La messagère de la politique divine
par
Humbert CLÉRISSAC
Et regnum in manu Ejus,
et potestas et imperium.
(In missa Epiphaniae).
• La prédominance du Sacre royal dans les pensées de Jeanne d’Arc est un fait trop remarquable pour qu’il ne faille pas y chercher un sens. Mais l’interprétation qu’on en donne est souvent fuyante, ou délibérément s’arrête court.
Pour nous, le Sacre toujours présent à la pensée de Jeanne nous révèle l’objet véritable, ou, plus exactement, l’objet adéquat de sa mission : rappeler au monde, entre les feux croisés de l’Angleterre et de la France, qu’il y a une Politique surnaturelle de Dieu, réellement agissante, dominant la politique des pouvoirs terrestres, – et un Droit chrétien qui applique et maintient la loi essentielle de cette Politique, à savoir le salut des peuples par l’Église du Christ.
• Pour appuyer cette manifestation de la Royauté éternelle de Dieu et de Jésus-Christ son Fils, il ne fallait pas moins que le relèvement miraculeux de la plus ancienne des nations chrétiennes. Pour rappeler le Droit chrétien, qui sonne toujours un peut durement aux oreilles des Princes (et même des Chefs de Républiques), on ne pouvait attendre une messagère mieux faite pour être agréée, – ni mieux instruite de son message, plus précise et plus pressante, que Jeanne d’Arc.
Sa gloire de Libératrice pâlirait auprès de sa gloire d’Ange de la Politique divine, si on pouvait séparer l’une de l’autre.
I
• Jésus est le Roi de tous les Rois. Il en a revendiqué la qualité réelle, plus encore que le titre, au milieu même de sa Passion, et devant le représentant du plus grand Empire : Tu dicis quia Rex sum Ego1.
• Saint Jean l’appelle expressément Roi des Rois et Seigneur des Dominateurs2. – Et saint Paul, rappelant cette revendication de Jésus devant Pilate, en rapproche son avènement, qui devient ainsi l’éclatante manifestation de la Royauté du Père, Roi des Rois et Seigneur des Dominateurs3. Il y a donc entre le Père et le Fils communication d’une suzeraineté identique. C’est pour cela que les Rois n’ont pas beaucoup tardé, après les bergers, à venir l’adorer dans son berceau : les Mages, qui traitent d’égal à égal avec Hérode, sont des princes ; leurs offrandes ont à l’adresse de l’Enfant divin un symbolisme royal.
L’Épiphanie n’a d’autre but que de célébrer l’universelle royauté de Jésus reconnue par les Mages ; et sans cesse la Liturgie fait écho à cette solennelle commémoraison en donnant au Seigneur le titre de Roi du monde4.
• Or c’est bien à cette Suzeraineté du Christ que rend hommage le Sacre royal.
Il est plus et autre chose qu’une simple attestation de l’origine fondamentalement divine de l’autorité sociale : un gouvernement païen, un simple pouvoir de fait se rattache toujours, en fin de compte, à l’autorité divine, en ce sens que l’ordre social auquel il préside ne se conçoit pas sans autorité et l’autorité ne se conçoit pas sans une sanction divine.
Le Sacre est même plus encore qu’un appel de la bénédiction et de l’assistance divines sur la personne royale, appel d’ailleurs réel et certainement efficace quand il est fait par l’Église, et qui assure au Roi, selon ses dispositions, de véritables grâces d’état, lui donne un titre nouveau à la confiance des peuples.
• Non, ce que fait avant tout la Consécration royale, c’est de rattacher le Pouvoir terrestre à la suzeraineté de Jésus-Christ, laquelle est unique et universelle ; – c’est de ranger sous une loi plus sainte et plus parfaite que la religion naturelle, sous la loi nouvelle de Jésus, cet organe et cette fonction de puissance humaine dont le monde est le plus violemment jaloux, le pouvoir politique, point de départ et centre de convergence de toute l’activité sociale, objet des ambitions les plus fières comme les plus basses ; – c’est de le coordonner au gouvernement de Jésus-Christ et de l’imprégner de son esprit.
Mais cet engagement du Pouvoir humain ne se fait pas sans une certaine réciprocité de la part de Dieu.
• L’onction royale ne crée pas précisément le droit royal : elle le suppose, à quelque degré ; elle n’est point absolument le signe de la légitimité, comme nécessairement elle l’était dans la théocratie de l’Ancien Testament. Le prince qui la reçoit occupe déjà le trône, exerce la fonction souveraine. Ce n’est donc pas précisément sur son droit humain que porte la réciprocité divine dans le pacte du Sacre.
L’onction ne lui confère, non plus, cela est clair, aucun caractère sacramentel, ni aucun droit divin proprement dit.
Le Sacre ne lui vaut-il donc qu’un simple prestige ? Non, il est, à raison surtout de la part qu’y prend l’Église, une présomption plausible et un signe que celui qui le reçoit est agréé de Dieu, – ne disons pas comme un élu sans défauts, ni avec ratification de tous ses actes passés, ni avec la garantie d’une durée indéfinie, – mais du moins comme un agent, un instrument, et, si l’on vent même, un mandataire de sa Providence surnaturelle. Mettons, si l’on y tient, qu’il n’y aurait rien de plus, en substance, qu’un prestige : c’est pourtant un prestige nouveau. Mettons que le Sacre impose plus de devoirs qu’il ne confère de droits : il introduit pourtant réellement le pouvoir humain dans la sphère même où Dieu gouverne les âmes : Ecce unxit te Dominus super haereditatem suam5. C’est une sorte de légitimité morale, qui ne tranche pas absolument la question de la légitimité politique, mais qui supplée, pour aussi longtemps qu’il plaît à Dieu, à ce qui peut lui manquer.
Il dépend précisément de la personne royale d’ajouter à la force de cette présomption, à la certitude et aux chances de durée de cette vocation, à l’éclat de ce prestige, par la valeur des dispositions qui l’animent. Avant tout, qu’il entre sincèrement sous l’allégeance divine, qu’il se soumette et se subordonne a la suzeraineté de Jésus-Christ : c’est pour cela que le rituel du Sacre le fait se prosterner longuement sous les invocations de la Litanie. Ensuite, qu’il prenne conscience de la grandeur de son mandat providentiel, qu’il élargisse ses ambitions immensément, et, s’il le peut, à la mesure de la gloire divine. C’est ainsi qu’il s’assure autant que possible cet agrément du divin et universel Suzerain, dont l’Église lui donne déjà un signe dans le Sacre.
• Dieu a donc souscrit au pacte du Sacre en agréant le Roi. Hoc tibi signum, quia unxit te Deus in principem6. Si, strictement parlant, ce n’est rien de plus qu’un signe, cependant rien n’empêche un peuple chrétien de reconnaître ce signe avec une vénération fervente qui donnera au titre royal une force équivalente à une véritable élection divine. On voit ici la différence qui, pour la valeur pratique du Sacre, existe entre la consécration d’un Souverain au Moyen Âge et le Sacre du 2 décembre 1804.
• Jeanne d’Arc a toujours agi en conformité avec ces notions. Elle ne doutait nullement du droit royal du Dauphin avant de le conduire à Reims, mais elle refusait jusque-là de l’appeler roi, parce que sa foi lui faisait estimer très haut le gage d’agrément divin qu’apporte le Sacre, parce que c’est de ce pacte réciproque entre le roi de France et Dieu et Jésus-Christ que datait pour elle, non pas la légitimité politique de Charles VII à laquelle il ne manquait rien, mais sa légitimité pour ainsi dire surnaturelle, l’exercice parfait de sa vice-gérance pour la terre de France au nom de Jésus-Christ.
À ses yeux, c’est le Sacré qui faisait du Roi, au sens féodal et chrétien, l’homme de Dieu.
• Ainsi, le symbolisme de l’onction royale est-il ramené à sa signification véritablement primitive, puisque, dominant l’histoire, le grand consacré, c’est Jésus : le parfum qui est versé au plus profond de son être humain, c’est la divinité. Elle le fait, de droit éternel, Prêtre, Prophète et Roi.
Toute communication de sa vie et de sa vertu divines sera donc justement marquée par l’onction. L’image de sa prérogative royale sera ainsi reproduite de quelque manière par le Sacre dans les souverains chrétiens. Une glorieuse vassalité les lie au Christ-Pantocrator, et leur pouvoir devient un des ressorts de son Empire. Ils lui inféodent leur puissance, mais c’est pour la voir changée en une lieutenance plus auguste que leur droit humain, puisqu’ils deviennent coopérateurs du Plan surnaturel.
Et c’est l’Église qui leur permet de croire à la réalité de cet échange.
• C’est donc bien l’homme de Dieu et l’homme du Christ qui, à partir du Sacre, apparaît, ou doit, apparaître dans le Roi. Il est désormais, à sa manière, une image de l’Oint divin, un Christ temporel. Et les peuples chrétiens reconnaissent ce reflet du Christ en sa personne. Le Liber Pontificalis nous raconte que tout le peuple présent au Sacre de Charlemagne chanta des laudes, ou acclamations, dont les manuscrits carolingiens gardent encore le texte, et qui ne se rapportent qu’au seul Roi Jésus-Christ :
Rex regum, – Christus vincit
Rex noster, – Christus regnat
Spes nostra, – Christus imperat
Gloria nostra...
Lux, via et vita nostra...
Ipsi soli imperium, gloria et potestas per immortalia saeculla saeculorum. Amen.
Ipsi soli virtus, fortitudo, et vicctoria... Ipsi soli honor, laus et jubilatio per infinita saecula saeculorum7.
L’Église grecque du dixième siècle nous fait entendre des laudes impériales presque semblables.
Le roi terrestre est tellement entré, aux yeux du peuple chrétien, dans la lumière du Roi Divin qu’il y a presque disparu : c’est l’avènement du seul Roi Éternel que le peuple acclame dans le Sacre.
*
• Toutefois, si évident que soit le caractère surnaturel, et si plausible aussi la réciprocité, comportés par le pacte du Sacre entre l’homme et Dieu, on n’en précise pas encore assez la portée, si l’on ne signale la part qui revient à l’Église dans cet hommage.
J’ai nommé tout à l’heure la Politique divine. Jésus, suzerain de tous les Rois, a nécessairement une politique.
Comment le nier, si surtout il a institué non pas une religion individuelle, mais une société religieuse, une Église ! Si l’Église est le prolongement du Christ, le corps mystique du Roi divin, elle a nécessairement part à ses prérogatives suzeraines à l’égard des rois et des peuples. Mais n’est-ce point un malaise très grand qui va résulter pour les nations du fait de l’existence, au milieu d’elles, de cette société disparate à prétentions théocratiques ? Le malaise serait bien plus grand, si par impossible Jésus avait négligé de pourvoir son Église de droits identiques aux siens. Seuls, des droits vraiment divins peuvent, en pareil cas, être raisonnables. Il a donc fait de son Église la vivante économie du salut des peuples comme des individus, qui domine et embrasse l’économie de leurs destinées temporelles, – si bien que l’histoire de la Politique, divine n’est autre chose que l’histoire de l’Église au milieu des peuples et se traduit par elle.
Si l’on veut connaître plus expressément les règles de cette divine Politique et son protocole, c’est le Droit chrétien, tel que certaines époques du Moyen Âge l’ont, non pas établi, mais reconnu et réalisé, qui nous en livre la notion.
• Ce droit chrétien, qu’on l’admette ou non, découle tout naturellement et nécessairement des caractères essentiels et distinctifs de l’Église. Il découle de l’unité de l’Église. L’Unité exclut l’incohérence et même la simple juxtaposition : ainsi, les peuples et les rois qui se réclament de la foi de l’Église, ne pourront se montrer indifférents au danger de schisme et d’hérésie, ni se retrancher dans la neutralité officielle.
Le Droit chrétien découle de la Catholicité de l’Église. La barrière des nationalités tombera devant la doctrine et la loi catholiques ; les princes ni les parlements ne pourront leur imposer de passeport ni d’estampille. Les canons de Rome porteront partout.
Le Droit chrétien découle de l’Apostolicité. Les assemblées ecclésiastiques des Clergés nationaux ne pourront créer un droit contre les droits apostoliques. Les princes ne pourront s’arroger la moindre part de la juridiction qui descend des Apôtres ; ils seront incapables de recevoir ou de donner l’investiture spirituelle.
Il découle enfin de la Sainteté de l’Église. La mission de défendre et d’imposer à tous les saintes lois de la morale évangélique autorise l’Église à intervenir dans les affaires publiques. Ratione peccati, c’est-à-dire pour réprimer un scandale qui est l’effet d’une loi ou le fait d’une personne, l’Église peut aller jusqu’à délier les sujets d’un pouvoir terrestre de leur serment de fidélité. Tout ce qui intéresse la morale à un degré supérieur, la législation du sacrement de mariage, par exemple, et ce qui touche à la perfection de la vie chrétienne organisée dans l’état religieux, relèvera du seul contrôle de l’Église.
• Tels sont le droit de déposition et la doctrine des deux glaives, pris à leur source. Le « pouvoir indirect » de l’Église est un corollaire de son existence même.
Et s’il se trouvait que les droits spirituels de l’Église pussent être contestés à propos de tout, alors il faudrait dire que, quoique indirect, son pouvoir d’intervention serait de fait illimité.
• C’est l’impuissance de la raison à saisir les principes, quels qu’ils soient, qui explique la répugnance de l’esprit moderne à admettre ces vérités, sa lâche propension à les déclarer surannées. Au contraire, le Moyen Âge fut assez intelligent pour appuyer d’un argument de raison la distinction des choses de César d’avec les chose de Dieu : « Le droit divin qui procède de la grâce ne détruit pas le droit humain qui procède de la raison naturelle8. » Mais il fut assez intelligent aussi pour établir la subordination des choses de César aux choses de Dieu sur un axiome fondamental de vie sociale et politique : « L’homme n’est pas ordonné à la communauté politique selon tout lui-même et selon tout ce qui lui appartient9. »
Or, c’est justement ce qui en l’homme échappe à l’État que l’Église prend sous sa défense, s’il le faut, contre l’État. Il est, au reste, remarquable que dans la mesure où l’État méconnaît le droit d’intervention de l’Église, il cesse de respecter le droit réservé de l’individu.
*
• L’idée seule du Sacre, ce baptême du Pouvoir royal, serait un hommage à la suzeraineté spirituelle de l’Église, même si les formules rituelles n’en contenaient pas la reconnaissance explicite. Voyez l’attitude souveraine de l’Église. C’est bien une grâce qu’elle accorde au prince. Elle s’assure d’abord qu’il n’est pas indigne : Scitis illum esse dignum et utilem ?
• Puis, elle déclare qu’elle l’élève jusqu’à une sorte de partage de sa mission sacrée, et elle montre à quelles conditions la couronne sera bénie et le service accepté. Au montent où elle met la couronne sur la tête du roi, elle lui dit : « N’ignore pas que par cette couronne tu es fait participant de notre ministère. De même que pour les choses de l’âme nous avons mission de paître et diriger les fidèles, de même tu dois dans les choses extérieures te montrer vrai adorateur de Dieu et défenseur énergique de l’Église du Christ contre toute opposition10. »
Paroles dont la formule Sta et retine, qui clôt le Sacre, et que Charles VII entendit, condense vigoureusement et précise à merveille le sens : « Afin que le médiateur de Dieu et des hommes te fasse demeurer médiateur du clergé et du peuple11. » Telle est la position nouvelle du prince vis-à-vis de l’Église.
• L’Ordo VII termine le serment royal, que Charles VII prononça, par la clause significative et fameuse : « De même je m’appliquerai de bonne foi selon mes forces à mettre hors des limites de ma terre et de la juridiction à moi soumise tous les hérétiques dénotés tels par l’Église12. »
• Ainsi, participant de quelque manière au Ministère ecclésiastique, – défenseur attitré de l’Église – médiateur entre les Pasteurs et les fidèles, le prince, en acceptant ces titres, rend-il le plus magnifique hommage à la suzeraineté spirituelle de l’Église. Et combien, du même coup, il rehausse sa propre dignité !
• J’aimerais insister sur cette participation à la mission de l’Église en laquelle le Sacre fait entrer le Roi. : Il devient l’Évêque du dehors : c’était la devise que le préfet Probus donnait à Ambroise en l’envoyant à Milan, – devise qui dépasse, hélas ! l’idéal de nos chefs d’État modernes et découragerait les meilleurs d’entre eux.
On dirait que l’Église voulût en traduire toute la réalité dans l’appareil dont elle entoura la personne du roi, et qui rappelle celui dont elle entoure ses Pontifes. Elle le revêtit d’ornements presque hiératiques, elle mit sur son épaule l’étole du diacre, lui réserva la VIIe leçon à chanter dans l’Office de Noël, mêla aux jubilations de l’Exultet, le Samedi Saint, un appel des complaisances divines sur le « très dévot Empereur », lui fit une place d’honneur dans ses Conciles, laissa même passer dans certains formulaires de Consécration royale une prière qui demande pour le prince le don d’enseigner et d’instruire, en même temps que de défendre l’Église et le peuple. Bref, elle lui fit aussi effectif que possible le partage de sa mission, lui rendit aussi prochain que possible, si l’on peut dire, l’accès de l’Autel13.
• L’action intellectuelle et religieuse d’un Charlemagne et d’un Alfred le Grand, d’un saint Louis de France, suggère l’interprétation qu’il faut donner à ces vœux de la liturgie du Sacre. Il reste pourtant que l’autorité royale est auréolée de la lumière dont resplendit l’Église – telles les images impériales dans les mosaïques de Ravenne – et prend une part officielle à la vie d’adoration et de louange, aussi bien qu’aux destinées militantes de l’Église.
II
• Jeanne d’Arc a été pénétrée de toute la grande idée du Sacre, elle a été la véritable Messagère de la Politique divine. J’ajouterai qu’en rendant possible le Sacre de Charles VII, elle a continué l’histoire de cette surnaturelle Politique parmi nous.
• S’il est permis de dire que le duc de Bedford, lorsqu’il préparait le Sacre du jeune roi Henry VI à Paris, en considérait principalement les avantages politiques, personne ne prétendrait aujourd’hui que la pensée de Jeanne d’Arc se portât, je ne dis pas principalement, mais même distinctement sur les avantages politiques du Sacre pour Charles VII.
Pour elle, le roi de France n’étant que le feudataire du Roi du Ciel, c’est l’autorité du Roi du Ciel qui est en jeu, et son honneur. Sa pensée est très simple, en tant que guidée par le sens chrétien commun à tous les croyants de son époque ; mais sa pensée est aussi, ne l’oublions pas, éclairée de la lumière prophétique, et par là elle est, sinon complexe, du moins complète et profonde, et l’on peut oser en tenter l’analyse.
• Or, ce que l’on trouve de remarquable au fond de la pensée de Jeanne d’Arc sur le droit du roi de France, c’est qu’il résulte du caractère prédestiné de son royaume.
C’est le royaume, bien plus que la personne royale, qui est marqué de l’appartenance divine. Le fief vient avant le feudataire, et, dans l’esprit de Jeanne, le fief de la Providence divine, le fief de Jésus-Christ, c’est la France. Sans doute, ce qui atteste pour une grande part aux yeux de Jeanne la prédestination chrétienne du beau royaume, c’est que l’huile de la Sainte-Ampoule en a consacré tous les rois : mais ce signe a été donné pour la France, et le roi est pour le royaume.
Je ne m’attarde pas à formuler les conclusions que, de cette remarque certaine, on pourrait tirer même en faveur de la France d’aujourd’hui. Mais elle me sert à montrer la précision et la solidité de la conviction de Jeanne d’Arc. « Vous êtes vrai héritier de France », dit-elle au Dauphin ; et c’est comme si elle ajoutait : je vous le déclare, moins pour dissiper un affreux doute, moins pour saluer en vous le maître de mon pays, que pour que vous fondiez votre confiance sur la vocation de la France.
« Vous serez le lieutenant du Roi des Cieux qui est roi de France », dit-elle encore ; et cela signifie avant même d’être sacré à Reims, vous êtes feudataire de Dieu en vertu de la prédestination providentielle de la France14.
• Dans sa lettre aux bourgeois de Troyes, durant la marche vers Reims, elle leur demande de « faire vraie obéissance au gentil roi de France, qui sera bientôt en ses bonnes villes du saint royaume, en toutes les villes qui doivent être du saint royaume ». Le royaume est donc saint avant que le roi soit consacré.
• On voit ainsi les divers éléments qui constituent la conviction de Jeanne d’Arc en matière de droit royal et de subordination de ce droit à celui de Dieu et de son Fils :
1° Il ne s’agit ni de la simple sanction naturelle que tout pouvoir établi reçoit de Dieu, ni des droits politiques de Charles VII ;
2° Il s’agit d’une légitimité d’ordre moral, d’une lieutenance providentielle : titre fondé sur l’appartenance du royaume à la Suzeraineté divine, et résultant aussi de la tradition du Sacre ;
3° Le Sacre est un signe et une assurance de cette légitimité morale et surnaturelle.
Toute la substance du Droit public chrétien se trouve là.
• Jeanne en manifeste encore la claire compréhension, lorsque aussitôt après le Sacre, dans un geste qui rappelle Homère, elle embrasse les genoux du Roi en pleurant et disant : « Or est exécuté le plaisir de Dieu, qui voulait que je fisse lever le siège d’Orléans et vous amenasse en cette cité de Reims pour recevoir votre digne Sacre, en montrant que vous êtes vrai Roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir. »
• Mais quoi ! il nous reste de Jeanne des paroles plus significatives encore. C’est le principe fondamental du Droit chrétien qu’en des termes proprement juridiques elle formule dès le début de sa mission, lorsque, en 1429, à Vaucouleurs, elle dit à Baudricourt : « Le royaume n’appartient pas au Dauphin, mais à Dieu, et cependant c’est la volonté de Dieu que le Dauphin soit couronné roi et puisse tenir le royaume en commande15. »
Bénies soient les Voix de Jeanne de l’avoir si bien instruite ! Jeanne fut si bien imbue de cette doctrine, qu’un jour – c’est un témoignage contemporain, découvert par M. Léopold Delisle, qui nous l’apprend – elle demanda au Dauphin de faire en bonne et due forme l’abandon de son royaume entre les mains de Dieu son Suzerain. Quand le Dauphin s’y fut engagé, elle le regarda en disant : « Vous voilà le plus pauvre chevalier dé votre royaume !16 »
Par le Sacre, le royaume faisait retour au Roi, en bonne forme aussi.
Qu’elle laisse donc flotter son étendard avec les deux anges qui présentent un lis à Dieu le Père tenant l’orbe dans la main : c’est un étendard parlant et qui proclame la foi lumineuse de Jeanne en la divine Suzeraineté.
*
• Présente au Sacre avec son étendard, c’est de très près que Jeanne suivit les rites et entendit les formules qui signifiaient au Roi de France le service auquel il s’engageait envers l’Église. L’Ordo VII, comme le Pontifical actuel, rappelle au prince son devoir de « montrer la voie à ceux qui errent, tendre la main à ceux qui tombent, et disperser les superbes »17. L’hommage à l’Église se déroulait dans le Sacre de Reims aussi solennellement que l’hommage à Dieu. Et, après que l’on a pu juger de l’orthodoxie des pensées de Jeanne en matière de Droit chrétien, comment imaginer que dans sa foi en la souveraineté de Jésus-Christ elle eût séparé l’Église de son Chef !
L’anachronisme mis à part, ce serait encore faire mentir l’âme de Jeanne d’Arc sur un point capital ; et ce serait abolir le trait qui fait précisément d’elle une grande figure de l’histoire.
La grande manière, en effet, d’entrer dans l’histoire, ce n’est point d’y faire briller un instant sa propre gloire : c’est d’y apparaître en agent conscient du Plan de Dieu, en loyal instrument de cette Politique surnaturelle qui agit et cherche sa gloire d’après une loi unique : le salut des peuples par l’Église.
C’est ainsi que Jeanne apparaît dans l’Histoire.
*
• Mais allons plus loin, et, dégageant de la Politique divine une intention plus particulière, montrons que la mission de Jeanne d’Arc s’y rattache et illustre la continuité de la conduite de Dieu.
En effets si tous les pouvoirs terrestres sont également subordonnés au Droit divin, cependant Dieu a pu vouloir prélever sur l’un ou l’autre des, peuples chrétiens un tribut spécial de dévouement et de services, et le distinguer entre les autres par une véritable prédilection. Cette intention de la Providence divine, qui semble bien évidente dans l’histoire, appelons-la tout de suite par son nom, c’est l’idée impériale, l’impérialisme divin.
• Dans un rêve, qu’inspire dès avant la Renaissance, un enthousiasme classique on peut dire effréné, Dante représente 1’Empire comme une création spéciale, parallèle à l’Église, ne tirant son origine que de Dieu à travers les fabuleux commencements de Rome, et enfin nécessaire à la validité de la Rédemption. C’est dans le De Monarchia qu’il exprime ces choses : si Tibère n’avait eu une légitime juridiction sur toute l’humanité, l’expiation offerte par le Christ pour toute l’humanité en vertu de la sentence de Tibère n’eût pas été valide, le péché d’Adam n’ayant pas été légitimement puni dans le Christ. – C’est proprement confondre Tibère et Dieu. – Gibelin outrancier désormais, Dante consacrera le chant VI de son Paradis à faire conter par Justinien, dont il voyait l’image nimbée, chaque jour, à Saint-Vital de Ravenne, la légende de l’Empire, où Tibère est glorifié de même sorte, mais où Charlemagne n’est mentionné que comme bienfaiteur occasionnel de l’Église.
En revanche, aux chants XIX 112-148 et XX 55, les Rois chrétiens et Constantin sont vigoureusement pris à partie, celui-ci parce qu’il a abandonné l’Occident et donné Rome aux Papes, ceux-là afin d’être humiliés devant la bonne foi païenne. En sorte que la vision de l’Aigle et les belles pensées sur le salut des Païens et la Prédestination qui remplissent ces deux chants ne semblent plus être qu’un plaidoyer pour la chimère impériale de Dante18.
Absorbé par l’amère dénonciation des abus réels ou possibles du pouvoir temporel entre les mains des Papes, le grand poète n’a pas aperçu, au-dessus de ces abus, la vraie suzeraineté de l’Église, ni la grandiose création du Saint-Empire, qu’il frelate et qu’il paganise.
• Et, pourtant, en fixant le centre de son Église au cœur du plus vaste et du plus puissant Empire, Dieu n’a pas voulu faire œuvre d’ironie, mais d’harmonie,
Dans les temps apostoliques, Dieu semble faire l’essai de l’Empire pour sa gloire : comme la paix d’Auguste avait protégé l’incarnation, la naissance et l’Épiphanie de son Fils, de même – c’est saint Paul qui nous l’assure – l’Empire, avec ce génie de l’ordre, de la légalité, de la discipline sociale qui fait sa force, sera l’obstacle providentiel à la manifestation anarchique de l’Homme de péché, impatient de se produire contre l’Église naissante19.
Le rôle protecteur de l’Empire devient conscient et public avec Constantin. C’est un essai plus ferme de l’Impérialisme divin. Le même saint Paul (le moins individualiste des Apôtres, dont pourtant on a voulu faire le docteur du sens privé) semblait avoir eu un pressentiment et du désir de cette nouvelle Paix Romaine, lorsqu’il écrivait cette parole qui pose le fondement métaphysique du Droit chrétien : Quae autem sunt, a Deo ordinatae sunt20. Tous les pouvoirs existants sont coordonnés par Dieu.
Puis, les défections doctrinales, l’éloignement des successeurs de Constantin, leur impuissance devant 1es Barbares font cesser le concert, réduisent l’Église aux seules ressources de son prestige. Ici, la Politique divine subit son premier échec.
• Mais voici des nationalités nouvelles qui se forment en Occident : Dieu ni l’Église ne peuvent s’en désintéresser. Seconde étape de l’Impérialisme divin, qui s’ouvre par la conversion de Clovis. Il n’est pas un empereur, – qu’importe le nom ! – Charlemagne est déjà en Clovis. Charlemagne, c’est bientôt l’apogée de la Politique divine, préparé par l’épiscopat mérovingien et par les moines, ce qui est presque tout un, en ce temps-là.
Dès lors, voilà les Francs élus pour la mission impériale, tombée en déshérence, du moins en Occident, depuis les fils de Constantin. Leur chef ne prend le titre des Empereurs que pour rehausser sa fonction d’Advocatus Ecclesiae. L’idée circule ouvertement, car, dans un Missel du neuvième siècle, en usage même dans le septième, on lit : « Dieu éternel et tout-puissant, qui avez constitué l’empire des Francs pour être l’instrument dans le monde de votre très divine volonté, et le glaive et le rempart de votre sainte Église, prévenez toujours et partout, nous vous en prions, de votre céleste lumière les fils des Francs qui vous supplient, afin qu’ils voient ce qu’il faut faire pour établir votre règne en ce monde, et qu’ils grandissent en charité et en force pour exécuter ce qu’ils auront vu21. »
Cette oraison faisait écho à la parole même de la Papauté, qui, dès le tempe de saint Grégoire, discernait en ces termes la Monarchie franque : « Autant la dignité royale l’emporte sur le reste des hommes, autant le faîte de votre royaume excelle sur les royaumes des autres nations22. »
• Hélas, les successeurs de Charlemagne ne font guère figure impériale ; et la déposition de Charles le Gros (887), qui laisse un moment la couronne impériale suspendue sur la tête de princes italiens, amène la période allemande de l’Empire.
Othon le Grand, couronné en 962, puis saint Henri II, puis quelques autres justifient assurément leur titre de protecteurs de l’Église. Mais l’espèce de suzeraineté qui en résultait pour eux à l’égard des autres princes chrétiens, devient bientôt un objet d’ambition sans service profitable à l’Église, et un titre presque purement honorifique.
• Rien d’étonnant donc si la Politique divine effectue une nouvelle courbe au treizième siècle, une courbe rentrante. La couronne impériale ne retourne pas matériellement à la France, mais ici encore l’insigne et le titre n’importent guère ; c’est manifestement du côté de la France que la Politique divine cherche alors son appui. Vainement, au dixième siècle, le roi saxon Adelstan, pris d’émulation pour le prestige impérial de ses parents les Othon d’Allemagne, avait-il assumé le titre impérial, lui aussi, et prétendu le transmettre à ses successeurs. C’est le temps où l’Ordo du couronnement des rois saxons fait des emprunts significatifs à l’Ordo romain. Ces prétentions n’avaient guère laissé de trace.
Le roi de France, sans avoir la même ambition, devient effectivement, aux treizième siècle, le chef temporel de la chrétienté. Ce roi est saint Louis. Son gouvernement est le modèle du pouvoir chrétien ; ses entreprises sont inspirées par la plus surnaturelle chevalerie ; sous son sceptre fleurissent les institutions les plus chères à l’Église ; sa capitale est le grand foyer de la science pour l’Europe chrétienne.
En d’autres lieux, sous des rois également saints, la vie religieuse a pu se fondre aussi harmonieusement avec la vie sociale, mais non pas aussi brillamment. Ici, toutes les inspirations et toutes les forces de la foi agissent et se déploient en même temps. Les services de la vie nationale semblent être des œuvres de piété. Dans l’élan scientifique qui conquiert la pensée grecque, comme les Croisades voulaient reconquérir l’Orient, et dans la floraison d’art qui réalise souvent, particulièrement dans la statuaire, l’union des deux idéals, le classique et le chrétien, on ne peut faire la part du génie de la Foi et du génie de la France, elle est indivise.
Jamais il n’y eut tant d’unité dans tant de distinction : car ce siècle de la matière et de la forme applique à toutes choses, et d’abord à son droit public et à sa vie, la loi de subordination de ces deux éléments. Si l’on peut, à certains égards, regretter que le treizième siècle ait ajouté au pur accent de l’antiquité chrétienne une note de sensibilité et d’originalité un peu trop humaines, il reste que sa vision de l’Église fut sans ombre, et qu’il lui fut passionnément loyal comme à la suzeraine du monde. Il reste que parmi les moments historiques où le droit chrétien a fait loi, où l’Europe a pu s’appeler la Chrétienté, où l’effort de synthèse universelle a été particulièrement joyeux et heureux, le treizième siècle est l’un des plus grands, et peut-être, à tout prendre, le plus beau. Et ce siècle est celui de saint Louis.
La France est ainsi désignée une troisième fois aux prédilections de l’Église. On dirait que, lassée des échecs de son plan impérial, la Politique divine ne veut plus désormais se reposer que sur le génie de cette race si apparenté avec le génie de l’Église même.
• Quand le caractère chrétien de saint Louis se sera aigri ou affadi dans ses successeurs, la Providence ne se retirera pas de la France. Ce qu’elle n’a pas fait pour le Saint-Empire, la Providence divine le fera, au quinzième siècle, pour la Monarchie française.
Alors, le signe de la continuité de la prédilection divine pour nous, c’est Jeanne d’Arc qui nous l’apporte.
Témoin et instrument de la Politique divine, comme sainte Clotilde, comme Charlemagne, comme saint Louis, elle nous certifie que le Roi des rois n’abdique pas ses droits de bon plaisir sur nous.
À Charles VII, elle rend expressément témoignage de la continuité de la Politique divine à l’égard de la France. Elle lui dit, à Chinon : « Gentil Dauphin, pourquoi ne me croyez-vous pas ? Je vous dis que Dieu a pitié de votre royaume et de votre appel. Car saint Louis et saint Charlemagne sont à genoux devant lui en faisant prière pour vous... »
À Dunois, quand elle arrive à Orléans : « Je vous amène le meilleur secours qui vînt jamais à chevalier ou à ville, c’est le secours du Roi des Cieux. Il ne vient pas de moi, mais de Dieu même, qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d’Orléans. »
Ne dirait-on pas que Jeanne d’Arc a pensé au Saint-Empire, et l’a vu réellement continué dans la France chrétienne ?
• En tout cas, grâce à elle, nous suivons la ligne sinueuse de l’Impérialisme divin à travers l’histoire, et nous la voyons aboutir encore une fois de notre côté. Ligne sinueuse, ai-je dit, mais qui, si l’on tient compte de sa direction plus que de la permanence de la couronne dans une même lignée, se simplifie suffisamment. La couronne, après tout, n’est qu’un insigne. Et puis nous savons ce que dit Jeanne d’Arc de la couronne du Roi de France !
Le dernier empereur qui fut couronné à Rome, Frédéric III, le fut en 1452, l’année même où le Cardinal d’Estouteville, légat de Nicolas V, commençait le premier procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc. Un an après, l’Empire de Constantinople sombrait pour jamais. Or, l’œuvre de Jeanne d’Arc venait d’être couronnée par la reprise de la Normandie sur les Anglais.
Tandis que les Empereurs ne devaient plus recevoir le sacre papal, la France de Jeanne d’Arc, retrouvant son intégrité et son unité, avait devant elle bien des occasions de se rencontrer avec la prédilection divine sur le chemin de l’histoire. Je n’examine pas si, politiquement, elle n’a pas laissé échapper beaucoup d’occasions de ressaisir son rôle de fille aînée de l’Église, de maintenir ou de rétablir le bel ordre de la Chrétienté. Peut-être que la grande Idée chrétienne de saint Louis, trop haute même pour les plus grands de ses descendants, est définitivement obscurcie dans l’esprit de la France. Mais son cœur du moins garde toute sa vieille fidélité pour longtemps ; et ni la Providence ni l’Église ne se décourageront de l’aimer. À son tour, le Sauveur lui révélera et lui donnera son Sacré-Cœur pour être – ce fut son expresse volonté – l’attribut national de la France. Puis, quand les lis de sa vieille dynastie seront flétris ou dispersés, Lourdes verra fleurir dans son rocher le Lis très pur qui embaume l’Éternité. Puis, cent autres miracles...
• L’empreinte de sa prédestination a passé de sa vie politique dans son âme, mais elle y est resplendissante et ineffaçable. C’est que la prédilection divine lui a conféré plus qu’un droit d’aînesse. La prédilection divine, et aussi celle de l’Église, là où elle se repose, crée une réalité nouvelle de valeur et de bien ; c’est un amour efficient qui affecte un homme et un peuple au plus profond de lui-même, ne dirige pas seulement le cours extérieur de sa destinée, mais gouverne le ressort profond de cette destinée qui est l’âme, et surtout place ses intérêts et sa vie dans une plus étroite dépendance des intérêts et de la vie de l’Église du Christ.
Voilà le vrai privilège de la France, et qui, depuis Jeanne d’Arc, dure encore aujourd’hui.
• Cherchez donc au, plus intime de l’âme française ce qu’il y a de plus inaliénablement propre, d’excellent, d’immortel : toutes ces impulsions généreuses d’où datent les plus nobles entreprises catholiques, et d’où viennent à l’Église des ressources choisies et intarissables ; cherchez dans le caractère chrétien de la France la passion lucide et la grâce héroïque, et, après ses défaillances, des preuves de son repentir qui font presque bénir ses fautes ; cherchez dans sa foi ce besoin constant du témoignage intégral à la vérité, ce besoin de l’absolu et du martyre ; relevez enfin cet étrange privilège qu’elle a de prendre les devants, fût-ce même avec trop de fougue et de turbulence, dans les grands mouvements qui précipitent l’histoire, – et vous aurez en tout cela, non pas simplement un reflet, mais l’œuvre et le fruit dans l’âme française de la divine prédilection.
Si l’on m’objecte que cette interprétation de l’Impérialisme divin, dans sa dernière étape, supprime le parallélisme magnifique des deux Pouvoirs suprêmes dans la Chrétienté, et que, malgré tout, la Monarchie Chrétienne ne saurait égaler le Saint-Empire, je répondrai qu’en effet rien n’est plus grandiose que la coexistence harmonieuse du Pape et de l’Empereur, « ces deux moitiés de Dieu » dans le monde, que c’est même là un plan trop parfait pour se réaliser longtemps dans l’histoire humaine, et qu’à un pareil échec de la Politique divine les réserves de vitalité chrétienne de l’âme de la France ont fourni le plus beau dédommagement.
• C’est l’élévation de Jeanne d’Arc sur les autels qui nous permet de penser et de dire ces choses sans présomption et sans orgueil.
Née sous l’étoile de l’Épiphanie, elle fut elle-même l’étoile de la grande épiphanie qui se continue dans le monde.
Elle a infusé dans le sang de France, ce sang dont elle parlait avec un tel frémissement de pitié, la vertu du baume, de la myrrhe et de l’encens.
Humbert CLÉRISSAC, 1910.
Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.
1. Jean, XVIII, 37.
2. Apoc., XIV, 16.
3. I Tim., VI, 13-15.
4. Rapportons ici ces grandes paroles de l’Ordo Missae de Rege que donne la liturgie mozarabe : Uere Sanctus, uere benedictus Dominus Noster Jhesus Christus, Deus deorum et Dominus dominantium, Princeps principum et Imperator regum terre. Cui gentium multitude famulatur, cui regum celsitudo prosternitur, et quem celestium et terrestrium creaturarum subjecta conditio Dominum Creatoremque suum cognoscens adorat, magnificat et conlaudat, Christum Dominum ac Redemtorem uerum. (Liber Ordinum, Ed. Férotin, col. 296, Ordo Missae de Rege.)
5. I REG., X, 1. « Le Seigneur t’a donné l’onction pour être chef sur son héritage. »
6. I REG. X, 1. « Ceci sera pour toi le signe que Dieu t’a donné l’onction pour être chef. »
7. « Le Christ est vainqueur, le Christ règne, le Christ a l’empire,
Roi des rois, le Christ est vainqueur,
Notre Roi, le Christ règne,
Notre Espérance, le Christ a l’empire,
Notre Gloire...
Notre Lumière, notre Voie et notre Vie...
À lui seul l’empire, la gloire et la puissance dans les immortels siècles des siècles. Amen.
À lui seul la vertu, la force et la victoire... À lui seul l’honneur, la louange et la jubilation dans l’infinité des siècles. »
(Voir DUCHESNE, Liber Pont. II, 37. D’après le ms. 13159 de la Bibl. Nat., fin du huitième siècle.)
8. Jus divinum quod est ex non tollit jus humanum quod est ex naturali ratione. Saint THOMAS, Sum. theol., II-II, X, 10.
9. Homo non ordinatur ad communitatem politicam secundum se totum et secundum omnia sua. Saint THOMAS, Sum. theol., I-II, XXI, 4, ad 3.
10. Per honc te participem ministerii nostri non ignores. Ita ut, sicut nos in interioribus pastores rectoresque intellgimur, ita et tu in exterioribus verus Dei cultor strenuusque contra omnes adversitates Ecclesiae Christi defensor assistas. (Pontificale Romanum.)
11. Quatenus mediator Dei et hominum te mediatorem cleri et plebis permanere faciat.
12. Item : de terra mea ac jurisdictione mihi subdita universos haereticos ab Ecclesia denotatos pro viribus bona fide exterminare studebo.
Cette clause fut encore prononcée par Louis XVI. – Le Pontifical Romain ne la porte pas pour la profession de foi, mais on peut en voir l’équivalent dans la formule pour le glaive : Nec minus sub fide falsos quam Christiani nominis hostes execreris ac dispergas.
13. L’Empereur Frédéric III chanta la septième leçon de Noël en 1468.
Une oraison portant la demande dont je parle se trouvait dans le second type des Ordo pour le Sacre des Rois d’Angleterre ; elle avait été employée déjà au Couronnement de Louis le Bègue, en 877. – Voir le P. Thurston, Coronation Ceremonial, 2e éd.
14. Déposition de Jean Pasquerel.
15. Procès, vol. II, p. 456, cité par M. A. Lang.
16. Dans le Breviarium Historiale de BOUCHER DE MOLANDON, qui est une justification en raccourci de Jeanne d’Arc.
17. Formule pour le sceptre.
18. M. E. GARDNER, dans son Dante’s Ten Heavens, note ainsi la progression de l’idée impériale dans l’œuvre de Dante :
Dans le Convivio, ce n’est guère qu’un enthousiasme poétique qui lui fait déclarer dignes de vénération les pierres des murailles de Rome.
Dans le De Monarchia, livre II, Dante de guelfe devient gibelin. Le traité répond à ces trois questions :
L’Empire est-il nécessaire au monde ?
Le Peuple romain l’a-t-il légitimement obtenu ?
L’autorité de l’Empereur vient-elle directement de Dieu ou passe-t-elle par le Pape ?
Dans le Paradiso, écrit à la fin de sa vie, lorsqu’il forme un parti à lui tout seul et méprise également, comme ennemis de l’Empire, les Guelfes et les Gibelins, Dante reprend la seconde question (chant VI), et la troisième (chant XVIII). C’est le pape régnant, Jean XXII, et non Boniface VIII, ni Clément V, que concerne l’apostrophe du v. 130.
Les chants XIX et XX sont un plaidoyer pour les païens en vue d’établir le droit divin des rois anciens.
Dans l’Inferno XIX, 115, et le Purgatorio XXXII, 124, le poète avait déjà invectivé Constantin : il pensait que l’Empereur ne peut se démettre.
19. C’est là le sens le plus vraisemblable du Qui tenet nunc teneat de la deuxième épître aux Thessaloniciens, II, 7.
20. Rom., XIII, 1.
21. Omnipotens sempiterne Deus, qui ad instrumentum divinissimae tuae voluntatis per orbem, et ad gladium et propugnaculum Ecclesiae sanctae tuae, FRANCORUM IMPERIUM constituisti, – caelesti lumine, quaesumus, filios Francorum supplicantes semper et ubique praeveni, ut ea quae agenda sunt ad regnum tumm in hoc mundo efficiendum videant, et ad implenda quae viderint charitate et fortitudine convalescant. (Cité dans l’Introd. à l’Histoire de saint Léger, par le cardinal PITRA.)
22. Quanto caeteros homines regia dignitas antecedit, tanto caeterarum gentium regna regni vestri profecto culmen excellit. (S. GREG., Epist., lib. VI, ep. 6, ad Childebert, regem.) P. L., LXXVII, 797.