monocle, haletait dans sa création. De la mer, fumante comme une soupière et fatiguée comme une salade par des souffles chaleureux, s’élèvent, comme des tourbillons organiques et comme d’informes blocs de mouvements consolidés, les grandes imaginations du Trias à l’assaut de ces émersions inconsistantes où les bancs végétaux pareils à des moisissures se mêlent à la vapeur et à la pluie, comme sous leurs racines la boue molle au mucus marin ; l’Océan délègue ses machines rampantes. C’est le grand règne du Serpent qui a précédé celui de l’homme, la surface visqueuse d’où le Poète du Livre de Job a vu émerger les anneaux de Léviathan et l’échine de Béhémoth. Faut-il croire que de cette grande catastrophe dans le Ciel qui a constitué le Premier Soir quand l’Étoile du Matin eut été précipitée, l’onde et l’écho soient parvenus jusqu’à l’oreille liquide de Prâkriti et qu’elle y ait puisé quelque chose de ses inspirations ? Voici de tous côtés l’Abîme qui s’est peuplé de dragons, il y a de quoi alimenter largement les exploits de saint Michel et de saint Georges ! À quoi comparerai-je ces systèmes monstrueux, ces allongements construits pour adhérer étroitement à la boue, pour posséder la matière, et ultérieurement pour y trouver un point d’appui ? Jusqu’au moment où le redressement, la posture oblique, la marche enfin, deviennent possibles, et la navigation comme jadis au sein des vagues, maintenant au travers de l’éponge végétale. Ne sont-ils pas l’image des Sociétés humaines et de ces Empires démesurés que Daniel et Jean précisément nous dépeignent sous forme d’animaux ? Ébauches, tortillements, assemblages hasardeux et provisoires de membres hétéroclites, hydres d’où toutes sortes de têtes essayent de dégager le corps. Ce sont les mythologies antiques auxquelles nos théories modernes ont fait suite, ces serpents à pattes, ces Tours de Babel ambulantes, ces prétentieux scolopendres surpris et embarrassés de leur propre énormité, ces rubans de vertèbres, ces tortues pareilles à des punaises cuirassées, à des caissons flottants, ces lézards hauts comme des arbres dont le mufle diabolique est souffleté par l’aile gluante des onocrotales. Tout est à la fois disparate et exagération, un mélange de souvenirs et de prophéties, la matière pure qui essaye de montrer ce dont elle est capable et qui monte ces inspirations d’épopée et de blasphème, le premier beuglement autonome qui retentit dans l’atelier cosmique. Voici ces joujoux drolatiques que la Sagesse éternelle a laissé faire pour s’en amuser. Draco iste quem formâsti ad illudendum ei (Ps. 103-26).

C’est à ce moment que le Créateur impose au globe un double diadème de glace, le balancement des saisons s’établit, la flore et la faune moderne sont introduites ou retouchées, la voix des oiseaux se fait entendre, tout est refait à l’usage, à l’échelle et à l’analogie de l’homme. C’est l’aurore de l’Histoire, le printemps sur le Paradis. Les fleurs ont apparu sur notre terre, le temps de la taille est arrivé, la voix de la tourterelle est entendue, lève-toi, amie de mon cœur et viens 11 ! C’est le redressement suprême, l’homme qui se sépare enfin de la terre, qui prend définitivement sa stature d’enfant de Dieu et sa place dans le Paradis des délices.

C’est dans ce paradis, endommagé par la Faute, que nous n’avons pas cessé de nous promener, le marteau du géologue à la ceinture, la boîte verte en bandoulière, le filet à la main et des épingles dans le chapeau comme un personnage de Toepffer, donnant de la tête de temps en temps contre quelque porte dissimulée que garde un ange invisible. Depuis le temps que nous sommes les invités de Prâkriti et que nous partageons son sabbat, nous avons eu le temps de l’étudier et de comprendre ses manières de faire. Profitons de ce moment où elle fait semblant de dormir pour récoller nos notes. Que de contradictions à la fois et que d’obstination dans les idées ! quelle routine et quelle fantaisie ! quelle naïveté et quelle rouerie ! quel instinct conservateur et quelle fureur révolutionnaire ! quelle sournoiserie et quels tintamarres ! quelle patience et quels réveils ! Après des siècles et des millénaires où elle a mis sur pied toute une serre et toute une ménagerie, tout à coup on dirait qu’elle s’en dégoûte, elle a mal au cœur, elle balaye le plateau d’un revers de bras et elle recommence, sur de nouveaux frais. Elle flanque au dépotoir des ordres entiers avec leurs genres, leurs sous-genres et leurs espèces, et ne garde qu’un pou et un criquet. Et en même temps elle met soigneusement en réserve certains principes au fond d’elle-même qu’elle ne lâche jamais, la symétrie par exemple, certaines idées dont elle n’a jamais fini de tirer des développements, ainsi l’étoile qu’on retrouve partout depuis la cellule primitive jusqu’à ces mains savantes et ouvrières que l’homme au bout de ses bras porte sur toute la Création et qu’il élève vers Dieu. On peut se fier à elle pour exploiter jusqu’au plus infime détail toutes les possibilités d’une situation et d’une forme données. Quand par exemple le thème de la palme, ou celui de la fougère, ou celui du champignon est mis au concours, elle soumet des variations par dizaine de mille. Elle se donne un mal énorme pour peindre sur la poitrine de ses oiseaux ou de ses poissons les armoiries qui leur appartiennent. Il y a tout un côté décoratif et sartorial dans la nature, une technique d’habilleuse, dont la science matérialiste n’a pas jugé à propos jusqu’ici de tenir compte (pas plus que de bien d’autres choses). Elle cache des « surprises », des devinettes au fond de certaines de ses créations, comme le pâtissier met un bébé nageur dans la galette des Rois. Et d’autres fois, elle s’ennuie, elle fait la bête, elle s’obstine, elle se livre à tous les abus de la production industrielle, elle multiplie aux dépens de types superbes les articles les plus communs, on dirait qu’elle ne peut plus s’arrêter. Ou bien elle a reçu visiblement une commande et elle s’est arrêtée au milieu de l’exécution, on dirait qu’elle a trouvé cela trop difficile ou qu’elle s’est mise tout à coup à penser à autre chose. Elle rêve, elle bâille, elle dit oui, elle dit non, elle entend de travers, elle se livre à des calembours de sourde, à moins que ce ne soit de simples farces. Par exemple on lui dit : Cheval, et elle fabrique aussitôt cette ridicule petite pièce de jeu d’échecs qu’on appelle un hippocampe, qu’elle lâche dans son aquarium. Elle dépose un dragon dans un pot de chambre. Ou bien alors elle est saisie d’un enthousiasme déplacé : on lui avait dit Lézard, et elle fait un ichtyosaure ; on lui avait dit Queue-de-cheval et elle introduit avec orgueil des equisetums aussi grands que des sapins et totalement inutilisables. Nous n’en finirons jamais de visiter les resserres, le rayon des laissés-pour-compte et des rossignols, des pièces manquées, des expériences et des écoles. Les conservateurs de muséums fouillent là-dedans avec attendrissement, comme un couturier parmi les robes de sa grand’mère. Mais ce qu’il y a de plus profond dans la nature, c’est l’humour, l’espièglerie, on dirait que Prâkriti sait bien que son Créateur ne l’a faite que pour s’amuser avec elle, bien qu’elle fasse semblant de ne pas s’en apercevoir. Elle ne tient pas mal sa partie, elle est de connivence. Et quand on la gronde elle ferme les yeux, et avec un sourire enchanteur, d’une rose aussi pure que le souffle d’une jeune fille elle exhale un papillon.

Nous arrivons maintenant à la sixième vignette de notre petit livre, sous laquelle nous voyons écrit : Création de l’homme, à cette conclusion des Six jours ouvriers qui prépare l’installation du Sabbat, quand Dieu s’étant retiré de son œuvre et ayant pris, si l’on peut dire, assez de champ pour déclarer qu’elle était bonne et très bonne, c’est-à-dire parvenue à son stade parfait et définitif, livre toute la propriété à son vicaire, afin que maintenant il la travaille et en fasse monter vers Lui le sens, le sacrifice et l’esprit. Faut-il croire que pour se procurer l’homme, le Seigneur Dieu ait employé une technique complètement différente de celle que nous voyons indiquée dans les versets de la Genèse par nous cités plus haut ? Le Deutéronome (4-39) nous dit que le Seigneur est Dieu dans le Ciel au-dessus et dans la terre au-dessous. C’est donc Lui-même au-dessus qui invite la terre et l’eau, qui leur fournit une idée de ce qu’Il leur demande, de ce qu’Il entend obtenir d’elles, et c’est Lui également au-dessous, occulte, qui leur fournit la force et la matière à employer, de même qu’Il les a guidées dans la construction de leurs instruments. Mais entre les deux nous voyons que nos textes suggèrent une certaine spontanéité autonome, une certaine capacité germinative et formative, une réponse sans quoi il n’y aurait eu personne à qui s’adresse le Commandement cosmique. Le visage du Créateur, la bouche du Verbe, suscitent des êtres et non pas des fantômes d’êtres inertes qui seraient des arrangements automatiques. Faut-il croire que pour l’homme il en a été différemment et que Dieu ait introduit dans sa Création un être tout neuf et hétérogène qui ni pour la forme ni pour la matière ne doive rien à cette ambiance à laquelle pourtant il est parfaitement adapté ? À cette idée s’opposent des objections de plusieurs genres. L’homme est le sommet de la Création, il est le lien que le Créateur s’est réservé avec elle, il faut donc que lui-même ait avec elle un rapport essentiel et vital, qu’il ne soit pas pour elle un étranger, un hôte, mais un fils authentique, issu du plus profond de ses entrailles, que, comme il a le droit de dire à Dieu Mon Père ! il ait aussi celui de dire à la pourriture et aux vers : Vous êtes ma mère et mes sœurs (Job, 17.14). De là vient qu’il n’y a rien dans toute la Création à quoi l’homme ne soit redevable, à qui il n’ait emprunté un atome de sa substance, un globule de son sang, un battement de son cœur12. D’autre part, la nature a de son fonds produit des animaux qui présentent une parenté de forme incontestable avec l’homme, des accroupis qui semblent n’attendre qu’un mot pour se lever, des mufles dont un simple coup de pouce ferait un visage, des mains évidemment établies pour une vue plus éloignée que ces branches où elles s’accrochent. Faut-il croire que Dieu pour Son œuvre personnelle Se soit inspiré de la nature, qu’Il S’en soit fait l’imitateur, et non pas plutôt qu’Il ait encouragé ses efforts par l’infusion d’une inspiration arcane jusqu’au moment solennel où un modèle présentable ait été soumis à Son aveu ? – Enfin une troisième objection procède de l’attentif examen des textes. À quatre reprises la Genèse nous parle du départ créateur, de l’initiative reprise par Dieu dans la poursuite de Son œuvre : Que la terre germe l’herbe verte et faisant semence ! Que les eaux produisent le reptile et le volatile d’âme vivante ! Et Dieu créa les grands monstres et toute âme vivante et mobile. Que la terre produise âme vivante dans son genre, les animaux domestiques et les reptiles 13 et les bêtes de la terre ! Et Dieu fit les bêtes suivant leurs espèces. Et Dieu dit : Faisons l’Homme à l’image et similitude Nôtre et qu’il commande aux poissons de la mer, aux volatiles du ciel, aux bêtes et à toute la terre et à tout reptile qui se meut sur la terre. Et Dieu créa l’Homme à Son image : à l’image de Dieu Il le créa 14 : mâle et femelle Il les créa. (Gen. Ch. I, passim). Le Seigneur Dieu forma donc l’Homme du limon de la terre et il s’inspira dans sa face (Hébr. narines) un spiracle de vie et fut fait l’Homme en âme vivante. (Gen. 2.7).

Ces textes nous donnent une notion précise de ce que signifie le terme Créer, c’est-à-dire faire de rien. Dans la création Dieu fournit tout, l’idée première, l’image, le modèle à réaliser. Et de même Il fournit au-dessous la matière. Il est le constructeur de toutes les parties de l’engin vital par lequel la production devient instrumentalement possible ; Il l’allume, Il en amorce le mouvement. Enfin Sa Providence a pourvu à l’ensemble des circonstances extérieures dont l’accord permet l’apparition du nouvel individu qui leur est introduit. Dans ce brin d’herbe, dans cet insecte, dans ce quadrupède, l’analyse nous révèle qu’il n’y a rien qui ne vienne de Lui et qui ne soit dirigé vers l’accomplissement de Sa parole. Il a tout fait. Il a tout créé. Mais Il a tout fait dans l’ordre et dans la charité, Se servant de ce qui était avant pour amener ce qui est après, utilisant à mesure les moyens qu’Il s’est procurés, et parmi eux cette spontanéité, cette aptitude inventive, productrice et reproductrice de la nature, la réponse de cette cavité qu’Il a gonflée de Son souffle. Le texte nous dit que la terre, que les eaux, ont produit une âme vivante, c’est-à-dire qu’elles ont fourni à l’idée appréhendée dans sa formule éternelle et métaphysique le moyen de se réaliser concrètement et individuellement dans le temps, qu’elles lui ont fourni une matière et une organisation appropriées.

Faut-il croire que pour l’homme seul il en ait été autrement et que Dieu ait passé directement pour réaliser Son dessein de cette boulette de boue configurée par ses soins, (mais comment peut-on admettre que de toute façon ce bloc de matière inerte puisse avoir jamais une ressemblance quelconque avec l’Être divin ?) à l’Homme qu’Il a destiné pour être au-dessus de toutes les Créatures Sa représentation agissante et visible ? comment admettre qu’Il ait insufflé dans sa Face, dans ses narines, Son Esprit, si d’abord il n’y avait eu là une vraie face, de vraies narines, c’est-à-dire non pas une indication extérieure et adventice, une espèce de calembour plastique, mais quelque chose de nécessairement rattaché à un principe essentiel et organique ?

En réalité la Genèse nous montre la création de l’homme sous deux aspects. Au chapitre Premier il s’agit d’une création en quelque sorte métaphysique. Nous sommes introduits dans le conseil de la Sainte Trinité. Faisons quelqu’un à Notre image et similitude, c’est-à-dire qu’il soit à la fois triple et un, comme saint Augustin nous l’a expliqué, un seul être mais en qui soient harmonieusement distingués le mâle et la femelle. Au chapitre Second le texte sacré nous montre la réalisation de ce dessein. Elle comporte deux temps. Dans le premier Dieu suscite une forme, dans le second Il intervient, Il insuffle à cette forme un esprit, un spiracle de vie, une âme, un principe intelligent et autonome. Mais pourquoi serions-nous obligés de prendre la terre au sens littéral et de nous représenter l’Éternel s’abaissant à ce travail de potier ? Évidemment l’homme vient de la terre, comme il retournera à la terre, mais il en vient par l’effort et la contribution de toute la Création coalisée. C’est à la terre, cet ensemble de plasticité au travail (car la matière ne se soustrait au néant que par le mouvement vers une forme), que Dieu pour couronnement de son activité et de ses immenses études, demande un projet plausible, quelque chose qui soit capable de servir de support à Sa ressemblance, une ébauche, un croquis dont il soit possible de tirer un dessin. Est-il impossible d’imaginer la Nature à la fin de la Sixième Journée présentant à son Créateur une série de propositions et de maquettes ? est-il téméraire de La concevoir, quelle que soit l’hésitation avec laquelle je m’abandonne à cette idée, produisant au-dessus du singe le plus réussi, une espèce de primate supérieur, capable peut-être d’user du feu et même de manier des instruments grossiers, comme le gorille aujourd’hui se sert d’une branche d’arbre ? Qui a vécu familièrement avec certains animaux ne peut leur refuser une espèce d’âme et de personnalité, en dehors de ce qui est nécessaire à leur devoir général de chien et de chat. Après tout ni le feu ni l’usage des pierres n’impliquent absolument la présence de la conscience lucide et des idées générales. Les insectes sous nos yeux réalisent des exploits mécaniques bien autrement surprenants, telles les fourmis qui cousent des feuilles et qui cultivent des jardins. Saint Thomas nous dit que dans la forme embryonnaire de l’homme, l’âme végétative, puis l’âme sensible et animale, ont précédé l’âme intelligible. Si Dieu a daigné avoir compassion de l’une de ces misérables tentatives, Il aura pu vraiment lui dire ainsi qu’à l’orpheline d’Ezéchiel (XVI) : Ta racine et ta génération vient de la terre de Chanaan : ton père était Amorrhéen et ta mère Céthéenne. Faut-il croire qu’il ait daigné la prendre par la main, la redresser, lui insuffler dans les narines un esprit de vie et d’intelligence et en faire ce fils dont il est écrit : Voici Adam qui est devenu comme l’un de nous. (Gen. III, 22) ? »

Là-dessus le Maître, ayant cessé de parler, se tut, et les disciples s’étant regardés les uns les autres, chacun d’eux s’apercevant dans les yeux de son voisin qu’il n’avait rien à dire, il ne dit rien.

 

 

 

NOTE SUR L’ÉVOLUTION

 

Je trouve dans un livre récent, The causes of Evolution, du Professeur J. B. S. Haldane, lui-même évolutionniste convaincu, les passages suivants :

Les Ammonites, après avoir mis quelques centaines de millions d’années à atteindre une forme pas très élevée, se prirent tout à coup pour un nouveau laps de 100 millions d’années à présenter des caractères nouveaux, puis, malgré diverses tentatives de renaissances s’éteignirent. Les Graptolites, les Foraminifères et d’autres groupes montrent des cas analogues d’insénescence. Il y a également des cas comme celui des Grypheea ou des Titanothères qu’aucune théorie de l’évolution, quelle qu’elle soit, ne suffit à expliquer. Il faudrait trouver une explication pour l’évolution en dehors de la continuité ; c’est surtout parmi les plantes que le phénomène des apparitions abruptes est le plus évident. D’autre part nous avons le cas du genre Cepea, dont la population bien que nombreuse et polymorphique n’a montré aucune altération apparente pendant 250 000 ans. Pendant plus de 400 000 années les mollusques des espèces Lingula et Patella n’ont montré aucune variation... La plupart des mouvements évolutifs sont des dégénérescences. Les cas de progrès sont exceptionnels. Des caractères apparaissent soudain qui ne répondent à rien dans les séries ataviques. L’évolution ne montre nullement qu’il y ait une tendance générale des espèces vers le progrès... Les mutations ne sont en général que des dégénérescences... Tout ce que des changements lents pourraient faire serait d’accumuler des caractères neutres sans valeur pour la survivance... Il n’y a que des mutations importantes et soudaines qui peuvent fournir le matériel sur lequel la sélection s’exerce.

Un critique remarque à ce sujet :

On est bien obligé de constater qu’une évolution qui procède d’une manière si incertaine, tantôt du côté d’une plus grande complexité, tantôt en régression vers les formes primitives et l’extinction, est une chose bien différente de cette évolution que Darwin a popularisée par sa théorie de la sélection naturelle. Direction, constance, ordre, universalité, tout cela lui fait défaut. Le seul nom qui lui convienne est changement. L’idée d’évolution a la valeur d’une hypothèse, quand celle-ci n’est pas soutenue par les faits : c’est ainsi qu’on a cru longtemps que la terre était plate.

 

 

 

Paul CLAUDEL, Figures et paraboles, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

1. Numquid ingressus es profunda maris et in novissimis Abyssi deambulâsti ! (Job, 38, 16). Réponse : Oui.

2. Puisque là où Il Est, là nous serons avec Lui.

3. Substantia mea apud Te est (Ps. 38. 8).

4. Numquid mittes fulgura et ibunt, et revertentia dicent tibi : Adsumus ? (Job, 38-35). Stella vocatae sunt et dixerunt : Adsumus. (Baruch, 3-35).

5. Épître de l’Immaculée-Conception.

6. Et dans la Chanson de Roland cette espèce de cri de charretier qui termine les longues laisses monorimes : Aoi !

7. Gen., 1-11. Germinet terra herbam virentem et facientem semen et lignum faciens pomiferum fructum juxta genus suum cujus semen in semetipso sit super terram. 24. Producat terra animam viventem in genere suo, jumenta et reptilia et bestias terrœ secundum species suas. 29. Producant aquae reptile animae viventis et volatile super terram sub firmamento coeli.

8. Afin que tout cela luise sur la terre, afin que, par le moyen de ces luminaires, il y ait un jour et une nuit, que les Signes et temps soient fermement établis dans le ciel et préposés à la division des jours et des années. (Gen., 1-14-15), Fiant, qu’ils soient existants par rapport à la terre. Cf. Ovide (Métam.) :

Vix ita limitibus dissepserat omnia certis

Quum, quae pressa diu massâ latuere sub illâ

Sidera, coeperunt toto effervescere coelo.

9. Tel le mammouth, cet extraordinaire éléphant à longue laine dont on retrouve de temps en temps des spécimens engloutis dans des fondrières. La laine indique un habitat arctique, mais alors où trouvait-il en hiver les tonnes de matière végétale nécessaires à sa nourriture ? Et s’il émigrait en hiver, pourquoi ce pardessus ?

10. Le grand Suess lui-même a bien recours à Thétys.

11. – Lève-toi, hâte-toi, ma chérie, mon unique beauté, l’hiver est passé, la pluie est finie, elle s’est éloignée... Ma colombe dans les trous de la pierre, dans les cavernes de la muraille... Est-ce que cela ne nous fait pas précisément songer à l’âge des cavernes ? (Ps. 73). XIV. – Tu confregisti capita Draconis : dedisti eum escam populis Aethiopum. XV. – Tu dirupisti fontes et torrentes ; tu siccâsti fluvios Etham. XVI. – Tu fabricatus es auroram et solem. XVII. – Tu fecisti omnes terminos terrae : aestatem et ver tu plasmâti ea.

12. De terrâ terrenus (1. Cor., 15-47).

13. À remarquer cette double catégorie des reptiles.

14. Remarquer cette répétition.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net