L’évolution du théâtre religieux

au Moyen Âge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave COHEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme les étudiants du groupe théâtral médiéval, avec lesquels j’avais ressuscité en Sorbonne nos vieux mystères et nos joyeuses farces, allaient donner aux Annales une représentation organisée par Mme Yvonne Sarcey, on entendit une belle dame qui s’y rendait dire à ses compagnes : « Ma chère, il y avait donc un théâtre au Moyen Âge ? » Oui, Madame, et qui est une des gloires les plus authentiques et les plus efficientes de notre littérature française, voire des lettres humaines. Je n’en connais le plein équivalent que dans la Grèce antique, où l’on vit sortir du culte et des cérémonies dionysiaques à la fois l’illustre tragédie, le drame satyrique et la comédie. Ce miracle grec devait se répéter dans notre France médiévale par le miracle chrétien de nos mystères.

Qu’on ne dise pas qu’il s’agit d’un art bégayant, fruste ou grossier.

Loin de moi la pensée d’équivaloir un Arnoul Gréban ou un Jean Michel à un Eschyle ou un Sophocle, mais l’histoire littéraire n’est pas une distribution de récompenses ou une échelle de valeurs absolues, elle dit le droit qu’a chaque littérature à notre admiration et à notre gratitude.

Jamais, peut-être même à un plus haut degré que dans l’antique Hellade, il n’y aura eu un accord aussi complet entre l’auteur, le genre, l’acteur ; le metteur en scène, le musicien et le spectateur, ces composants du drame, jamais théâtre n’aura eu plus d’action sur les foules et mieux fourni plus complète réalisation de la formule, si vainement tentée aujourd’hui, du théâtre populaire. Si ses effets étaient aujourd’hui sans portée, on pourrait reléguer nos mystères au musée des curiosités historiques, mais nous croyons avoir fait la preuve, de 1935 à 1937, devant la Cathédrale de Chartres et devant Notre-Dame de Paris, de leur prodigieuse action sur le public, ne fût-il même pas entièrement composé de croyants. Signe des permanences de l’art littéraire médiéval, équivalentes à celles de l’architecture, à condition qu’on veuille bien en éliminer les longueurs et le fatras, conjurer l’obstacle de la langue par un rajeunissement discret et ne point bannir l’harmonie de ces premiers mélodrames, au sens étymologique de drame musical.

Le secret fondamental du succès et de la valeur des mystères dans le passé plus encore que dans le présent réside en la foi chrétienne. Elle inspire le drame comme la Cathédrale et l’un et l’autre sans elle sont incompréhensibles. Aux incroyants même qui les admirent, ils s’imposent par leur force de réalisation artistique, par l’élévation de leur inspiration aussi bien que par l’efficacité de leur technique.

C’est au pied même de l’autel qu’il faut chercher les plus lointaines origines de notre théâtre. Souvent, le berceau est un tombeau, que recouvre le parement d’autel ou, plus exactement, c’est le Saint-Sépulcre dont il est la figuration. Le drame est sorti de l’office, de l’office de Pâques ou de la Résurrection. Nous en trouvons la preuve, dès le Xe siècle dans la Regularis Concordia rédigée par le bénédictin anglais saint Ethelwold, vers 976. Trois moines vêtus d’aubes, ayant coiffé l’amict et représentant les trois Maries, qui vont oindre le corps du Sauveur, se dirigent vers le Sépulcre, quasi quae quaerentes, comme celles qui cherchent. Un autre moine, tenant le rôle de l’ange, assis au pied du tombeau, les accueille en chantant le trope ou addition à l’office, attribué à Rutilon, le moine de Saint Gall (IXe siècle) :

 

            Quem quaeritis in Sepulcro, ô Christicolae ?

            Qui cherchez-vous dans le sépulcre, ô servantes du Christ ?

 

Et celles-ci de répondre en psalmodiant :

 

            Jesum Nazarenum crucifixum, ô Coelicolae.

            Jésus de Nazareth crucifié, ô habitants du Ciel.

 

Leur réponse, inspirée de l’Évangile selon saint Marc (XVL-1-7) :

 

            Non est hic, surrexit sicut dixerat,

            ite et mentiate, quia surrexit Dominus.

            Il n’est pas ici, il est ressuscité,

            allez et annoncez que le Seigneur est ressuscité.

 

Or ce texte n’intéresserait que l’Angleterre, si saint Ethelwold ne précisait ailleurs qu’il entend imiter le bon usage continental de l’abbaye de Fleury-sur-Loire, aujourd’hui Saint-Benoît-sur-Loire, admirable basilique qui est appelée la métropole du drame liturgique.

Ce mot il faut l’interpréter cum grano salis et ne l’employer qu’avec prudence, car nos pieux liturgistes sont des metteurs en scène inconscients. Ils n’ont pas l’intention délibérée de créer un théâtre chrétien, mais d’enrichir l’office d’additions figurées et parlantes qui éclaireront les fidèles en les émouvant, mais ce faisant, ils obéissent sans le savoir aux lois de l’art dramatique, augmentant la figuration, enrichissant le décor, accroissant l’intérêt par le mouvement, la mimique et la multiplication des scènes. Bientôt Jésus, en jardinier, apparaîtra à Marie-Madeleine : « Mulier, quid ploras ? » Femme, pourquoi pleures-tu ? (cf. Évangile selon saint Jean, XX, 11-18, et la séquence de la feria V infra Octavant Paschae), puis ce sera la course de Simon-Pierre et de Jean au Sépulcre et, avant la visitatio Sepulcri, l’achat des parfums et des onguents à l’Unguentarius ou marchand d’onguents, qui vante et vend très cher aux trois Marie éplorées sa marchandise.

Telle est la loi de formation de ce drame, pareille à celle de la multiplication des corps vivants : prolifération et ensuite, parfois, scissiparité, certaines scènes pouvant se détacher pour vivre d’une vie indépendante : ainsi le Drame de Daniel sort de la Procession des Prophètes du Christ.

Le drame de Pâques s’augmentera encore en avant par la présence de Pilate, ordonnant à ses milites ou gardes de veiller sur le tombeau et la forme la plus complète est celle de la Résurrection latine de Tours, dont le manuscrit a malheureusement été brûlé en cette guerre dans le bombardement de la bibliothèque.

Avant même d’être achevé par la longue évolution que j’ai essayé de tracer, le drame de la semaine peineuse comme disaient si joliment nos ancêtres ne tarda pas à être imité dans la semaine joyeuse, qui va de la Noël à l’Épiphanie. Au Quem quaeritis in Sepulcro de l’Ange ou des Anges au bord du Sépulcre répondra le Quem quaeritis in Traesepe des Obstetrices ou Sages Femmes.

 

            Quem quaeritis in Traesepe, pastores, dicite ?

            Qui cherchez-vous dans la crèche, ô bergers, dites-nous ?

 

            Infantem pannis involutum.

            L’Enfant enveloppé de langes.

 

Cette fois la réponse est positive, bientôt soulignée par le Puer natus est et filius : un Enfant nous est né, un Fils nous est donné.

La ressemblance est dans les paroles, elle est aussi dans la musique où cependant la cauda, ou modulation finale, se fait plus joyeuse. À l’autre extrémité de la semaine, l’Étoile, l’étoile mer veilleuse qui conduit les Rois Mages vers la Crèche de l’Enfant, est le centre d’un autre petit drame les menant d’abord chez Hérode furieux qui les menace de son bâton parce qu’ils viennent adorer le Roi des rois dont la venue lui est confirmée par ses scribes. Les Mages se rendent à la Crèche, après avoir rencontré les Bergers, et font à l’Enfant la triple offrande de l’or parce qu’il est Roi, de l’encens parce qu’il est Dieu, de la myrrhe parce qu’il est homme et mortel, signe de sépulture. Un avertissement de l’Ange les empêche de retourner chez Hérode qui, de fureur, ordonne le massacre des Innocents. Le drame de l’Évangéliaire de Bilsen en Limbourg, que j’ai publié avec feu Karl Young, présente dès le XIe siècle une forme complète de l’Ordo Stellae ou office de l’Étoile qui est le drame de l’Épiphanie, mais celle du manuscrit de Montpellier, provenant de Rouen, où les Rois s’abordent dans la nef, avec un charabia digne du mamamouchi de Molière, est plus complet encore au siècle suivant.

Ainsi les deux cycles de Pâques et de Noël sont constitués, mais séparés dans l’Année liturgique, ils ne sont pas tout près de se rejoindre dans la Vie humaine, les Miracles et la Passion qui les séparent.

Il faut faire une place de choix à la Procession des Prophètes du Christ qui, à l’appel d’un pseudo saint Augustin, viennent produire leur témoignage : Moïse portant les tables de la Loi ; Aaron en costume d’évêque ; Abacuc grignotant des racines ; Balaam, monté sur son ânesse parlante, qui s’arrête devant le glaive de l’Ange en disant à son maître : « Pourquoi me meurtris-tu de tes éperons ? » ; Daniel, que Nabuchodonosor jette dans un bûcher ; Virgile, à cause de la 4e églogue ; la Sybille, etc.

Nous avons conservé aussi un admirable drame musical, sorti de l’Abbaye de Saint-Martial-de-Limoges, que je nommerais volontiers le conservatoire de la musique liturgique, et qui met en scène la parabole des Vierges Sages et des Vierges Folles. En vain celles-ci, enfin éveillées à l’appel de l’Ange, vont-elles implorer l’huile des noces auprès de leurs sœurs les Prudentes et auprès des marchands. Elles seront durement repoussées par le Sponsus (qui donne son titre au drame) : « Amen dico, vos ignoro », qui les abandonne aux démons : « Praecipitentur in Infernum ». L’intérêt de ce drame n’est pas seulement dans ses mélodies admirables, dans son action angoissante, mais dans le fait que presque toutes les strophes sont traduites en un dialecte français qui est celui du Haut-Angoumois. Ainsi de ce refrain qui sonne comme un glas :

 

            Las, chaitivas, las ! maleüres, trop y avet dormit !

 

Ainsi, dès la seconde moitié du XIe siècle, où sont nés la première ogive et le premier vitrail, la langue vulgaire a envahi la liturgie et la nef, présage d’un immense développement, mais aussi d’une laïcisation qui arrachera peu à peu le drame au clergé qui l’a conçu, pour le livrer à la foule, qui désormais le comprendra, l’exploitera, le jouera. Cependant un siècle entier nous sépare encore de l’apparition du premier grand drame en langue vulgaire, en attendant que l’élargissement du genre se pratique par le recours aux Évangiles : Résurrection de Lazare, Conversion de saint Paul, à l’hagiographie : Miracles de saint Nicolas, et par le développement de la scénologie. Tout cela se voit par le manuscrit 201 de la Bibliothèque d’Orléans (puisse-t-il exister encore !), qui est comme le libretto du drame latin de Saint-Fleury-sur-Loire, la métropole du drame liturgique.

C’est là aussi que la scénologie médiévale française conçut et développa ses principes qui se maintiendront à travers tout ce Moyen Âge, se prolongeront même jusqu’au milieu du XVIIe siècle, voire se réaffirmeront de nos jours. Le drame liturgique, tel que nous l’avons décrit, pour Pâques ou pour Noël, a essentiellement une allure professionnelle. Les protagonistes (Trois Marie, bergers, mages, prophètes) se forment à l’entrée de la nef, s’arrêtent aux lieux où ils ont affaire : sépulcre, crèche, palais d’Hérode, chaire de saint Augustin, bûcher de Daniel, pour retourner ensuite à leur point de départ, suivis par la foule des fidèles ou des spectateurs qui les regarde et les écoute.

Il y a application d’un triple principe : mobilité des acteurs, mobilité des spectateurs, immobilité des décors. La Conversion de saint Paul (milieu du XIIe siècle) sortie, nous l’avons dit, des ateliers dramatiques de Fleury-sur-Loire, en ajoute trois autres qui seront essentiels à la scénologie médiévale : la multiplicité des décors, leur simultanéité et leur juxtaposition. Il sera érigé, dit la rubrique latine (ainsi appelée de ruber, rouge, couleur encore appliquée dans nos missels imprimés pour décrire les gestes du prêtre à l’autel), un échafaud quasi Jerusalem. Un peu plus loin (aliquantulum longa) un autre lieu représentera Damas. Entre les deux, un mur près duquel Saül, qui deviendra Paul, sera frappé au moment de sa conversion.

Il y a donc là déjà présentation simultanée aux spectateurs et juxtaposition des décors multiples nécessaires à une action, qui ne connaît pas et ignorera toujours les sacro-saintes unités de temps et de lieu des Classiques. Nous verrons de quel développement ce principe de la décoration simultanée sera susceptible au XVe siècle. Né dans la nef, il sera plus au large encore sous le porche ou sur la place publique.

S’étonnera-t-on de ce que cette importance prise par le décor et l’intrusion de la langue vulgaire contraignent le drame de s’éloigner de l’autel et de la nef ? Mais il semble qu’il ait peine à quitter le berceau de ses origines et c’est sur le porche de l’Église que, selon les rubriques restées latines, doit se jouer le premier grand drame en langue vulgaire que nous ayons conservé et qui appartient à la fin du XIIe siècle : la trilogie d’Adam et Ève. J’en ai publié la première partie en transposition moderne sous le titre du Jeu d’Adam et Ève, admirablement joué à Montréal, en octobre 1942 et en janvier 1943, par les Compagnons de Saint-Laurent du Père Émile Legault.

Mais, dès le 31 mai 1935, mon groupe théâtral médiéval l’avait donné dans les conditions mêmes postulées par le pieux auteur anonyme, au portail sud de la Cathédrale de Chartres, avec le concours de la maîtrise, du clergé, des grandes orgues et des cloches, au pied de

 

             « La flèche irréprochable et qui ne peut faillir » Péguy,

 

devant le peuple de statues du Portail des Confesseurs servant de Paradis, celui des Prophètes, servant d’Enfer, le beau Dieu du Portail central dominant la scène. Des branches et des feuilles, l’arbre de la Science du Bien et du Mal pour le Paradis. Une tenture rouge pour l’Enfer. Les marches seront le proscénium et le sol que fouilleront Adam et Ève chassés du Paradis après la chute, par Figura.

C’est là que fut fournie, non la première, mais la plus éclatante preuve de l’efficacité du mystère, dont les meilleurs critiques, Robert Brasillach comme Benjamin Crémieux, Gaston Chérau comme Gérard d’Houville, témoignèrent avec éloquence. Il n’y avait pas seulement l’emprise d’un décor incomparable, mais d’un texte dont la densité philosophique (rien de moins que le drame de la liberté et de la grâce selon saint Bernard) n’a d’égale que l’éloquence du style et la majesté du rythme.

 

            Et cependant en Dieu est l’Espérance,

            De ce péché y aura accordance,

            Dieu nous rendra sa grâce et apparence

            Nous tirera d’enfer par sa puissance.

 

C’est sur ces paroles de foi lancées par Ève, au moment où les démons l’emmènent en Enfer, que se termine cette première partie, à laquelle la seconde (Le Sacrifice d’Abel) n’est pas inférieure, tandis que la troisième (La Procession des Prophètes) précise la portée de cette trilogie de la Rédemption. La grandeur de la musique liturgique ajoute à l’impression, car il s’agit aussi d’un office dramatisé de la Septuagésime dont les répons latins ont été traduits et développés dans les dialogues français en langue littéraire normande.

Le XIIIe siècle, le grand siècle selon La Grande Clarté du Moyen Âge, n’a peut-être pas à nous offrir d’œuvre aussi puissante, mais il se libère plus complètement de la nef dans l’ordre scénique, de l’office dans l’ordre liturgique, de l’Ancien et du Nouveau Testament en ce qui concerne les sources. Recourant cette fois à l’hagiographie, il crée un genre nouveau : le Miracle des Saints et en bâtit du premier coup deux chefs-d’œuvre, par deux poètes éminents, dont les manuscrits nous révèlent les noms : Le Jeu de saint Nicolas, dû au bon trouvère d’Arras, Jean Bodel (mort lépreux en 1210) et le Miracle de Théophile du ménestrel Rutebeuf (vers 1260), authentique préfigure de Villon (vers 1460). Le premier est surtout remarquable par le tableau de la Croisade, portée pour la première fois à la scène, d’où il est facile de détacher ce vers déjà précornélien du chrétien nouveau chevalier :

 

            On a parfois veü grand cœur en corps petit.

 

On y remarque aussi des scènes de taverne qui font déjà prévoir la naissance dans la bonne ville d’Arras, paradis des jongleurs où Notre Dame fit pour eux le miracle de la Sainte Chandelle, du théâtre comique avec le Courtois d’Arras, le Jeu de la Feuillée et le Jeu de Robin et Marion, ces deux derniers par Adam le Bossu, dit de la Halle.

Si le Jeu de saint Nicolas raconte l’intervention d’un saint descendu sur terre pour sauver le prud’homme qui s’est fié à sa protection, en faisant restituer par les escarpes le trésor confié à sa garde, le Miracle de Théophile présente l’histoire de ce clerc d’Adana en Cilicie (VIe siècle) qui, ancêtre de Faust, vendit son âme au Diable pour ravoir sa charge. Sous l’inspiration du démon, son évêque la lui rend et pendant sept ans, le nouveau sénéchal se conduit en forcené. Mais un jour la rosée de la grâce descend sur lui, il se jette aux pieds de la statue de la Sainte Vierge qui, descendant de son autel, consent, sur sa prière, à aller arracher au diable le pacte, qu’elle lui rend. C’est le moment le plus émouvant de la pièce. Il se termine par la lecture du pacte au peuple par l’évêque, et sur les graves accents du Te Deum (dernier lien qu’elle garde avec le drame liturgique). Ici pas de trace de comique, mais une ferveur admirable, qui explique que ce drame ait été sculpté dans la pierre de Creil au tympan du croisillon nord de Notre-Dame de Paris :

 

            Satan, plus de sept ans j’ai suivi ton sentier,

            Maus chants m’ont fait chanter les vias de ton chantier,

            De félonesse rente me paieront mes rentiers,

            Ma chair charpenteront les félons charpentiers.

            

            Âme doit-on aimer, m’âme n’était aimée...

 

Que notre plus ancien Miracle de Notre-Dame, que les critiques classiques, comme mon maître Léon Clédat, qualifiaient de pièce manquée, ait gardé, une fois discrètement rajeuni dans sa langue et son style, toute sa puissance d’émotion, tout son efficace, c’est ce qu’ont prouvé les représentations instituées en Sorbonne, sous ma direction, par mes étudiants et étudiantes qui en ont tiré le nom, devenu célèbre, de Théophiliens 1. La première eut lieu en Sorbonne, le 7 mai 1933, la dernière, la centième peut-être, qui fut un acte de foi et de courage, en mars 1943, dans Paris occupé, au Théâtre de Chaillot.

En cette veille de Noël où j’écris ces lignes, je souhaiterais que l’on jouât au Canada ces humbles Nativités wallonnes que je découvris un jour dans un manuscrit de Chantilly. Elles remontent aussi au XIIIe siècle et ont toute la grâce naïve et charmante d’une miniature de vieux missel :

 

            Regardez votre enfant comme il rit !

            De ces beaux yeux nous regarde todis (toujours)

 

dit sainte Anne à ses filles.

Le XIVe siècle, trop négligé et dont on aperçoit moins facilement la grandeur, a cependant dans l’ordre des arts et de la science joué un rôle considérable : un Nicole Oresme y découvre le mouvement de la terre autour du soleil, la poudre à canon y éclate sur le champ de bataille de Crécy (1346), un excellent poète et musicien, Guillaume de Machaut, promoteur de l’ars nova, y crée la première grand’messe en musique, celle du couronnement de Charles V et, dans le domaine du théâtre, naît le Mystère de la Passion. C’est la Résurrection qui avait inspiré la naissance du drame liturgique. Maintenant une époque à la fois plus réaliste et plus mystique – ce qui n’est point contradictoire, car le mystique part de la contemplation de la réalité où il découvre Dieu présent dans ses œuvres – sera plus attirée par le spectacle des souffrances de Jésus passus sub Pontio Pilato, par sa douleur humaine, les plaies et la Croix. Ceci devient visible dans les sculptures des retables et la peinture des fresques, plus encore dans le fragment découvert dans le Valais et surtout dans la Passion trouvée en 1920 par Karl Christ (au nom prédestiné) dans un manuscrit Palatinus de la Bibliothèque Vaticane à Rome. Celle qu’a publiée dès 1837 A. Jubinal dans ses Mystères inédits du XVe siècle et dont le manuscrit repose encore, j’espère, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, semble bien, comme l’a démontré Émile Roy, le libretto des Confrères de la Passion, troupe d’amateurs, bourgeois et ouvriers, constituée dès 1370 dans la cité et confirmée solennellement en 1402 par le roi Charles VI.

Désormais la tâche de ce XVe siècle, si profondément troublé cependant par la fin de la Guerre de Cent Ans, sera de porter à son achèvement ce que l’on a appelé justement le grand Mystère de la Passion ou encore le Mystère cyclique partant de la chute des Anges, de la création de l’homme et du péché originel jusqu’à l’Ascension, en passant par les scènes touchantes de la Nativité et les scènes augustes et poignantes de la Passion.

Le premier, Eustache Marcadé, official de Corbie, y travaille, donnant à l’immense drame son unité en le faisant dominer par le Procès de Paradis plaidé devant le Très-Haut entre Justice et Miséricorde, la première exigeant pour l’homme le plein châtiment de sa faute, la seconde implorant pour lui le pardon divin :

 

            Ce qui par l’homme fut méfait

            Par un Homme sera fait.

 

Et le Fils de Dieu mourra pour le rachat de nos péchés. La Passion dite d’Arras parce que son manuscrit est, ou était, à la bibliothèque de cette ville et qu’au reste elle ressortit à cette région, date du premier quart du XVe siècle, un peu avant la mort de Jeanne d’Arc et le Mystère du Siège d’Orléans qui lui est consacré.

Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, vers 1450, est le plus beau et le plus complet de nos grands drames chrétiens. Il commence par une scène infernale dont le refrain est :

 

            La dure mort éternelle

            C’est la chanson des damnés

 

et présente, outre la jolie pastorale du début, une Cène, un jugement de Jésus, une crucifixion, dont on a pu voir le prodigieux effet sur les foules modernes les plus hétéroclites, quand Aldebert les monta, de 1935 à 1937, sur le Parvis de Notre-Dame. Ceux qui les ont vus ne sont pas près de les oublier et nous n’avons pas perdu espoir de les y revoir un jour. Ce qu’on y a peut-être moins apprécié, c’est la noble humanité du personnage de Notre Dame, mais cela tient à l’optique, ou plutôt à l’acoustique de ces immenses scènes et salles de plein air. Au reste, il ne faut pas oublier que, au Moyen Âge aussi, malgré le grand resserrement des places, beaucoup de paroles se perdaient, mais les facteurs n’en allaient pas moins leurs rondes, comptant d’ailleurs sur la musique, Gréban était Maître de la Psallette à Notre-Dame, pour enchanter les oreilles de ses auditeurs.

Cependant à quelque trente ans de distance un scientifique, Docteur Jean Michel, pour la grande représentation d’Angers, en 1486, reprend l’œuvre de son prédécesseur, en garde l’essentiel, ailleurs ajoute et remanie. Il développe à plaisir la mondanité de Marie-Madeleine dont il fait – en vertu de l’impénitent modernisme du Moyen Âge – une grande coquette à sa toilette, courtisée par l’élégant Rodigon et assistée par ses deux suivantes : Pérusie et Pasiphée, dont les noms fleurent déjà la Renaissance. Elle entend vanter le prophète Jésus « dont les yeux sont clairs comme belle lune » et conçoit l’audacieux projet de le séduire. Mais comme elle s’y essaye par ses mines gracieuses au cours du sermon, les paroles du Sauveur l’atteignent et amollissent son cœur ; elle s’effondre en larmes au pied de la chaire. Quelle mimique muette pour une artiste née et quelle invention supérieure à celles de tout écran moderne.

L’accent est mis aussi sur le personnage de Judas, conçu comme une victime antique de la fatalité du mal, et dont le crime est moins d’avoir trahi son Maître que d’avoir désespéré de son pardon. Aussi mourra-t-il pendu par les soins du démon allégorique sorti de l’enfer : Désespérance.

Des deux mystères de Gréban et de Jean Michel, j’ai tiré la Trilogie de la Passion des Théophiliens avec ces trois volets du triptyque : Marie-Madeleine, Judas et Notre Dame, dont j’aimerais confier la reprise aux Compagnons de Saint-Laurent, qui sauraient en faire jaillir l’émotion et ressortir la puissance.

Il n’y a pas à douter qu’en un certain sens cette concentration sur trois personnages saillants, à la psychologie nuancée, fausse l’optique théâtrale médiévale. Les foules bigarrées de la place publique du XVe siècle aiment les grands spectacles dont elles sont sevrées et qui durent parfois huit jours. Pour ces huit jours, les organisateurs appuyés par la Cité et les acteurs qu’a désignés la Commission de records n’hésitent pas à travailler huit mois. Cela s’est vu à Mons en Hainaut en 1501, comme en témoigne ce Livre de Conduite du Régisseur et ce Compte des Dépenses que j’ai découverts et publiés. Cela se retrouve encore dans l’artistique ville de Valenciennes en 1547 dont le hourt, échafaud ou scène, est peint dans une miniature fameuse, avec douze décors entre le Paradis et l’Enfer.

Cet éclat jeté alors dans le Nord par les mystères est la dernière lueur d’un feu qui s’éteint. J’en dirai autant du Mystère des Apôtres joué à Bourges en 1536 et à Paris aux Arènes en 1541. L’arrêté de Parlement qui en 1548 interdira les Mystères à Paris et dans la région parisienne est moins une exécution qu’un acte de décès. Le grand développement de l’élément comique et pittoresque prête trop le flanc aux critiques des Évangélistes qui deviendront bientôt les Calvinistes, les Réformés, quand ils ne sont pas déjà des Luthériens.

Puis nous sommes en plein développement humaniste et l’exemple de la tragédie antique invite à plus de sobriété. On passera de 3 000 vers à 1 200. Cependant les Réformés eux-mêmes sont les plus influencés par le genre qu’ils méprisent. Le Sacrifice d’Abraham de Théodore de Bèze joué par les étudiants de Lausanne en mai 1550 et qui le fut aussi par les miens en Sorbonne peut être à bon droit nommé le dernier des Mystères et la première tragédie classique. L’Aman de Rivandeau, la trilogie de David de Demasures, le Saül Furieux de Jean de la Taille (1571) sont les anneaux d’une chaîne qui conduit aux admirables Juives de Garnier et au Polyeucte de Corneille, à l’Esther et à l’Athalie de Racine. La source est la même, c’est celle du Mystère du Vieil Testament et de la Passion de Valenciennes : la Bible et les Évangiles. Les saints mêmes ne sont pas oubliés puisqu’un digne rival de Pierre Corneille, Rotrou, compose un Saint Genest qu’il faudrait bien reprendre.

D’avoir ainsi inspiré la tragédie classique serait pour le Mystère un titre de gloire et de respect suffisant, mais ce n’est pas assez. Il n’a point fini sa carrière : ressuscité de son tombeau de pierre et débarrassé des bandelettes où il était immobilisé, il a répondu à notre Veniforas, Lazare. Il a ému les peuples jusqu’à leur tirer des larmes, inspiré un Ghéon, un Péguy et un Claudel à la plus large et à la plus magnifique des imitations. Nous ne nous lasserons pas de retrouver en lui le témoin vivant et parlant de ce que j’ai appelé La Grande Clarté du Moyen Âge.

 

 

 

 

Gustave COHEN.

 

Paru dans Gants du ciel

en septembre 1944.

 

 

 

 

 

 



1 Cf. le chapitre que le critique canadien Marcel Raymond leur a consacré dans son beau livre Le Jeu Retrouvé, Montréal, L’Arbre, in-8°, 1943.

 

 

 

 

 

 

 

 

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