Le marchand de colombes
par
Paul CLAUDEL
Je ne veux pas parler de celles que l’on vend, sous le nom désavantageux de pigeons, sur le Quai de la Mégisserie, ni de ces cages roucoulantes l’une sur l’autre où des seigneurs éternellement rengorgés et courroucés, qui, avec leur cascade de jabots, de jupons, et de culottes, me font songer aux marquis de Molière, l’épée au côté traînant sous la basque de l’habit zinzolin, du matin au soir autour de la femelle insouciante vaquant aux préliminaires de l’amour. Bizets, Romains, Capucins, Culbutants, petits paons blancs dans le soleil éclatants comme la neige, muscadins chinés et cailloutés, grosses bouteilles chaudes dans la main comme un sein palpitant, couronnes parmi les vieilles après-midis du siècle dernier sans cesse renaissantes au-dessus du toit pointu des gentilhommières, mon doigt inattentif feuillette votre nomenclature dans les catalogues et mon pied avec bruit disperse la compagnie parfois que vous accordez dans la basse-cour aux poules et aux messieurs canards.
Mais Marchands de colombes 1 au Moyen Âge, cela voulait dire autre chose. L’expression désignait ces prélats et prêtres indignes qui à l’exemple de Simon le Magicien pour de l’argent vendaient le Saint Esprit et qui à leur coupable clientèle débitaient dignités, indulgences et sacrements, toutes sortes de colombes subreptices à qui l’on avait tordu le cou. Ce sont ces infâmes trafiquants que Jésus dans l’eau-forte de Rembrandt chasse du Temple transformé en foirail et en comptoir à grands coups de fouet. Mais cependant, et tous abus congrûment refoulés, la Loi de Moïse impliquait l’offrande à Dieu de victimes matérielles qu’il fallait bien quelque part des marchands et des étaux pour procurer aux fidèles. Établissons-nous pour un moment à côté d’eux et dans cette bonne odeur d’étable au milieu des beuglements, des bêlements, des chevrotements et des roucoulements, dans le tintement de l’argent dans la caisse et des poids sur les balances, pendant que de l’enceinte du Temple jusqu’au ciel s’élève une noire fumée animale, essayons de comprendre un peu ce que nous faisons, ce que les chalands nous demandent et ce que Dieu dans cette série d’arrêtés administratifs qui accompagnent la grande Loi du Sinaï nous prescrit minutieusement de leur fournir.
Je ne vais pas entreprendre ici, quoique ce soit bien tentant, tout un traité sur les sacrifices mosaïques. Qu’il me suffise de toucher ce qui concerne la fête de la Purification et le commerce qu’éclaire comme un chétif lumignon de veuve cette frissonnante aurore de février.
Il est au Livre de l’Exode (13.1) : Consacrez-moi tout premier-né, – le verset 34.19 ajoute : du genre masculin – qui ouvre la vulve parmi les fils d’Israël, tant des hommes que des animaux, car toutes choses sont à Moi, et spécialement celles qui en apparaissant les premières, en inaugurant une série, manifestent mieux l’intention directe à leur égard de leur Créateur. Dans cette consécration qui comporte à la fois une immolation et une offrande, les Pères de l’Église ont vu une allusion au Fils de Dieu qui est venu racheter l’homme par Son sang et en même temps au transgresseur originel ou Lucifer qui par son schisme initial a rendu la restauration nécessaire et à qui sa condamnation constitue, si je peux dire, une espèce de consécration à rebours. À cette faute Adam dans le Paradis a associé son propre péché en qui toute l’Humanité a été conçue. Vulva ejus, dit Jer. 20.l7, conceptus aeternus. Tout ce qui ouvre la vulve et qui par le fait de cette primogéniture se montre plus spécialement associé au caractère de l’origine naît donc à la fois comme le produit d’une bénédiction et d’un désordre et comporte à la fois en apparaissant l’affirmation d’une faute et la nécessité d’une purification. De cette purification le moyen est un sang provenant de l’extérieur et qui, accepté par Dieu, rend acceptable celui qui par le contact s’est amalgamé à la vertu de son effusion :toute effusion de sang étant le témoignage d’une préférence de la Cause Divine à l’existence propre. C’est ainsi que, la nuit qui précéda l’Exode, tous les premiers-nés d’Israël furent sauvés par cette marque salutaire tracée au fronton de leur porte et par ce timbre de l’Agneau sur le milieu de leur visage.
Telle est l’origine de cette institution en Israël qui aboutit finalement à ces deux mains ridées et tremblantes qu’un vieillard en larmes tend vers ce naïf Orient qu’une vierge pour le lui remettre a été chercher au fond de son cœur. Mais puisque nous sommes dans le Temple, profitons-en pour regarder un peu autour de nous et pour nous instruire où donc allaient ces longs cortèges de bergerots et de cocassiers que nous avons tantôt accompagnés sur les routes de Jérusalem.
Le sacrifice de Marie, tel qu’il est décrit au chapitre XII du Lévitique n’étant qu’un cas particulier de cette figuration rédemptrice confiée par les prescriptions divines au sang des animaux et aux convenances de la matière, il me faut le situer dans l’ensemble auquel il emprunte sa loi.
Le Lévitique distingue deux espèces de sacrifices, l’un dit d’expiation et l’autre d’holocauste, et trois ordres d’hosties : quadrupèdes (bœufs, chevaux et agneaux), oiseaux (tourtes et colombes), et enfin farine pure de froment (simila), chacun approprié aux ressources de celui qui les offre à l’autel. Mais ce qui est remarquable, c’est que plus l’offrant est pauvre et plus son sacrifice gagne en valeur significative ce qu’il perd en épaisseur et plus la forme s’en clarifie au détriment de la matière.
La créature à quatre pieds qui se nourrit directement des fruits de la terre et qui par conséquent en est le produit authentique, représente la nature matérielle. En prescrivant aux hommes de la lui immoler en sacrifice, Dieu nous indique que nous ne devons pas préférer un être, une vie, un bien, une beauté, un avantage particulier, et passager, à Lui-même qui est la source générale et l’auteur de tout cela. C’est ce que firent cependant les stupides Israélites quand ils érigèrent en stature permanente et donnèrent, par le métal précieux dont il était fait, valeur de standard religieux à quelque chose de spécialement construit en vue des rapports avec la terre – et c’est encore, hélas ! ce que nous continuons à faire tous les jours à l’exemple de ces pauvres gens : Quand donc nous immolons une brebis ou un veau, nous rendons à Dieu ce qui lui appartient, nous avouons son droit supérieur sur tout le domaine qu’il a remis à notre exploitation, nous payons notre fermage. Mais Dieu n’exige pas seulement que nous le lui payions en gros, il veut que nous entrions dans l’intérieur et le détail, et qu’en accomplissant l’acte essentiel de notre culte, nous nous rendions compte pour ainsi dire phrase à phrase de ce que nous faisons. C’est pourquoi il n’est pas suffisant d’égorger la bête, il faut l’ouvrir, il faut lui arracher la peau et regarder ce qu’il y a dedans, la chair et la machine sous le cuir, et les entrailles au milieu de la chair. Il nous faut lui mettre la main sur la tête qui est le principe pour affirmer notre droit, et commençant par elle il nous faut attaquer toutes les jointures avec un instrument affilé, il nous faut aller jusqu’au bout dans notre travail de distinction et de classement. Il nous faut pousser jusqu’aux dernières limites notre exploration de connaissance, notre inventaire, notre prise en compte, et la destruction de l’ensemble au profit de la partie. Si le coutelas du taurobole entre nos mains s’émousse, il nous reste le bistouri et le microscope. Il nous faut plonger le bras hardiment dans les entrailles fumantes, il nous faut en tirer le cœur entre les vastes soufflets du poumon, les rognons sous leur enveloppe de graisse et dans le même revêtement de cire animale le foie qui est le principal organe des élaborations et des transformations intérieures. Mais ayez soin, nous dit le Lévitique (I, 9), de laver les pieds et les entrailles, c’est-à-dire ce qui est en bas et le vaste paquet de cet engin compliqué qui part de la nourriture pour aboutir à l’excrément après avoir nourri du suc vital notre circulation. Lavez faut cela, l’ordure extérieure et intérieure, dans l’eau claire d’un regard lucide et d’une intention pure. Et quand votre tâche sera finie, confiez le tout au feu qui se chargera de la suprême analyse, de rendre à la flamme et aux ténèbres ce qui respectivement leur appartient et de porter le tout jusqu’au ciel 2.
Au-dessus du sacrifice de la créature matérielle se place une offrande d’un ordre plus élevé, qui est mise entre les mains d’une catégorie de fidèles plus dépouillée et par conséquent plus riche au regard de Dieu, ceux que l’Évangile appelle pauperes spiritu, les pauvres en esprit, c’est-à-dire en qui l’esprit n’est pas offusqué par les épaisseurs physiques. Tels sont ceux dont Saint Jean (Ch. I) dit qu’ils ne sont pas nés de la volonté de l’homme ou de celle de la chair, mais de Dieu, car (3.6) ce qui est né de l’esprit est esprit. C’est pourquoi le sacrifice qui leur est prescrit n’est pas un sacrifice de chair pesante, laborieusement divisée, mais une paire d’oiseaux chatoyants qui ne sont qu’ailes, plumes, air et feu, des colombes, ou plutôt, comme dit notre texte, des petits de colombes, des esprits en nous nés de l’esprit, et qui, nous dit Saint Paul, en nous renfermés, ne cessent de postuler pour nous avec des gémissements inénarrables. L’esprit est un, le couteau de la philosophie n’y trouvera pas de jointure, c’est pourquoi il nous est ici recommandé, comme à l’ancien Abraham (Gen. 15.10), de ne pas diviser les oiseaux.
De ces deux animaux ailés notre texte indique que le premier est offert pour le péché et le second en holocauste. Le premier signifie donc la pénitence et le second la prière en qui est consumé, consommé, spiritualisé, envoyé à Dieu sous l’action de la flamme, tout ce qui nous appartient.
De ce sacrifice le mode est ainsi décrit : le prêtre prend l’oiseau et lui retourne le cou en arrière – il lui fait avec l’ongle (du moins à ce qu’indique le texte hébreu) une blessure au cou et il fait couler le sang sur le rebord de l’autel. Après quoi il arrache le jabot et les plumes qu’il jette à l’orient de l’autel là où l’on met les cendres, puis il brise les ailes sans couper et sans diviser la victime avec le fer. De toute cette procédure le sens symbolique est facile à dégager.
Le cou que l’on retourne en arrière, mais non pas jusqu’à le briser complètement (Lev. 5.8), c’est l’âme qui cesse de regarder en avant, mue par le désir, la curiosité, la volonté personnelle, mais qui sous l’action sacerdotale est invitée à se retourner vers elle-même et du côté de sa cause, à faire en somme ce que nous appelons aujourd’hui un examen de conscience. J’ai repensé aux jours antiques, dit le Psaume (76.6), j’ai eu dans la pensée les années éternelles. Et Isaïe ajoute : je méditerai comme la colombe. C’est littéralement la conversion résultant de la componction : Conversas sum in oerumnâ meâ dum configitur spina (Ps. 31.4). – Conversa Maria, dicit ei : Rabboni (Joam. 16.20).
Et parce que sans effusion de sang ne se fait pas rémission, notre texte nous parle d’une blessure déterminée par l’ongle du prêtre, rupto vulneris loco ; en qui l’on peut voir comme une localisation, grâce à l’ongle sacerdotal qui souligne pour ainsi dire notre infraction et nous en donne la vue et l’intelligence sensible, de la faute que nous avons commise. Entre la tête et le cœur s’exercent cette pression salutaire et cette ouverture ménagée par l’aveu à notre libération. Déchirez vos cœurs, dit Joël (2.13), et non pas vos vêtements. Mettez dehors ce qui était au dedans et que l’âme en un flot de sang, de paroles et de larmes qui se répande à la base de l’autel (Lev. 5.11) déterge le poison dont sa substance était infectée. Il s’agit donc ici de la confession et de cette action bienfaisante du prêtre par qui le fer de la Justice est remplacé.
On nous dit ensuite que le prêtre arrache le jabot et les plumes et les jette près de l’autel du côté de l’Orient. Le jabot, c’est ce premier estomac de l’oiseau qui se trouve placé immédiatement sous le bec et où il met les aliments en réserve. Il signifie l’appétit, la convoitise immédiate, le geste impulsif et direct de gober, cette passion insatiable de posséder, de se gorger, de savoir et d’avoir, dont l’Apôtre nous parle avec tristesse, cette avarice à l’égard des choses qui sont en nous sans que la poche profonde de la vie les utilise. Quant aux plumes légères et changeantes, couleur de temps, elles sont ce vêtement d’apparence et de vanité sous lequel le moment est venu de ne plus essayer de cacher notre nudité. Jetons tout cela près de l’autel du côté de l’Orient d’où nous viendra la lumière et ce nouveau revêtement dont promesse nous est faite.
Et finalement les ailes sont rompues. Un cœur contrit et humilié, (abaissé jusqu’à terre puisqu’on lui a cassé les moyens de s’élever), dit le Psaume 50, tu ne le mépriseras pas. Tel est l’état où un Dieu pitoyable voit tant de malades, tant d’agonisants et aussi tant de pénitents sincères, en qui le ressort du mal a été forcé et le nerf rendu impuissant sous la torsion de la pénitence. Elles sont rompues, les ailes de notre énergie propre. Elles ne nous serviront plus à voltiger sottement de côté et d’autre. Dieu nous élèvera d’une autre manière et ce que l’aile ne pouvait réussir, la flamme va nous le donner.
Et enfin, encore plus exténuée en matière, plus pure, plus générale et plus riche en signification, vient se placer la troisième forme de sacrifice, réservée aux pauvres entre les pauvres : cette offrande de farine émondée, de la substance alimentaire la plus exquise, de cette essence nutritive, que l’on appelle simila, medulla frumenti, dit le Livre des Nombres (18.12). Que l’impétrant en apporte au prêtre la capacité d’un gomer, qui est la dixième partie d’un ephi. En d’autres termes, qu’il prélève la dîme sur cette plénitude des fruits de la terre, dont parle le Patriarche. Le gomer mesure la ration d’un jour pour un homme, la matière du pain quotidien : c’est ce boisseau dans l’Exode qui sert à mesurer la manne et qui réduit mystérieusement à sa propre capacité un aliment dû aux hasards variés de la cueillette.
Sur ce petit tas le prêtre versera de l’huile, il fera fumer l’encens, puis il prélèvera une poignée qu’il fera brûler sur l’autel, gardant le reste pour lui. Ainsi s’accomplira la double fonction du culte, qui est l’hommage à Dieu et la communion des Saints, l’un apportant la nourriture et l’autre répandant la bénédiction. C’est ce partage figuratif qui chez les païens mêmes conférait la solennité aux contrats. « Parmi les sacrements eux-mêmes, dit Pline, il n’est rien de plus sacré que l’engagement pris par confarreatio. » Qui ne verrait là une préfiguration transparente du sacrifice eucharistique, même si l’effusion d’huile ne venait pas la pénétrer du nom même de Jésus-Christ 3 ? Ce que les fils d’Israël ayant vu, ils se dirent l’un à l’autre : Man hu 4 ? c’est-à-dire qu’est-ce que cela ? car ils ne savaient ce que c’était. Moïse leur dit : C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger (Ex. 16.15).
– Et là-dessus, tirant la langue, je m’apprêtais à continuer cette belle dissertation, quand tout à coup je m’aperçois qu’il y a un pigeon qui s’est envolé ! Il n’est plus avec moi, il est tout là-haut dans la gouttière, qui se pavane et qui tourne sultanesquement autour de lui-même. C’est en vain que je l’appelle, c’est en vain que j’essaye de ramener en bas ce fier seigneur, ce tragédien de plume et de soie, en lui montrant une main remplie de grains tentateurs, tandis que l’autre dissimule cet atome de sel péremptoire qui le rendra idoine à la capture. Mais quelle chance a de se faire écouter ce vieillard au fond de la basse-cour qui murmure d’une voix enrouée : Columba mea ! speciosa mea ! tandis qu’au-dessus de nous ce ciel bleu aménagé comme la coupole d’une église Jésuite par de triomphaux praticables, tout débordant d’un clergé lyrique et de blanches nations en joie (A. R.), invite à l’ascension un oiseau triangulaire ? Et toi-même, avec tes pieds dans les feuilles mortes, ô pauvre pèlerin, n’as-tu pas d’autre chemin que les yeux pour t’associer à ce départ vibrant, à cet essor vertigineux ? serait-ce donc si vainement qu’il aurait été écrit (Ps. 83.6) : Il a été disposé dans le cœur des moyens d’ascension ? Et si tu interroges Psyché, ton âme, ne trouveras-tu pas sur cette joue délicate où l’attention se marie à l’intelligence, cette fragilité précisément, cette instabilité, cette difficulté de la constance à un sol dur, cet émoi de la pudeur, ce chatoiement indécis par lequel une vierge épuise pour répondre au rayon qui l’interroge toutes les ressources de l’iris ? 5 cette émulation par le sentiment de la colombe et cette invitation de l’esprit à l’aile. Ainsi s’expliquerait ce verset assez surprenant du Cantique qui nous dit de la Bien-aimée que ses joues sont belles ainsi que d’une colombe. Car si nous ne répugnons pas absolument à l’image qui nous est suggérée un peu plus loin, soit l’écorce de la pomme punique (à la condition que nous songions surtout au trésor aggloméré et sanglant de joyaux translucides que recèle ce mystérieux épiderme) 6, que dire d’une comparaison avec ce qui n’existe pas, les joues d’un oiseau ? Nous entrons ici dans le domaine aérien de l’analogie et à notre oreille de chaque côté de la tête est suspendu un trimbalement d’idées correspondantes, ainsi qu’à notre vigilance intime l’avertissement à demi proféré de la morale. Tendez la tête, Psyché, et je mettrai autour de vous ce collier où l’argent à l’or entrejoint imite ces ondes incessantes qui se jouent sur la gorge de la tourterelle (Cant. I. 10).
Et réjouissez-vous, petite sœur, d’être si bien à l’abri au fond de cette sûre retraite où peu de curieux viennent troubler votre recueillement et où la contenance altière de vos servantes décourage les importunités. Que d’autres, moins heureuses que vous, entre vos compagnes, ont subi les outrages du ravisseur ! Que de vols tout entiers ont été ramassés par le filet, cependant qu’attirées par le Sud, elles s’efforçaient de franchir le passage dangereux des Pyrénées !
C’est ainsi que jadis, sur les bords de la Méditerranée, les mas, les villas, les châteaux isolés, n’étaient pas à l’abri de l’insulte des Barbaresques. Les familles étaient écumées, des noces tout entières étaient raflées par ces brigands, et, comme les cages plaintives sur le Quai de la Mégisserie, des essaims palpitants de jeunes filles venaient remplir la cale de ténébreux navires. Et qui sait, à supposer que le destin m’ait fait naître en d’autres temps, si je n’aurais pas été moi-même un de ces Turcs, qui au beau milieu de la vie réglée et de la fourmilière bourgeoise faisaient irruption, le sabre à la main, tout à coup, pour revendiquer les droits au hasard ? Ne peut-on se figurer un de ces scélérats qui sur ses vieux jours sans renoncer à sa vocation aurait rejoint les rangs de la bienfaisance et qui à l’instinct de la rapine aurait superposé celui de la philanthropie ? Le cours des choses humaines est-il à ce point réglé par la convenance et la justice pour qu’à certains moments un bon coup de pied dans la table ne vienne à point pour rétablir la partie ? Je me représente donc notre bienfaiteur au fond d’un palais d’Alger ou de Bougie installé comme au centre d’une vaste administration dont les fils indéfiniment ramifiés aboutissent autour de lui à ces tiroirs de fiches. La Méditerranée est son domaine et comme un intéressant instrument entre ses mains où il établit toutes sortes de correspondances. C’est lui qui, grâce à ses informations supérieures, se charge de distribuer le frémissant butin que ses émissaires au nom de la Grâce ont prélevé sur la routine. Il s’est fait l’auxiliaire du destin, l’artisan de tous les rapts injustifiés et de tous les bonheurs inexplicables. Procurez-vous son adresse, nul ne s’adresse en vain à ce marchand d’inconnu.
Comme la nature a ses resserres de distribution, elle a aussi ses centres d’approvisionnement. Il m’a été impossible d’habiter longtemps ce domaine dont l’héritage m’a acquis les horizons sans connaître le lieu et l’heure où ma présence suffit à déterminer d’immenses essaims qu’un geste congédie vers d’autres climats. Mais qui de nous sait où va la parole qui s’est échappée de sa bouche ? cette parole, cette colombe, cette jeune fille inconnue, cette visiteuse aux yeux baissés que le pauvre étudiant tout à coup en rentrant chez lui trouve installée au coin de sa table de travail ? L’Angelus que trois fois par jour cinquante mille clochers assidûment déversent sur les campagnes de France, qui dira de quelles bénédictions agiles il a rempli l’atmosphère et quel rapport l’exhalation de ce silencieux Ave sur les lèvres de la carmélite et de la clarisse a avec le dépôt au plus secret de notre pensée de ce flocon de neige et de ce lent duvet ? Et de même cette puissante élévation de paroles, nourrie des réserves superposées du Saint Esprit, que les chœurs de religieux l’un sur l’autre et que Monsieur le Vicaire dans son jardin pieusement attelé à son bréviaire, font monter vers le Très-Haut, est-ce qu’il n’en reste rien ici-bas, est-ce qu’Il garde tout pour Lui, ou plutôt ne s’agit-il pas de populations pressées de sons et d’idées dans toutes les directions qui se préparent à coloniser la terre ? C’est ainsi que sur le toit de mon pigeonnier, aussi roucoulant et affairé que l’est une Bourse au moment de l’ouverture, je vois les levées prêtes à partir se mêler et s’entretenir avec les vieilles bandes qui reviennent de ces rives là-bas au delà de la Casamance et du Zambèze. Beaucoup de ces messagers à qui mon souffle a donné l’essor ne sont jamais revenus. Quelques-uns sans doute se sont fait un nid sous le toit de quelque pagode ou tournoient, un sifflet sous l’aile, autour des portes gigantesques de Cambaluc. Plusieurs, blessés, tirant de l’aile, je les ai vus regagner d’un vol meurtri le toit natal. Mais d’autres, comme des appelants, quels étranges compagnons les ai-je vu aussi parfois ramener du ciel, comme des canards au milieu d’eux tout à coup qui voient s’abattre, précédée dans cette honnête mare de reflets tumultueux, une bande de mouettes ?
Paul CLAUDEL, Figures et Paraboles, 1936.
1 L’Évangile de S. Matthieu (Ch. XXI) nous parle des cathèdres des marchands de colombes pour nous indiquer la dignité officielle de ces trafiquants et de quel avilissement des valeurs spirituelles à eux confiées jusqu’à un intérêt temporel et matériel ils se sont rendus coupables. Ainsi la pratique abominable des commandes au temps de l’ancienne monarchie, ce trafic de sièges et de bénéfices. – Cathedrae : comme on dit une chaire d’arabe ou de physique, un siège d’agréé ou de facteur aux halles, un tabouret d’agent de change.
2 Le Lévitique nous recommande, en outre, tout ce qui fera partie de notre sacrifice, de le saupoudrer de sel, de l’imprégner de cette saveur que lui donne la Sagesse. Ce sel qui dans tant d’ouvrages de dévotions modernes est remplacé par le sucre. Et cependant un peu plus loin le Lévitique (2.11) nous interdit de mélanger du miel à l’honnête et sincère farine !
Et pourquoi ne m’amuserais-je pas à griffonner en marge de ce texte ambitieux quelques vignettes ? Le bœuf qui représente les lents travaux de la terre, la brebis, cette quenouille vivante, qui est une invitation à l’industrie et comment ne pas voir dans la chèvre indépendante et imprévue, ornement des lieux secs et rupestres, avec sa barbiche de vieil artiste et le regard insolent de son œil jaune, la figure de tout ce qui dans les œuvres de l’homme est bond, caprice, pointe, inspiration soudaine et disparition déconcertante ?
3 Oleum effusum nomen tuum (Cant. 1.2.).
4 Quid est hoc ? Cf. S. Matth. Ch. 21 : Cum intrâsset Jesus Gerosolymam, commota est universa civitas dicens : Quis est hic ?
5 Circumamicta varietatibus. – Ps. 44,15.
6 Autrement dit : que l’intérieur nous fasse oublier l’extérieur. Car une pêche ou de même une pomme, ça va bien ! mais que dire d’une femme qui aurait la peau d’une grenade ! quel cuir de giberne ! quelle complexion de lessiveuse !