Trois figures saintes pour le temps actuel

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Audi, Jesu, sacerdos magne, tu

et amici tui, qui habitant coram te,

quia viri portendentes sunt.

Zach, 3. 8.

 

Moi et les miens, nous sommes

des signes et des présages en

Israël, de la part de l’Éternel des

armées.

Is. 8. 18.

 

Je veux que tu sois un signe

pour la maison d’Israël.

Ézéch., 12. 6.

 

 

 

PRÉFACE

 

 

TOUT le petit ouvrage qui va suivre est issu d’un texte de Jérémie sur la sécheresse. Ce mot de sécheresse n’avait donné prétexte à donner issue à des sentiments assez sots que je partage avec une foule de gens peu distingués qui ne comprennent rien à la contemplation et à ses épreuves crucifiantes. Vous voulez aller à Dieu ? disent-ils aux âmes qui l’ont choisie pour vocation. Mais êtes-vous sûres que pour y arriver l’amour du prochain n’est pas le chemin le plus court ? Tous ces exercices ne ressemblent-ils pas à ceux d’un naïf qui voudrait apprendre à nager, le ventre sur une chaise ? L’amour de Dieu, n’êtes-vous pas plus sûres de le connaître, quand c’est le prochain à travers vous qui en a besoin, et qu’il fera l’objet même de la mission dont vous êtes chargées ?

 

C’est dommage que l’on soit obligé de se regarder dans la glace de temps en temps, ne serait-ce que pour se raser, et alors y apparaît, y reparaît une certaine figure trop connue, une certaine figure endommagée qui, après tant de temps, semble enfin avoir atteint son propos qui n’est pas seulement d’acquérir notre hostilité, mais de la mériter. Et la page que je viens d’écrire, c’est la même chose. L’encre y est encore fraîche qu’elle me renvoie au visage avec violence et dérision une bouffée de contradiction. Regarde autour de toi, me dit-elle, ces gens qui ne demandent qu’à t’approuver. Admire cette philanthropie raisonnable et utilitaire que tu es en train d’appeler au secours de la charité chrétienne. La souffrance et le péché, dit-elle, ne sont que des maux dont la science ne demande qu’à venir à bout par une thérapeutique appropriée.

Et, en effet, partout ce sont des savants et des infirmières qui ont pris la relève du Père Damien. Ni la lèpre, ni la tuberculose, ni le cancer ne sont à l’abri de nos découvertes, pas plus que ces ennemis sans nombre, aujourd’hui terrassés, la variole, le paludisme, la fièvre jaune, le choléra, et la syphilis, quoi encore ? mais oui, l’alcoolisme, dans d’autres pays bien sûr que la France où règne le bistrot. Et quant au péché, la question n’est pas de le détruire, tout le monde en serait bien fâché, mais de l’apprivoiser, d’arranger avec lui unmodus vivendi, quelque chose de possible 1.

Le personnel de la charité et celui de la contemplation, ce n’est pas séparé, ça ne fait qu’un comme dans les couvents le cuisinier et le bibliothécaire. Il faut qu’il y ait quelqu’un au téléphone. C’est comme la maman qui va au marché et qui dit à sa fille : Reste là à écouter, si par hasard qu’on m’appellerait. Le bon Dieu, aussi, on ne sait jamais, si par hasard qu’il Lui prendrait envie d’exister ! Je veux dire que pour la plupart des gens il n’y a personne comme Lui pour se donner l’air de ne pas exister. Mais il ne faut pas s’y fier !

C’est vrai, il y a les sécheresses de la vie contemplative, mais il y a aussi le durcissement de la vie pratique. Et tout de même, en fait de charité, il y a Dieu aussi ! Dieu aussi a besoin de nous ! Dieu aussi mérite qu’on Lui donne quelque chose et pourquoi pas tout ? Je ne suffirai jamais à toutes ces bouches qui s’ouvrent vers moi comme un abîme, ne sachant pas ce qu’il leur faut. Pourquoi ne ferais-je pas comme Moïse et ne prendrais-je pas le Sinaï à bras-le-corps ? Ce m’est aucune délectation personnelle que je demande, mais le salut du monde à mes dépens ! Ô mon Dieu, je serai ta morsure ! Toi seul sais ce qu’il nous faut. Moi pas !

Laissons là, cette page mal lestée de toutes ces lettres sans adhérence à la feuille qu’un souffle ferait envoler, et regardons, là au-dessus de la porte en face de nous, cette Vierge en face d’elle que regarde le crucifix. Qu’est-ce qu’ils en pensent ?

Interroga jumenta, nous dit le bon Dieu. Interroge les animaux. Tu M’interroges avec des paroles et Moi, Je te réponds avec des êtres vivants. Chaque jour de ma Genèse, chaque yôm, a sa ponctuation appropriée. Les vertébrés sur les feuillets superposés de mes archives succèdent aux mollusques et le mammifère au reptile. Mes animaux à Moi maintenant, dit Dieu, ce sont les Saints. Regarde ceux que Je t’ai envoyés au siècle dernier. Et maintenant Je n’ai qu’une chose à te dire. Prends la peine, prends la peine d’étudier mes nouveautés.

Les Saints du XIXesiècle, ce sont des athlètes, ce sont des conquérants, comme on n’en avait pas vu depuis le temps de Xavier, de Ricci et de Nobili. La conquête du monde que le Bonaparte a manquée, il sort du sol de France une éruption de sans-culottes pour la reprendre, de ce sol de France que le vieux diable janséniste croyait bien avoir à jamais stérilisé sous sa semaille de plâtre, de terre-à-pipe et de salpêtre. Pas des savants, bien sûr, pas des messieurs. Du peuple, du tout cru. Ce que la formation des séminaires a de plus naïf et de plus rude. De la dévotion de chapelet, du dogme équarri à coups de hache et dans les cœurs une espèce d’enthousiasme tricolore ! Tandis que le marc de la cuvée, un assez triste marc, reste à s’abrutir dans les paroisses concordataires, on y va, îles, il y a assez longtemps que vous vous taisez vers nous ! Il suinte, il jaillit de tous les ports de France – on y va ! Il y a assez longtemps que vous tirez la langue de notre côté ! – un vin pur, un suif ardent, une espèce de rigolo aussi dur que de l’alcool à brûler ! Prenez, il y en a pour tout le monde, de cette espèce de catéchisme dans mon cœur qui a pris feu, de cette Sainte Vierge, l’Église catholique, on ne le croirait pas ! dans mon cœur qui a pris feu ! Et surtout de ce sacré sang dans mon cœur comme du vin rouge qui va à la rencontre du vôtre ! Pour tout le monde, il y en a pour tout le monde ! Pour l’Afrique et pour l’Asie, pour Bouddha et pour Mahomet, pour l’Équateur et pour le pôle Nord ! Pour les anthropophages et pour les lépreux ! Cette intolérable brute, ce monstre de tout son poids accroupi sur les continents, on va lui lire tout haut Jésus-Christ pour savoir l’effet que ça lui fait ! On va lui montrer cette espèce de croix naïve au milieu de cette bouche qui ne sait pas très bien ce qu’elle dit, mais lui, il n’a que trop compris, le monstre, et il ne la ressent que trop, cette pointe au fond de son entraille immonde qui lui entre ! En avant, Jésuites, Franciscains, Oblats, sœurs de je ne sais quoi et petits frères de rien du tout ! Car il y a les femmes par-dessus le marché, ce sont les plus terribles ! ça irait encore, dit le monstre, sans les femmes !

Le Père Damien, Vénard, Perboyre, Videloup, tous ces resquilleurs de la Voie lactée, tous ces explosifs à retardement dans le sang et dans le lait ! Et en France, il y a Louis Veuillot, l’épée au poing, tout seul au milieu des païens !

Ce genre de saints que j’ai dit, il y en a encore, ce n’est pas cela qui manque, et il y en aura toujours jusqu’à l’arrêt final de l’Horloge. Par exemple j’ai entendu parler des prêtres ouvriers. Mais un phénomène nouveau s’est produit, un type nouveau de citoyen se promène dans un paysage autour de lui, pigez-le-moi, en train de se défaire pour se reconstruire. C’est comme l’apparition des premiers mammifères ou des premières automobiles. Lui aussi, le diable a changé, il s’adapte, comme on dit, le camarade ! Ce n’est pas à lui qu’on reprochera d’être en retard. L’œil fixé à l’endroit qu’il faut, il dicte à ses agents de change toute une série de positions complémentaires. Le décor fond sous nos yeux, de l’ancien il ne reste plus que quelques témoignages, mais tremblotants, dans les recoins les plus ridicules de l’Asie. Fini les veaux à deux têtes et les croquemitaines à trente-six pinces. Le pauvre missionnaire frais issu de la rue du Bac va être bien attrapé. Les lunettes sur le nez, il s’apprêtait à exorciser Baphomet avec la formule qu’on lui a recommandée à la page 175 de son enchiridion et qui a fait ses preuves. Absurde, c’est absurde ! s’écrie-t-il. Mais précisément, lui répond un monsieur olivâtre, encore embaumé d’un parfum de bouse de vache, précisément l’absurdité, la contradiction dans les termes, n’est-elle pas la condition, le gage, la substance de la vérité, si vous tenez à ce vieux mot, une vérité subjective, bien entendu, qui n’a besoin que de nous seuls pour s’imposer en tant que maxime universelle ? Manœuvrez tant que vous voudrez cet encombrant coutelas du syllogisme, nous sommes prêts à y répondre par le filet de la dialectique. Que pouvez-vous contre le brouillard ? Mon erreur jusqu’ici, dit le monsieur olivâtre, a été de vous présenter un sens, autant dire la gorge au couteau. Mais me voici dans mon nouvel accoutrement qui vous défie bien de me trouver un sens dans aucune espèce de direction. Etch ! Etch !

Et c’est le patron là-bas dans les régions de l’aquilon, comme disent les vieux prophètes, qui continue la conversation.

« Oui, je sais bien, il y a l’esprit, ce que vous appelez d’un nom qui me fait grincer des dents : l’amour. Mais, de mon côté il y a la technique, une technique tout de même qui a fait des progrès. J’ai trouvé qu’en fait de fermeture, il y a quelque chose de supérieur à toutes les serrureries : le vide. Corpus ejus quasi scuta fusilia, compactum squamnis se prementibus : una uni conjungitur et ne spiraculum quidem incedit per eas » (Job, 41, 6-7).

 

Or il y a trois saints qui sont apparus dans le paysage quaternaire : Charles de Foucauld, sainte Thérèse de Lisieux, Eve Lavallière.

 

 

 

 

 

 

 

LE FRÈRE CHARLES

 

 

Que Votre Règne arrive !

 

 

UN militaire viveur et noceur, espèce assez vulgaire, tel était M. le vicomte de Foucauld quand il lui arriva en terre d’Afrique de marcher sur je ne sais quelle progéniture du serpent d’airain, parent – pourquoi pas ? – de celui dont la Genèse nous dit qu’il était le plus astucieux des animaux. Et voilà mordu au talon notre bon vivant, pour toujours et à jamais ! Il se tâte, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Il lui manque quelque chose. Son âme ! Qui l’eût cru ? Une âme, on ne lui en avait jamais parlé, une âme, figurez-vous, et on la lui a chauffée ! Heureusement qu’il sait où elle est, il l’entend gémir là-bas tout au fin fond de l’Atlas (un mot dont je ne sais s’il faut l’écrire ou non avec une majuscule !). Piratée, comme une de ces vierges provençales jadis par les dessalés de Mogador ! Vite ! À bas cet uniforme galonné et vivement ce joli costume de médecin juif qui vous gratte agréablement la peau, aussi pareil que le lingo berbère le gosier ! Il y en a pour deux ans. Aucune trace de Mademoiselle. Non, ce n’est pas vrai, beaucoup de traces au contraire. Mais qui l’eût cru ? Ce n’est que des mains de saint Augustin, évêque d’Hippone, qu’il devait la recevoir, qui l’attendait en fidéicommis éternel. À Paris. Je parle de cette belle église de Saint-Augustin à Paris, si fière de sa spécialité de mariages riches. Celui-ci entre autres. L’époux n’a pas plus tôt reçu le sacrement qu’il s’escampe avec Madame. Pas en Italie. À la Trappe.

 

Madame ne se plaît pas à la Trappe, et voilà le consort qui s’aperçoit un beau jour qu’elle est partie, partie pas partie, partie tout de même, lui assignant un rendez-vous plutôt vague. Que faire ? Monsieur non plus ne se plaît pas trop à la Trappe. Le confort n’est pas son fort. Et puis que faire d’un chameau, que faire de ce chameau qu’on est au milieu d’un troupeau de moutons ? Cet animal créé pour l’étendue !

 

Le voilà parti, reparti, pour la Terre Sainte. Dans le jardin des bonnes sœurs à Nazareth il y a un amour de resserre à outils. Juste ce qu’il me faut. C’est vous, le jardinier ?

 

Suivent quelques années excellentes. Là-bas, il y a échange de bons procédés entre le Tsar, le Kaiser, le Sultan, François-Joseph, la reine Victoria et le Président de la République française. Tout va bien. Seulement, le jardinier est à la chapelle plus souvent qu’il ne faudrait. Les laitues, encore qu’honorées de l’arrosoir d’un Saint-Cyrien, souffrent.

La Supérieure a fini par se douter de l’identité de cet original dans la cabane à outils qui se nourrit de radis et de disciplines. On n’aime pas beaucoup les irréguliers chez les réguliers. Qu’est-ce qu’il fait là, cet original, à ne pas être prêtre ? Prêtre, prêtre tout de suite, entends-tu, frère Charles ? Qu’est-ce qu’il dit ? Suis-je la Supérieure, oui ou non ? Voilà vos huit jours.

Il est prêtre.

Il est prêtre et le bon Dieu n’a pas été long à lui trouver une paroisse. Pas autre chose que l’Afrique tout entière. Dis un peu si Je ne t’ai pas gâté, monsieur le Curé, et si les cordes ne te sont pas tombées in praeclaris ? J’aurais pu faire mieux, mais peut-être que tu trouveras que ce n’est déjà pas si mal comme ça, et que tu Me diras comme le père Abraham : Bien petite ma portion, mais tout de même assez grande pour que je sois sauvé en elle. Le meilleur morceau de l’Afrique, ce qu’on peut faire de mieux avec de l’Infini, tu auras beau regarder à droite et à gauche, mon garçon, et devant et derrière, et marcher, et marcher, et marcher, tant que tu voudras dans tous les sens, tu n’en verras pas le bout ! Il n’y a rien de l’autre côté de l’horizon pour vous exciter l’imagination. L’Aride ! C’est un cadeau que J’ai fait à la République française. Quelque chose d’aussi aride que la mère de saint Jean-Baptiste, c’est toi, saint Jean-Baptiste ! Et encore saint Jean-Baptiste, Je ne lui avais donné qu’un carré de sable, grand comme ça, juste de quoi s’amuser avec, et la même chose un peu plus tard en Égypte, tous ces couche-tout-nus à l’ombre des Pyramides, aussi assourdissants avec leurs psaumes que des sauterelles ! Mais toi, tu peux regarder à droite et à gauche, en avant et en arrière. Je l’ai déjà dit. Quelque chose de démesuré !

 

Terra ! terra ! terra !

 

Terre ! terre ! terre ! Tous ces petits mots paternels que J’ai trouvé à lui dire, la stérile et la déserte, tu n’as qu’à regarder dans ton bréviaire, elle, de son côté, il fallait bien quelqu’un un jour pour lui donner langage et expression ! Cet autel démesuré qui n’a pas un grain de blé, pas un pauvre grappillon de raisin à Me servir ! Il fallait bien qu’on la baptise un jour ou l’autre, cette sauvage ! De l’eau ! Ce n’est pas tellement de l’eau qu’elle demande. Mais une petite goutte de sang consacré, si Je te la demande, est-ce que tu Me la refuseras, ô Mon fils ?

 

Et le ciel étoilé que J’allais oublier ! Tout le jour c’est cette espèce d’enfer du bon Dieu qui Me regarde et qui n’en a jamais assez de la Justice. Et alors, huit heures du soir, c’est le ciel étoilé ! Il sonne huit heures du soir quelque part de l’autre côté de Sirius ! Tu savais ce que c’est que le ciel étoilé ? Prends ! Je te le donne !

 

C’est un échange de bons procédés. Vous me donnez votre ciel étoilé, Seigneur ? Je l’accepte et ne croyez pas que je ne sache pas quoi en faire. Et moi, cette Aride à perte de vue, dont on croirait qu’elle se glorifie de ne servir à rien, et en tout cas pas aux hommes, est-ce que je n’ai pas été créé et mis au monde pour Vous la servir, pour lui apprendre ça, pour l’élever chaque matin sur la patène toute brûlante jusqu’à Vos narines entre les mains saintes et vénérables de ceci qui est devenu Votre prêtre, de cette espèce de mandragore rabougrie que Vous voyez chaque matin jaillir de la chasuble ? La louange dont est prégnante cette stérile, qui n’a rien à opposer à Vos feux, qui n’a aucun moyen elle toute seule de s’exprimer, est-ce qu’il ne fallait pas quelqu’un pour l’en soulager, pour avoir pitié d’elle, pour reprendre là où il s’est interrompu le Cantique des enfants dans la Fournaise : Benedicite, ignis et aestus, Domino ?

 

Frère Charles, n’aie pas peur, dit Dieu. Je t’ai donné quelque chose de si dur et de si sourd à interpréter, J’ai mis tant de soins et de siècles à réussir ce morceau de basalte, ce caillou de silex vitrifié qu’est le cœur de ce Targui, la crampe invincible en lui de l’ignorance, et la malédiction sur lui de l’Islam par-dessus celle de Caïn et d’Édom, pour que tu aies à craindre de la voir s’amollir sous ton haleine pécheresse, et qu’aucun regard humain contrarie ta vocation de serviteur inutile. Apôtre du néant, rien, le vide, tu n’as rien à craindre, le rien, le vide, oui, c’est la part entre tous les hommes que Je t’ai réservée. Rien qui nourrisse en toi la complaisance et cette dilatation mauvaise de l’efficience. Pas une conversion, pas une seule que Je t’aie accordée, pas une œuvre à réussir, pas une espérance à caresser. Est-ce que Je ne te suffis pas, dit Dieu. Regarde cet endroit que Je t’ai donné à habiter, cette cicatrice, cette espèce de plaie cautérisée. C’est l’image de celle qu’a laissée dans Mon cœur la séparation de Satan. Et maintenant, tu ne veux pas ? Je vais essayer l’effet que fera pour y remédier une certaine goutte de sang. Tes prières ne sont rien, c’est ton sang, ô mon fils, que Je te demande !

 

Tout communique dans ce monde où nous sommes qui ne fait qu’un dans la pensée de Dieu et qu’Il a créé, nous dit l’Écriture, d’un seul coup. Tout communique dans les huit ou dix feuilles du journal que je lis chaque matin et chaque soir d’un bout à l’autre avec la plus grande attention, depuis les nouvelles de la politique extérieure et intérieure, jusqu’aux faits divers, aux cours de la Bourse, à la mode, aux sports, et finalement au bulletin météorologique avec ses courbes concentriques, où je trouve comme le schéma implicite de la totale situation quotidienne, le « point », si je peux dire, de notre instant au milieu de ses coordonnées. Ce n’est pas pour rien qu’en français il n’y a qu’un mot pour les deux significations du « temps ». Le préposé au temps étudie chaque matin sur la pelure de notre planète l’avancement avec ses péripéties, ses réactions et la mise en place dispositive du récit atmosphérique, le dialogue des zones polaires avec le Sahara, les accès de la sensibilité tropicale, ces constantes et ces habitudes, ce vent dont il apprend d’où il vient et où il va et qu’il écoute aux quatre coins cardinaux, porteur d’eau ou de sécheresse, aussi régulier à son oreille qu’une respiration.

 

Et l’esprit ? est-ce qu’il n’y a pas une communication aussi entre les esprits ? Une espèce de sensibilité réciproque ? Est-ce qu’ils ne sont pas là tous à la fois à profiter de la même source, à se faire ressentir, dans tout le détail de leur roman personnel, de cette touche à eux propre sur la limite qui leur est posée, de la source commune qu’ils utilisent ? Chaque homme un centre d’ondes qui se propagent, s’entrecroisent et s’arrangent l’une de l’autre pour former, à ce que nous pouvons croire, une espèce de dessin intelligible. Écoutons ce que dit Isaïe à ce sujet (55. 10-11) : Et comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent plus, mais qu’elles animent la terre et l’imprègnent et la font germiner et qu’elles donnent la semence et le pain pour être mangé : ainsi Mon verbe qui sortira de Ma bouche, il ne retournera pas à Moi vide, mais il fera tout ce que J’ai voulu et il prospérera dans les choses pour lesquelles Je l’ai envoyé.

 

La contradiction entre le premier et le second verset de ce texte n’est qu’apparente. Comme la pluie et la neige, le verbe de Dieu revient (cf. Eccl., 1. 7) à son émetteur, mais il n’y revient pas sous la même forme, il n’y revient pas vide, il y revient enrichi de ses effets. La parole de Dieu, selon l’esprit qu’Il a mis dans leur cœur, ce sont les hommes choisis par Lui qu’Il a chargés de la proférer. Tu seras Ma bouche, dit-Il à Jérémie. Quand donc celui-ci s’adresse à la terre entière et qu’il lui dit : Écoute ! il ne s’agit pas d’une figure de rhétorique. La terre vraiment écoute la parole qui lui est adressée, et celle-ci ne revient pas vaine, vide, à son émetteur, qui est l’Esprit Saint. Elle propage autour d’elle de vastes ondes qui entraînent les ébranlements les plus divers. La parole de Jérémie à qui Juda obstinément reste sourd, Babylone l’a entendue, et voici que son déplacement entraîne celui de la Médie et de la Perse, et derrière elles de la Grèce et de Rome. Mais la parole de Dieu, est-ce qu’elle n’est pas aussi bien dans la bouche du frère Charles que dans celle du prophète antique ? Et, pas plus que la sienne, est-ce qu’elle est destinée à revenir vide ? À qui s’adresse en réalité le frère Charles à genoux à la fois devant la dureté et devant le vide ? Devant le Sahara et devant ses misérables représentants ? Devant le roc et devant le désert ? Sinon devant un saillant de cet énorme bloc qui constitue le refus de Maintenant à Dieu. C’est de ce bloc tout entier, puisque le Targui n’en absorbe aucune parcelle, que la prière de l’ermite, pareille à celle d’Antoine jadis, au temps des invasions barbares, fait le tour pour en pratiquer le sondage. N’y a-t-il pas un principe d’hydraulique, et pourquoi ne vaudrait-il pas également pour les esprits, qui veut que toute pression exercée sur un liquide se transmette également dans tous les sens ? Quoi de plus subtil et de plus liquide que l’esprit ? Et qui sait s’il n’y a pas un lien entre la prière du frère Charles et le coup de pistolet de Sarajevo qui a déterminé cet effondrement du monde ancien dont nous sommes encore aujourd’hui les spectateurs ? Liquefacta est terra, la terre s’est liquéfiée. J’ai liquéfié la terre, dit le Seigneur, mais c’est pour en confirmer les assises.

Flabit spiritus Ejus et fluent aquae. Tant pis s’il y a des dégâts.

Dites ! Les avons-nous assez entendus, tous ces cris ? Le ciel est vide ! La terre est vide ! Il n’y a personne ! Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! Mais pardon, il y a quelqu’un ! « Où irai-je, dit le frère Charles, hors de Ton esprit ? Où fuirai-je hors de Ta face ? Si je monte au ciel, Tu es là. Si je descends en enfer… présent ! Si je prends des ailes comme la colombe, si je choisis les extrémités de la mer pour m’y fixer, ce n’est pas autre chose que la main gauche qui m’y a conduit et que la main droite qui m’y maintient. Ah ! rien à faire. Il n’y a que Toi au monde pour avoir cette connaissance de moi ! » Et le silence éternel de ces espaces infinis, est-ce qu’il m’effraie ? Il ne m’effraie pas ! dit le frère Charles. Et d’ailleurs, que parlez-vous de silence ? Les îles se taisent vers Moi, dit Isaïe. C’est comme ces originaux à l’opposé qui trouvent Votre commandement étroit ! étroit ? Venez avec moi ! Montez avec moi sur le toit de ma petite chapelle, et regardez à droite, à gauche, en avant, en arrière, et tout en haut jusqu’à vous démancher le cou, et dites-moi s’il est étroit, le commandement du bon Dieu !

 

 

 

 

 

 

 

SAINTE THÉRÈSE DE LISIEUX

 

 

Que Votre Volonté soit faite !

 

 

IL est étroit, frère Charles ! répond une voix féminine, celle de sainte Thérèse de Lisieux. Assez étroit pour que j’y trouve le salut. Un habit de pierre par-dessus cet habit de bure, et cette ceinture, la règle, pour que je le sente et qu’il adhère à mon corps comme un cilice. Assez étroit ? Est-ce qu’il sera jamais assez étroit, assez complet, assez dur, assez sévère, assez implacable, assez minutieux, l’embrassement de Celui que j’aime ? Pourquoi m’ingénierais-je, de mon propre mouvement, à y ajouter quelque chose ? Mourir, dit-elle, plutôt qu’à aucun moment Il cesse de donner carrière à la jalousie ! Plutôt qu’aucune parcelle de ce corps et de cette âme ait l’idée de se soustraire un moment à ce purgatoire insatiable ! Bénie soit la règle, bénie soit la clôture, béni soit le cilice, et, le plus dur de tous, tout cet organisme d’âmes diverses avec lesquelles bon gré mal gré il me faut apprendre à ne faire qu’un ! Ce n’est pas commode ! Prise, je suis prise ! La sœur de charité, regardez comme elle est libre ! Moi, je suis prise ! Je suis commune ! Pas une minute, pas un instant de ma vie qui échappe à la communauté. On lui a coupé les ailes, la colombe ! On a retiré la chaussure à ses pieds !

Afin, dit saint Paul (Éph., 3. 18), que vous puissiez comprendre avec tous les saints ce que c’est que la longueur et la largeur et la sublimité et la profondeur.

Ce que c’est que la largeur, qui est l’espace, c’est le frère Charles qui nous l’a enseigné ; qui a choisi pour ermitage l’illimité ; qui s’est placé, pour la provoquer, comme au centre d’une volonté illimitée. La profondeur, cette profondeur du puits de la Vision où l’on est bien pour mesurer la sublimité, de profundis ! c’est une autre âme sainte qui nous l’enseignera. La longueur ?

La longueur, qui est le temps, cette longueur indéfiniment accrue à la conquête de la ligne, c’est la carmélite de Lisieux que le Seigneur a chargée de la vivre à notre profit. Presque contemporain de Thérèse, un malheureux écrivain rédigeait le mémorial de sa fallacieuse traversée à travers le mirage de « ces choses qui ne servent pas » sous le titre : « À la recherche du temps perdu. » Ce temps perdu, c’est à Mlle Martin que mission a été attribuée de le racheter. C’est elle qui a véritablement vécu dans la vibration de ces deux vers de Baudelaire :

 

          Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

          Qu’il ne faut pas lâcher pour en extraire l’or.

 

Nous possédons dans l’éternité, mais nous méritons dans le temps. C’est le temps qui nous permet de mériter. C’est le temps qui nous permet d’utiliser, si je peux dire, par un bout cette Grâce que le bon Dieu nous livre par l’autre bout. Combien donc précieux, combien inestimable pour nous ce rouet qui tire, qui tire inépuisablement de l’éternité ce fil, ce fil d’or dont parle l’Ecclésiaste ! C’est ce temps embrayé sur notre cœur dont un Dieu attentif ne cesse de nous demander compte.

Et certes toute vie religieuse, à la différence de la vie laïque abandonnée soit au fouet de l’exacteur, soit à ce qu’on appelle ironiquement le bon plaisir, a pour trame le temps. Le séculier a le bréviaire (l’ennui aussi est une mortification). Le régulier en plus de l’office (ou devoir), plus ou moins solennellement célébré, a la Règle qui s’intéresse à tous les moments de sa journée 2.

Il y a deux conceptions de la vie contemplative. La première, qui est celle du monachisme oriental, et qui, à l’occident, me paraît être celle des Chartreux et sans doute des Trappistes, est celle où priorité est donnée à l’idée du salut personnel. Le péché, c’est l’enfer. Le meilleur moyen de ne pas pécher, c’est de nous séparer radicalement des occasions de pécher. Donc pour le dehors la séparation. Pour le dedans la pénitence, la règle, l’obéissance, le travail. Asservir le corps pour rendre à l’âme liberté, attention, vigilance. Faisons ici trois tentes, disent les apôtres sur le Thabor. Seigneur, maintenant que nous avons fait un peu connaissance, ça nous ennuie d’être ailleurs qu’avec Vous. Inaugurons le paradis.

Les Clarisses, filles de saint François, introduisent une variante. L’idée du salut personnel à nous assurer est toujours essentielle. Mais dans le Ciel, c’est Dieu qui nous donne à manger. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose sur la terre ? Pourquoi n’aurions-nous pas foi en Dieu et pourquoi n’assoirions-nous pas pratiquement toute notre existence sur cette foi ? La foi dit : Demandez et vous recevrez. Nous allons donc demander pour voir si nous recevrons. En demandant nous rendons un service à notre prochain. Nous tirons de lui un acte de foi. Nous sommes pour lui une occasion de mérite. Nous nous nourrissons de lui et en échange il ne tient qu’à lui de se servir de nous. Nous créons du Ciel à lui une espèce d’obligation. Gratiam pro gratia. Car sa libéralité n’est pas un mouvement de la chair. Il nous donne pour l’amour de Dieu. Il tire à notre profit et au sien sur l’amour de Dieu.

Mais il y a aussi une contemplation active – non, le mot de contemplation ne convient pas, il faudrait plutôt dire co-naissance, qui a pour formule le cri de saint Paul : Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi. Or qu’est venu faire le Christ sur la terre ? Il est venu souffrir, Il est venu mériter. Il est venu acheter pour nous Son Père. Pourquoi donc n’y aurait-il pas une tribu d’hommes et de femmes entièrement dédiée à la tâche de continuer le Christ, de remplir ce qui manque aux passions du Christ, à christifier, si je peux dire, l’évènement, à mériter, à utiliser le péché, à donner valeur de rachat à tout ce que le cours du temps nous apporte de souffrance associée au péché ? Ce que l’on appelle expier. Des gens qui ont intégré la croix et qui se sont constitués rançon. Des gens et plus spécialement des femmes qui aient mal au Mal et qui aient pour vocation d’en faire de la pénitence, de racheter minute à minute au profit du salut général un temps mal employé.

Il y a ainsi dans la dévotion chrétienne deux esprits, l’un que j’appellerai défensif et l’autre offensif. Il y a deux manières de comprendre la seconde demande du Pater : Que Votre Règne arrive ! La première met l’accent sur la seconde partie du précepte de saint Jacques : Immaculatum se custodire ab hoc saeculo. Le Royaume de Dieu est en nous. Mais ce n’est pas une petite affaire que de le trouver. Réalisons donc les meilleures conditions pour venir à bout d’une entreprise si difficile. Heureux ceux que le Seigneur trouvera éveillés. Ce n’est pas commode de rester éveillés.

Le second esprit, l’esprit offensif, c’est à la sainte Thérèse numéro un que je demanderai de l’exprimer :

« Il me vient des désirs de servir Dieu, avec des transports si impétueux que je ne puis en donner l’idée... Dans ces moments, il me semble qu’il n’y a ni épreuve ni obstacle qui soit capable de m’arrêter, ni mort ni martyre qui ne me devienne aisé à supporter. Je voudrais faire retentir ma voix pour représenter à tous les hommes combien il leur importe de ne pas se contenter de peu au service de Dieu. »

N’est-ce pas saint François-Xavier que nous entendons ? Ou l’un de ces successeurs de Jérémie aujourd’hui même à qui Dieu dit : Voici que Je t’ai constitué aujourd’hui sur les nations et sur les royaumes, afin que tu arraches et que tu détruises et que tu perdes et que tu dissipes et que tu bâtisses et que tu plantes (Jér., I. 10).

C’est ce que j’appelle venir au secours de Dieu. Et quand est-ce que Dieu a eu plus besoin de secours qu’au temps de cette Thérèse numéro un ? Je la vois, comme Jéhovah lui-même sur ma vieille bible, travaillant de l’une et l’autre main, et « haletant », comme dit le poète, « dans sa création ». Ce n’est pas de création qu’il s’agit aujourd’hui, mais presque autant dire ! L’Église ! Toute la baraque, on dirait qu’elle va être fichue par terre ! Des pans entiers de la maison qui s’écroulent ! Ah ! ils s’en sont chargés, les hérétiques, de donner des troubles au Créateur, et par-dessus les hérétiques, les mauvais rois, les mauvais prêtres et les mauvais papes ! Et tout à la fois le paganisme qui ressuscite, et ces mondes nouveaux de tous côtés qui trouvent l’occasion bonne pour émerger de l’Océan !

L’effroyable effondrement religieux, du XVIesiècle, déclenché par la coalition des hérésiarques, des prêtres scandaleux et des princes cupides, nous l’avons vu se renouveler de nos jours quand une science présomptueuse a tendu la main à la plus hideuse barbarie et à ces passions sauvages qui sommeillent dans les bas-fonds de la nature humaine. Aucune peinture humaine de la double catastrophe ne saurait en donner une plus juste idée que celle qu’en a tracée d’avance Jérémie dans ses Lamentations, que l’Église répète chaque année aux Jours Saints, le front dans la poussière. Qu’il s’agisse de Nabuchodonosor, ou des tyrans germains, anglais ou scandinaves, ou du monstre moscovite avec sa séquelle de chacals et de truies sauvages, c’est la même ouverture donnée à l’Enfer de profiter de ce « peu de temps » qui lui est accordé.

Comment le Seigneur a-t-il couvert de ténèbres dans Sa fureur la fille de Sion, projeté du ciel sur la terre la fille de Sion et ne S’est-Il pas souvenu de ceci qui est l’escabeau de Ses pieds ? Toute beauté l’a quittée, le Seigneur l’a précipitée, rien de ce qui faisait la fierté de Jacob n’a trouvé grâce devant Lui, Il a abattu tout ce qui faisait sa force matérielle, et devant Lui s’est tenu un pouvoir déshonoré. Les voies de Sion pleurent parce qu’il n’est plus personne qui vienne à la solennité : ses portes (ce sont les églises qui conduisent aux sacrements) ont été abattues, ses prêtres gémissent, ses vierges (toujours les églises, et les âmes) souillées et défigurées, elle-même gorgée d’amertume. Livrés à l’oubli sont la fête et le salut. L’hymne (cf. Paral., 5. 19 et 5. 113) a été remplacé par des cris inarticulés. De la tête aux pieds elle est couverte d’ordures. Il n’y a plus de loi. Les enfants ont dit à leurs mères : où sont le froment et le vin ? Voyez-les comme blessés d’un mal intérieur qui jonchent la place publique, l’âme s’exhale de leurs corps exténués. Une espèce de glaive enivré se donne carrière à travers les jeunes et les vieux, le prêtre est son gibier choisi, l’autel le billot de son exécution. Ô vous tous qui passez par le chemin, voyez s’il est une douleur comme la mienne, car le Seigneur m’a vendangée au jour de Sa fureur. Elle pleure dans la nuit. La souveraine des nations est devenue veuve, la chancelière des provinces a été constituée sous le tribut. Le Seigneur S’est comporté avec moi comme un ennemi, une fois qu’il a fait son œuvre qui se croise les bras et qui regarde. Et moi, il me faut supporter le hochement de tête et le petit sifflement entre leurs lèvres des passants. La voilà donc, cette cité d’une beauté parfaite, la joie de la terre universelle !

Et la voici ressuscitée pour s’y mêler l’antique lamentation de Joël (1. 9-10) : Pertit sacrificium et libatio de domo Domini. Depopulata est regio, luxit humus, quoniam devastatum est triticum, confusum est vinum, elanguit oleum.

Le remous de cette affreuse catastrophe a atteint, au fond du désert de Castille, une vierge au grand cœur, telles jadis Jeanne d’Arc et Catherine de Sienne. Plange quasi virgo accincta sacco super virum pubertatis tuae. Consurge, lui dit Dieu, lève-toi, parle à Dieu dans la nuit, répands ton cœur comme de l’eau devant le Seigneur, élève les mains pour l’âme de tes petits enfants qui sont morts de faim au coin de toutes les rues. Regarde-la, Seigneur, cette Thérèse, dans sa cellule, qui Te supplie ! Vendangée des pieds jusqu’à la tête ! Il ne lui reste plus que ces deux bras tendus qui T’implorent et cette figure terrible, cette large figure où ruissellent des larmes de sang !

Thérèse ! Nous avons une Thérèse encore aujourd’hui, la troisième, Thérèse Neumann, qui chaque vendredi depuis bien des années subit la croix pour l’Europe.

Expectation d’Israël, et sauveur à lui attribué au temps de la tribulation, pourquoi feriez-Vous figure dans le pays d’un homme que l’on a pris à louage, d’un voyageur qui s’excuse de ne pas rester ? Ou disons d’un vagabond, d’un homme fort qui fait comme s’il ne pouvait pas ? Tu es chez nous tout de même, Seigneur, en nous avec nous ! Ton nom est sur nous invoqué. Ne nous lâche pas ! (Jér., 14. 8-9).

Admirable fidélité du Seigneur à ce pacte qu’Il nous a juré de ne rien faire sans nous et autrement que pour nous et avec nous ! Le Livre des Rois nous dit que le cœur de Jonathas était comme conglutiné à celui de David et qu’ils ne faisaient qu’un seul en deux personnes. Ainsi tous les moyens humains, toutes les propositions humaines ne sont rien à notre suprême Seigneur, il Lui faut cette Esther éperdue et défaillante qui lui apparaît sur le seuil de Sa chambre la plus réservée. Tange sceptrum, Esther !

« Dis-le-moi avec des fleurs ! » dit ce cœur à un cœur séparé. Et toi, Esther, dis-le-Moi avec ces villes qui brûlent, avec ces milliers d’hommes exterminés d’un seul coup de tonnerre, avec ces enfants mâchés et remâchés en toute liberté par l’antique Moloch, avec ce Satan de nouveau sur la terre ravagée qui fait le diable ! Regarde ce qui pendant trois heures M’a été servi à Gethsémani ! Regarde Mon cœur, Je te l’ouvre ! Tu vois ? Ce que j’ai refusé aux yeux de Mes Apôtres, Je veux maintenant te le partager. Comprends-Moi ! Il n’y a pas pour Moi moyen que Je te comprenne avant que d’être compris par toi ! Arrange-toi pour Me toucher le cœur ! Tange sceptrum, Esther !

Aider Dieu, venir au secours de Dieu, telle est à partir du XVIesiècle l’idée de beaucoup de grands fondateurs d’ordres, qu’il s’agisse d’apostolat, de charité, d’enseignement ou de contemplation 3. Dieu premier servi. Instaurare omnia in Christo. Le Christ est venu sur terre pour restituer tout à Dieu. Et nous ne sommes sur terre que pour, chacun selon ses moyens, restituer tout à Dieu par le Christ. Ni notre salut personnel, ni celui du prochain ne sont des fins en eux-mêmes. Ils ne sont que le résultat du rétablissement de l’ordre dû par rapport à Dieu. Le jansénisme, inspiré, comme le protestantisme, par la peur, par une anxiété égocentrique, est une déviation.

Le frère Charles a été choisi pour poser une question au désert, la même question que le grand psaume 113, que nous récitons à vêpres, adresse à la mer et à cette eau qu’elle attire à elle par le moyen de la pente : Quid est tibi, mare, quod fugisti ? Et tu, Jordanis, quia conversus es retrorsum ? Qu’est-ce qui vous arrive que l’étendue ne vous serve qu’à reculer et la pente pour vous y dérober par le moyen du marécage ?

La mer, c’est Dieu, c’est Dieu, comme la mer, qui S’est retiré, comme on dit, à perte de vue, et le Jourdain, nourri de la mer comme les autres cours d’eau, c’est le canal sacramentel des effusions divines, ce fleuve qu’Ézéchiel et Jean ont vu s’échapper de l’autel a latere dextro, qu’a tari, séparé de l’utilité, quoi ? sinon, à ce qu’on peut supposer, un certain exhaussement artificiel de notre rivage. Une espèce de barrage s’est établi dont la solidité résulte moins d’un plan préconçu que d’un charriage, d’un enchevêtrement de matériaux hétéroclites, qui s’empêchent l’un l’autre de bouger. C’est une espèce de vide positif que Jérémie caractérise par un terme emprunté à la Genèse : tohu bohu. Aspexi terram, dit-il, et ecce vacua erat et nihili (4. 23). Inanis et vacua, nous dit de son côté le document fondamental. Quoi de plus vide que ce qui est rempli de vanité, dénué même de « puissance » (au sens scolastique) ? Cette embâcle, est-ce le coup de pistolet de Sarajevo qui a suffi à la disloquer ? Ou plutôt n’est-ce pas le retrait de ce petit homme qui a préféré le désert ? Un seul homme aurait pu sauver Sodome, le même qui suffit à la détruire. Il a préféré un Dieu nu, nu de toute vie humaine, de toute préférence temporelle, nu de toute autre chose que Lui-même.

Cela, c’est le côté négatif du témoignage du frère Charles, mais il y a un côté positif. Il est venu interpeller l’horizon, il est venu interpeller cette catholicité qui est coextensive à l’univers. Il a compris que Dieu n’avait pas seulement besoin d’une partie de Son œuvre, mais de la totalité de cette œuvre qu’Il a faite, et que le salut de la partie est dans la totalité de l’ensemble. C’est cela qu’il est venu demander à Dieu dans le désert, et Dieu Lui-même ne nous a-t-Il pas dit que de tout ce que nous Lui demandons, absolument de tout, quid-quid, qu’il s’agisse d’un morceau de pain ou de l’univers entier, fiat, il sera fait à nous ?

Et c’est pourquoi d’un bout de la terre à l’autre les îles se sont mises en marche à la rencontre l’une de l’autre. A facie Domini mota est terra, a facie Dei Jacob. Ç’a été la grande Pâque des nations. Pas une d’elles qui ne soit venue demander leur sang à toutes les autres. Pas une qui ne soit venue mélanger son sang à celui de toutes les autres. Sine sanguinis effusione non fit remissio.

Et telle est cette inondation de justice prédite par Isaïe, dont les quelques gouttes accordées par l’Ermite aux sables du Sahara sont les prémices. L’asperges d’avant la messe.

Sainte Thérèse de Lisieux est la contrepartie du frère Charles. Tous les deux vivent en fonction, non pas d’une tâche spéciale, mais de l’univers entier. Tous les deux ont reçu une vocation catholique. Tous les deux ont entendu cette voix qui leur dit : Circumspice Jerusalem ! Charles meurt martyr de cette circonférence à qui il est venu apporter le cœur de Jésus. Peut-on dire qu’il accourt au secours de l’univers, ou plutôt ne sont-ce pas les quatre points cardinaux qu’il appelle au secours de Dieu ? Thérèse ne bouge pas. Elle est sous le pressoir. C’est l’univers entier qui est le pressoir. Et cette incarcérée au plus étroit de la clôture et de la règle, l’Église en a fait la patronne des Missions. C’est l’univers entier qui exerce pression sur elle pour lui demander son sang et qui a besoin de ce foyer embrasé pour y consumer ses ténèbres en odeur de suavité. Elle ne bouge pas, elle ne peut pas bouger, comment échapperait-elle au profit de A ou de B cette captivité géométrique, à ce devoir à l’égard de tout ? Ou, si j’ose employer une image plus audacieuse, elle est comme un abcès de fixation sur ce corps malade de l’Humanité, malade, malade de Dieu, à qui elle soutire son inflammation...

Elle ne demande rien pour elle. Cela gênerait le travail de Dieu en qui elle est tout entière absorbée. Ici Thérèse entièrement anéantie dans sa fonction. L’histoire de Pranzini n’a été qu’un épisode. L’Enfant Jésus à Noël s’est mis entre ses bras, pas lui seul, mais cette boule dans sa main, figurez-vous, qu’il ne veut pas lâcher ! Pour l’instant j’ai disparu de la circulation. Plus tard on pourra causer.

Moi-même dès maintenant je cause. Je cause dans tous les sens du mot. Pas seulement avec les lèvres. Avec tout cela à l’intérieur de moi qui a fait « Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face ». C’est mon nom. Cette face du Sauveur qui vient précisément de se révéler sur le Saint Suaire de Turin, je lui cause. Je lui cause avec tout mon être ce besoin, pas seulement X et Y, ce besoin que l’univers entier a de Lui. Ce n’est pas seulement des histoires de curé. C’est vrai. Il souffre, vous savez.

Il a besoin de nous. Et moi, j’ai besoin de tout avec Lui. Ce n’est pas une petite affaire que d’avoir besoin de tout. Et moi, il m’a été accordé de prendre un intérêt dans Son bisness, dans Son affaire qui est de souffrir et d’être crucifié pour le monde entier sans qu’il y manque rien jusqu’à la fin des temps et au-delà et au-delà de par-delà.

Je me suis aperçue que Jésus sur la croix n’est pas occupé à autre chose qu’à passer le temps avec nous. Le temps en passant sur l’éternité en tire une mélodie qu’il y a une oreille au fond de Dieu pour écouter. Pas seulement une mélodie, un sens. Écoutez Votre Fils, ô mon Dieu, en train de racheter le monde, en train de refaire le monde, en train de Vous expliquer le monde. Je suis comme la petite Japonaise qui frappe dans ses mains pour dire qu’elle est là. Je suis là. Et votre Fils aussi, ô mon Dieu, faites attention, Il est là, Il est en train d’être là.

Je suis comme quelqu’un qui prête l’oreille à une conversation qui se tient de l’autre côté du mur. Les voix montent et puis s’abaissent, si faibles parfois qu’on ne les entend plus, et puis ça recommence. Le sens ne parvient pas jusqu’à moi, le sentiment seulement. Et puis voici tout de même qu’un mot a passé qui éclaire tout le reste et qui me fait battre le cœur. C’est de moi qu’il s’agit.

L’attention, j’ai compris, c’est cela que Dieu me demandait. Il me fallait bien quitter le monde : je ne dis pas le monde, mais simplement le bruit qu’il fait. Comment faire pour entendre si on n’écoute pas ? Et la chose que le bon Dieu avait à me communiquer, il faut croire que c’est important puisqu’Il insiste tellement. Quand le bon Dieu demande qu’on L’écoute, Il nous dit de nous taire, Taisez-vous ! Tacete ad Me !

C’est important la parole de Dieu. Ce n’est pas un simple son qui s’évanouit. Fit. Elle devient. Elle fait. C’est à la condition que tu te taises au nom du monde entier, est-il dit à Thérèse, qu’elle devient et qu’elle fait. Le prophète nous dit qu’elle ne revient pas vide. Elle n’a besoin que de notre attention pour devenir une prière. Et l’Évangile nous dit que de toute prière qui issit de notre bouche ! fit, fit ! Il se fait, il résulte quelque chose. Dieu dans l’accomplissement de Son travail a besoin de quelqu’un continuellement à genoux qui lui dise : Fiat ! Fiat ! Quoi ? Votre volonté, bien sûr ! Oui, dit Dieu, mais Je ne serai tout à fait sûr, Mon enfant, que c’est Ma volonté que si c’est aussi la tienne ! Oui, ce n’est qu’au fin fond de ta volonté à toi que Je trouve la Mienne. Et alors chez moi, comme on est content ! Ah ! cela vous donne du cœur à l’ouvrage !

Attention, c’est tension à, un certain réglage de la corde approprié au tact. C’est pourquoi les anciens Pères comparent si souvent la croix à une cithare, cette cithare dont parlent les psaumes et dont il est question à l’Introït de la messe. Cette tension, nous pouvons l’obtenir par un effort intérieur de la volonté, par la traduction en acte d’une certaine intelligence disons animale de ce qui nous sert et de ce qui ne nous sert pas. Elle s’obtient aussi par cette invitation extérieure que l’on appelle la souffrance. La souffrance est une agression qui nous invite à la conscience, à un appel pour la résistance à toutes les ressources naturelles ou acquises de notre personnalité. Quelqu’un s’intéresse à nous. Quelqu’un, provoqué ou non, n’est pas content en nous de ce tel quel. Quelqu’un me touche, je veux dire que quelqu’un s’est mis, comme on dit, en devoir de me retoucher. Nous étions seuls, nous voici maintenant constitués bon gré mal gré en un certain état de dialogue. Rien d’impitoyable comme cet artiste qui s’en prend à nous tantôt par un brusque assaut, tantôt avec une patience venimeuse, un insidieux soutirage, et tantôt avec une espèce de fureur convulsive. Et alors comment ne ferions-nous pas appel à un secours extérieur ? Le médecin, bien sûr. Celui qui essaye de prendre le mal corps à corps ou celui qui entre adroitement avec lui en composition. Mais somme toute, nous le sentons bien, il y a eu une question posée, férocement posée quelquefois, et ce n’est pas une réponse que d’obliger notre interlocuteur à se taire.

Comme c’est intéressant ! dit Thérèse. La clôture, c’est bon, l’habit, c’est bon, le cilice, c’est bon, et la clôture, la règle, l’habit, le cilice, il y a par-dessus comme une ceinture pour nous faire entrer tout ça dans le corps, cette ceinture que la Femme Forte, nous dit le Livre des Proverbes, ne cesse de faire payer au Chananéen. Mais tout cela, c’est ma volonté et j’en ai tellement assez de ma volonté ! À quoi me sert d’être l’épouse du Christ, à quoi me sert d’être entrée dans le Christ et que le Christ soit entré en moi, s’il me reste quelque chose en moi, dit Thérèse, que je ne tienne pas de Lui seul ? Je ne veux plus d’usage à ma volonté, ô mon Dieu, que d’épouser la Vôtre.

Ou souffrir ou mourir, avait déjà dit la première Thérèse, celle d’Avila. Oui, mais ici l’accent est mis sur la prière, plutôt que sur la souffrance. La souffrance n’est qu’un moyen de purification, quelque chose qui en veut à l’obstacle, removens prohibens, comme disent les scolastiques. La volonté propre de Thérèse, comme celle de saint Paul, Dieu se garde bien de la réprimer, Il y met le feu, Il lui enfonce un tison dans le cœur. Une flambée telle, tout lui est bon, la vive flamme d’amour ! qu’il lui faut, pas l’Espagne seulement, le monde entier ! pour l’alimenter. La voici par tous les temps, à tous les coins de son diocèse, qui se met en route comme une torche ! Il n’y a pas de fleuve, tout ça à grand arroi qui tout de même ne fait pas autre chose que d’obéir, que d’obéir à sa pente, qui soit capable d’éteindre la charité. Toute graisse, dit le Lévitique, est consacrée au Seigneur. C’est cette graisse secrète qu’elle recherche, c’est cette graisse qu’il lui faut, afin d’y mettre une mèche et d’en faire un cierge qu’on allume. Toutes ces victimes de l’Ancien Testament, on les brûlait et ça ne faisait qu’une fumée mal odorante. Maintenant on y a mis une mèche. Toute l’Espagne maintenant la nuit est comme ce Royaume du Ciel qui essaye de montrer à Dieu qu’il a souffert violence. Et le cœur de la Mère Thérèse aujourd’hui même, on dit qu’il continue à travailler dans son tombeau de cristal et qu’il demande à Dieu d’en faire plus encore et pas assez !

À Lisieux ce n’est pas la même chose. Thérèse n’est pas une conquérante. Elle sait que Dieu ne lui a pas donné beaucoup de temps à vivre, et chaque minute de ce temps, il faut qu’elle apprenne à en extraire, comme dit le poète, l’or, le suc. La guerre va venir bientôt, et il y aura tant de pauvres gens, pas plus vieux qu’elle, qui mourront sans savoir ce qu’ils font ! Elle, sait. Elle a demandé à Dieu, en cette rapide vie qui passe, de ne jamais se passer de Lui. Toutes les âmes qu’Il voudra, ce n’est pas cela qui manque, il y en a bien assez pour en être absent. Tout ce temps qu’Il a fait, il y en a bien assez pour ne Lui servir à rien. Mais ! ô mon Dieu, il y a quelqu’un à qui le nom d’épouse n’a pas été donné en vain, mais afin d’être deux avec Toi en une seule chair. Que d’autres comprennent, moi, mon sort est de partager, ou plutôt d’absorber, de « souffrir », au sens que dit l’Aréopagite. Une continuelle communion. Une continuelle compassion. Et puisque cette souffrance est une action sur nous, une attention à nous, de celui-là au-dehors que nous aimons, une communication, la marque d’un besoin qu’il a de nous, insistant, ah ! ne rien, ne rien, rien en perdre, être là, attentive, présente, anéantie dans ma présence et mon attention, dans ma fonction qui est tout entière d’épouser ! Comment me purifierais-je moi-même ? Quel souci aurais-je de me purifier ? C’est le sang de l’Agneau seul qui purifie. C’est lui seul qui se charge de me purifier, c’est lui que je serre sur moi par le moyen de la règle, de la clôture, de la maladie et de toutes ces compagnes bien-aimées dont pas une ne m’est inutile : tout cela est Ta présence. Et il y a encore une meilleure manière pour Lui d’être présent, c’est Son absence. Il vous est expédient que Je M’en aille. Quand Je serai élevé, enlevé, Je tirerai tout à Moi. Cette absence qui s’adresse en moi à la racine, qui m’arrache à l’articulation de mes os ! Ce lien que J’ai avec toi, dit Dieu (et puisque lien il y a, il fallait bien que Je l’accroche quelque part !), ce lien que J’ai avec toi, dit Dieu, il faut bien que Je tire dessus pour savoir si c’est solide !

Charles, Thérèse... Charles, Thérèse... tous les deux, seul à seul, seule à seul avec Dieu dans la même vocation désertique. Vous ne vous appartenez plus. C’est Moi seul, à Moi seul, de tirer parti de vous comme Je l’entends. Vous M’aimez, dites-vous ? Et Moi qui suis l’Amour, est-ce que Je n’aime pas ? C’est pour M’amuser que J’ai enduré la croix ? Cette absence qui est Mon lot depuis la création du monde, pourquoi est-ce que vous n’apprendriez pas à y goûter un petit peu ? À en goûter pour savoir le goût que ça a de mon côté, un petit peu ?

Possumus !

Rien pour toi, rien absolument pour toi, mon cher Charles, et, à cette petite fille, tant qu’elle sera vivante, pas autre chose qu’un Pranzini. Je te fais du mal ? Et toi aussi, ne m’as-tu pas fait du mal ? Vulnerasti me, soror mea sponsa !

Quidquid...Nous l’avons entendu tout à l’heure, ce redoutable quidquid. « En considération de votre prière il vous adviendra quelque chose. » Ma parole ne reviendra pas vide. Car avec quoi prions-nous quand nous récitons le Pater ou l’Ave Maria ou les Psaumes, autre que la Parole de Dieu, et qu’est-ce en nous, que l’Esprit Saint, dit saint Paul, qui dit Abba et Jésus ? Mais voici cette petite bonne femme à Lisieux, à plein cœur, à pleine âme, sans aucune réserve, sans aucun essai sournois de subornerie, pareille que cet officier de cavalerie tout à l’heure, qui me demande que Ma Volonté soit faite ! Comme cela ! sans aucune espèce de précision ou de qualification, en blanc. Ma Volonté simplement, tout entière Ma Volonté ! Il ne lui faut pas moins. Cet unique Sodoméen, que si Abraham avait réussi à Me le produire, il aurait sauvé sa ville. Et la personne qui Me fait cette demande inouïe pour que Je l’exauce, pas seulement avec sa bouche, avec son être ! c’est une de ces créatures que J’ai officiellement constituées pour racheter le temps perdu, pour M’interpeller au nom de l’instant présent, du besoin présent, de la totalité de l’instant présent. Est-ce que J’ai le droit de ne pas l’écouter ? Et de quoi est-ce qu’il a besoin, cet instant présent, sinon de Moi-même ? De quoi est-ce qu’il a besoin, ce petit pépin noir dans son étroite cellule, aussi bien que cet officier de cavalerie sur qui je garde l’œil, sinon de l’univers entier pour me dire Ô, pour ouvrir vers le soleil, avec la langue au milieu, un abîme catholique ? Et je sais bien, la France en particulier, puisque après tout, n’est-ce pas, Lisieux, c’est en France, la France depuis la Révolution et bien avant, il n’y a pas eu de pays plus tourmenté dans ses entrailles par le devoir catholique. Regardez-la, les pauvres, les malades, les incroyants, les païens, les hérétiques, à la recherche de tous les côtés de ce qui n’est pas un avec Moi ! Ah ! rien que pour échapper aux sermons de M. le Curé et de M. le premier vicaire de la paroisse, cela vaut la peine d’aller jusqu’au bout du monde ! Apporte-Moi, dit Dieu à l’Ange archiviste, apporte-Moi le plan cadastral. Regardez-Moi toutes ces cases, tous ces petits États, toutes ces classes, comme ils disent, chacun piqueté, étiqueté, empaqueté, dans sa petite chacunière, chacun occupé à s’administrer l’un à l’autre des coups de pied bas. Pas un, à sa manière bien entendu, qui n’ait commencé par Me mettre à la porte. Et quant à leur façon de s’aimer les uns les autres, Je n’ai pas besoin des Livres blancs et des Livres bleus et des Livres jaunes pour M’en rendre compte. Ça va ! On peut tout se permettre, Je dors, n’est-ce pas ? Il y en a même qui disent que Je suis mort !

Que Votre Règne arrive !dit le frère Charles à Mon oreille droite ! Que Votre Volonté soit faite ! dit Thérèse à Mon oreille gauche. Ni l’un ni l’autre avec une résignation toute prête, J’ai entendu. Je ne suis pas sourd, dit Dieu.

L’ennemi a atteint Arak : laissant ses gros à Machmar il marche sur Magron. Notre ligne est à Gaba, mais Rama est menacée, Gabaoth est évacuée. Fais entendre ta voix, fille de Gallim, c’est comme un hennissement qui vous secoue les nerfs ! Attention à toi, Laisa ! Pauvre Anathoth, c’est tout ce que j’ai à dire ! Madména a pris la route. Gens de Gabim, débrouillez-vous ! Demain ils seront à Nobé. Et après-demain au bout de la route apparaîtra Sion, la sainte colline de Jérusalem !(Is., 10. 28-33).

« Aux armes, citoyens ! À la radio de ce soir vous entendrez une communication du Chef de l’État. »

Confractione confringetur terra, contritione conteretur terra, commotione commovebitur terra, agitatione agitabitur terra sicut ebrius. Tout fichera le camp en l’air comme une toile de tente sous la rafale. Le jour est venu que le Seigneur rende aux rois de la terre une petite visite.Tiens, c’est drôle ! Oui, ce personnage encombrant que l’on était si content d’avoir mis à la porte ! Tiens, il n’est donc pas mort tout à fait (Is. 24). Et le ciel, continue l’Apocalypse (6. 14), qu’est-ce qu’il a fait, le ciel ? Il s’est retiré, comme un livre qu’on roule. Il y a longtemps que les malins s’étaient arrangés pour le mettre au rancart, ou disons à la réserve, en veilleuse tout au plus, une édition épuisée ! Il y a longtemps, nous autres, que l’on n’a plus rien à voir avec le « ciel ». Mais, grand Dieu ! (oui, j’allais dire : grand Dieu !) qu’est-ce qui arrive ? Le ciel... le ciel précisément... et quand le ciel se donne de l’air, étonnez-vous que la terre elle-même se mette à chahuter ! Les montagnes, la mer elle-même, les voici rebutées dans leur rôle de frontières. Et les rois de la terre et les princes et les tribuns et les riches et les forts et les esclaves tout aussi bien que les hommes libres se réfugièrent dans les abris souterrains sous le béton, et ce n’est pas leur faute qu’ils n’aient pu entasser encore plus de cette bonne matière par-dessus, devant la face de Celui qui siège sur le trône et de la colère de l’Agneau : parce que le jour est venu de tous les deux qui ne sont qu’un, et qui pourra résister ? (Apoc., 6. 15-17.)

J’arrive ! dit le Seigneur Dieu. Des torrents de sang dans le désert sont venus se mêler à celui du frère Charles, et Thérèse, en pleine nuit, quelle est tout à coup cette puissante gorgée qui lui remplit la bouche ? La voici maintenant allongée sous sa cellule de verre dans sa belle robe de bure en velours, qui écoute cette Société au-dehors si amoureuse de soi-même que rien ne lui coûte pour en venir à bout. On a défié le ciel et le voici qui répond avec une ventrée de bombes ! Ce qu’il en dégringole sur la sous-préfecture !

Ce n’est pas que Je sois en colère, dit Dieu. Est-ce que l’homme peut haïr sa propre chair ? est-il écrit. Et Moi, est-ce que Je puis haïr toutes ces images de Moi-même hors de Moi qui ne subsistent que par la communication de Mon esprit ? Comment est-ce que je ferais ? Tacui, silui, patiens fui (Is., 42. 14). Mais comment les empêcher de rendre à la fin efficiente sur les autres l’horreur qu’elles ont d’elles-mêmes ? Et puis, c’est vrai, Je suis patient, mais l’Enfer est impatient, car il n’a que peu de temps devant lui. Quod facis, dit Jésus à Judas, fac citius. Ventre affamé n’a pas d’oreilles, il ne veut rien entendre. Cette existence de Charles et de Thérèse, Satan, est-ce qu’il n’en est pas conscient, lui aussi ? Est-ce qu’il ne se rend pas compte quelle menace elle est pour lui ? Ils ont faim et soif de la Justice. Juste la condition pour qu’on leur donne à manger dans le temps opportun. La faim, Satan sait ce que c’est, Dieu ne la lui a pas ôtée, bien que lui-même à lui-même se soit retiré le moyen de la satisfaire. Qu’est-ce que c’est que ces deux originaux qui disent non à cette bonne odeur de viande cuite, bouillie ou rôtie, un peu mélangée à celle des lieux d’aisance, qui s’échappe vers le ciel de tous les orifices du XIXesiècle ? Le droit primordial de toute créature n’est-il pas de persévérer dans l’être, autrement dit de manger ? Qu’est-ce que c’est que ces deux originaux qui disent qu’ils n’ont pas d’autre nourriture que de faire la volonté de leur Père ? C’est une nourriture comme une autre après tout, et le patron toute bouche qui s’ouvre vers Lui, Il s’est engagé à lui fournir bouchée en temps opportun. Je n’aime pas cela du tout, dit le rabouin. Le bon Dieu a dit que quand deux ou trois sont d’accord, sur cette terre, Lui-même sera avec eux. Ainsi moi entre Bismarck et Gortchakov, sans parler de Disraeli. Et alors, ce Charles et cette Thérèse sans qu’ils se doutent l’un de l’autre... Qu’est-ce qu’Il va faire, le bon Dieu ?

Il y a ce Charles à Son oreille droite et cette Thérèse à Son oreille gauche, qui le supplient pas de la bouche seulement, mais du fonctionnement de tout leur être, que Son Règne arrive et que Sa Volonté soit faite, pas une partie seulement, tout, la totalité de Sa volonté ; et d’autre part il y a le rabouin qui s’emploie de toutes ses forces à miner le barrage que la miséricorde opposait à la justice. Que peut-on attendre ?

Un coup de pistolet éclate à Sarajevo.

Mes voies ne sont pas vos voies, dit le Seigneur. Mes pensées ne sont pas vos pensées(Is., 55. 8).

Quand une zone de basse pression se déclare dans l’océan atmosphérique, rien n’empêchera les masses d’air circonférentes de s’y précipiter. Ainsi cette tache lumineuse progressivement élargie que faisait la civilisation méditerranéenne au milieu d’un chaos barbare de peuples inarticulés. Comment n’en auraient-ils pas subi l’attrait ? Les Celtes, les Cimbres, le Nord, comment faire pour résister à cette haleine qui lui vient du Sud ? Mais quand à l’odeur du bien vient se mêler l’audition irrésistible du vrai, comment s’étonner de l’ébranlement qui se propage au travers de l’Europe, solidaire désormais d’une même vocation ? Venite, venite ad Bethleem ! Bethléem, la maison du pain. Je dirai au Nord : Donne. Et au Midi : N’empêche pas. Apportez-Moi Mes fils de tout là-bas et Mes filles des extrémités de la terre (Is, 43, 6). Il arrivera dans les derniers temps que la montagne de la maison du Seigneur sera préparée sur le sommet des montagnes (une montagne qui est l’aboutissement des montagnes, une espèce de collaboration de pentes vers le haut) et elle s’élèvera par-dessus les collines (elle surmontera toutes les interpositions matérielles) et toutes les nations couleront vers elle. Iront les peuples de toutes sortes et ils diront : Venez et montons à la montagne du Seigneur et à la montagne du Dieu de Jacob et Il nous enseignera Ses voies et nous marcherons dans Ses sentiers, parce que de Sion sortira la loi et le Verbe du Seigneur de Jérusalem. Et Il Jugera les nations et Il convaincra les peuples de toutes sortes. Et ils fondront leurs glaives en socs de charrues et leurs lances feront des faux (les glaives et les lances aussi peuvent avoir un rôle de charrues et de faux). Montagnes de Dieu, montagnes de Basan, pourquoi montagnes aux cimes nombreuses auriez-vous de l’envie contre la montagne que Dieu S’est choisie pour résidence (Ps. 67. 17) ? En ce jour Juda par la main ira chercher Israël et ils s’en viendront ensemble de la terre du nord vers cette terre que J’ai donnée à vos pères et ils appelleront Jérusalem le seuil du Seigneur, et au nom du Seigneur vers elle se rassembleront tous les peuples (Jér., 3. 17-18).

Tel est ce spiritus procellarum, cet esprit des tempêtes que le psaume 148 invite à louer le Seigneur. Mais la terre aussi, est-ce que vous l’appelez immobile ? Il n’y a qu’à regarder les Alpes. C’est de la convulsion pétrifiée ! A facie Domini mota est terra. Il n’y a qu’à jeter les yeux sur ces tempêtes pétrifiées que sont les pays de montagne pour se rendre compte de quoi est capable sous l’incitation de ses assises une population ameutée. Laudate, dit le psaume que je citais tout à l’heure, laudate Dominum de terra, dracones et omnes abyssi. Il n’y a qu’à regarder du haut d’un avion la vocifération helvétique. Tous les paragraphes de ce livre de route qu’est l’Apocalypse sont ponctués par d’énormes mouvements de bas en haut. La terre qui est l’escabeau de Ses pieds, on dirait qu’à certains sommets de l’immense mélodie elle éprouve le besoin de demander où l’on en est. De s’agenouiller dans l’interrogation. Il y a quelque chose, le sang d’Abel par exemple, qui l’empêche de dormir. Jusqu’à ce qu’elle entende cette voix qui lui dit : Tace, obmutesce ! La voix de Celui, nous dit Job (4. 4), qui affermit les genoux tremblants.

Le tressaillement de la terre, en accord avec l’effondrement barométrique, nous le voyons à l’œuvre au moment de la Réforme, sans que le mécontentement souterrain ait cessé de se propager sourdement jusqu’au moment où la Révolution française de nouveau lui ait donné issue. D’une part, Samarie, indignée d’un abominable Salomon, fait de nouveau sécession, et, puisque la lumière lui fait défaut, demande conseil à ses propres ténèbres. D’autre part, le rideau se lève sur un autre monde, ça devient creux de tous les côtés, et le vide, celui d’une terre là-bas inconnue, et celui, plus redoutable encore, de cieux démesurément élargis, fait appel à ce chaos d’une Église sous les ailes du Saint-Esprit, en armes contre l’insuffisance, à la recherche d’un contour approprié. Au secours, Seigneur du Ciel, qui réconfortez les genoux tremblants ! Le dôme blanc de Saint-Pierre de Rome monte dans les échafaudages.

Suit pendant deux siècles une espèce de paix pour l’Église, dirons-nous de paix ou plutôt d’attente ? Quelle paix réelle peut-il y avoir avec ce cancer de l’hérésie et du doute qui ronge la chrétienté et ces gouffres ouverts de tous côtés par la science avec lesquels il s’agit de se procurer arrangement ? Laudate Dominum, omnes abyssi ! Je me rappelle ces lourdes nuits au Japon où l’on se réveille en sursaut, il va y avoir un tremblement de terre... Profond silence, une espèce de catalepsie générale, et puis tout à coup une porte mal assujettie qui se met à battre... J’imagine que bien des cœurs religieux ont dû sentir de même au plus profond de ces années d’asphyxie, le XVIIIesiècle, où rien ne bougeait plus qu’un pauvre mendiant agitant humblement sa sonnette pour que l’on prenne garde à ses poux. Tous ces baptisés, tous tes oints, tous ces souverains, survivant à leur âme qui s’envoyaient l’un à l’autre des présents et des félicitations parce qu’ils avaient enfin réussi à se débarrasser de leur serment et du nom de Jésus-Christ. Le même frico fricabo qu’il y eut plus tard quand on put croire que ces deux témoins encombrants, vêtus d’enveloppes repoussantes, je veux dire l’un et l’autre Testament, avaient regagné le ciel, laissant les gens de par terre, il n’était pas trop tôt ! bien tranquilles !

Oui... mais comme c’est drôle, comme ça fait drôle de n’avoir plus de père ! Il n’y a plus personne ! Comme ça fait drôle de s’apercevoir tout à coup qu’on a perdu la raison, je veux dire la raison d’être ! Il nous reste des frères. Mais on a beau s’y prendre tant qu’on peut à coups de poing, c’est odieux, c’est intolérable, cette manière que les gens ont de vous ressembler ! Des frères ! Si vous croyez que c’est drôle d’avoir des frères, ce genre de frères ! De réaliser tous ces droits, tous ces devoirs qui ne sont plus devenus pour nous que des exigences incompréhensibles ! Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres ! Oui, comme les poissons !

Ce sont les deux oliviers et les deux chandeliers(procurant tuile et lumière) qui sont devant le Seigneur de la terre. Si quelqu’un veut leur nuire, il sortira de leur bouche un feu qui dévore leurs ennemis, et si quelqu’un veut les blesser, il lui faudra périr de mort violente. Ils ont le pouvoir de fermer les cieux pour qu’il ne pleuve pas pendant les jours de leur prophétie et ils ont pouvoir sur les eaux de les convertir en sang. Le prophète parle sous le signe du removens prohibens. Il y a cause par l’enlèveraient de l’obstacle. Le feu, c’est l’attrait du combustible pour la torche. La sécheresse, ce sont ces vapeurs exhalées de la terre dont le ciel ne sait plus comment faire de la pluie. L’eau qui se change en sang, c’est : à boire ! quand au lieu de le demander là-haut à la source commune, insoucieux des commandements et de la paroi interposée, nous le demandons à nos semblables. L’humanisme ! L’eau du baptême en nous a tari et maintenant c’est le prochain qu’il s’agit de mettre en perce et d’exploiter par toutes sortes d’abus et d’atteintes à la circulation. Et après qu’ils auront achevé de rendre leur témoignage, la Bête qui monte de l’abîme (le lieu sans fond, le néant) leur fera la guerre, les vaincra et les tuera. Et leurs corps demeureront étendus sur les places de la grande Cité qui est appelée spirituellement Sodome et Égypte où leur Seigneur Lui-même a été crucifié. Sodome, c’est l’hérésie. Égypte, c’est la privation de lumière, et les corps, ce sont les textes à qui les professeurs d’Écriture Sainte ont enlevé l’âme. Et il y en aura de toutes sortes, de tribus et de peuples, et de langues et de nations, pour se donner le spectacle de leurs corps pendant trois jours et demi. Trois jours, c’est le temps pendant lequel Notre-Seigneur est demeuré dans le sépulcre ; et cette demie mystérieuse que nous retrouvons à tant de pages de l’Apocalypse, ne serait-ce pas cette durée que nous partageons dans la foi avec l’éternité ? Je vis, dit saint Paul, mais non, c’est le Christ qui vit en moi : même quand Il est mort. Et ils ne laisseront pas leurs corps être placés dans des monuments. On s’en défie, il y a une surveillance à exercer, il y a des précautions à prendre, ce n’est pas comme le Coran, ou les Védas, ou la Tripitaka bouddhiste, que l’on peut abandonner sans inconvénient à l’appétit des vers. Un autre sens : monument, monumentum, C’est ce qui sert à avertir, à enseigner. On ne les laissera pas sans contrôle jouir de l’exhaussement de la chair. Et les habitants de la terre, c’est-à-dire de la matière, se réjouiront et ils s’offriront des festins (ainsi les Philistins à la prise de Samson, Juges, 16. 23) et ils s’enverront des présents les uns aux autres, parce que ces deux prophètes les tourmentaient (cruciabant) qui habitaient sur la terre, qui se permettaient d’habiter sur la terre, voyez-vous ça ! Et après trois jours un esprit de vie venant de Dieu entrera en eux. Et ils se sont tenus sur leurs pieds, et une grande peur est tombée sur ceux qui les ont vus. Et ils entendirent une grande Voix venant du ciel leur disant : Montez ici ! Et ils montèrent au ciel dans une nuée et leurs ennemis les virent. Et à cette heure se fit un grand tremblement de terre (cf. Mt., 27. 51) et la dixième partie de la Cité tomba et sept mille noms d’hommes périrent dans le tremblement de terre. Sept mille noms et bien davantage sans doute. De quoi remplir les catalogues de je ne sais combien de bibliothèques. De quoi s’ajouter à ces conservatoires d’ossements véhémentement secs sur lesquels le Seigneur interroge Son prophète : Fils de l’homme, penses-tu que ces ossements vivent ?

C’est très mauvais pour un édifice d’être en désaccord avec ses fondations. Et surtout lorsque, comme c’est le cas pour cette pauvre Europe sur laquelle au seuil de cette année Cinquante, métier m’est de diriger un regard rétrospectif, ses fondations sont à la fois en haut et en bas. En haut puisque fundamenta ejus in montibus sanctis. Et en bas, je ne parle pas seulement des cimetières où dorment l’une sur l’autre je ne sais combien de générations de baptisés, mais de cela en nous de substantiel et de profond qui trouve issue dans le langage et nous fournit le moyen de communiquer. Désaccord, plutôt que radical, peut-être apparent et provisoire. Car tout pouvoir vient de Dieu et se justifie pratiquement par le besoin que des peuples mineurs ont au-dessus d’eux d’un père et d’un fondé de pouvoirs. Or, au seuil du XIXesiècle, tous ces souverains, ni d’une part ne se souvenaient de leur « commende », ni de l’autre qu’ils existaient pour leur peuple et non pas ce peuple pour eux. Il est facile de se moquer, mais ils sont beaux après tout, ils sont chrétiens, ces mots de Liberté, Égalité et Fraternité que notre peuple français le premier apprit avec enivrement à balbutier. Et comment s’étonner que l’apprentissage de leur sens dans toutes les directions en ait été long et difficile. C’est difficile d’être un homme juste à soi tout seul et c’est encore plus difficile d’être un homme juste, c’est-à-dire ajusté au milieu d’autres hommes ajustés. Mais ce qui est impossible à l’homme n’est pas impossible à Dieu. Que les cieux pleuvent le Juste, dit le prophète, le Juste, le Juste au neutre, comme on dit le Vrai, le Beau, le Bien, et que la terre, s’ouvrant pour le recevoir, germe les moyens appropriés. À quoi servirait l’eau du ciel si combinaison n’était faite pour l’utiliser de la turbine ?

 

La crise révolutionnaire qui vient de reprendre après un apaisement momentané présente des caractères communs avec les deux précédentes que j’ai décrites. La première est de type disons barométrique : il s’agit d’une différence de niveaux ou de densités ou de potentiel entre des civilisations conterminales au point de vue matériel ou spirituel. L’expansion peut alors se produire dans un sens ou dans l’autre suivant la proportion des indices dynamiques. Tantôt a le dessus la convoitise, et tantôt, comme le montrent encore aujourd’hui nos expéditions coloniales, une supériorité impatiente de ses frontières. La seconde est de type sismique. Il s’agit d’une révolte du contenu contre le contenant, de l’intérieur contre l’extérieur, d’une matière en mal de forme. La révolution qui, née en France, s’est propagée au monde entier, présente tous ces caractères à la fois. Aujourd’hui c’est l’Humanité tout entière qui est à la recherche d’un équilibre à quoi nulle de ses parties constituantes ne soit étrangère. Tâche énorme, à laquelle elle se livre, un bandeau sur les yeux ! Quelle pitié ne mérite-t-elle pas ! et avec quelle gravité pieuse, en dépit de toutes nos angoisses, et de toute cette sottise, et de toutes ces abominations, ne devons-nous pas l’envisager !

Et ici, comme les piles d’un pont pour que le tablier les unisse, des textes de l’Écriture l’un derrière l’autre s’élèvent dans ma mémoire. C’est d’abord celui-ci de Jérémie (12. 12) : Il n’y a de paix pour aucune chair. Puis cet autre de la Romaine (14. 17) : Le Royaume de Dieu n’est pas nourriture et boisson, mais justice et paix et joie dans l’Esprit Saint. Vient le verset 19. 42 de saint Luc : Ah ! que si tu connaissais, Jérusalem, quelles choses vont à la paix pour toi ! L’Éphésienne (2. 14) : Lui seul est la paix qui fait de deux choses une seule. La Secunda Petri (I. 2) : Afin que toute paix soit remplie dans la connaissance de Dieu. Le psaume 71. 3 : Que les montagnes s’en prennent à la paix et les collines à la justice, les unes ayant le rôle d’acquisition et les autres de distribution. Jérémie encore : Dans la paix de l’ensemble sera votre paix à vous (29. 7). Et enfin Isaïe (45. 7) : Moi, le Seigneur qui fais la paix et qui crée le mal, c’est-à-dire qui le permets afin que le mal ouvre le chemin au bien, suivant ces textes de la Galate et de la Romaine : Dieu a conclu tout sous le péché, afin que là où le délit abonde la Grâce surabonde.

De ces textes divers résultent les conclusions suivantes : il n’y a pas de paix pour la chair, c’est-à-dire pour tout ce qui est passion et intérêt personnel. Le contenu a besoin d’un contenant, l’individu pour son bien dépend de l’ensemble. Il n’y a pas de paix sans la justice, c’est-à-dire sans la reconnaissance d’une autorité qui soit capable de connaître d’intérêts divers et de les départager en vue d’un intérêt général. Il n’y a pas de justice sans sanction. Il n’y a pas de sanction efficace sans foi et sans amour de l’auteur de la sanction, en un mot sans reconnaissance d’un principe supérieur.

Mais n’est-il pas écrit que le Verbe s’est fait chair et qu’Il a habité parmi nous ? Et je demande pourquoi Il se serait fait chair et Il aurait habité – habité ! – parmi nous, si ce n’est pour servir à quelque chose. Non pas seulement à tel ou tel individu en particulier, mais à l’ensemble de ces individus (voir le texte cité de saint Luc) suivant la multitude des rapports qui les relient entre eux. Je demande où le chercher ailleurs, ce principe général, pas seulement supérieur, mais intérieur. Principium qui et loquor vobis. Qui parle et nous l’entendons.

C’est vrai, Seigneur, que Vous avez dit : Mon Royaume n’est pas de ce monde. Mais là précisément est la raison de la confiance que nous avons en Vous. Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et Sa Justice et le reste vous sera donné par surcroît. C’est intéressant, la justice, mais quel bonheur qu’elle ne nous ferme pas le chemin de la chance !

 

En tout cas, quand la petite sœur Thérèse meurt à Lisieux en 1897 d’une certaine incapacité à respirer l’air de la terre, s’il y avait un principe qui rayonnait par toutes les fissures de cette florissante communauté dont métier m’était alors d’être le serviteur componctueux, qu’il s’agit de la conscience des particuliers ou de celle de l’État, c’était l’impératif et primat de notre propre justice, ou disons bonnement avantage, c’est la même chose ! Moyennant quoi le Royaume de Dieu ne manquerait pas de nous être attribué par surcroît. Quelle belle carte que celle de cette Europe fin de siècle où tous ces potentats, sanglés dans leur ceinturon et la main sur la garde de leur épée, voisinaient avec tous les égards d’une défiance réciproque et s’envoyaient l’un à l’autre des présents sous la forme de décorations et de vases de Sèvres ! Je dis que plus jamais on ne mangera pareil ! À s’en faire claquer la sous-ventrière ! Il n’y avait que le bon Dieu qui mourait de faim. Et tout le temps, au fond de ce trou normand – un autre « trou normand » que celui creusé avec art au milieu des festins de l’Élysée ! – cette épine qui persiste ! Que Ma Volonté soit faite ! Tout simplement ! Pas autre chose que Ma sacrée Volonté de bon Dieu ! Je suis libre ! J’entends les serruriers de M. Combes qui fractionnent toutes ces portes qui Me retenaient.

Qu’en dis-tu, Thérèse, et toi, l’autre importun à Ma droite, frère Charles, de Ma Volonté ? Qu’en dis-tu de cet effondrement général qu’il a suffi d’un coup de pistolet pour déterminer ? Qu’en dis-tu de ces deux guerres, et de ces révolutions, et de ces incendies, et de ces accumulations et de ces vortex, et de cet horizon à perte de vue de guerres et de révolutions ?

Que dis-tu, à travers la trame, de cette espèce de « jour » qui commence à apparaître ? Après le jour de la création celui du néant ? L’étoffe même, cette étoffe sur le métier tendue, ils ont réussi à en venir à bout 4 !

Ecce adsum !

Vous ne vous êtes pas aperçus de Ma présence, nous allons essayer de voir si vous vous apercevrez davantage de Mon absence.

Mes petits enfants, il ne faut pas croire que c’est possible de faire comme si Je n’existais pas. Nous tenons ensemble. Je ne cesse pas un moment de vous vivre, comme pas un moment il n’y a Ça, Ça en vous qui ne sache vivre de Moi. Il ne dépend pas de vous que Je n’existe tout ce qui est. L’effet ne continue que dans une référence à la Cause. Quand donc par un acte de votre volonté libre vous répudiez la Cause, quand vous ne vous déclarez plus dépendants et justiciables que de César, vous vous placez dans une situation violente, à contre-nature. Il y a Ça en vous qui a perdu le contact. Mais il ne dépend pas de vous de ne pas dépendre. Il y a un certain besoin d’exister qui se prend violemment et désespérément au-dehors à tout ce qu’il peut pour lui exhiber son impuissance et pour lui reprocher la sienne. Qui es-tu ? Que veux-tu ? Où sommes-nous ? Où en sommes-nous ? Réponds ! Pas de réponse.

Pas de réponse ! et cependant à tout prix il me faut vivre, il me faut manger ! Et alors, puisque je ne puis obtenir votre âme, eh bien ! je me contenterai de votre chair.

Et alors je vis un ange debout dans le soleil, il cria d’une voix forte en disant à tous les oiseaux qui volaient par le milieu de l’air : Venez et assemblez-vous pour le grand souper de Dieu. Pour manger les chairs des rois et celles des tribuns et celles des forts et celles des chevaux et celles de ceux qui sont dessus et les chairs de tous les hommes, libres et esclaves, petits et grands. Et je vis la bête et les rois de la terre et leurs armées assemblées pour faire la guerre à Celui qui était assis sur le cheval et à son armée(Apoc., 19. 17-19).

Nous sommes depuis trente-six ans les victimes ou les spectateurs d’un nouveau déluge. Le monde a sa fondation en Dieu. Comment s’étonner, s’il a perdu pied, je veux dire foi en sa fondation, qu’il tombe ? Qu’il y ait craquement et catastrophe ? Est-ce la faute de Dieu ? Est-ce absence de Sa miséricorde ? Au contraire ! De même qu’au temps de Noé l’abondance du péché a fait surabonder la Grâce sous la forme de cet effondrement baptismal, de même nous, cette tranquille descente vers l’abîme, est-ce que ça pouvait continuer ? Est-ce qu’il ne fallait pas qu’il arrive quelque chose ? Domine, si sic vivitur et in talibus vita spiritus mei, corripies me et vivificabis me. Ecce in pace amaritudo mea amarissima. Quia non infernus confitebitur tibi (car l’enfer n’est pas autre chose qu’une conscience où Dieu n’est pas, tandis que la catastrophe, spiritus procellarum, comme le dit le psaume 148, Le loue) neque mors laudabit Te : non espectabunt qui descendunt in lacum veritatem Tuam. Vivens, vivens ipse confitebitur Tibi. Tu eruisti animam meam ut non periret (Is. 38). L’Évangile nous dit que le propre de Dieu est de remplir (Mt, 5. 17). Point de vide creusé par notre négation qui ne dérange un équilibre. Personne, dit l’adage, ne peut « voir » Dieu et rester vivant 5. C’est ce qui est arrivé aux justiciables du déluge. Dieu défié, Me voici ! Le voici qui s’effondre sur eux d’un seul coup. Mais pour nous autres, sous le signe de l’Arc d’alliance, il y a interrogatoire, il y a détail ! Il y a tous les bénéfices de l’agonie. Indique-moi pourquoi Tu me juges ainsi. C’est nous, comme Job, qui interrogeons Dieu. Et le bon Dieu lui répond : Je M’explique comme Je peux. Est-ce toi qui as mal à Moi, ou Moi au contraire qui ai mal à toi ? Est-ce toi qui M’interroges ou Moi-même qui t’obsède avec la maladie et l’accident, avec tous les déboires des sens, de l’amour, de la fortune et de l’ambition ? Il ne M’a pas suffi, à Moi, d’une seconde pour être Ton père, et puis tout est fini. Ego hodie genui te. Je ne cesse de t’engendrer. Mais c’est toi de ton côté qui Me gênes dans cette affaire qui est la Mienne de t’exister. Si tu savais ces choses qui sont à la paix pour toi ! Il y aurait autre chose à tirer de ce contact...

Dieu est amour, nous dit saint Jean. Mais le Cantique d’autre part nous dit que l’amour est fort comme la mort et que sa jalousie est dure comme l’enfer. La mort et l’enfer, ne les avons-nous pas vus, ne les voyons-nous pas encore fonctionner en grand sur nous au cours de ces terribles années ? Comment donc ne pas estimer que le Créateur d’autant S’est rapproché de nous, que la distance de Lui à nous s’est amincie, qu’à mesure que nous existons moins, et en effet dans les camps de concentration ce fut aussi peu que possible, nous L’obligeons à exister davantage, que les conditions optima, qui sont celles de l’agonie, d’un besoin, d’un appel direct et efficace de nous à Lui ont été réalisées ? Tu aimeras le Seigneur ton Dieu par-dessus tout, et, en effet, n’est-ce point l’aimer que de ne plus dépendre que de Lui, de ne plus exister que par Lui, de ne plus espérer que de Lui ? Et tu aimeras ton prochain comme toi-même... En tout cas on n’a jamais eu plus besoin et d’une manière plus multiple 6les uns des autres, en tout cas on n’a jamais dépendu davantage les uns des autres, on n’a jamais été unifié davantage les uns aux autres qu’aux armées 7, jamais on n’a plus existé les uns les autres que dans les camps de concentration. Tous rasés, habillés des mêmes guenilles, se nourrissant et se soulageant au même baquet, cœur contre cœur, membre à membre entrelacé, sous la même couverture s’entrechauffant du même souffle animal. Vide, Domine, et considera quem vendamiaveris ita !

Le jour de la vendange pour Thérèse, ce fut cette nuit glorieuse, où tel Isaïe à la rencontre du séraphin, elle sentit son âme, quelque chose d’ardent et de salé, lui monter aux lèvres dans un flot de sang. Bonjour, mademoiselle Martin ! Votre sacrifice est agréé, mademoiselle Martin ! Ce bûcher, ne faisant qu’un avec la victime, qui est de votre corps et de votre âme, Dieu a fondu sur lui comme aux jours d’Élie pour y mettre le feu. Ô Vierge sage, ce n’est pas l’huile qui manque à cette lampe dont parle le Cantique – lampades ignis atque flammarum – que votre Époux lui-même s’est chargé d’allumer ! Je suis venu mettre le feu à la terre, mais oui, à cette argile que tu as héritée d’Adam, et qu’ai-Je voulu en vérité sinon qu’il brûle ? Brûle donc, Thérèse ! brûle, flamme alimentée de ton propre souffle ! Brûle noir, brûle clair, holocauste, jusque je t’aie décomposé en chair et en esprit ! Brûle, cierge ! Qu’est-ce qu’elle a, cette petite fille, allumée comme une Pentecôte, à me demander que Ma Volonté soit faite, comme si ça ne devait pas commencer par elle, Ma Volonté, comme s’il n’y avait pas la sienne d’abord pour mettre le feu à la Mienne ? Comme si, l’âme déjà toute prête, il ne lui restait pas ce corps pour que J’en vienne à bout ? Qui dévorera comme moi ? dit le feu. Tu es comme ce flocon d’ouate enflammée pour qu’il procure le vide à la ventouse qui s’applique sur une chair malade. Disparais, flocon ! Évanouis-toi, chair innocente, dans tout ce que Je t’ai donné à contenir de lumière, d’ardeur et d’efficacité !

 

 

 

 

 

 

 

ÈVE LAVALLIÈRE

 

 

Que Votre Nom soit sanctifié !

 

 

ÈVELAVALLIÈRE.

 

Ce n’est pas son vrai nom : je ne sais quelle impulsion intérieure lui a fait prendre celui d’une pénitente célèbre. Elle entre dans la vie mouillée du sang de sa mère que son père assassine sous ses yeux. Le théâtre la recrute en qualité de figurante, une de ces poupées animées dont le seul rôle est de représenter autre chose qu’elles-mêmes. C’est le Théâtre des Variétés, qu’elle épousera plus tard en la personne de son directeur et où elle fera toute sa carrière. Elle avance, elle s’avance, elle fait entendre sa voix, elle joue, c’est dans une pièce qui s’appelle Le Carnet du Diable. Le succès l’accueille, qui ne l’abandonnera pas pendant vingt ans. Elle est l’étincelle qui jaillit chaque soir de ce double électrode que sont De Flers et Caillavet. Je n’ai aucune raison de contredire le dictionnaire Larousse qui prétend que Paris l’aime « pour sa fantaisie cocasse et pour son charme ingénu et pervers ». Tout va bien.

Nous sommes en 1914. La guerre éclate. Ève se réfugie dans un petit village de Touraine. C’est mon ami Charles H., actuellement ermite en Tunisie, qui m’a fait ce récit qu’il tient de sa bouche... Dans un petit village de Touraine. Mais il y a eu la bataille de la Marne. On recommence à respirer. Les théâtres rouvrent. De Flers et Caillavet ne sont pas morts.

Tout va bien. La voici qui fait sa promenade quotidienne, entourée de ses caniches, une cravache à la main. Elle rencontre le curé du pays. Un curé comme un autre. Bonjour, monsieur le Curé !

… Que s’est-il passé ? Je n’ai point gardé une mémoire précise des paroles échangées. La figure elle-même du prêtre a disparu. Il n’y a plus que cette détonation assourdissante.

La Vérité nous gagne parfois progressivement comme un poison dont il n’y a pas moyen de se défaire. Il arrive aussi qu’elle fasse explosion.

Ève est rentrée chez elle. Télégramme à l’homme d’affaires. Qu’il s’amène tout de suite. Il s’agit de vendre tout ce qu’elle a.

Qu’est-ce qui lui a pris, à ce curé de malheur ? Qu’est-ce qui lui est sorti comme ça, probablement sans qu’il y ait pensé. L’Enfer ! Qui est-ce qui pense à l’Enfer. Qui est-ce qui s’occupe de l’Enfer ? C’est bien assez que l’Évangile nous le fasse fumer sous le nez avec une insistance désobligeante. Bien sûr qu’il y a un enfer, nous disent les ecclésiastiques à la page, mais ne craignez rien, il n’y a personne dedans ! En tout cas, ce n’est pas un sujet de conversation. Ni de sermon le dimanche, ou le moins possible. Ça ne fait plaisir à personne.

Comprenez-vous ? Ça dure toujours, cet enfer de l’Évangile ! Rien à faire, toujours, indéfiniment ! Et les conditions d’admission sont très larges, sans parler de la cote d’amour. Ce n’est pas comme l’examen des Affaires Étrangères.

Et alors, comme ça, en pleine figure, à bout portant ! « Est-ce que vous pensez quelquefois à l’Enfer, Mademoiselle ? » C’est comme le Bon Larron quand il s’est entendu tout à coup administrer le Paradis ! Elle, c’est l’Enfer qu’on lui a administré. Et ce ne serait pas tellement l’Enfer si ce n’avait pas été en même temps le Paradis.

Croiriez-vous ? Ça lui dit quelque chose, votre Enfer, monsieur le Curé, à cette personne ! Ce n’est pas pour rien qu’on est entré dans la vie avec la vision de ce démon déchaîné, le papa devant vous qui assassine la maman. Ce n’est pas dans Ma tante d’Honfleur que l’on voit des scènes pareilles. Miquette et sa mère non plus.

Un enfant scandalisé. Un enfant scandalisé, c’est cela sur la scène des Variétés qui fait le bonheur du public parisien : avant celui de M. Samuel. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre il y eût une explication.

Moi non plus, je n’aime pas beaucoup penser à l’Enfer. J’ai des raisons pour ça. C’est l’idée de la compression surtout qui m’est désagréable. Ces quatre parois brûlantes par exemple, à l’image de notre égoïsme, entre lesquelles Thérèse (la numéro un) nous menace d’être serrés enfermés pour toujours et à jamais. Et toutes sortes de détails subtils 8 auxquels on s’étonne que Dante n’ait pas songé. Il a sacrifié au pittoresque.

Je veux dire à une vision naïve et matérielle des choses. Comme s’il n’y avait de souffrance que corporelle, et que la racine du Mal, de toute espèce de mal, fût autre chose que le Dam, que la privation de Dieu, que la privation de la Cause. Dieu ne hait rien de ces choses qu’Il a faites (Sap., II. 25) et auxquelles Il ne cesse de communiquer l’être. Elles ont en Lui leur source, leur raison, leur raison d’être, elles ont une place dans Son plan, Il a pensé à elles de toute éternité. Et puisqu’Il ne les hait pas, c’est qu’Il les aime. Il les aime, est-ce qu’Il va les lâcher comme ça ? – Il les aime en tant que Son image, Son image, au-dessous de la caricature, qu’elles auront beau faire, elles ne cesseront jamais d’exister. Cet amour est figuré par le Feu. Un feu qui unifie dans le Paradis, qui purifie dans le Purgatoire, qui calcine dans l’Enfer.

La Cité de la Nuit ardente, une des erreurs du Florentin, est cette idée pédantesque de la division en cercles : un cercle pour les luxurieux, un cercle pour les orgueilleux, et cætera. Comme s’il n’y avait qu’un orgueil, qu’une luxure, et non pas autant d’orgueils et de luxures qu’il y a de pécheurs. Et comme si l’orgueil et la luxure ne s’arrangeaient pas dans une communication organique et dans des proportions infiniment diverses et subtiles avec une quantité d’autres péchés. Sans parler des relations, et par exemple du combat aux vicissitudes variées pour un résultat strictement personnel, que le mal en nous ne cesse d’entretenir avec le bien. En réalité, il n’y a qu’un péché, une volonté mauvaise s’employant dans des champs d’activité divers. N’est-il pas écrit qu’au ciel chacune des étoiles diffère en éclat ? Et pourquoi n’ajouterai-je pas : en identification spectroscopique ? L’histoire du genre humain est un drame, une action ayant pour moteur un appel à la rédemption : par une accommodation de notre volonté et de notre conduite à la forme de notre Rédempteur. Dans ce drame chaque acteur (sous certain aspect) nécessaire, investi d’une vocation organique, se présente au seuil de la circonstance avec un pouvoir de proposition. L’imbroglio en voie de développement est là qui l’attend, comme un gouffre intelligent prêt à s’arranger indéfiniment pour une fin inéluctable de cet afflux libre d’initiatives aimantées. À chaque démarche, suivant le pouvoir qui est le sien, le survenant engage sa responsabilité. Chaque acte libre produit un résultat immuable qui servira à le juger. Dans cette activité où nous sommes engagés Dieu ne nous laisse pas sans règle et sans guide. Nous avons pour principe la foi en Lui et l’amour de Lui, et tous nos rapports avec le prochain et avec l’extérieur ne sont qu’un exercice intelligent de cet amour. De cet exercice, et en général de toute notre « villication », de l’usage plus ou moins honnête et fructueux que nous aurons fait du capital reçu de notre bailleur, nous aurons à rendre compte. Nous aurons à rendre compte, d’une part d’après les résultats tels qu’ils sont inscrits à notre bilan sur le livre de l’éternité, et d’autre part d’après nos intentions devant un juge dont le cœur se souvient de chaque battement du nôtre. Ce qui se balance alors dans l’esprit de notre Créateur, C’est un poids d’une telle délicatesse qu’elle échappe à notre regard, surpassant toutes les mesures de la science physique, en même temps que l’intuition d’une fiancée 9 ou d’une mère. Mirabilis in aequitate.

En somme, c’est le damné qui se damne lui-même, au prorata de son indice peccamineux. C’est ainsi que dans une solution, le degré de saturation une fois atteint, le corps suspendu automatiquement se précipite.

La plupart des théologiens et des mystiques, à juste titre rebutés par le sujet, ne nous livrent sur l’Enfer que des textes insuffisants. Que ne possédons-nous sur lui un traité comparable à celui de sainte Catherine de Gênes sur le Purgatoire ! Les docteurs, inspirés sans doute par le fameux passage du Livre de Job : ubi nullus ordo, etc., insistent sur l’idée du désordre. Et en effet quel plus grand désordre (chaos magnum) que celui de la créature révoltée contre son Créateur au moment même qu’Il la crée ? Job d’ailleurs exhalait sa vision au moment où, la croix absente du Calvaire, le monde apparaissait dans un état inchoatif, vide encore de son principe. Mais l’Écriture tout de même nous dit que Dieu a créé toutes choses et l’Enfer n’est pas excepté dans le poids, le nombre et le mesure (Sap., 11, 21). L’ordre en effet ne paraît pas séparable de l’existence. Et du Seigneur même il est dit au psaume 138. 8 : Si descendero in infernum, ades. Et ce sont les versets suivants du même psaume qui vont servir d’introduction à la proposition qui me vient à l’esprit.

J’ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront. Et la nuit fut mon illumination dans mes délices 10. Parce que les ténèbres ne sont pas pour Toi obscurité et la nuit sera pour Toi aussi claire que le jour : comme de la lumière telles ses ténèbres. Tu as possédé mes reins, Tu m’as élicité du ventre de ma mère. Je Te confesserai qui épouvantablement sur moi as été magnifié. Tes œuvres sont admirables et mon âme ne le reconnaît que trop. Mon os n’est pas caché de Toi qui l’as fait dans le secret et ma substance dans les infériorités de la terre. Tes yeux se sont posés sur mon imperfection, et tous dans Ton livre sont écrits : des jours seront formés qui m’étaient destinés avant que j’existasse.

Dieu dans tout le champ de Son opération ne peut avoir pour fin dernière que Lui-même. Une certaine explicitation de ce que les Livres Saints appellent Sa gloire. Si les choses dépourvues de vie et les êtres dépourvus d’intelligence y contribuent, combien plus les créatures douées de l’une et de l’autre en même temps que d’un libre pouvoir de s’en servir ! Il n’a rien fait en vain, c’est-à-dire autrement que dans une idée. Et par excellence cet homme en qui Il a mis Ses délices et dont il est écrit qu’Il appelle chacun singulariter par son nom. Nommer, appeler, c’est le même mot. Le nom qui m’a tiré du néant et en qui recruté j’existe aux yeux de Dieu est celui de ma vocation. D’une part le rôle que j’ai à jouer au milieu de mes partenaires dans la vaste entreprise de la Création, d’autre part, je m’exprime comme je peux, le sentiment particulier que j’ai à fournir de mon existence à ce Dieu qui est amour, le genre de mérite qu’il m’a été accordé de végéter en correspondance à la Grâce. Tout cela est sans repentir de la part de notre auteur. Nous agissons notre être. Agere sequitur esse.

Toute l’histoire temporelle n’est faite que pour approvisionner le ciel du personnel appelé, non pas proprement à chanter Dieu à Dieu, comme s’il s’agissait de la chapelle d’un souverain, mais à l’agir, à respirer en Lui les éléments d’une inépuisable parabole, à la fois dans les lois de l’office et dans la liberté de l’improvisation.

Est-il admissible que de cette obligation générale et inhérente à son être de toute créature aucune volonté perverse ait reçu licence de s’affranchir et que succès ait été accordé à l’insolent Non serviam du Mauvais ? Non. C’est de la bouche même de l’Éternel que nous entendons cette affirmation solennelle : Je l’ai juré par Moi-même : de Ma bouche sortira la parole de justice (Verbum justitiae) – il s’agit du Christ – et elle ne me reviendra pas vide : tout genou sera courbé devant Moi et jurera toute langue (Is., 45. 23). Ce Verbe de justice dont il est dit plus tard (Phil, 2. 10) qu’à cause de son obéissance Dieu lui a donné un nom (le nom : ce qui sert à être appelé) au-dessus de tout nom (ne serait-ce pas comme le général est au-dessus du particulier ?) de sorte que dans le nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur terre et dans les enfers. Et, bien plus : n’est-il pas écrit au psaume 148. 7 : Laudate, dracones et omnes abyssi, Dominum ? Et le serpent n’est-il pas à jamais associé à ce talon de la femme qui lui écrase la tête ?

Felix culpa !Le diable, qui a été l’artisan de notre chute, n’était-il pas convenable, leurré par son  irrésistible appétit de l’immédiat, qu’il fût fait l’entrepreneur de notre rédemption ? Dans l’économie de notre salut saint Jean ne nous montre-t-il pas les ténèbres comme indispensables (en fait, non en droit) à la lumière ? Et c’est dans Isaïe (45. 7) que le Seigneur, Lui-même et non pas un autre, forme la lumière et crée les ténèbres, forme la paix et crée le mal. Le premier usage que fait l’Emmanuel de son discernement entre le bien et le mal n’est-il pas d’aller chercher le regulus dans son trou afin sans doute de le faire servir de remède contre le serpent, comme aux jours de l’Exode, quand Israël afin de gagner la Terre Sainte accomplissait son pénible circuit autour d’Édom ? Virtus in infirmitate perficitur, nous dit saint Paul en proie aux industries de Satan. Et enfin, qu’est-ce qu’Il dit, le Seigneur, quand son ennemi a l’impudence de s’en prendre directement à Lui ? IL ne lui dit pas : Va-t’en ! Il lui dit : Va-t’en derrière Moi ! Vade retro post Me ! Prends ton poste derrière Moi. C’est sur l’enclume de la tentation qu’est forgé le mérite, qu’il s’agisse du marteau-pilon des grandes usines ou du délicat instrument de l’orfèvre. Ne serait-il pas injuste de priver l’ouvrier du fruit de son labeur ? Vois ! Regarde, Satan, ce que tu as fait !

La génuflexion dont parlent les textes que je viens de citer n’est pas une simple formalité : le servage, la servitude, à « défaut de service, auxquels le Diable et les siens ont été réduits, ne sont pas quelque chose dont on se débarrasse par ‘un simple geste. Laudate, dracones et omnes abyssi ! Démons, damnés, vous tous selon les innombrables configurations que vous avez données à ce vide qui vous dévore ! Ce monde à qui Dieu du fond de Son éternité a donné le branle, vous en faites partie intégrante, c’est Satan dans le drame de la Rédemption qui n’a pas été récusé en tant que collaborateur, pas un de ses épisodes successifs jusqu’au jour du Jugement dernier auquel il n’ait été étroitement associé, pas un des élus au Ciel qui ne lui doive une partie de sa couronne. Nos œuvres nous suivent, dit le saint Livre, et nous, est-ce que nous n’accompagnons pas nos œuvres ? Et cet ouvrier qui est le Diable, lui aussi, est-ce qu’il n’accompagne pas son œuvre selon un salaire ad hoc ? La miséricorde repoussée qui est devenue la justice, est-ce pour cela qu’elle cesse d’être la miséricorde ? Le miroir en repoussant le rayon l’épanouit, l’opacité engendre la couleur. Songeons à ce pathétique déchirant qui accompagne au théâtre le spectacle de l’ingratitude. La négation, le refus, la haine d’un fils témoignent avec un détail poignant, autant que la reconnaissance, de la bonté d’un père. À travers la liturgie du Paradis je ne cesse pas d’entendre une voix ; qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ? Popule meus, quid feci tibi ? et qu’est-ce qu’elle dit encore ? Absalon, mon fils Absalon !

Les gens légers demandent : Les saints dans le Paradis, d’un bout à l’autre de l’éternité, qu’est-ce qu’ils feront, les saints dans le Paradis ? Et je réponds : Ils seront occupés à respirer Dieu et Dieu sera occupé à les respirer. À respirer leur âme et à la faire passer à l’intérieur de Lui-même, et eux à leur tour à respirer Son Esprit et à Le faire passer à l’intérieur d’eux-mêmes. Le Père vit Ses enfants et Ses enfants vivent leur Père. Afin que tous soient un, comme Mon Père et Moi Nous sommes un. Ego, Ego vivo ! dit le Seigneur. Et comme l’apport vivifiant de l’oxygène allume en nous l’intelligence et la volonté, c’est ainsi que l’apport de Dieu, cet investissement intérieur de la divinité, cet épousement en nous par nous de ce qui nous crée, allumera en nous la connaissance et l’amour, l’amour de notre Cause et l’amour de tous ces frères indispensables autour de nous en qui nous sommes Un pour l’exploiter et en qui universels, catholiques, nous communierons à chaque dilatation de nos poumons.

Et les démons et les damnés aussi, me demandera-t-on, eux aussi, est-ce qu’ils respirent Dieu, est-ce qu’ils vivent de Dieu ? J’oserais à peine répondre si je n’avais des textes formels pour m’éclairer. Le premier est celui des Actes : In ipso vivimus et movemur et sumus. Il n’est pas parlé seulement des saints, mais de tous les hommes sans exception, les pécheurs y compris. Et le second est ce verset d’Isaïe (30. 33) que j’ose à peine reproduire : Préparée depuis hier. Topheth, pour le roi préparée, large, profonde. Aliment d’elle le feu et toutes sortes de bois, et le souffle du Seigneur ainsi qu’un torrent de soufre l’embrase 11. Ainsi que pour un tuberculeux chaque gorgée d’air avive son feu intérieur, accentue avec sa souffrance le mal qui le dévore, ainsi pour les Élus chaque gorgée de Dieu active, actualise leur sentence dans la Justice, ainsi pour les démons et les damnés chaque gorgée active, actualise, vérifie, et j’allais presque dire sanctionne, sanctifie leur incapacité radicale de Ça.

L’Enfer donc, cette communauté dont Dante nous dit que de l’éternel Amour elle tient sa charte, c’est le Paradis affecté du signe : moins. Le Paradis est la jouissance de Dieu, une intégration agile et parfaite de notre volonté à celle de Dieu, comme d’un excellent virtuose à celle du compositeur. L’Enfer est la privation de Dieu, ce n’est pas assez dire et comment faire comprendre ces profondeurs de Satan ? Une jouissance de la privation de Dieu. C’est ce que nous fait comprendre le psaume 138 où l’on voit les ténèbres tenir le rôle de jour : sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus. Le rôle de la lumière est de montrer, le rôle de ces ténèbres est donc aussi de montrer, de montrer en repoussant, elles montrent en négatif. Il n’y a plus rien qui s’interpose entre nous et notre cause. La même pulsation de la Volonté divine qui anime les anges et les élus pourvoit à l’existence des démons et des damnés. C’est ce même choc vivifiant leur fournissant la connaissance et la possession de l’ensemble, que les uns traduisent par un Oui et les autres par un Non. Le pécheur, pour employer le jargon kantien, s’est érigé en maxime universelle. Eh bien, le voici, cet univers, le voile est retiré, mets-toi à table, essaye de le digérer au moyen de cette « maxime universelle » que tu lui fournis ! Tu as la cupidité, tu as le désir, et, maintenant que tous les voiles sont retirés, cette cupidité et ce désir peuvent être aiguisés, multipliés jusqu’à l’infini, tu peux comprendre qu’en effet il n’y a pas d’homme vivant qui ne soit à la fois le créancier et le débiteur du monde entier, mais la possession, la légitime, celle qui s’appuie sur le droit test à jamais refusée. Ce n’est pas toi qui as fait le monde. Je ne te l’ai prêté, dit Dieu, que pour que tu Me le rendes. Et comment t’y prendrais-tu pour Me le rendre, puisque, fermé à Mon amour et ne Me connaissant pas, tu ne Me connais pas ! Ce n’est pas que ta dette et ton devoir à Mon égard et à l’égard de tout cet ensemble dont Je t’ai fait partie inéluctable aient cessé. Constate seulement, malheureux, l’étendue de ton insolvabilité ! Que la nuit puisse être « une illumination dans mes délices », qu’il y ait une jouissance de la créature « retranchée sur sa différence essentielle » à contre-bien, à contre-lumière, à contre-être, à contre-Dieu (contre pouvant signifier comme pour Satan face à face), cette monstrueuse doctrine appelée le bouddhisme, cette initiation au néant qui engourdit l’âme de millions de nos frères humains est là pour nous le prouver. La jouissance du Néant, de cela radicalement en moi par quoi je suis ce qui n’est pas, n’est-ce point-là ce qu’ils appellent le Nirvana ? Et de même que les ascètes y arrivent directement par une inversion de notre regard retourné sur nous-mêmes, par une contemplation de ce qui au milieu de nous, le nombril, atteste notre jointure avec Rien, que d’attraits divers pour le commun des hommes enchantent la coupe de l’autodestruction ! L’alcool, la luxure, la paresse, l’orgueil, l’envie, autant d’aimables servantes qui nous introduisent progressivement à quelque chose de plus profond : le goût de la mort pour elle-même. Le regard porté à la fois sur Dieu, sur cette immense cérémonie dans le Ciel qu’est l’explicitation dans l’Amour de la Vérité divine, et sur nous-mêmes, sur le devoir essentiel et sacré auquel nous avons failli, nous nous faisons contre nous-mêmes les instruments de la Justice, nous nous faisons contre nous-mêmes les ouvriers de la seule satisfaction qui soit en notre pouvoir, Acharnés contre ce nom qui sert à nous appeler. Toute l’éternité est à nous pour nous expliquer à nous-mêmes notre condamnation. Dans notre immense malheur, si nous n’avons point part à l’amour, c’est quelque chose tout de même de satisfaire, non point passivement seulement, mais activement à la Justice. D’être là, et de ne pas vouloir, somme toute, être ailleurs. De témoigner. De faire partie d’un ordre éternel, imprescriptible, nécessaire. Saint. Car n’est-ce point Jérémie (51. 28), parlant de Babylone qui dit : Sanctifiez contre elle les nations, les rois de Médie et de toute la terre. La Justice n’est-elle pas par elle-même une chose sainte, fût-ce un damné dans l’Enfer qui l’exerce contre soi ?

Contre soi et contre tous les membres de cette société maudite à laquelle il est incorporé. La loi de la Charité veut que nous soyons impuissants à nous tout seuls à nous exprimer, à fournir tout ce que nous devons. Il y faut l’emploi, la pression de tout cet ensemble, de toute cette composition, de tout cet agencement dont nous faisons partie. Il est né saintement dans l’esprit du Père une quantité d’hommes et de femmes qui ont besoin de nous pour s’exister intégralement dans une innombrable autour d’eux prolifération de rapports, et dont nous avons de notre côté besoin pour nous réaliser. C’est ce que les traités de morale appellent la catégorie des droits et des devoirs envers le prochain. Ces devoirs et droits font partie de nous-mêmes, de ce Cahier des charges secret que nous apportons avec nous à la naissance et que nous emportons avec nous dans l’autre vie, celle d’en haut ou celle d’en bas. Au ciel on se demande et on s’obtient dans une vision claire, l’amour ; en enfer on se demande et on s’obtient dans une vision claire, terrible pensée ! la justice.

Comme il y a une communion des Saints dans le présent, il y en a une pour eux dans la continuité. Pas un acte d’amour et de louange dans le passé et dans l’autre direction à qui nous demeurions étrangers. Et de même pour les Maudits, au sein d’une organisation impitoyable, pas un de ces actes d’amour et de louange, pas une des phases dans son déploiement de l’éternelle cérémonie, auxquels ils ne soient associés sous la forme du manque. Combien étroitement associés le psaume 108 qui fait partie de la liturgie des Jours Saints nous le donne à comprendre. Comme il a aimé la malédiction – soit le refus délibéré de quelque chose de positif – elle lui viendra, et comme il n’a pas voulu la bénédiction, elle sera éloignée de lui. Il a revêtu la malédiction comme un vêtement ajusté, c’est l’extérieur, le châtiment adapté au support que nous lui fournissons, et elle est entrée comme de l’eau dans nos intérieurs, ou comme l’air que nous respirons vivifie notre chair, notre esprit, notre volonté, notre mémoire, notre âme, et comme de l’huile dans nos os, imprégnation et combustible, elle ne manque plus d’huile, la lampe des Vierges folles ! Que cela soit au damné comme un vêtement extérieur et intérieur et comme une ceinture dont il est ceint, la ceinture qui tient le vêtement appliqué au corps. Et si nous voulons avoir quelque idée plus précise des malédictions dont il est question ici, je renvoie le lecteur au terrible chapitre XXVIII du Deutéronome. Que si tu ne veux pas entendre la voix du Seigneur ton Dieu pour la garder et pratiquer toutes les ordonnances et cérémonies que Je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici viendront sur vous et vous appréhenderont. Tu seras maudit dans la cité et tu seras maudit dans le champ, dans ton emmanchement et dans tes œuvres. Maudit ton grenier et maudites tes réserves, le contenant et le contenu. Maudit le fruit de ton ventre et maudit le fruit de ta terre, maudit le croît de tes bœufs et celui de tes moutons, à la fois tes propres produits et le résultat de tes soins. Maudite ton entrée et maudite ta sortie. Dieu t’enverra la famine et la faim, la vérité pour te confondre dans toutes tes œuvres, pour t’écraser et te réduire à rien à cause de ces inventions exécrables en qui tu M’as abandonné. Que le Seigneur t’envoie la peste pour te consumer en cette terre où tu vas entrer. Que le Seigneur te frappe d’indigence, de faim et de froid, d’inflammation et de cuisson, de rouille et d’air pourri, et qu’Il te poursuive jusqu’à la perdition. Le ciel au-dessus de toi, qu’il soit d’airain, et la terre que tu foules de fer. Votre vie sera comme pendue devant vos yeux, tu retourneras en Égypte pour être vendu à tes ennemis.

Et cela continue ainsi pendant plusieurs pages. Et le chapitre XXVI du Lévitique en dit tout autant. Je viendrai contre vous, dit Dieu, Je vous frapperai sept fois, c’est la contrepartie des dons du Saint-Esprit, de cet Esprit qu’Isaïe tout à l’heure voyait souffler sur l’Enfer. J’enverrai contre vous le Vengeur de Mon Alliance.

Je demande pardon à mes lecteurs de leur remettre sous le nez pour qu’ils les respirent, sous les yeux pour qu’ils les ingèrent et les digèrent des vérités, je le sais, presque impossibles à soutenir sans vertige. Et cependant qu’a fait Notre-Seigneur et sur quelle partie de Son message dans l’Évangile est-il insisté davantage ? Je demande ce qui autre chose que Satan aurait pu L’arracher du sein de Son Père et L’incorporer à la croix. Aujourd’hui l’Enfer n’est plus à la mode. J’allais dire qu’on l’a mis au rebut. Dans un coin. On ne s’y réfère plus que par des allusions gênées. Et, en effet, il est gênant. Autant que l’amour lui-même et tout ce qui en veut à notre substance. On les a joliment canalisées, ces lampades ignis atque flammarum ! jusqu’à en faire un élément de notre chauffage. Mais en somme le rideau aux couleurs criardes des époques naïves ne réussissait guère moins que notre pudique linoléum à en dissimuler la réalité solennelle et sacrée.

L’Enfer aussi, Dieu l’a créé, tout de même que la lumière crée les ténèbres. C’est au moyen de Dieu que le Diable se l’est procuré. L’Enfer aussi fait partie de l’éternité. Il ne cesse de faire partie de ce spectacle aux yeux de notre Créateur offert. Dieu est amour. Et si Dieu est en Enfer, comme nous dit le psaume, Son amour y est aussi. L’Enfer est là pour montrer à Dieu ce que le refus fait de l’amour, et cela s’appelle la Justice. Mirabilis in æquitate Deus.

Comment imaginer quelque chose hors de l’Être ? Comment hors de l’Être existerait-il quoi que ce soit ?

Mais Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit (Jn., 14. 3) : Où je suis, Je veux que vous soyez avec Moi. Mais Dieu est en Enfer suivant les trois modes de présence qu’indique la théologie. Nous y sommes donc avec Lui et, quoi qu’en dise Rimbaud « la vision de la Justice n’est pas le plaisir de Dieu seul ». Il est aussi le nôtre. Non que, pas plus que notre auteur, nous puissions haïr aucun de ces frères qu’Il nous a donnés, aucune de ces images de Lui qu’Il s’est procurées, mais de par le sacrifice de la croix, Dieu du moins les a soulagées de l’inutilité, elles servent, elles nous servent, elles nous ont servi et nous comprenons comment. Si, capables de servir à Dieu, elles sont incapables de s’En servir, et par là imperméables à notre reconnaissance, ce n’est pas notre faute. Nous les pénétrons jusqu’à la racine, jusqu’à la cause formelle. Nous rejaillissons sur elles. Elles qualifient notre onde, Les psaumes 59 et 57 expriment cela en disant que les justes riront du sort des méchants, c’est une espèce de comédie qu’ils leur donnent, la « divine comédie » dont parle Dante. N’y a-t-il pas joie à voir Dieu tirer utilité et service de ce qui Lui est le plus contraire ? Tout l’Enfer craque de ce sel qui lui est dispensé à pleines poignées 12 !

 

Le Vengeur de Mon alliance ?Mais n’est-ce pas lui que notre gracieuse étoile des Variétés a senti se réaliser sous son corsage – ce que les techniciens de l’hydraulique appellent un coup de bélier – à l’évocation de ce prêtre bonasse ? Tout n’était pas superstition dans l’attention augurale que les Anciens apportaient aux évènements les plus insignifiants. Et c’est peu de chose aussi que le bris d’un scellé, que la mise en marche de tel ou tel dispositif de sécurité. Il suffit pourtant À dénoncer l’imminence d’une catastrophe. C’est peu de chose encore qu’une créature humaine, mais pourquoi lui refuserions-nous, plus qu’à une combinaison de corbeaux, une sensibilité, animale et spirituelle, à l’évènement imminent ? On cherchait l’avenir à l’intérieur des bêtes, pourquoi ne trouverait-on pas le présent dans le nôtre ?

Ainsi le Diable utilisant pour se manifester cette vieille blessure incurable jadis ouverte dans le cœur d’un enfant.

Nous sommes en 1914 et peut-être en 1915. La guerre dure depuis plusieurs mois déjà. Les Variétés vont rouvrir. Mais, il n’y a pas à dire, il se passe quelque chose à la frontière, cette frontière difficilement maintenue, qui décolore Ma tante d’Honfleur. Ce n’est plus comme avant. Le journal du matin tinte un glas que la nuit ranime. Et l’on est désespérément seul dans ce patelin ! Présence du cafard.

Le cafard, ce n’est pas un nom plus mal choisi qu’un autre pour le Diable. Le voici, mademoiselle Eugénie Fenoglio ! À votre service !

Vanitati subjecta est creatura non volens. C’est une phrase que je me suis souvent répétée dans les dîners officiels, au milieu d’aliments et de présences également insipides tandis que je disais mon chapelet sous la nappe. Et encore plus souvent au théâtre. Voici la dispensatrice numéro 1 de ce genre de vanité, en qui le sens de la phrase de saint Paul a fait tout à coup explosion. Elle se tient étonnée.

Isaïe nous explique cela à sa manière. Vous avez engendré de la paille, dit-il, et, dans un autre endroit, de l’étoupe. Il suffit d’une étincelle pour y mettre le feu.

La chose qui ne sert à rien. Mais qui diable est-il donc, celui qui a dit le premier : Je ne servirai pas ?

Les gens vont au théâtre (et au cinéma) pour se remplir les yeux, les oreilles, la mémoire et le cœur de cette chose qui n’est pas et qui ne sert à rien. Et pendant toute sa vie, ayant échangé sa personnalité elle-même contre un nom faux, Eugénie Fenoglio a été l’instrument de cette administration. De Flers n’a jamais collaboré plus étroitement avec Caillavet que l’imprésario souterrain avec sa poupée favorite. Et cette collaboration si intéressante, voilà qu’il la sent menacée ! On comprend qu’il n’ait pas pu retenir un mouvement, peut-être imprudent, de mauvaise humeur.

L’Enfer ! c’est autre chose de l’avoir vu inspirer « pour l’esbaudissement des foules » je ne sais combien de vaudevilles et d’opérettes – Les Sept Châteaux du Diable, Le Diable au couvent, Orphée aux enfers, etc., etc., etc. – et de le constater face à face, irrécusable, à peu près comme la sœur Marie Alacoque a constaté le Sacré Cœur.

 

Elle se tient étonnée.

Les trois saints personnages à qui s’attarde ma méditation, je ne puis me refuser à l’idée qu’ils répondent aux trois premières demandes du Pater.

Qu’est-ce qu’il est allé chercher, le frère Charles, à l’intérieur du Sahara, à l’intérieur du désert, sinon un lieu soustrait à toute direction, à toute destination profane, un terre-plein sans aucune pente, où la prédominance d’un horizon particulier ne préjudicie pas à ce cercle parfait qui est la transcription de l’Infini sur la surface. La mer est la proie du possible, mais le désert dans un éternel présent est le séjour de l’adoration et de l’extase. In terra deserta et invia et inaquosa, sic in sancto apparui tibi (Ps. 62. 2). Tel ce lieu que Charles a choisi pour adjurer les quatre points cardinaux au nom de l’étoile polaire. Que Votre Règne arrive ! Advemat Regnum Tuum ! Il ne dit pas à Dieu, comme les anciens prophètes, d’arriver, de rompre le ciel pour arriver. C’est fait. Il est déjà arrivé. Le Roi est là, c’est au Royaume d’arriver, de se mettre en mouvement pour Lui arriver. Souffle, vent du Nord, et toi, lève-toi, vent du Sud (Cant. 4. 16). Je dirai à l’Aquilon : Donne ! et à l’Auster : Ne retiens pas ! Amène mes fils du pays lointain et mes filles des extrémités de la terre ! (Is, 43. 6). Cela dit, l’invocateur lègue son esprit aux mains, c’est-à-dire à l’opération de l’avenir. Au milieu de ce vide ouvert pour ne plus s’effacer, il y a une tache de sang.

Le règne, le royaume est une chose extérieure. La volonté est une faculté de l’âme qui est préposée en nous à l’exécutif. La prière : Que Votre Volonté soit faite ! n’a donc pas son accomplissement quand il y a une coïncidence, plus ou moins fortuite, entre l’intention divine et l’évènement extérieur. Il ne suffit pas qu’il y ait incidence d’un côté, il faut qu’il y ait de l’autre appréhension. Il faut qu’une satisfaction manifeste réponde à un besoin latent. La volonté de Dieu est une nourriture suivant ce texte de saint Jean (4. 34) : Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui M’a envoyé. Et de même nous lisons dans Isaïe (55. 10) : Comme la pluie et la neige descendent du ciel et qu’elles abreuvent la terre, la fécondent et la font germiner, et qu’elles donnent la semence au semeur et le pain à celui qui mange : ainsi Ma parole qui sort de Ma bouche ne reviendra pas à Moi sans fruit, mais elle fera tout ce que J’ai voulu et elle prospérera dans ces choses à quoi Je l’ai envoyée. Il ne s’agit donc pas d’une action mécanique. Il s’agit d’une fécondation. Il s’agit sous la sollicitation du mot d’une conception correspondante. Le semeur est sorti pour semer et notre prière est que le territoire sur lequel se déploie son geste lui réponde par une multiplication aussi généreuse que possible. La liberté de Dieu répond à la disponibilité de la terre. Si le grain ne meurt pas… c’est avec ce mot à la bouche que Thérèse s’anéantit dans cette prière totale à Dieu que Sa Volonté s’accomplisse, purement et simplement qu’elle s’accomplisse, et qu’elle renouvelle ce cri d’Osée vers le ciel, afin qu’il exauce la terre et que la terre exauce le froment, le vin et l’huile, tout ça dont elle était prégnante sans le savoir. Il n’y a pas de fécondation sans amour et il n’y a pas d’amour sans violence, suivant cette parole de l’Évangile que le Royaume des cieux souffre violence et que les violents l’ont ravi (Mt, 11, 12). Et c’est pourquoi cette seconde prière du Pater, au moment que Dieu l’exauce, est, comme la première dont nous contemplions tout à l’heure l’accomplissement, accompagnée d’une effusion de sang. Ce sang obsécratoire que le Grand Prêtre dans l’Ancienne Loi emportait à l’intérieur du voile. Ce sang salé par une bienheureuse nuit que la vierge de Lisieux a senti monter de son cœur à ses lèvres. Élargis ta bouche, dit le psaume, et Je la remplirai.

Et la première prière du Pater, maintenant, que nous avons laissée derrière nous, n’est-ce point une trop grande audace que d’en charger la pénitente Ève, et qu’à cette soudaine poussée en elle du démon jusqu’à la visibilité, s’associe on ne sait comment ce cri éperdu : Que Votre Nom soit sanctifié ! Et pourtant est-ce le Diable à lui tout seul qui est capable de renouveler la face de la terre ? Ce grand miracle qu’est une conversion, il n’y a que l’Esprit Saint qui s’en charge et le psaume 103 que je viens de citer le compare à une création. Le diable n’est rien sans ce Dieu qu’il contredit et qu’il atteste. Qu’il sanctifie, peut-on dire, en Le blasphémant. Ève n’a pu s’apercevoir du Diable qu’en s’apercevant de tout cela qu’il contredit, de tout cela en lui qui fait le Diable, de tout cela, pas autre chose que le Nom, le Nom de Jésus, ce Nom dont il est le Non, impuissant, le Nom qui lui fait plier le genou.

Le Nom. Qu’est-ce que le nom ? Le nom est le résumé conventionnel d’un être distinct, personne ou chose, qui de lui nous procure la présence intelligible. Le nom est plus ou moins nom, suivant qu’il nous procure, intelligible, une présence, plus ou moins exacte et complète, et j’ajouterai plus ou moins intense, de l’être ou de l’objet signifié.

Dieu seul, en tant qu’Il est l’auteur de leur vocation et de leur sens, connaît le nom plein, le nom parfait de Ses créatures, ce « nom nouveau », investi par le baptême, par quoi elles seront connues de Lui dans le Ciel. Ce nom qui exprime l’essence, c’est-à-dire la notion du rapport particulier qu’elles ont avec Lui, est antérieur à leur existence, puisque c’est Lui en fait qui les a appelées à l’existence. La première chose que fait Dieu en constituant Adam, comme, plus tard, Moïse, son Vice-Dieu, afin qu’il ne prenne pas le nom de Dieu en vain, c’est de faire défiler toutes les créatures en esprit devant ses yeux afin qu’il apprenne à les appeler de ce nom qu’elles ont par rapport à Lui et qu’elles Lui procurent ainsi un vocabulaire. Et c’est ainsi que plus tard Il les apportera dans un linge à saint Pierre, ce linge en qui je vois l’enveloppe du corps crucifié, non seulement pour qu’il les connaisse, singulariter, ces étoiles vivantes, mais pour qu’il les mange, qu’il les assimile intérieurement en tant que le sens particulier qu’elles ont.

Le nom est ce qui authentifie la personne. Et Dieu qui est la personne par excellence, comment n’aurait-il pas un nom propre, un nom qui empêche de Le confondre avec aucun de Ses attributs, un nom qui Le fait, un nom qui l’empêche de Se dissoudre, infini, dans l’indéfini du panthéisme. Je jure par Moi-même, dit le Seigneur à Moïse. Cette promesse que Je te fais, Je la signe, Je l’enregistre en présence de deux témoins. Je Me suis donné à Moi-même une parole qui désormais fait partie de Moi et qui ne peut plus être retirée.

Le nom est cela qui fait Dieu et c’est cela au baptême qui nous fait enfants de Dieu. Et c’est cela aussi dans le sacrement du mariage qui, en confondant les noms des conjoints, fait de deux créatures une seule. Et c’est pourquoi quand Dieu choisit Israël en union sempiternelle, la première chose que fait Moïse (Ex., 3. 13 et 14) est de Lui demander Son nom. J’irai, dit-il, vers les enfants d’Israël et je leur dirai : le Dieu de vos pères m’envoie vers vous. Mais s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? et Dieu dit (jusqu’ici il ne s’était indiqué qu’en tant que « le Dieu de leurs pères ») : Je suis Celui-qui-suis. C’est ainsi que tu répondras aux enfants d’Israël : Celui qui s’appelle Je-suis-celui-qui-suis m’a envoyé vers vous. Pas seulement à Israël. Pas seulement à Pharaon, mais à chacun de nous. Il arrive un moment dans la vie du croyant où l’âme atteinte dans ses profondeurs demande humblement à Ça qui lui parle qui il est. Et le nom qu’elle entend n’est plus seulement celui que la bouche sacrée réitère devant Caïphe : Ego Sum, c’est celui qui jette par terre les délégués de la puissance extérieure : Jesum Nazarenum. Et nous aussi elle nous jette à genoux. C’est comme un parfum violent qui tout à coup nous fait oublier de l’équilibre. Ton nom est une huile répandue (Cant., 1. 3) 13.

 

Notre-Seigneur a dit au Diable d’aller derrière Lui mais tout le monde sait que la meilleure manière de suivre est souvent de précéder. Tel ce flair, quelque chose de suspect ! qui depuis la scène de Toulon a attaché notre rabouin aux pas d’Eugénie Fenoglio. On le voit, comme dans les Danses macabres, qui s’est installé pour suppléer à ses défaillances dans le trou du souffleur, on le voit qui l’attend dans les couloirs pour l’envelopper dans son manteau, et encore qui se permet respectueusement des suggestions au restaurant. Et voilà ce butor ensoutané qui est venu tout gâter ! C’est le cas de dire que les sots paltoquent là où les anges craignent de marcher ! Il n’y a eu qu’un éclair et il a suffi ! Un seul éclair qui a tout déchiré du haut en bas ! Un échange de noms une seconde dans un cri d’amour et d’horreur ! Ecce Ego ! Ecce Ego ! Voici Je ! J’ai dit : Voici Je à la Nation qui ne M’invoquait pas ! Cette petite bonne femme, comme elle a appris à se servir de ce nom, le sien, qu’elle ne connaissait pas ! Il te sera appelé un nom nouveau dont la bouche du Seigneur te nommera. Car celle-ci, dit Dieu, le jour est venu qu’elle M’appelle : Mon époux ! et non plus davantage Baali ! La Vierge folle tout à coup a touché de l’huile pour en remplir sa lampe. Ton nom est comme une huile répandue ! Une huile inépuisable comme celle de la Veuve de Sarepta ! Le joug a pourri à la vue de l’huile !

Ce petit temple grec du boulevard des Italiens, ce paganisme moderne réduit à peu près aux dimensions et à la dignité d’un urinoir, il en est sorti cette héritière de la Belle Hélène pour recevoir un nom nouveau. Non plus ce nom de poupée qu’elle s’est inventé à elle-même : un autre nom que son cœur a appris, mais qu’il serait bien incapable d’enseigner à ses lèvres. Ce n’est pas elle qui ferait la prière du psaume de ne pas être confondue. Elle ne demande que cela au contraire, d’être confondue, comme la femme l’est légalement avec son époux par le mariage. Quoique « mariage », elle n’oserait prononcer ce mot. La Moabite ! Elle se tient là, sourde, muette, aveugle ! Et puisqu’il lui faut un nom, que ce soit ce nom faux en qui elle a répudié son identité.

Et que le Vôtre soit sanctifié !

 

Pour le moment, il n’est pas très sanctifié sur la terre, ce Nom énorme dans lequel les Anges craignent de regarder. On dirait plutôt qu’il est proscrit. Car on a beau dire que c’est un nom incommunicable, pas du tout ! Il ne vous est pas plus tôt entré par les oreilles, ça c’est vu ! qu’on en a jusqu’aux talons ! Alors mieux vaut ne pas s’exposer, et si on ne peut pas toujours se surveiller, eh bien, que ce ne soit plus un nom, ni même un mot, simplement une exclamation. Il y a des endroits pour Dieu, comme pour les autres besoins de la nature, et alors, vous me direz ce que vous voudrez, c’est naturel qu’on ne songe pas à les satisfaire en public. Alors expurgeons courageusement la Société de cet intrus et d’abord apprenons aux enfants à se passer de lui, à se passer de toute autre chose avec lui que les réalités et les faits, envisagés avec pas autre chose que les moyens du bord, les ressources de l’expérience et de la raison, comme on dit. Qu’on l’expulse du prétoire et de la diplomatie ! Nous ne voulons d’autre roi que César, d’autre autorité sur nous qu’effective et immédiate. Tolle ! Tolle ! La terre aux terrestres ! Débarrassons notre ménage de ce resquilleur. C’est fait, quel bonheur ! On respire, on est tranquille !

Mais pas du tout, on ne respire pas et on n’est pas tranquille.

Subjecta est creatura vanitati non volens.

Les animaux connaissent leur maître et n’obéissent qu’à lui. Et de même la créature n’est faite que pour son Créateur et pour n’obéir qu’à Lui et à tout cela qui porte Sa marque sur le front. C’est Jésus seul, c’est le Verbe seul, qui appelle tout genou à plier, par un mouvement de liberté irrésistible. Hors de la liberté il n’y a que la contrainte et hors de la contrainte il n’y a que le chaos.

C’est cette peinture de l’Humanité sans Dieu, inquiète, anxieuse, mécontente d’elle-même, d’une matière à la recherche de sa forme que nous donne Isaïe dans son chapitre XXIV. Confractione confringetur terra, contritione conteretur terra, commotione commovebitur terra, agitatione agitabitur terra sicut ebrius. Confractione, c’est la rupture de tous les liens sociaux de par le retrait à l’intérêt général de l’intérêt particulier. Contritione, à l’inverse, c’est l’écrasement du droit particulier par la volonté générale. Commotione, c’est le mécontentement de ce qui est et l’inquiétude de ce qui n’est pas. Agitatione, c’est la préférence de ce qui n’est pas à ce qui est. C’est une incertitude de l’équilibre.

Et ainsi se trouvent caractérisés les deux camps entre lesquels actuellement souffre de division l’Humanité.

Le premier est celui de la contrainte qui a pour principe la peur. Le moyen d’échapper à l’avenir, c’est le présent, à l’imagination, c’est la contrainte, à la dissolution, c’est la congélation. C’est ce que le prophète exprima par ces trois mots : la peur, la fosse et le filet. De quoi le démoniaque Empire soviétique nous fournit sous nos yeux l’illustration. La peur, la terreur, inutile d’insister. La fosse, l’état de limitation, de compression, de contrainte, à la fois physique, intellectuelle et morale, de même. En ce jour, explique le prophète, ce qu’il en a été des anges du ciel sera réitéré sur la terre : ses rois, c’est-à-dire tout ce qui sur la terre prétend à l’autonomie, seront rassemblés et resserrés comme en un fagot, serrés et enfermés dans un cachot, ce qui échappera à la fosse sera pris par le filet (la police) et ce qui échappera à la police n’échappera pas à la fosse. Parce que les cataractes d’en haut se sont ouvertes (le pacte étant rompu que nous avions scellé avec le ciel) et que les fondements de la terre ont été ébranlés (écroulement d’un côté et séisme de l’autre).

Mais au regard de ce continent humain reconquis par l’âge glaciaire, voyons-nous notre restant de planète en possession d’équilibre et de sécurité ? Commotione commovebitur terra, agitatione agitabitur terra. Les presqu’îles démarrées dont parle le poète n’ont pas encore retrouvé leur mouillage. Je parle de ces blocs difformes, États ou classes, et je pourrais aussi bien dire doctrines, tout cela entrechoqué qui s’interroge douloureusement. Le malheur de tout ce brouhaha de langues et de nations, au sein de cette tour de Babel ou gratte-ciel que l’on est en train de construire à New York, c’est qu’elles ne se sentent pas aspirées et soutenues par un principe. Elles n’ont pour ciment que la peur et pour solidité que le poids. Comme dit le psaume 88. 42, posuisti firmamentum ejus formidinem. Leur agitation est fonction de la hideuse immobilité de l’autre masse. Et quant à ce qui est de la fosse et des chaînes, rien ne garantit Atlas du vertige de l’une et de l’insinuation sournoise des autres comme des tentacules.

Et cependant toute péninsule que l’on soit, ce n’est pas sa faute si on lui a coupé son amarre, ou plutôt si comme d’elle-même elle s’est dissoute. Toutes ces couronnes royales, est-ce qu’elles n’ont pas succombé l’une après l’autre à l’automne par un effet moins de violence que de caducité ? C’est vrai que le nom de Dieu était ignoré au-dehors et qu’il figurait en tête des Actes publics. Mais n’a-t-il pas été écrit sur le Sinaï que tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain ? Le vrai nom du Sauveur, quand le préposé au baptême le Lui fait demander, que répond-Il ? Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les pauvres sont évangélisés, et c’est seulement tout à la fin qu’il ajoute : Bienheureux ceux qui n’ont pas honte de Moi et qui de ces bienfaits ont l’idée de remonter à leur source. En dépit de toutes les lenteurs, de tous les accrocs, de tous les scandales, on ne peut nier que depuis des siècles l’idée de bienfaisance et même de justice sociale n’ait accompli des progrès, et nul ne fait du bien n’importe comment à Son prochain sans plaire à Dieu.

Le message du frère Charles était un appel à l’horizon circonférent : Que Votre Règne arrive ! C’est toute la terre que j’invoque ! Qu’elle se mette en mouvement vers l’unité ! Le message de Thérèse est celui de l’Aride au premier jour de sa création quand elle était inane et vide et qu’elle implorait par le fait même de son silence et de son néant la main édificatrice. Le message de la pénitente… mais est-ce qu’il y a un message de la pénitente autre que celui d’une terre profondément labourée qui fume, autre que ce serment qu’une terre altérée fait à la pluie ? Toute la société extérieure, qu’est-ce que c’est d’autre qu’un arrangement pour ignorer Dieu, et tout à coup, voilà ! devinez qui ? une poupée ! la poupée d’un bazar parisien qui s’écrie qu’elle en a assez et qu’elle est vivante, et qu’on en a assez d’être soumis à la vanité ne le voulant pas, et que c’est terrible de tomber dans les mains du Dieu vivant ! combien doux et combien terrible ! Et voilà de nouveau le scandale de Verlaine qui recommence ! Le scandale de quelqu’un qui s’avise de traiter le bon Dieu autrement qu’avec les formes, égards, respects, précautions, bien dus à quelqu’un qui n’existe pas ! mais qui fait semblant et alors il faut faire semblant aussi ! Le pauvre Verlaine est retourné bien vite à son ruisseau. Mais celle-ci, c’est vraiment pour de bon que le cœur lui a mis le feu ! C’est bien Dieu à haute voix qu’elle a dit ! Que Votre Nom soit sanctifié ! Ce nom que les gens convenables ne prononcent que l’œil inquiet et la main devant la bouche !

Heureux ceux qui ne sont pas scandalisés de Moi !

Ce n’est pas sur les planches qu’on apprend à se scandaliser de quoi que ce soit ! Elle s’est mise toute nue, comme saint François ! Ce que les gens convenables cachent soigneusement, si soigneusement qu’ils ont bien de la peine à le retrouver, ce nom interdit, ah ! elle est devenue une gêne pour tout le monde, quand elle voudrait le retenir il lui sort de partout ! François allait mendier son pain de porte en porte. Elle fait de même pour cet autre pain dont le goût lui a été révélé, ce pain étroit dont elle pressent qu’il prélude à un immense festin. La voilà comme l’Égarée du Cantique qui court de la porte d’un couvent à celle d’un autre couvent pour demander des nouvelles de Celui qu’elle aime. Toujours repoussée. Qui me donnera ce frère, suçant les seins de ma mère, qui est l’Église, que je le trouve et que je colle mes lèvres aux siennes et que personne ne me méprise plus ? Et pourtant elle aurait quelque chose à partager avec lui, cette coupe assaisonnée dont il a pu peut-être oublier le goût depuis la croix, je dis ce péché encore frais dont le parfum n’a pas eu le temps de s’éventer. Console-toi, Rejetée ! Tu as avoué Dieu, écoute Dieu à Son tour qui t’avoue : Ad quem respiciam nisi ad pauperculam et contritam spiritu et trementem sermones meos ?

L’Écriture en maints endroits compare la parole de Dieu à une semence. Mais il y a bien des sortes de semences. Il y a autre chose qu’une production lente, avare et retardée. Il y a cette multiplication avec une rapidité foudroyante, presque instantanée, qui est celle des cultures bactériologiques. Il a suffi de ces yeux qui se ferment, il a suffi de ces lèvres qui s’ouvrent, il a suffi de ce cœur, il a suffi de Ça dans le péché qui livre sa substance ! Il a suffi de ce rien du tout de paupercula ! Et maintenant à la manière d’un incendie qui se propage aux dépens de tout ce qu’il trouve à dévorer, il s’est engendré en nous de l’étoupe, dit le prophète, et il s’est conçu du feu. Il ne nous reste plus pour âme, pour racine de notre âme et de notre souffle, que cette syllabe unique, que cette interjection enfouie ! Entends-la donc, ô Père, avec l’accent enfin de la sincérité, cette parole dont Tu étais altéré ! L’entends-tu infatigablement s’élever vers toi, la lamentation et le rugissement de tout ce qui a réussi à être tes fils ! La guerre est revenue, elle a recommencé ! Des champs de bataille, de la litière des hôpitaux, des geôles, des camps de concentration, de l’antichambre des chambres à gaz, des mâchoires de l’enfer, il a enfin réussi à s’élever dans une éruption de sanglots et de blasphèmes, le cri de la foi, le challenge désespéré de l’espérance ! Le nom de Dieu !

Le nom de Dieu !

 

Brangues, 24 août 1951.

 

 

 

 

NOTES ANNEXES

 

 

I

 

 

LES trois personnages dont le présent livre s’est donné pour propos d’essayer l’interprétation présentent des traits communs qui les distinguent de leurs devanciers et les font plutôt ressembler aux figures de l’Ancien Testament.

Leur première caractéristique est l’isolement. Le frère Charles n’arrive à réaliser sa vocation qu’au milieu du Sahara et de l’Islam. Thérèse est aussi distincte de son couvent que la grappe l’est du pressoir. Ève, rebutée par toutes les portes auxquelles elle a frappé, n’a pour radeau sur la mer humaine que son crucifix.

Leur seconde caractéristique commune est l’infructuosité. Charles n’opère pas une conversion. Toutes ses tentatives de fondations échouent. Toute séduction de langage, ainsi qu’aux deux autres d’ailleurs, lui a été refusée. Thérèse non plus ne fait pas de conversions et ses sœurs paraissent avoir en elle l’impression d’un élément hétérogène. She does not belong. Dieu, en attendant la transplantation, n’a accordé à cette rose de fructifier que son parfum. Et quant à Ève, elle n’a que sa servante et un ami à qui elle lègue cette poignée de sable dans le Sahara imprégnée du sang du frère Charles.

La troisième caractéristique est que, refusés à l’apostolat, Dieu, qui n’a pu les susciter en vain, se les est appropriés en tant que signes. Des signes de contradiction. Charles, répudiant Pharaon, fait un chemin de trois jours dans le désert et demande Dieu à l’absence de tout le reste. Thérèse, ce qui la fait, cette Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, c’est la passion de l’obéissance. En un temps où il n’est os qui ne s’arrache à sa jointure, elle s’est constituée martyre de l’obéissance. Et quant à Ève, Dieu lui a dit Son nom, un nom oublié de l’univers entier. Une espèce de nom neutralisé. Et si elle venait à l’oublier, elle aussi, le Diable est là pour le lui rappeler. Au profit de ceci qui est conféré par le baptême, elle a renoncé à tout état civil.

 

 

 

II

 

 

DANS un article de la Revue des Deux Mondes (15 août 1951) par André George sur L’Univers et son expansion que j’ai sous les yeux, je trouve le passage suivant :

« Deux systèmes se succèdent : celui d’Einstein en personne où il y avait de la matière, mais pas de mouvements systématiques : un univers statique. Et celui de l’astronome hollandais de Sitter qui prévoyait que la moindre particule introduite s’éloignerait… »

Or, dans mon Art poétique (1901) j’écrivais : « Tout est mouvement, ou, ce qui revient au même, tout est exprimé par lui. Le mouvement est pour le mobile l’impossibilité de subsister, de garder la place qu’il occupait, il tend de nature à s’en éloigner, il fait effort pour fuir. Dans cet écart il entre en contact avec les autres corps qui l’entourent et constate le champ qu’ils lui laissent. »

Ce que Sitter a exprimé plus tard en disant : « La Relativité nous apprend que l’espace et le temps ne forment pas seulement la scène (du drame), mais qu’ils en sont eux-mêmes les acteurs. » Il serait plus exact de dire : l’œuvre des acteurs, l’acte des acteurs.

Plus tard encore Einstein aux journalistes de New York : « Avant la Relativité on pouvait dire que si les choses matérielles disparaissaient, il resterait l’espace et le temps : maintenant nous pensons que l’espace et le temps disparaîtraient avec la matière », ce qui peut être considéré comme une Lapalissade. En fait, il y a longtemps que la scolastique avait établi qu’espace et temps ne sont pas des substances, mais des accidents, ce qu’on appelle des accidents communs.

Plus tard enfin, l’abbé Lemaître vint établir par l’observation et par le calcul que l’Univers n’est pas un ensemble statique, mais un système en voie continuelle de dilatation, c’est-à-dire en recherche continuelle de ses limites. Partant d’un état primitif de condensation extrême « où le rayon de l’Univers est théoriquement nul », le ballon se gonfle. D’où suit, pour le Cosmos, un passé calculable et relativement réduit, quelques milliards d’années. Ce qui s’accorde avec la loi de dégradation de l’énergie de Carnot et Clausius. L’Univers exploite un capital. Il a eu un commencement, comment n’aurait-il pas une fin ?

Mais cette loi de mouvement et de développement de la Société des corps, comment ne s’appliquerait-elle pas à la Société des esprits ? C’est ce que saint Augustin nous fait entendre quand il compare l’Histoire humaine tout entière à une immense phrase mélodique et concertante, magnum carmen ineffabilis modulatoris. À tout état humain s’applique l’impossibilité de subsister. Cette main du scripteur dont nous sommes la plume, laissant derrière elle un texte immuable, une ligne ininterrompue, douée de sens, elle ne peut s’arrêter.

Ma comparaison est fautive et ne parviendrait à une certaine justesse que si l’on accentuait les rapports que l’écrivain entretient avec sa main droite et son stylo dont il est parfaitement vrai qu’il prend conseil. Le fin de la chose est que, instrument libre et intelligent, cependant nous sommes sensibles sous nos pieds à la pente et autour de nous à la suggestion. Et aussi qu’en tant qu’Église, nous ne sommes pas des isolés, mais un chartered concern, une collectivité contractuelle, avec laquelle Dieu S’est engagé à travailler jusqu’à la fin des temps. In ipso vivimus et movemur et sumus. J’insiste sur ce movemur, coadéquat, semble-t-il, dans l’esprit de l’Apôtre, aux idées de vie et même d’être. C’est Dieu qui ne cesse de nous animer.

Dieu veut qu’il n’y ait parti de Sa part qui n’ait pour antécédent de la nôtre une demande, une prière. Avant que le ciel ne s’ouvre, il fallait qu’il y eût un prophète pour s’écrier : Utinam dirumpere cœlos et descenderes !

Et alors les énormes, les démesurés évènements dont nous sommes les spectateurs – il y a bien au-devant de ces tableaux d’autrefois qui représentent les mystères de notre religion des portraits de donateurs, – comment ne leur chercherions-nous pas, comme on dit dans le langage de la mécanique, des témoins dont la vie est fonction de l’évènement qu’ils préfigurent ?

Tels ces trois visages dont le présent livre s’est donné pour tâche d’étudier le sens.

La prière à Dieu du frère Charles a été que Son Règne arrive ! Et pour s’en acquitter à son aise il ne lui a pas fallu moins que le Sahara. Nous autres, quand on a à demander à Dieu que Son Règne arrive, on choisit quelque chapelle délaissée où l’on soit seul à seul avec le Saint-Sacrement. Mais le monsieur que voilà, il ne lui a pas fallu moins que le Sahara, afin de montrer à Dieu tous les royaumes de la terre par le moyen de leur absence, et pour lui dire que personnellement on n’a rien à dire contre l’alternative. Et, en effet, le jour même de la déclaration de guerre Gott mit uns ! Ce Dieu oublié, comme il a fait explosion avec exorbitance hors de tous les Tabernacles ! Et il n’y a point de fils de la femme qui ne voie au zénith l’archange Michel en train de repasser son épée sur le soleil comme sur une meule !

L’autre prière, celle de la Carmélite : Que Votre Volonté soit faite ! n’est pas : que ma volonté soit faite par le moyen de la Vôtre ! mais : la Vôtre, purement et simplement ; pas autre chose que la Vôtre. Purement et simplement. Mais Dieu est un feu ardent (Ex., 24. 17) et Je suis venu l’envoyer sur la terre et qu’ai-Je voulu sinon qu’il brûle ? (Luc, 12. 49). Pour brûler il faut bien quelque chose qui brûle. La Volonté de Dieu, qu’est-ce autre chose qu’une certaine élévation de la température qui éprouve le combustible suivant cette expression de la Première Corinthienne : L’œuvre de chacun quelle elle est, le feu le prouvera. Déchaîner Dieu en lui demandant que Sa Volonté soit faite, c’est se procurer une anticipation de Jugement dernier. Votre propre esprit, dit Isaïe (33. 11) comme un feu vous dévorera. Qui l’a rendu si inflammable ? Voici Thérèse dans son étroite cellule de Lisieux qui a mis le feu au monde !

Et la troisième, cette pénitente, d’où vient que je ne crains pas d’évoquer son humble nom, qui n’est même pas le sien à côté de cette double authenticité glorieusement avouée par le sang ? Son cas, quoi donc ce qu’il a d’unique, et quelle valeur lui attribuer en tant que signe ?

N’est-ce pas ? Personne aujourd’hui n’a peur du Diable. Personne n’a peur de l’Enfer. Or il est arrivé ceci à Eugénie Fenoglio qu’un prêtre, sans trop savoir ce qu’il faisait, lui a dégainé le Diable en pleine figure. Le temps d’un clin d’œil elle a aperçu le Ver. Et maintenant elle a peur. Elle a peur du Diable. Elle a peur de ce qui n’est pas vrai. C’était son métier à elle jusqu’à cette heure de travailler dans le pas vrai. Et maintenant il lui est appris, elle n’a eu besoin d’aucun livre pour ça, que le monde entier est posé dans le malin (1re Ép. Jean, 5. 19). Et qu’en travers de ce « malin », en travers de ce pas vrai qui est du faux, et s’arrangeant de lui on ne sait comment avec une intolérable suavité, il y a la vérité, il y a l’amour, il y a Jésus mon Sauveur, que Votre Nom soit sanctifié ! Le plus pressé est d’aller à Lourdes, de se plonger jusque par-dessus la tête dans cette eau glacée, dans cette éruption baptismale. La femme de chambre aussi.

Et maintenant, à nous la province ! C’est curieux, la province ! C’est drôle, ces pensions pour dames seules en province.

On a fait un livre sur la darkest Africa. Que dire du darkest Saône-et-Loire ?

Bien sûr qu’elle aimerait mieux s’en aller ! S’enfermer dans n’importe quelle boîte à bonnes sœurs. Vraiment ? C’est comme ça, Madame Samuel ? Dommage que Mon idée à Moi ne soit pas la même tout pareil ! Il Me faut un témoin de la vérité et quel meilleur trouverais-je que ce petit être avec un grand cri tout à coup qui a sauté par-dessus la rampe ? Rends témoignage à la vérité, illusion ! Inflige à ce débordement monstrueux, à ce carnage au milieu des éclats de rire aboutissant à Guignol, à ce Gnafron l’écume aux lèvres et le pistolet à la main qui tue sa femme, un regard pur ! La clôture que J’ai choisie pour toi, mon enfant, c’est le panier à salade ! Avec ta bonne ! Écoute ce continuel bruit de hachoir qui fait trembler les immeubles jusqu’au haut de leurs six étages !

Ego, Ego, consolabor te ! Moi, Moi, Je te consolerai !C’est vrai que tu n’as plus de nom ? Mange le Mien !

C’est Dieu même qui a pris la parole. Pour l’instant on est à genoux sur la carpette malpropre de ce petit hôtel de Saône-et-Loire. Les lieux d’aisance ne sont pas loin et l’odeur en arrive par bouffées. Toute seule avec Dieu. Consurge ! N’aie pas peur ! Lève-toi, Ma fille, Revêts-toi, Sion ! Mets-toi les vêtements de ta gloire, ô Cité du Très Saint ! Car il ne sera plus permis de marcher sur toi à l’immonde et à l’incirconcis ! Secoue-toi de la poussière, Cité ! Dresse-toi, lève la tête, arrache les liens de ton cou, fille captive de Sion ! Car voici ce que dit le Seigneur : On t’a vendue gratis et Je t’ai rachetée sans argent. Oui, voici ce qu’Il dit, le Seigneur Dieu. Mon peuple est descendu en Égypte pour y camper 14 et Assur l’a opprimé sans aucune cause. Et alors, qu’est-ce que ça veut dire, dit le Seigneur, qu’on M’enlève comme ça Mes enfants ? Ce n’est pas juste, dit Dieu, et J’entends Mes ennemis qui blasphèment Mon nom, tant que le jour est long. Eh bien ! le moment est venu que Mon peuple à son tour apprenne à Le connaître, Mon Nom, Mon Saint Nom, parce que Moi qui parlais, Me voici, c’est Moi, Ecce adsum !

Il est venu, le temps annoncé par l’étoile des Variétés 15, par la fille de l’assassin de Toulon, le temps de la pression, le temps de l’oppression, le temps de la compression, le temps de l’expression ! Il ne fallait pas moins que ça pour nous « délivrer », comme on dit que l’on délivre un prisonnier et que l’on délivre une marchandise. Pour nous délivrer à travers le mensonge à la vérité. Pour nous délivrer à Dieu et à nos frères. Toutes ces âmes dont le Fils à l’égard de Son Père a pris la responsabilité !

 

Dimanche 9 septembre 1951.

 

 

Paul CLAUDEL, Trois figures saintes,

dans le t. XXIV de Commentaires et exégèses,

Gallimard, 1965.

 

 

 

 

 



1  Sed contra (Job, 40. 25). Memento belli.

2  Vespere, et mane, et meridie narrabo, et annuntiabo, et exaudiet vocem meam (Ps, 54. 18). Le soir, le matin, midi, autant de postes irremplaçables dont il y a quelque chose à tirer.

3  En revanche, le XVIIe siècle voit aussi se développer la dévotion en circuit fermé, tout se passant strictement entre le Sauveur et l’âme individuelle.

4 « La Science possède désormais la seule force morale sur laquelle on puisse fonder la dignité de la personne humaine et constituer les sociétés futures... Au lieu d’être dirigées par les inspirations fanatiques des prophètes, nos institutions auront pour base la connaissance des relations positives découvertes par les sciences sociologiques et naturelles. Déjà, ces règles entrevues ont modifié les relations réciproques des nations, convaincues par les sciences sociologiques que la guerre ne nuit pas moins aux vainqueurs qu’aux vaincus. Il n’y aura plus dans le monde ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs, ni guerre, ni frontières arrosées de sang humain. Chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques accommodées à son goût personnel... L’homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes... La terre deviendra un vaste jardin où la race humaine vivra dans l’abondance et dans la joie du légendaire Âge d’or. » Marcelin BERTHELOT : Science et Morale, Paris, 1897 (l’année de la mort de sainte Thérèse).

5  Comme on dit au poker : I see you ! Je vous vois !

6  Quam multipliciter tibi caro mea ! (Ps, 62. 2.)

7  Ou dans le ghetto de Varsovie.

8  Elle pénètre partout à cause de sa pureté, est-il écrit de la Sagesse. Partout, même en enfer. C’est terrible à penser.

9  Ainsi celle-ci, incapable de préciser telle nuance de sentiment, qui se rabat sur un détail de toilette.

10  « Plus tard les délices de la damnation seront plus profondes. »

11  C’est Lui qui donne à tous la vie et la respirationet toutes choses (Act, 17. 25).

12 Le psaume 59. 10 dit : Mihi alienigenae subditi sunt, et il ajoute : Qui M’introduira dans la cité fortifiée ? Qui M’introduira en Édom ? Il s’agit de la descente aux enfers. Et la voix des damnés poursuit : Toi ! Toi-même ! N’est-ce pas Toi, Toi-même, qui M’as repoussé ? Et tu ne sortiras pas avec nos vertus, tu ne réussiras pas à emmener captive notre captivité.

13 Ainsi Madeleine la pécheresse choisie pour sacrer Jésus de Son propre nom, à la veille de Son exaltation.

14  Les camps de concentration.

15  Le psaume 44 dit : Circum amicta varietatibus.