Un Christ cosmique

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Olivier CLÉMENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le Credo ne vous appartient pas tant que vous ne l’avez pas vécu », disait Philarète de Moscou. Aujourd’hui plus que jamais, tenter d’être chrétien, c’est s’éveiller, c’est éveiller au mystère du Dieu inconnu, au scandale libérateur de la croix. Comme Paul, car nous voici à nouveau au Ier siècle : dont le cadre n’est plus un monde, l’empire romain, mais la planète tout entière.

Tout homme connaît, ou connaîtra, des moments où la profondeur de l’existence le déchire, des moments d’angoisse radicale ou d’émerveillement jubilant. Les poètes, mais aussi les savants, savent plus que jamais s’étonner. Les plantes grandissent et fleurissent dans l’aimantation du soleil. Quel est donc le soleil qui parfois fait fleurir un visage ? Et je ne parle pas de l’éclat trompeur du biologique, mais de très vieux visages, voire du visage de certains morts, baigné de paix et de lumière. Le paradis est au cœur des choses ; les amants et les artistes le pressentent, d’autres voudraient en forcer l’entrée par des drogues. Mais l’enfer refoule sans cesse le paradis, l’homme est le seul animal qui sache qu’il va mourir, le seul aussi qui torture son semblable : pour oublier sans doute, comme s’il n’était pas fait pour la mort mais pour l’éternité. « Car je t’aime, ô éternité 1 ! » Et dans l’excès même du mal, nous pressentons parfois, comme Job, que quelqu’un nous cherche, et qu’il y a autre chose que le bonheur, l’impossible bonheur.

De plus en plus aussi nous découvrons, avant ou ailleurs que dans les deux ou trois siècles de la modernité occidentale, l’irradiation des sages, des saints, d’hommes qui, par une exploration méthodique de l’« espace intérieur 2 » atteignent une sorte de plénitude. Quelle est donc cette réalité inconnue dont portent témoignage tant de sages et tant de fous, tant de créatures de vie et de beauté, tant d’« éveillés » au-delà de notre somnambulisme ?

Ici intervient l’Évangile, la « Bonne Annonce ». Les sages de l’Inde nous parlent d’un divin tout se résorbe.

Mais l’Évangile, et déjà la Bible hébraïque, nous disent que cet abîme n’est pas indifférencié : une liberté, un amour s’y affirment. Quelqu’un vient à nous, l’inaccessible se rend participable. La personne ici coïncide avec l’absolu. Ce Quelqu’un veut que chacun de nous soit quelqu’un : ni séparé, ni dissous comme la poupée de sel dans la mer, ni tout, ni rien mais unique et responsable, assumant dans sa particularité l’universelle plénitude.

« Ô toi l’au-delà de tout, comment t’appeler d’un autre nom 3 ? » L’abîme au-delà des mots, des images, des concepts, se livre à nous dans l’humanité du Christ. Toute l’histoire du monde est un gigantesque mouvement d’incarnation qui s’accomplit en Christ, Dieu fait chair, Dieu fait terre, « homme-maximum 4 » assumant, libérant la prière de l’univers, de sorte que le pain est son corps, le vin son sang. Il nous révèle définitivement que nous ne sommes pas orphelins, que l’abîme de la divinité nous étreint comme une mystérieuse tendresse paternelle « abba, Père 5 » , une paternité maternelle, aux « entrailles de miséricorde » dans un sens quasi utérin, paternité libératrice qui nous adopte dans son Fils pour nous communiquer le Souffle qui porte les mondes et embrase nos cœurs d’une paix qui n’est pas de ce monde. De sorte que nous pouvons « respirer l’Esprit 6 », devenir des vivants.

En Christ, sur la croix, le Dieu inaccessible, la « Ténèbre translumineuse », descend volontairement dans la mort, dans l’enfer, tout ce désespoir, cette dérision, ce froid qui s’épaississent en nous, il descend volontairement dans sa propre absence « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné 7 ? » afin de tout ouvrir sur sa lumière. Le cœur du message chrétien, c’est la victoire du Dieu fait homme sur la mort et sur l’enfer, victoire secrète qui fonde notre liberté, la liberté royale de notre foi. De même que le Christ discerne toujours la personne au-delà de toutes les culpabilités, pour qu’elle vive dans le retournement et la nouveauté du cœur, de même il ne veut que le libre amour de l’homme : au désert, il refuse la tentation du pouvoir absolu, pour imposer le « bien », et du miracle magique, qui fascine. Crucifié, il ne descend pas de sa croix ; mort, il ne ressuscite pas devant les puissants de ce monde. Il est bien réel devant Marie-Madeleine ou sur la route d’Emmaüs, mais on ne peut le reconnaître que dans une ouverture de confiance, dans une relation tout ensemble personnelle et ecclésiale.

Car la résurrection n’est pas la réanimation d’un cadavre dans les conditions de ce monde : c’est le bouleversement de ces conditions, l’inauguration de l’étape ultime de la cosmogénèse, métamorphose de la Vie, dans l’Esprit, de l’univers tout entier, de la « sainte chair de la terre 8 ». En Christ, désormais, le monde est pénétré par les énergies de l’Esprit : devenir saint, c’est écarter en soi et autour de soi le cadre qui voile encore cette incandescence, c’est travailler dès maintenant, dans la joie grave de l’instant, à la victoire définitive sur la mort, au salut de tous, à la transfiguration de l’univers.

Le Christ ressuscité, porte de lumière, n’est séparé de rien ni de personne dans sa plénitude cosmique. En lui les hommes ne sont plus seulement semblables mais intégralement un, « un seul homme 9 » au sens le plus réaliste à travers le temps et l’espace, tous « membres les uns des autres 10 ». Simultanément, à sa rencontre, chacun atteint, au plus unique de lui-même, par une flamme de l’Esprit la Pentecôte, « les flammes se divisaient et il s’en posa une sur chacun d’eux 11 »), chacun est consacré dans sa particularité irréductible, chacun est appelé à donner son propre visage à la grande unité divino-humaine. Le christianisme est la religion des visages. Pour qui sait voir, le monde est une église couverte d’icônes.

Cette vie plus forte que la mort, cette existence personnelle en communion à l’image même de l’existence divine, voilà ce que nous offre l’eucharistie, non pas pour nous mais « pour la vie du monde 12 ». La chair de la terre devenue littéralement « corps de Dieu 13 », nous la recevons, nous la découvrons en participant au Corps de Souffle et de Feu du Ressuscité. En même temps nous recevons le « code » paradoxal de cette « nouvelle naissance » : les Béatitudes, l’affirmation de la puissance irrésistible, seule créatrice à la longue, serait-ce à travers le martyre, de la pauvreté qui libère le véritable désir, des larmes qui libèrent la joie, de la douceur qui décèle et sauvegarde la vérité de la terre, de la miséricorde qui découvre que l’autre existe aussi intérieurement que moi-même, de la justice qui sait accueillir l’autre dans sa différence pour le faire accéder à la communion (et c’est vrai des cultures comme des individus).

L’Église, dans la tradition « orthodoxe », n’est rien d’autre que cela : la communauté eucharistique, organisme de foi et d’amour, libre communion des consciences personnelles s’ouvrant à l’Esprit à la mesure de leur enracinement dans le corps sacramentel du Christ. L’évêque, le prêtre, témoignent au-delà d’eux-mêmes de la fidélité de Dieu à son Église, « cette prostituée que le Christ ne cesse de laver dans son sang pour en faire l’épouse sans tache 14 ». La succession apostolique atteste l’unité de l’eucharistie, et donc de l’Église, à travers le temps et l’espace. L’Église est le lieu de la joie gratuite, où nous reprenons souffle, et Souffle, où nous recevons la lumière, la joie, la paix de la seule fête qui n’ait pas besoin de bouc émissaire. Cette célébration apparemment ne sert à rien, comme la sainteté : ce sont elles pourtant qui éclairent tout. Au-delà des péchés de la chrétienté historique dont il nous faut une fois pour toutes nous repentir, l’Église, aujourd’hui démunie, presque dérisoire, constitue comme l’humus secret à partir de quoi les hommes et les arbres portent fruit. Elle n’est pas l’ennemi de l’éros, mais suggère de l’intégrer dans la rencontre des personnes. Ses pères spirituels nous enseignent toujours à « unir l’intelligence et le cœur » pour reconstituer le « cœur-esprit », cet instrument de la connaissance-inconnaissance de Dieu, miroir pacifié où s’inscrivent l’icône du visage et la « flamme des choses ».

Ainsi l’Église, par son existence même, relativise les faux absolus, blesse l’Histoire d’une blessure d’éternité, la féconde d’une exigence de communion : « Notre programme social est la Trinité », disait au siècle dernier un grand philosophe religieux 15.

Les techniques d’enstase de l’Asie risquent de dissoudre l’humain dans le divin. La révolte moderne, issue pour une part du ferment évangélique, a voulu affirmer l’homme contre Dieu, jusqu’à ce que nous assistions, dans l’histoire tragique et grotesque de notre époque, à une véritable « mort de l’homme ». Toutes les sagesses du divin, toutes les fiertés de l’humain doivent trouver place dans un divino-humanisme, dont les plus hautes œuvres de la chrétienté furent une ébauche, mais qui reste en avant de nous car le christianisme est infiniment jeune, de toute la jeunesse de l’Esprit. Peut-être le sang des innombrables martyrs de l’Église orthodoxe au XXe siècle permettra-t-il un prodigieux renouveau du christianisme, si l’Occident et l’Orient chrétiens savent se rencontrer. L’essentiel, c’est que notre prière, notre espérance, notre spiritualité à nouveau créatrice soient sans limites, car « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu 16 ».

 

 

 

Olivier CLÉMENT.

 

Recueilli dans Une brassée de confessions de foi, Seuil, 1979.

 

 

 

 

 

 



1  F. Nietzsche.

2  H. Michaux.

3 Grégoire de Nazianze.

4  Nicolas de Cuse.

5  Marc 14,36 ; Romains 8,15 ; Galates 4,6.

6  Grégoire le Sinaïte.

7  Matthieu 27,46.

8  D. Merejkovski.

9  Grégoire de Nysse.

10  Éphésiens 4,25.

11  Actes 2,3.

12  Jean 6,51.

13  Athanase d’Alexandrie.

14  Origène.

15  N. Fédorov.

16  Sentence commune chez les Pères grecs.

 

 

 

 

 

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