La Hongrie de Mindszenty

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques CLERGIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 21 janvier 1945, la Hongrie, satellite de l’Allemagne, sortait de la guerre en signant un armistice avec l’Union soviétique. Au régime provisoire mis sur pied à Debrecen, dans l’Est du pays, s’est substituée, en quatre années, une dictature mal déguisée qui courbe aujourd’hui sous elle l’ancien royaume millénaire de saint Étienne.

Au cours de deux années de séjour en Hongrie, j’ai pu suivre, comme correspondant d’une grande agence d’information, les étapes de cette transformation. Placé à la tête de la presse étrangère et mêlé, au hasard des enquêtes ou des déplacements, à tous les aspects de la vie quotidienne hongroise, j’ai eu accès aux milieux officiels et officieux, les Hongrois et les étrangers, sans oublier tous les groupes d’opposition. Je me suis ainsi trouvé témoin d’une évolution politique conduisant, sous la seule impulsion des communistes, à une véritable révolution de tout l’appareil gouvernemental et administratif du pays qui ne paraissait en aucune façon répondre à une modification radicale de l’opinion publique paysanne, ouvrière ou bourgeoise, mais qui a bouleversé sans transition la physionomie traditionnelle de la Hongrie.

La condamnation récente de Mgr Mindszenty me fait brutalement mesurer l’étendue du chemin parcouru en l’espace d’une législature française par le parti communiste hongrois.

La suppression physique du chef de l’Église catholique hongroise par sa réclusion perpétuelle, le discrédit moral infligé à une personnalité si forte, si intransigeante, si sûre de sa foi, par les « 148 aveux formels » de son procès sont bien l’une des lueurs les plus inquiétantes que le Kremlin ait délibérément résolu de jeter sur une démocratie populaire, en signe d’avertissement. Si cette condamnation trahit l’inquiétude du communisme stalinien devant une religion solide, incompatible avec la doctrine marxiste pour avoir voulu maintenir sa mission d’enseignement, elle atteste aussi que le parti communiste hongrois s’estime maintenant assez puissant sur le terrain proprement politique pour imposer son idéologie à une population catholique dans la proportion de 67 p. 100. Après « Joseph Mindszenty » présenté tour à tour comme un criminel et un lâche, le saint Père est mis à tout propos au rang des « impérialistes et fauteurs de guerre » ; l’année dernière, en plein Parlement hongrois, il était traité de « représentant du gros capital et non pas vicaire de Jésus sur la terre ».

 

 

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Les premières élections législatives, depuis la guerre 1939-1945, ont eu lieu en Hongrie en novembre 1945 1.

Les partis politiques avaient présenté des listes distinctes.

Le maréchal Voroshilov, président de la Commission de Contrôle alliée de Hongrie, avait bien fait pression sur le gouvernement provisoire pour obtenir la présentation de listes uniques de candidats « agréés ». Sa démarche était restée sans effet, à la suite d’une énergique protestation des gouvernements de Londres et de Washington, représentés eux aussi à la Commission de Contrôle et jouissant encore d’une certaine influence à Moscou.

Plus de 80 p. 100 des électeurs s’étaient refusés à donner leurs suffrages aux communistes. La majorité absolue s’était groupée sur un seul parti paysan modéré, appuyé ouvertement par l’Église catholique. Le partage des terres, effectué en mars 1945, semblait avoir consolidé la notion de propriété ; ses bénéficiaires s’étaient inquiétés des plaidoyers en faveur des kolkhozes de quelques propagandistes marxistes « un peu rapides en besogne ». D’un autre côté, les lourdes charges des réparations dues à l’Union soviétique et l’occupation massive du pays, avec toutes ses conséquences pénibles, n’avaient pas réconcilié le peuple hongrois avec les hommes politiques revenus dans les fourgons de l’Armée rouge. Enfin la politique pro-allemande de Horthy, « responsable » de la guerre, et son antisémitisme étaient presque oubliés ; sa demande d’armistice infructueuse d’octobre 1944 était portée à son crédit, et le souvenir de l’expérience soviétique désastreuse de 1919, sous Bela Kun, restait présent.

De 1945 à 1948, le parti communiste hongrois s’est donc vu obligé de remonter un courant particulièrement hostile. Les qualités de ses dirigeants l’y ont beaucoup aidé. Rakosi, ce, petit homme gras, chauve et souriant, semblable à ces « culbutos » dont s’amusent les enfants, est un travailleur infatigable, doué d’une intelligence remarquable ; secrétaire général du parti, formé à Moscou après une longue captivité en Hongrie, il possède une mémoire prodigieuse, un don des langues étonnant, et vaut à lui seul les « lumières réunies » de bien des partis communistes européens ; seul le Togliatti italien pourrait lui être comparé. Il est assisté du Moscovite Gerö, auquel la Hongrie doit la remise en état de ses voies de communication (à l’épreuve des trains et des convois blindés soviétiques), du chef de la police politique, le général Pierre Gabor, que Staline, l’an dernier, prenait affectueusement par le bras au cours d’une réception à Moscou, et de bien d’autres anciens combattants d’Espagne, clandestins d’Europe ou hôtes de Moscou.

Immédiatement après les élections de 1945, le parti communiste, qui disposait, depuis l’entrée des Russes, de places de choix dans la police et les syndicats, a lié son sort à ceux des sociaux-démocrates et des nationaux-paysans (parti agraire avancé, fortement noyauté déjà). Ces trois partis ont fait admettre par le parti des petits propriétaires la nécessité d’un gouvernement quadriparti qui se trouvait représenter 98 p. 100 des électeurs. La présidence en a été confiée à M. Zoltan Tildy 2, « petit propriétaire », devenu président de la République le 1er février de l’année suivante et remplacé à cette date par le chef de son parti, M. François Nagy, aujourd’hui retiré aux États-Unis. Pour sauvegarder les apparences, le plus grand nombre des portefeuilles du ministère a été confié au parti majoritaire paysan ; le parti communiste s’est réservé une vice-présidence du Conseil, l’Intérieur, les Communications, Postes et Transports, la Prévoyance sociale, le secrétariat général d’un Conseil économique suprême, lui donnant la haute main sur l’économie du pays, et la Radio. Bien mieux, faisant appliquer intégralement la formule quadripartie, il a obtenu que chaque ministre soit assisté de secrétaires d’État, directeurs ou chefs de cabinet des autres partis de la coalition gouvernementale ; il était ainsi représenté directement ou indirectement à la présidence du Conseil, aux Affaires étrangères, à l’Agriculture, à l’Instruction publique...

Fort de positions aussi solides et assuré de la passivité des faibles, le parti communiste hongrois s’est assigné une triple mission : désorganiser la structure économique et sociale du pays, dissocier le parti majoritaire et épurer les partis gouvernementaux, couper le contact entre la Hongrie et l’Ouest.

 

 

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L’inflation de 1946 a fourni aux communistes l’occasion inespérée de ruiner définitivement les classes moyennes des villes et d’atteindre gravement la résistance morale du pays, tout en accordant de substantiels privilèges en nature aux salariés des grandes entreprises. Je me rappelle encore l’état de misère et d’inquiétude de ces fonctionnaires, ingénieurs, médecins, avocats, petits industriels, artisans, professeurs... affamés, troquant à la petite semaine puis à la journée bijoux, meubles, vêtements, linge, souvenirs personnels les rattachant au passé, contre une monnaie chaque heure dépréciée, mais indispensable au strict minimum. Je revois cette vieille paysanne, accablée de douleur sur un trottoir faisant face à la Banque nationale et cherchant à expliquer sa détresse aux passants. Venue de sa ferme avec un panier rempli de milliards de pengös, vieux de deux jours à peine, elle ne pouvait acheter aucun des médicaments nécessaires à ses enfants ; elle déchirait en sanglotant ses billets, dont les débris s’envolaient au milieu d’une foule indifférente parce qu’accablée de soucis semblables.

Durant cette période, l’État hongrois, devenu fabriquant de papier, faisait son propre « marché noir » par intermédiaires, tandis que les entreprises d’industrie lourde, placées sous son contrôle, travaillaient à plein rendement et à « coup de papier » pour les réparations dues à l’U.R.S.S. Le 1er août, une nouvelle monnaie, le florin, stabilisé en partie par 32 tonnes d’or hongrois, restituées par les autorités américaines d’occupation d’Allemagne, fut mise en circulation. La vie économique reprit de façon factice du fait de l’enrichissement de certains commerçants et du fait de crédits savamment répartis ; mais les prix industriels restaient très élevés par rapport aux prix agricoles ; les boutiques, regorgeant de marchandises pour le plus grand étonnement des étrangers naïfs ou communisants, trouvaient peu d’acheteurs. Un mouvement de chômage se dessinait dans les campagnes, alors que dans les villes 90 000 familles environ de personnes « épurées des administrations publiques ou privées » se trouvaient sans possibilité de travail, réduites aux occupations les plus diverses et les moins stables, ou au marché noir et à ses risques.

Cette même année 1945 vit naître, à l’initiative des communistes, un Bloc des Gauches, qui groupait avec eux socialistes, nationaux-paysans et syndicats ; cette formation d’apparence cohérente devait faire équilibre au grand parti paysan dans le Parlement. Ce Bloc, dès sa constitution, demanda au parti « Petits Propriétaires » d’exclure 60 députés de ses rangs. M. François Nagy, après un long marchandage et sous la pression de manifestations de rue encouragées par la police, se décida à congédier une vingtaine de députés en leur laissant la faculté de siéger au Parlement. Parmi eux se trouvait un de ses rivaux, M. Sulyok, qui devait former plus tard, avec l’accord indispensable des Russes et sans objection des communistes, le « parti de la liberté », chargé provisoirement de « dégonfler » la masse « Petits Propriétaires » en rognant son aile droite et de fixer « l’abcès opposition réactionnaire ». Le grignotage communiste était commencé, mais le « parti des plus nombreux » restait majoritaire ; ses effectifs parlementaires dépassaient toujours ceux du Bloc des Gauches ; la manœuvre n’avait pas tout à fait réussi.

En juin suivant, un attentat dirigé à Budapest contre un officier soviétique amena l’inculpation d’un religieux ; aussitôt les autorités soviétiques demandèrent l’interdiction de quatre associations catholiques importantes et la confiscation de leurs biens. Le ministre de l’Intérieur communiste Rajk s’empressa d’exécuter « cet ordre » ; il fit même livrer aux Russes un député « Petits Propriétaires », accusé de complicité. Son parti en profitait du même coup pour reprendre le thème de l’épuration indispensable, agitant l’épouvantail de la sainte colère soviétique et sommant le président du Conseil de mettre de l’ordre chez les « Petits Propriétaires ». L’époque était mal choisie ; un discours de M. Vychinski à la Conférence de la Paix à Paris venait d’indiquer nettement que l’U.R.S.S. n’interviendrait pas en faveur de la Hongrie dans le différend hungaro-tchécoslovaque, relatif à la minorité hongroise de Slovaquie. Le parti majoritaire, connaissant fort bien les sentiments de sa clientèle électorale sur ce point, montrait de l’inquiétude et de la mauvaise humeur ; il résolut d’opposer la force d’inertie aux nouvelles exigences communistes. En septembre, un certain nombre de ses adhérents, groupés dans l’Association paysanne, devait aller plus loin en organisant à Budapest une démonstration monstre, où des cris hostiles furent poussés à l’adresse des Russes et des communistes.

La mesure était comble ; après la passivité, « les plus nombreux » tentaient un simulacre d’action, que rendait inquiétante la perspective du départ des Russes après la ratification du traité de paix. L’heure de la police politique avait sonné.

 

 

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À la fin de l’année, deux jours avant Noël, j’appris en effet qu’une vaste « conspiration contre-révolutionnaire » venait d’être découverte ; huit députés « Petits Propriétaires » étaient compromis, ainsi que la plupart des dirigeants de l’Association paysanne et plusieurs militaires de haut rang en disponibilité.

L’affaire fut officiellement dévoilée en janvier 1947. Elle prit rapidement de l’extension. Chaque semaine, pour ne pas dire chaque jour, de nouvelles personnalités étaient compromises par les « aveux » des premiers inculpés. Le complot se doubla ensuite d’une « affaire d’espionnage antisoviétique ». Le ministre de l’Intérieur communiste, M. Rajk, en vint enfin à demander l’arrestation du secrétaire général du parti majoritaire, M. Bela Kovacs, ami intime du chef du gouvernement, dont le fils et le futur gendre, laissait-on entendre en coulisse, étaient également compromis. M. Rajk se heurta à un refus de la part de la Commission d’immunité parlementaire et reçut en plein Parlement un blâme de la part de 171 députés « d’origine paysanne ». L’émotion était à son comble à Budapest et en province. La situation paraissait très critique. Elle devait se dénouer le 25 février. Ce soir-là, en effet, Bela Kovacs était arrêté à son domicile par une soixantaine de Russes ; depuis lors il a disparu complètement et, à intervalles réguliers, circulent soit le bruit de sa mort, soit celui de son prochain jugement par un tribunal hongrois.

Le lendemain de l’intervention russe, le ministre de l’Union soviétique en Hongrie fit savoir au gouvernement hongrois que son gouvernement trouverait « inamicale » une démission spectaculaire du cabinet ; les jours de M. Nagy étaient cependant comptés. Le parti majoritaire dut accepter de révoquer son ministre de la Défense nationale, le général Bartha, coupable d’avoir voulu mettre aux arrêts de rigueur pour abus de pouvoir dans ses « enquêtes » le général communiste Palffy-Œsterreicher, chef du contre-espionnage hongrois et l’un des animateurs du « complot » ; il nomma, d’autre part, à l’Instruction publique un de ses membres, tenu à l’écart pour « cryptocommunisme », M. Ortutay, directeur de l’Agence télégraphique hongroise, qui devait se signaler plus tard par son zèle dans la lutte contre les écoles confessionnelles.

Lorsque, le 31 mai, sur les conseils du Père Balogh, prêtre interdit, secrétaire du parti des « Petits Propriétaires », chef actuellement d’un parti d’opposition rallié au gouvernement (tenu par les communistes pour des raisons étrangères aux idéologies), le chef du gouvernement Nagy démissionna en Suisse, l’effondrement de l’ancien parti majoritaire de novembre 1945 était chose faite ; les élections du 31 août 1947 devaient le confirmer.

Avant cette dernière consultation populaire, la désorganisation économique avait, de son côté, porté ses fruits : la dislocation sociale se trouvait effectuée ; le parti communiste réussissait sans difficulté majeure à faire admettre un plan économique de trois ans, développant l’industrie à l’extrême et marquant le début d’une industrialisation poussée de la production agricole, dont la conséquence logique, appelée longtemps coopérative, prenait, fin 1948, dans la bouche même de M. Rakosi, le nom de kolkhoze.

 

 

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Le 31 août 1947, plus de cinq millions d’électeurs hongrois sont donc retournés aux urnes. Les quatre partis de la coalition gouvernementale se présentaient séparément avec toutefois un programme d’ensemble commun « contre la réaction, pour les nationalisations, pour la mise en application du plan de trois ans, pour l’amitié soviétique... ».

Le parti de la liberté de M. Sulyok, devenu trop populaire et dépassant les espoirs de ses promoteurs, s’était dissous volontairement en juillet, toutes ses réunions étant systématiquement troublées par les communistes, sous l’œil indifférent de la police. M. Sulyok lui-même était parti sans difficulté à l’étranger, à la suite, disait-on, d’une intervention des Russes, inquiets de son succès et mettant comme condition à leur ratification du traité de paix hongrois sa disparition immédiate.

Restaient dans l’opposition un parti catholique démocrate populaire, dirigé par M. Barankovics ; un parti indépendant hongrois, dirigé par M. Pfeiffer, ancien secrétaire d’État à la Justice, « Petits Propriétaires » ; un rassemblement des femmes chrétiennes, conduit par Sœur Schlachta ; un parti démocratique indépendant, ayant à sa tête le Père Balogh, déjà cité, ainsi qu’un ancien secrétaire général démissionnaire du parti national paysan, l’écrivain Imre Kovacs, aujourd’hui à Paris ; un parti radical, soutenu par un ancien secrétaire général du parti social-démocrate sous Horthy, exclu à la demande des communistes, M. Peyer ; et un parti démocrate bourgeois insignifiant.

Une loi électorale assez compliquée favorisait le « bloc électoral » des quatre partis gouvernementaux, dans le cas où il grouperait plus de 60 p. 100 des voix. En outre, un certain nombre de personnes étaient privées du droit de voter pour des raisons déterminées. Leurs noms furent affichés sur une première liste avant les élections dans chaque immeuble. J’ai pu relever moi-même à Budapest, dans différents quartiers, un pourcentage d’exclusions allant de 8 à 25 p. 100 du corps électoral et atteignant dans certains cas exceptionnels 45 p. 100. L’avant-veille du scrutin, de nouvelles listes parurent ; elles devaient théoriquement tenir compte des erreurs commises, cas des religieuses exclues pour prostitution par exemple... En fait, elles comprenaient des « fournées » supplémentaires. Enfin des « fiches bleues », délivrées théoriquement par les commissions électorales, constituées dans le pays avec une proportion infime de représentants de l’opposition, permettaient aux électeurs « en déplacement » de voter dans un autre bureau de vote que celui de leur domicile. Dès l’aube de la journée électorale, des camions entiers de « fiches bleues » votèrent dans les campagnes. Un ordre formel du ministre de la Justice social-démocrate, M. Ries, exigeant de chaque « fiche bleue » la preuve de son identité fut rapporté immédiatement par ordre supérieur du ministre de l’Intérieur communiste. De même les personnes arrêtées en présence de plusieurs journalistes étrangers avec des lots de « fiches bleues » dans une poche et la carte du Parti dans l’autre furent relâchées séance tenante ; par contre, un malheureux photographe, tenté par un cliché aussi caractéristique, devait être conduit le jour suivant au quartier général de la police politique, 60, avenue d’Andrassy, à Budapest.

La fraude, évaluée, toutes irrégularités préélectorales et électorales comprises, à 18 p. 100 des suffrages exprimés, fut si manifeste que le ministre de la Justice Ries offrit sa démission dans la nuit. J’appris la nouvelle directement au siège du parti social-démocrate, dont le Comité directeur siégeait sans interruption depuis plusieurs heures. Le président du Conseil, M. Dinnyes, qui prenait philosophiquement les évènements, le verre en main, dans son bureau du Parlement, et ignorait tout de la « rébellion » socialiste, me fit démentir l’information. Les jours suivants devaient lui donner raison.

En effet, le parti communiste ayant menacé le ministre Ries, ex-avocat, d’un procès scandaleux, ledit ministre garda son portefeuille. Il est membre, aujourd’hui, du parti communiste unifié : le parti des travailleurs hongrois. Toute cette affaire ne coûta que l’épuration des plus purs de ses camarades socialistes.

À tout prendre, le résultat des élections n’était pas tellement favorable aux communistes. C’est pourquoi l’étranger a admis leur régularité. Les dépêches des journalistes hongrois ou étrangers, que l’on retrouve presque tous au procès Mindszenty, y ont contribué. Les protestations américaine et britannique ainsi que les démarches des partis de l’opposition n’ont pas paru objectives dans les pays dont les représentants à Budapest se préoccupaient, en 1947, d’éviter tout heurt avec les communistes hongrois et encore plus avec l’occupant soviétique, fût-ce au prix de la vérité, soit par conviction personnelle, soit par goût d’une « haute politique » sans lendemain.

En fait, les communistes s’adjugeaient la première place ; mais le deuxième parti, celui de M. Barankovics, venait largement en tête dans les circonscriptions catholiques de l’Ouest ; tandis que celui de M. Pfeiffer manquait de peu la victoire à Budapest même et l’emportait dans le Sud-Est. Pourtant l’opposition n’avait disposé que d’un quotidien semi-gouvernemental, le Magyar Nemzet, et, manquant de papier pour ses affiches ou tracts, ainsi que d’argent pour sa propagande, n’avait guère eu accès à la radio, réservée aux partis gouvernementaux.

Fort de sa première place, le parti communiste s’accorda le portefeuille des Affaires étrangères en plus de ceux détenus précédemment ; il ne réclama pas la présidence du Conseil, la laissant à M. Louis Dinnyes, flanqué d’un secrétaire d’État, M. Nogrady, un des communistes hongrois les plus en vue, formé en France.

Encouragé par la politique nouvelle du Kominform, le parti communiste passa dès le mois de septembre suivant à l’attaque. Accusant le parti Pfeiffer d’irrégularités dans la constitution de ses listes électorales, il obtint son exclusion du Parlement par un vote « mécanique » de la majorité gouvernementale ; ainsi plus de 13 p. 100 des électeurs, sans compter les épurés ni ceux à la place desquels avaient voté les « fiches bleues », se trouvaient sans représentation nationale ; c’était respecter bien mal les obligations du traité de paix.

Puis le parti communiste engagea une autre lutte contre ses partenaires gouvernementaux, obtenant successivement l’épuration des groupes parlementaires « Petits Propriétaires », social-démocrate et national-paysan.

Le conflit engagé avec le parti social-démocrate fut naturellement le plus long et le plus dur, mais aussi le plus nécessaire, étant donné les clientèles semblables et les intérêts temporairement communs. Il prit la forme d’un combat contre les modérés, selon les slogans injurieux du Kominform à l’adresse des socialistes de droite « à la Bevin, à la Blum et à la Saragat » ; chaque jour la presse communiste ou communisante de Budapest et de province, les trois cinquièmes des feuilles paraissant à l’époque, s’ingéniait à traîner dans la boue les dirigeants politiques britanniques ou français et à salir tout ce qui pouvait rappeler la France ou la Grande-Bretagne. Le mot d’ordre en avait été donné à Prague par le vice-président du Conseil et secrétaire général du parti communiste hongrois Rakosi, qui n’avait pas hésité à dire publiquement que « le gouvernement socialiste-M. R. P. français s’était vendu aux Américains ».

Dans le domaine de la politique étrangère, le nouveau ministre des Affaires étrangères communiste, M. Molnar, inaugura, sensiblement à la même date, la série des traités d’assistance militaire et de coopération économique avec les démocraties populaires voisines, tandis qu’étaient remises à plus tard, c’est-à-dire à jamais, les signatures d’accords culturels avec les pays de l’Ouest. Il en résulta une tension violente entre la Hongrie et tous les pays non moscoutaires. Deux journalistes américains furent successivement expulsés, et la secrétaire de l’un d’eux, d’origine hongroise, arrêtée ; cela donnait à réfléchir aux collaborateurs, secrétaires ou traducteurs des journalistes étrangers, qui pouvaient, à tout instant, être accusés d’avoir communiqué des informations nuisibles à la démocratie hongroise ou de n’avoir pas dénoncé « les agissements ou les paroles antidémocratiques » de leur employeur.

C’est ainsi que commença l’année 1948, l’année des réalisations. M. Rakosi revenait de Moscou, après plusieurs visites à Prague, ayant ainsi évité de participer au voyage d’une importante délégation gouvernementale hongroise à Belgrade. Dès son retour, le bruit s’était répandu qu’un poste de choix allait lui être confié dans la capitale yougoslave, au titre du Kominform, croyait-on. En réalité, la disgrâce de Tito ne faisait plus question, mais devait être précédée, pour ne pas compromettre le front avancé soviétique Ouest, de la mise au pas de Prague. Il fallait en même temps en finir avec les « derniers vestiges de la réaction ».

Le programme était net. La résistance socialiste se trouvait définitivement brisée ; un ancien secrétaire d’État à l’Industrie social-démocrate, M. Kelemen, bras droit du leader des sociaux-démocrates modérés, M. Ban, ministre de l’Industrie, venait d’être purement et simplement jeté dans un scandale d’« espionnage industriel », on ne savait exactement au profit de qui. La lutte contre les Églises, catholique et protestante, obstacles, par leurs écoles et œuvres d’entraide, à la formation marxiste de la jeunesse, ainsi qu’à la subordination totale de l’individu à l’État, allait commencer. Fin janvier, M. Rakosi partait en guerre contre la « sombre réaction cachée derrière le manteau de l’Église » et exigeait, pour 1948, l’étatisation de l’enseignement. En février, M. Ban passait la frontière ; il rejoignait dans l’émigration l’ancien secrétaire général de son parti, M. Peyer, parti en novembre de l’année précédente, et dont le procès allait s’ouvrir devant le tribunal du peuple de Budapest. En mars, un congrès social-démocrate, d’où avaient été exclus arbitrairement près de la moitié des membres du Comité directeur, pourtant toujours en fonction, et où les délégués avaient été soigneusement triés sur le volet, décidait, sans une seule voix d’opposition, de « fusionner » avec le parti communiste. L’affaire ne fut pas longue. Des 69 députés élus le 31 août 1947, 37 seulement demeuraient. Le Parlement ne représentait plus guère que 60 p. 100 des électeurs de 1947, et les quatre partis gouvernant au nom de la soi-disant majorité à peine 37 p. 100.

Cette première partie de l’année 1948 vit d’autre part venir à Budapest deux hommes d’État soviétiques, Dekanosov et Jdanov, chargés de mettre la dernière main à deux projets de loi sanctionnant les victoires du parti communiste hongrois : la nationalisation de 80 p. 100 de l’industrie hongroise sans indemnité, comme on l’avait fait pour les propriétaires terriens, et la suppression des écoles confessionnelles.

Depuis lors, deux autres changements sont intervenus : le remplacement du président de la République, le pasteur Zoltan Tildy, des « Petits Propriétaires », par le communiste socialiste Szakassits, ancien secrétaire général du parti social-démocrate ; le départ pour une sinécure « bancaire » du président du Conseil Louis Dinnyes, remplacé par M. Étienne Dobi, ancien ouvrier agricole de peu d’envergure, président du parti « Petits Propriétaires » depuis la « dissidence » de M. François Nagy.

Les tout derniers jours de 1948 ont été marqués enfin par la douloureuse arrestation, sans nul incident prémonitoire, du cardinal primat de Hongrie, Mgr Mindszenty, « ce lion dont je ne comprends pas la transformation présente », comme me disait récemment, à son passage à Paris, M. Chapin, ancien ministre des États-Unis en Hongrie, déclaré persona non grata à Budapest.

1949 a commencé bien tristement pour quantité de Hongrois, obligés de subir d’une presse et d’une radio totalement alignées, ainsi que des « agitateurs du parti », la propagande des « nouvelles vérités ».

Le dernier parti de l’opposition, celui de M. Barankovics et du professeur Eckhardt, le meilleur spécialiste hongrois de littérature et de philologie françaises, vient de disparaître. Pressé d’adhérer au bloc gouvernemental en 1947-1948, après liquidation des trois quarts de ses députés, ce parti a préféré le « sabordage » et son chef l’exil, plutôt que de désavouer le cardinal comme l’exigeaient les communistes.

Ainsi le parti communiste hongrois, grâce à son habileté manœuvrière, à la désunion et au manque de foi de ses adversaires, grâce aussi au poids de la présence soviétique, est devenu le maître incontesté de la Hongrie.

 

 

 

Jacques CLERGIER.

 

Paru dans Hommes et monde en mai 1949.

 

 

 

 

 

 



1 Parti indépendant des petits propriétaires  .  .  .  .  57    p. 100

  Parti social-démocrate  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  17,4    –

  Parti communiste .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 17       –

  Parti national-paysan.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 6,8    –

  Parti démocrate bourgeois.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  1,7    –

  Parti radical.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  0,1    –

 

2 M. Tildy vit actuellement dans l’oubli à Budapest ; toujours fidèle aux communistes, il a dû démissionner après l’arrestation pour haute trahison de son gendre Csornoki, ministre de Hongrie au Caire, exécuté fin 1948. Pasteur réformé, M. Tildy avait personnellement fait tous ses efforts pour obtenir un isolement des catholiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

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