Louis Hébert
par
Laure CONAN
« Louis Hébert, premier chef de famille résidant au pays, qui vivait de ce qu’il cultivait. »
CHAMPLAIN.
Louis Hébert... « le premier Acadien et le premier Canadien ».
M. ÉMILESALONE.
« La colonisation du Canada français est une épopée illustrée par les plus vaillants, quoique les plus obscurs courages, où un héroïsme de tous les instants n’a eu d’autre témoin que le Dieu qui veille aux destinées des nations, et pour les rendre plus fécondes multiplie dès l’origine les sacrifices et les épreuves. »
ARTHURBUIES.
À un concours, organisé naguère à Montréal, on demandait quel est le plus grand fait de l’histoire du Canada. – « Le geste de Louis Hébert jetant le blé en terre », répondit Madeleine.
Je ne sais plus si l’aimable chroniqueuse remporta le prix, mais je me souviens que plusieurs dirent qu’elle le méritait.
L’œuvre du défricheur est vraiment l’œuvre de vie, et le premier colon de la Nouvelle-France eut tant d’obstacles à vaincre, il personnifie si noblement l’héroïsme obscur, l’humble et pur patriotisme.
Ce n’était ni la pauvreté, ni la cupidité qui avaient mis la hache et la pioche aux mains de ce pharmacien de Paris. Son père, apothicaire de la maison royale, lui avait laissé du bien et aussi, semble-t-il, sa charge fort lucrative.
Louis Hébert avait donc devant lui, en France, un bel et tranquille avenir bourgeois. Mais il n’était pas homme à s’en contenter. Il avait en son âme ces ardeurs, ces énergies puissantes qui s’accommodent mal d’une vie toute faite. Et quand Pierre de Monts et Jean de Poutrincourt se décidèrent à fonder un établissement en Acadie, Louis Hébert voulut tenter l’aventure 1.
* * *
Henri IV nomma Pierre de Monts lieutenant-général de l’Acadie, et lui accorda le privilège exclusif de la traite, mais sa bienveillance ne fit pas davantage.
Comme les frais de l’entreprise excédaient fort les moyens de M. de Monts, une compagnie de marchands fut formée. On recruta des soldats, des colons, cent-vingt artisans et l’on fréta quatre vaisseaux. Plusieurs gentilshommes étaient de l’expédition et Pontgravé, le vieil ami de Champlain, commandait l’un des navires.
Champlain avait déjà exploré les Antilles et le Saint-Laurent, mais la curiosité des terres inconnues le possédait toujours et il accepta avec grand plaisir l’invitation de M. de Monts, Saintongeois comme lui.
* * *
C’est le 7 avril 1604 que la petite flotte prit la mer et cingla vers l’Amérique. Deux mois plus tard, les pionniers, côtoyaient la sauvage Acadie encore dans sa grâce printanière. Cette terre charmante, qu’un malheur unique a sacrée pour jamais et que l’histoire nous montre comme voilée d’un deuil éternel, apparut aux Français belle comme l’espérance. Ils en prirent possession avec une joie de conquérants. Mais le lieutenant-général commit la faute de choisir une petite île pour y asseoir sa colonie.
Cette île – qu’il nomma Sainte-Croix – n’avait qu’une demi-lieue de circonférence et l’eau douce y manquait. Presque tout le bois qui s’y trouvait fut employé à construire des logements. Et comme l’hiver fut, cette année-là, extraordinairement hâtif et rigoureux, les Français, emprisonnés par les glaces, pensèrent mourir de froid et souffrirent beaucoup du manque d’eau. Une fois les provisions de vin et de cidre épuisées, il fallut boire de l’eau de neige pour ne pas mourir de soif. Aussi le terrible mal de terre éclata 2.
Sur soixante-dix-neuf hivernants, trente-six moururent et plus de vingt virent la mort de fort près. Presque tous les autres furent plus ou moins incommodés. Onze chasseurs qui vivaient beaucoup au dehors se maintinrent seuls en bonne santé.
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Cet épouvantable hiver avait fort abattu De Monts : il voulait abandonner l’entreprise. Les secours d’hommes et de vivres que Pontgravé lui amena de France au mois de mai ranimèrent son courage. L’abandon de l’île funeste s’imposait. Mais De Monts tâtonna. Il aurait voulu s’établir dans un pays chaud et perdit un temps précieux en explorations infructueuses. L’été finissait, quand Champlain et Poutrincourt le décidèrent à transporter sa colonie sur les bords de la baie de Fundy 3, à l’endroit que Champlain avait nommé Port-Royal 4, et jamais choix ne fut plus heureux. L’immense rade était commode et sûre. De belles rivières traversaient la contrée et la luxuriante végétation sauvage attestait la fertilité du sol. C’était un pays charmant et Champlain disait qu’il ne pensait pas avoir jamais ouï nulle part un si agréable gazouillis et ramages d’oiseaux.
Le lieutenant-général était calviniste, mais suivant la coutume française il fit élever une grande croix ainsi qu’il avait fait dans l’île abandonnée. L’espérance charmait toutes les fatigues, elle entrouvrait devant les colons les plus belles perspectives, et catholiques et protestants se mirent à l’œuvre avec entrain.
Les épreuves n’avaient point découragé Louis Hébert. À l’automne, il passa en France, mais pour revenir à Port-Royal l’année suivante, avec sa femme 5 et ses enfants. À peine était-il de retour qu’il reprit avec ardeur ses travaux de culture. Pendant que ses amis chassaient ou exploraient la contrée, Louis Hébert abattait, arrachait, plantait, semait, travaillait la terre avec amour et avec joie.
Ce Parisien – agriculteur passionné – avait le sentiment de la nature. La forêt vierge – océan de verdure et de parfums sauvages – l’attirait. Il aimait à y errer, à y étudier la splendide vie végétale, et les indigènes, qui le voyaient souvent herboriser, l’avaient surnommé le Ramasseur d’herbes.
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Les indigènes de l’Acadie n’étaient point cruels. Ils s’attachèrent vite aux Français, qui les traitaient en égaux, en frères. Ils comprenaient que ces étrangers leur voulaient du bien.
Le baron de Saint-Just, fils de Poutrincourt, avait appris avec une singulière facilité la langue souriquoise. Il la parlait parfaitement et son père lui faisait traduire les instructions des missionnaires et les prières chrétiennes. Le chef Membertou suivait ces catéchismes avec sa famille. Tous écoutaient le jeune interprète avec un profond respect. L’illustre sagamo avait un grand prestige dans le pays et inspirait aux Français une véritable admiration. Âgé de plus de cent ans, il en paraissait à peine cinquante, et n’avait rien perdu de sa mémoire, ni de sa vigueur. Sa taille restait droite et noble, sa vue parfaite. Aucun Français ne voyait venir une chaloupe d’aussi loin.
Quand il arrivait à Port-Royal, après une absence un peu longue, il voulait qu’on le saluât de quelques coups de canon comme le lieutenant-général du roi. Membertou avait la réputation de l’emporter sur tous les sauvages en finesse et en ruse. Il agit pourtant toujours loyalement avec les Français et son amitié leur fut précieuse. Mais l’œuvre de Port-Royal, sans cesse entravée par l’envie et par l’intrigue, devait aboutir à un lamentable désastre.
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De Monts avait rendu de grands services à Henri IV pendant la ligue et comptait sur sa bienveillance. Les marchands de Rouen et de Saint-Malo finirent pourtant par l’emporter et le roi lui retira le monopole du commerce des fourrures. Dépouillé de son privilège, De Monts se trouvait dans l’impuissance absolue de poursuivre son entreprise. Il délia ses hommes de leurs engagements et tous s’embarquèrent pour la France. Les sauvages en pleurs reconduisirent les Français jusqu’au vaisseau en les suppliant de revenir.
De Monts avait englouti à Port-Royal une grande partie de sa fortune. Ses mécomptes l’avaient dégoûté de l’Acadie et quand le roi, mieux inspiré, lui rendit le privilège de la traite, il passa tous ses droits à son associé Poutrincourt.
Celui-ci déploya une activité, une intelligence admirable. Au mois de mai 1610, il débarquait à Port-Royal avec une petite colonie. Le lendemain de son arrivée, Poutrincourt, dit Lescarbot, mit une partie de ses gens en besogne au labourage de la terre. Louis Hébert n’avait pas hésité à revenir. Ce fut probablement lui qui dirigea les travaux, car quelques pages plus loin, l’historien ajoute que « Poutrincourt sema du blé et planta des vignes avec l’aide de M. Louis Hébert très entendu à la culture ».
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Poutrincourt savait vouloir. Aucun obstacle ne le rebutait. S’il souffrait cruellement d’être entravé par la pénurie de ses ressources, il ne se décourageait point.
Mais, à Paris, des personnages influents s’unirent contre lui. Au lieu de l’aider à affermir Port-Royal, on forma une société pour fonder un autre établissement en Acadie.
Les nouveaux colons arrivèrent au mois de mars 1613, sous la conduite de La Sausseraye. Ils se fixèrent près des côtes du Maine, sur l’île Mont-Désert, qu’ils nommèrent Saint-Sauveur. Les ressources ne leur manquaient pas et tout allait admirablement bien.
Mais, à l’automne, les colons anglais commandés par Samuel Argall, sous-gouverneur de la Virginie, vinrent en forbans détruire l’établissement commencé. Ensuite, ils firent voile vers Port-Royal. La France et l’Angleterre étaient alors en pleine paix. Il n’y avait personne au fort. Tout le monde était aux champs, près de la rivière Dauphin, à deux lieues de là. Les Puritains pillèrent d’abord l’habitation. Puis Argall y fit mettre le feu. Quelques heures après, de l’établissement qui avait coûté aux Français tant de sacrifices, tant de labeurs, il ne restait plus que les cheminées qui se dressaient hautes et noires sur les cendres fumantes.
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L’incendie de Port-Royal ruinait complètement Poutrincourt 6. Il ne pouvait songer à rien reconstruire. Et, peu après le désastre, la plupart des colons repassèrent en France.
L’âme en deuil de tous ses beaux espoirs, Louis Hébert parcourut une dernière fois ses champs défrichés avec tant de fatigues. Un lien mystérieux attache le cultivateur au sol. La rupture lui en était cruelle. Cette fois, il n’espérait plus revenir. Il abandonnait pour toujours ce qu’un travail acharné avait conquis de la forêt. Les fils de la Vierge argentaient ses labours d’automne ; les grillons chantaient dans le chaume flétri. Mais jamais plus il ne verrait le blé vert pousser le long des sillons. Le fruit de ses labeurs lui échappait. Il fallait dire adieu à la terre acadienne qu’il aimait, où il avait cru s’établir pour jamais.
Oh ! l’amertume de ses pensées, la tristesse de son âme devant les ruines. Avec quelle joie il avait vu s’élever la vaste habitation maintenant en cendres. Sur cette plage lointaine, dans ce décor de sauvage solitude, cette maison fruste s’illuminait à ses yeux des splendeurs d’une grande pensée. Avec quel bonheur il revenait à ce foyer national où le repos était si bon, après les rudes journées... où la voix de l’océan couvrait les causeries et berçait le rêve... Rêves de l’agriculteur, rêves du père, rêves du Français, tout était anéanti.
Le drapeau blanc ne claquait plus au vent de mer, sous le vaste ciel pur... Un berceau peut être une tombe, et Louis Hébert croyait l’Acadie à jamais perdue pour la France. S’il avait pu lire dans l’avenir, de quelles larmes n’aurait-il pas baigné la terre qu’il lui fallait quitter !
II
Bien avant la catastrophe, Champlain avait quitté l’Acadie. Il ne croyait pas au succès de l’entreprise, il pensait qu’on n’avait pas regardé au fond de l’affaire. La péninsule, si facilement colonisable, lui paraissait impossible à défendre sans de grandes forces, à cause du nombre infini de ses ports. Il la trouvait à la merci d’un coup de main, trop isolée de l’intérieur du continent, et l’avenir devait lui donner raison. Malgré la rigueur du climat, la lointaine vallée du Saint-Laurent lui semblait offrir à une colonie plus de ressources, plus de chances de durée.
À son retour de Port-Royal, Champlain avait rencontré Pierre de Monts à Paris. L’ex-lieutenant-général de l’Acadie, presque ruiné par son insuccès, s’était décidé à tenter fortune sur les bords du Saint-Laurent. Avec son aide, Champlain, en 1608, avait fondé Québec.
Depuis l’exploration de 1603, au fond de son âme l’immortel marin avait nourri le rêve d’un établissement à cet endroit, et le rêve s’était réalisé. Le drapeau de la France flottait sur l’Habitation au pied de la montagne.
Mais la Compagnie formée pour aider Champlain ne songeait qu’aux énormes profits du commerce des fourrures. Dans la crainte de faire fuir le gibier, ces marchands – férus du gain – ne voulaient pas laisser faire le moindre déboisement. Ils entravaient si bien Champlain qu’en 1617 Québec n’était encore qu’un petit poste de trafiquants perdu dans l’immensité des bois.
Aucun colon n’avait pu passer en la Nouvelle-France 7. Il n’y avait encore d’ensemencé qu’un étroit jardin autour de l’Habitation. Champlain le cultivait de ses mains. À son arrivée, en 1608, il y avait semé du blé et du seigle, et, en 1611, à son retour de France, il y avait planté des rosiers.
Avec quelle joie l’héroïque fondateur avait vu les grains pousser, les rosiers fleurir ! Partout, dans les reconnaissances, son regard d’explorateur interrogeait le sol. Il aimait à dire – comme Jacques Cartier – qu’il y avait au Canada « terre aussi bonne qu’il est possible de voir ». Mais qui ouvrirait la voie aux défricheurs ? Qui oserait attaquer l’épaisse forêt, gardée par la cupidité insatiable ?
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Champlain savait parfaitement quels cruels mécomptes Louis Hébert avait essuyés en Acadie. Mais il l’avait vu à l’œuvre. Il connaissait sa générosité, sa grandeur d’âme, son courage indomptable. C’est à lui qu’allait son espoir. Et pendant le séjour qu’il fit à Paris, en 1617, il ne craignit pas de faire appel à son patriotisme, à son dévouement, et de lui proposer d’aller commencer à Québec le défrichement de la Nouvelle-France. Sa loyauté ne lui laissa rien ignorer des périls et des difficultés qu’il y rencontrerait. Il ne lui cacha ni la précarité de l’établissement, ni les rigueurs de l’hiver, ni le mauvais vouloir des compagnies, ni la férocité des indigènes. Mais il lui dit aussi ses souffrances, ses dégouts, ses amères tristesses. Ce n’était pas une province, c’était un Nouveau Monde qu’il voulait donner à la France !
Louis Hébert n’hésita pas à répondre qu’il l’aiderait de toutes ses forces et le suivrait à Québec. Sa femme trouva tout simple, tout naturel, d’affronter les plus effroyables périls pour suivre son mari. Cette fois le départ serait définitif, et les deux époux mirent leurs biens en vente.
Faut-il dire que la résolution d’Hébert fut jugée sévèrement ? Ses parents et ses amis la trouvaient d’une extravagance absolue, insensée, et on n’épargna à Hébert ni les remontrances, ni les reproches : « N’avait-il pas perdu assez de temps et d’argent en Acadie ?... Pourquoi s’en aller au fin fond de la barbarie, achever de se ruiner ?... » On lui détaillait tous les dangers qui l’y attendaient, tout ce qui se racontait de la cruauté des sauvages... « Comment pouvait-il exposer sa femme et ses enfants à tomber aux mains de ces démons ?... L’entreprise de Québec n’aurait pas plus de succès que l’entreprise de Port-Royal... M. de Champlain était bien loin d’avoir les ressources des colonisateurs de l’Acadie... »
C’était très vrai, et Hébert le reconnaissait. Il n’était pas sans songer beaucoup à tous les dangers, à tous les obstacles. Mais le désir d’aider à fonder une Nouvelle-France le soutenait. Et ce qu’il savait de la férocité des naturels du Canada, loin de l’épouvanter, le touchait. Il avait une immense compassion de ces infortunés et l’espoir de contribuer au salut de quelques âmes lui facilitait tous les sacrifices.
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De Monts avait promis de faire concéder à Louis Hébert dix arpents de terre à Québec, et en faisant valoir ses connaissances médicales, les services qu’il pourrait rendre, Champlain obtint son passage sur le vaisseau de la Compagnie.
Ils s’embarquèrent à Honfleur, le 14 mars 1617, Hébert avec sa femme et ses trois enfants, Guillaume, Anne et Guillemette, Champlain avec deux missionnaires, le Père Joseph Le Caron 8 et le Père Huet.
La traversée fut affreuse et très longue. Les tempêtes et la rencontre des glaces mirent souvent le vaisseau en extrême péril. « Après avoir été, dit Sagard, treize semaines et un jour dans l’appréhension continuelle de la mort, le 14 juin, on atteignit enfin Tadoussac, où tous les navires relâchaient alors. Les marins, comme les passagers, voyaient dans l’arrivée au port un grand miracle. Ils voulurent sans tarder remercier Dieu et, au pied des rochers géants couronnés de sapins, d’un pittoresque toujours si saisissant, les matelots aidés des charpentiers élevèrent une chapelle de verdure. Mme Hébert et ses jeunes filles ornèrent l’autel de fleurs sauvages, et le Père Huet offrit le Saint-Sacrifice en action de grâces. Pendant que le religieux célébrait les Saints Mystères, deux hommes chassaient les moustiques avec de longs rameaux. Sans cette précaution, il eut été impossible au Père de s’acquitter de ses fonctions sacrées. » Tout l’équipage assista à la messe avec un profond respect et le capitaine fit tirer plusieurs salves 9.
Les vaisseaux de fort tonneau ne remontaient pas le fleuve plus haut. Les dangers du chenal et l’insuffisance des observations exigeaient cette prudence et l’on prit une barque à Tadoussac.
Des bandes d’oiseaux de mer s’abattaient souvent sur les belles eaux vertes du Saint-Laurent, mais pas une voile n’apparaissait nulle part. Sur le roc, rien ne décelait encore le passage de l’homme civilisé. Partout c’était la forêt primitive, inviolée.
Champlain aimait la Nouvelle-France d’un amour incurable. Y revenir lui était toujours une grande joie. Bien des fois il avait décrit à son ami la beauté du site de Québec. Mais si cette beauté était incomparable, l’établissement était très humble et, en débarquant sur la Pointe, Hébert n’aperçut que l’Habitation 10 et quelques cabanes sauvages. Ailleurs le cap penchait jusqu’à la grève ses bois charmants et le feuillage voilait la petite chapelle bâtie au bord de l’eau dans un enfoncement.
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Malgré la sécurité, la facilité des communications et tant d’autres avantages, la tâche du défricheur reste fort dure. Pour s’enfoncer dans la forêt, pour y faire jaillir le pain de terre, il faut un véritable courage. S’il en est encore ainsi aujourd’hui, qu’était-ce donc alors, quand la Nouvelle-France comptait environ cinquante âmes et n’était qu’une forêt perpétuelle habitée par des peuplades féroces ? Et quelle trempe devait avoir notre premier colon pour tout sacrifier à la Nouvelle-France naissante pour en faire sa patrie d’adoption ?
Comme Champlain, Hébert comprenait qu’aussitôt l’Habitation construite, on aurait dû se mettre à cultiver. Il savait que la terre porte l’avenir en ses flancs, que c’est dans son sol surtout qu’un pays veut être aimé et servi. Et le lendemain de son arrivée, d’un pied léger, il gravit le rude sentier de la montagne avec Champlain, afin d’examiner les alentours.
On sait que De Monts lui avait concédé dix arpents de terre, au lieu où il s’établirait. L’endroit qu’il choisit était au-dessus de l’Habitation. À travers les bois épais, un ruisseau 11 coulait, non loin, clair et rapide, entre les mousses épaisses, semées de fleurs. Cette belle eau pure dans le voisinage, c’était un avantage précieux, et le choix d’Hébert fut vite fait.
Avant tout il fallait se loger et ouvriers et matons se mirent avec entraînement à l’ouvrage. En attendant que sa maison 12 fût prête, Hébert, d’après une tradition de famille, dressa sa tente sous un orme qui se voyait encore, il y a soixante-dix ans, au coin de la rue Sainte-Anne près de la Place d’Armes.
Champlain voyait avec une joie profonde s’élever cette maison. Elle lui apparaissait comme une fleur d’espérance sous le grand ciel bleu. Le jour où la famille s’y installa fut pour lui un heureux jour. Il y avait enfin un vrai foyer dans la Nouvelle-France....
Avec quel intime contentement Hébert battit le briquet et alluma le premier feu dans l’âtre ! Bien douce fut cette heure. La flamme du foyer, les mille petites voix qui bruissaient dans le bois embrasé mettaient la joie dans tous les cœurs. Au lieu de la toile des tentes trempée de rosée, on avait enfin un toit solide, le bien-être de l’abri et de la chaleur. Les meubles, apportés de Paris, reparaissaient au jour. On oubliait qu’on était en pleine barbarie, dans une forêt sans bornes qui n’aurait d’ouvert que les marges de la mer et des rivières.
L’œil vif et gai, Mme Hébert allait et venait, plaçant les meubles, rangeant le linge dans les armoires, disposant sur le dressoir sa belle vaisselle d’étain, et, près du feu, les casseroles de cuivre.
C’est avec une émotion profonde que le Père Joseph Le Caron bénit la demeure du pionnier de l’agriculture. Il lui semblait célébrer l’alliance de l’homme avec la terre canadienne. Par-delà il voyait, comme en un rêve, les travailleurs du sol, tous ces vaillants défricheurs qui, la hache à la main, s’enfonceraient dans la forêt pour y fonder un foyer, et il offrait à Dieu leurs rudes labeurs et leurs héroïques misères. Ne semble-t-il pas qu’il dit à Hébert :
« Que vos travaux, que vos fatigues soient bénis.... Que vos sueurs soient fécondes.... Puissiez-vous avoir bientôt beaucoup d’imitateurs.... La terre est la vraie richesse, le dur travail est la loi de la vie, que votre bras s’arme de vaillance et que votre courage jamais ne défaille... N’oubliez pas que Dieu est votre Père, que partout et toujours ses anges vous gardent... Ce jour est vraiment pour moi un jour heureux : sur cette terre sauvage j’ai vu une grande et douce chose ! j’ai vu un vrai foyer. »
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Une fois sa famille convenablement logée, Louis Hébert prit la hache et, autour de son humble logis, il attaqua la forêt perpétuelle. Pour ébranler ces grands arbres ridés, moussus, à la puissante ramure chargée de nids, il fallait bien des coups de hache. Les oiseaux s’envolaient au bruit et, ramassant ses forces, Hébert frappait... Les géants centenaires finissaient par tomber... La trouée s’élargissait. Mais les grosses racines, riches de sève, étaient bien dures à extirper. C’est moulu de fatigues, les mains ensanglantées, que Louis Hébert regagnait le soir sa maison. Le reflet de l’âtre à la vitre lui était doux, et la force physique donne de la saveur à la fatigue. Mais chaque matin, il fallait reprendre le rude labeur, il fallait retrouver en soi le même courage...
À l’automne, Champlain devait s’embarquer pour la France. Hébert croyait qu’une protection céleste couvrait l’illustre marin et les périls de la traversée ne l’effrayaient pas. Mais l’approche de ce départ lui donnant la nostalgie du pays, Québec lui devint odieux. Il enviait les oiseaux migrateurs qui s’envolaient en bandes innombrables. Son âme s’en allait toute vers la France. Ce Paris si animé, si brillant, où il avait grandi, où il avait vécu, il l’avait toujours sous les yeux. Ces liens délicats et profonds, qui unissent un être au passé, à la terre qui l’a porté, qui l’a nourri, il en sentait toute la force, toute la douceur, et la pensée de l’exil éternel lui glaçait le sang dans les veines.
Longtemps, il suivit du regard la barque qui conduisait Champlain à Tadoussac où l’on prenait les vaisseaux. Une paix, une splendeur divine s’épandait sur le fleuve et sur le sauvage Québec. Les bois encore ruisselants d’écarlate, de pourpre et d’or baignaient dans la brume lumineuse. Mais la douceur de cette magnificence finissante le remplissait d’effroi et de tristesse... Il songeait à ce que serait l’hiver dans cet isolement„ dans cet immense désert de neige, et, le cœur défaillant, il prit le sentier de la chapelle.
Cette pauvre petite chapelle de bois brut – la première demeure du Christ-Amour sur la terre canadienne – qu’elle était chère à notre premier colon ! Que de fois il y vint retremper son courage !
* * *
La forêt sans fin, à peine envahie, se dépouilla rapidement. Les feuilles mortes roulaient le long du cap, elles s’amoncelaient dans la clairière, et Hébert devait dégager les fenêtres et la porte de sa maison. Bientôt viendrait le froid vif, le froid aigu qui mord et brûle la chair. Courageusement, Hébert se préparait à l’hiver si long, si rigoureux. Les cordes de bois cassé s’allongeaient.
Des sauvages hideusement tatoués, marchant avec une légèreté féline, rôdaient souvent aux alentours. Quand la fantaisie d’entrer à la maison leur venait, Mme Hébert dissimulait de son mieux ses frayeurs. La courageuse femme tâchait de s’habituer à leurs allées et venues ; elle se confiait en Dieu, en la prière qu’elle faisait avec son mari et ses enfants. Le soir, lorsqu’on avait tiré les verrous, fermé les épais volets, que son mari se reposait à la douce chaleur en écoutant le babil de ses enfants, elle avait l’illusion de la sécurité, elle oubliait les affreux sauvages, les dangers de l’isolement et se sentait heureuse de donner aux siens le bien-être et la joie. Mais quand le vent déchaîné s’acharnait sur la maison et la forêt, que la nuit s’emplissait de plaintes éperdues, de sinistres hurlements, quel courage ne lui fallait-il pas ? Pour ces pionniers de la civilisation, d’atroces angoisses s’ajoutaient aux souffrances inhérentes à la vie des colons de tous les temps.
On n’en restait pas moins fidèle à la Nouvelle-France. À la fin de l’automne, Louis Hébert maria sa fille Anne, qui n’avait pas encore quinze ans, à Étienne Jonquest, jeune Normand établi à Québec. Ce fut le premier mariage célébré au Canada selon les rites de l’Église. Jonquest vint demeurer chez son beau-père. Dans cette maison isolée, un homme était un précieux renfort.
Comme on n’avait pas encore pratiqué de chemins, les rapports avec les hivernants n’étaient pas toujours faciles. Mais Beauchesne, qui commandait à l’Habitation en l’absence de Champlain, le Dr Adrien Duchesne, Abraham Martin, Nicolas Pivert, Pierre Desportes, Guillaume Couillard visitaient souvent la courageuse famille. On causait, on riait, on racontait des histoires de sauvages, des exploits de chasseurs, on chantait des airs et des chansons de France.
Hébert, qui désirait ardemment se faire entendre des sauvages, voyait surtout avec plaisir les interprètes. Marsolet, surnommé le petit roi de Tadoussac, et le fastueux Jacques Hertel, qui portait de si riches manteaux, de si belles dentelles et des gants à glands d’or, durent bien des fois s’asseoir à son foyer. Ils parlaient de leurs aventures, des coutumes des indigènes, de leurs superstitions. Ils racontaient les bacchanales de sang et de mort dont ils avaient été témoins, et ne tarissaient pas sur la séduction de la vie des bois et les profits de la traite.
Hébert les interrogeait sur les langues, tâchait d’apprendre un peu de montagnais, un peu d’algonquin. Lui, dans les sauvages, il ne voyait pas des pourvoyeurs de fourrures, mais des frères à éclairer, à civiliser, à sauver. Il voulait cultiver mieux que le sol, il voulait cultiver les âmes, et sa maison était toujours ouverte aux sauvages.
Le dimanche, toute la famille descendait l’abrupt sentier de la montagne pour assister à la messe. Des chaudières pleines de braises réchauffaient l’humble petite chapelle, habillée de givre.
III
L’hiver se passa heureusement. Il y eut pourtant une vive alarme, et un incident regrettable qui remontait à deux ans faillit causer la ruine de l’œuvre de Champlain.
Les Français traitaient les sauvages avec une grande bonté, une patiente indulgence. Mais, en 1616, un matelot et Charles Pillet serrurier de l’Habitation s’étant pris de querelle avec deux Montagnais les avaient chargés de coups et jetés à la porte. À l’automne, Pillet et le matelot s’en allèrent chasser sur les grèves de Saint-Joachim. Ils disparurent mystérieusement et, en 1618, on eut la preuve qu’ils avaient été assassinés par les sauvages qu’ils avaient maltraités. Ce double meurtre, dit un historien de Champlain, n’était que le sanglant prélude du massacre qui se tramait dans l’ombre. Huit cents Algonquins-Montagnais, réunis à Trois-Rivières avaient résolu de surprendre les Français de Québec et de les exterminer. Un chef qui portait un nom français – Laforière – révéla le complot au Frère Pacifique, qu’il aimait. Le bon Récollet, alors catéchiste à Trois-Rivières, fit aussitôt avertir Beauchesne.
Il y avait à peine cinquante âmes à Québec et la poudre manquait à l’Habitation. Mais le commandant fut admirable de calme et paya d’audace. Il assura aux sauvages, cabanés à Québec, qu’il ferait pendre les auteurs du complot. Les femmes et les enfants allaient lui demander pardon, et tous protestaient de leur attachement pour les Français. Pendant ce temps, grandes furent sans doute les angoisses de Louis Hébert. Bien des fois il dut songer à ce que lui avaient dit ses amis de Paris. Heureusement, le Frère Pacifique s’employa si bien auprès de Laforière, que le projet de destruction avorta. Le chef persuada aux sauvages que le massacre des Français ne serait d’aucune utilité à la nation, qu’il valait bien mieux faire la paix avec eux. Et, chargés de présents, les Algonquins-Montagnais vinrent à Québec offrir des réparations pour le meurtre commis 13.
* * *
Avec quel intérêt Louis Hébert dut suivre l’éclosion du printemps, le renouveau charmant dans la forêt vieille comme le monde. C’est l’âme en fête sans doute que cet agriculteur de race reprit ses travaux, mais d’amères épreuves l’attendaient.
Les marchands de la Compagnie n’avaient point tardé à reconnaître en lui un colon sérieux. Or, ils ne voulaient voir dans le Canada qu’un pays de traite. D’après Sagard, malgré tous leurs engagements, ils n’avaient pas encore défriché un demi-arpent. La courageuse initiative d’Hébert alarma donc leur insatiable cupidité, et notre premier colon se heurta désormais à un mauvais vouloir implacable. À force d’ennuis, de tracasseries, de vexations, de persécutions mesquines, on espérait le dégoûter, le décourager, le décider à retourner en France. « Ô Dieu ! partout les gros poissons mangent les petits 14« , écrivait le Frère Sagard, indigné de ces injustices.
Mais la fermeté d’Hébert fut inébranlable. Réduit à préparer ses champs à la bêche, il bêcha, il piocha sans regarder à la fatigue, et dans ses sillons péniblement creusés, par un beau jour de mai, il jeta triomphalement la première semence...
Quand la clairière fumait à l’ardent soleil, avec quelle émotion Hébert devait regarder la terre brune où le grain dormait dans le sillon.... Avec quelle joie il vit poindre et croître la semence, se développer et mûrir les beaux épis barbus. « Le patriotisme fleurit en même temps que les champs se couvrent de moissons », a dit quelqu’un. Pour Hébert, la pensée de l’exil éternel s’adoucissait. Dans les beaux jours, aux heures de repos, quand le silence dans l’espace immense laissait entendre les plus douces voix de la vie, il aimait à s’asseoir sur les marches de pierre de sa maison, à songer à l’avenir, en regardant le sauvage Québec.
Et de la terre riche de l’humus des siècles, de la fumée des foyers, de l’horizon grandiose, du fleuve solitaire, des lointains lumineux, des solitudes inconnues, une fraîche figure s’ébauchait, prenait corps : c’était la Nouvelle-France, la jeune patrie aux clartés d’aurore, aux mystérieuses destinées, à qui il avait tout sacrifié.
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Ce n’est pas seulement dans la lutte contre les hommes et les difficultés qu’Hébert eut besoin d’énergie. Dans l’été de 1619, sa fille Anne mourut à seize ans, et peu après son mari la rejoignit dans la tombe. Ces aimables jeunes époux emportèrent de vifs regrets. Désormais Hébert allait travailler avec une plaie au cœur.
Cette même année, le Frère Pacifique Duplessis, vénéré de tous 15, mourut à Québec. Ses obsèques furent très solennelles. Il fut inhumé dans la petite chapelle et pleuré des Français et des sauvages.
Cette teinte de néant que la mort répand sur tout n’empêcha pas Hébert de poursuivre vaillamment ses travaux. Car Champlain, qui les suivait avec un intérêt passionné, écrivait, transporté de joie, à son arrivée de France, en 1620 : « Je visitai les lieux, les labourages de terre que je trouvais ensemencés, chargés de beaux blés, les jardins chargés de toutes sortes d’herbes comme choux-raves, laitues, pourpier, oseille, persil et autres légumes, aussi beaux et avancés qu’en France. Bref le tout s’augmente à la vue de l’œil. »
Qui pourrait dire ce que tout cela représentait de fatigues, d’opiniâtre et héroïque labeur !... Mais les marchands ne désarmaient pas. S’attribuant des droits sur les récoltes d’Hébert, ils le forçaient à leur vendre ses blés au prix qu’eux-mêmes fixaient 16.
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Plus une âme est noble, plus la bassesse et l’injustice la révoltent. L’odieuse conduite des associés dut soulever dans l’âme d’Hébert des tempêtes d’indignation. Mais sa constance fut immuable, et il poursuivit ses travaux avec intelligence. Il avait fait venir des pommiers de Normandie, et il avait planté des vignes qui lui donnaient d’excellents fruits. Ses champs visiblement bénis du ciel se couvraient de riches moissons.
C’est probablement sur le conseil de Champlain qu’il demanda au vice-roi de confirmer la concession de dix arpents qui lui avait été faite. Dans sa requête, Hébert alléguait qu’il était le premier chef de famille établi dans la Nouvelle-France – qu’il avait tout quitté, tout sacrifié, pour travailler à l’établissement de la colonie. Le vice-roi répondit en lui donnant en fief noble presque tout le terrain de la ville actuelle de Québec. Hébert est donc le premier seigneur de la Nouvelle-France.
En 1621, il maria sa fille Guillemette à Guillaume Couillard, arrivé au pays en 1613. Couillard était charpentier et au service de la Compagnie. Mais, au foyer inspirateur d’Hébert, il devint vite un agriculteur passionné et seconda son beau-père avec une vaillance admirable. Champlain fut témoin au mariage de Guillemette Hébert.
En 1620, il avait amené sa jeune et charmante femme. Mme de Champlain passa quatre ans à Québec. Avec quelle fierté Hébert devait l’inviter, au printemps, à monter voir sa vigne en fleur, ses pommiers blancs et roses ! La jeunesse de Mme de Champlain la rapprochait de Guillemette. Il semble qu’elle devait l’avoir souvent à l’Habitation. Elle y était, du moins, quand, dans l’été de 1622, trente canots iroquois apparurent sur le fleuve.
Chez les faibles l’épouvante dut être grande, car Champlain était absent et Québec presque sans défenseurs. Les terribles ennemis défilèrent fièrement, prirent la rivière Saint-Charles et se dirigèrent vers le couvent des Récollets. Ils furent accueillis par une fusillade qui abattit huit des leurs. Les Montagnais s’étaient joints aux Français et les Iroquois ne purent s’emparer de la maison. Il leur eut été facile de tout ravager à Québec, mais ils n’osèrent pas risquer l’attaque. « Mme Couillard, qui était à l’Habitation, dit Leclercq 17, admira la protection divine sur la colonie. »
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La construction du fort Saint-Louis apporta sans doute à Hébert un grand soulagement. Au besoin c’était un refuge pour sa famille, et on avait enfin des voisins.
Autour de la maison de notre premier colon, il y avait alors, d’après Sagard, un grand désert. Toutes les semences jetées en terre poussaient drues et hautes. Mais Hébert, si fort, si robuste, ne devait pas jouir du fruit de ses labeurs. Au mois de janvier 1627, il tomba sur la glace. Les suites de cette chute le mirent bientôt à toute extrémité.
Ses cruelles souffrances et la vue de la mort ne troublèrent cependant pas la paix de son cœur. Il régla ses affaires avec sérénité et au contentement de tous les siens.
Chez l’héroïque défricheur il y avait de l’apôtre. « Je meurs content, disait-il, puisqu’il a plu à Notre-Seigneur de me faire la grâce de voir mourir des sauvages convertis. J’ai passé les mers pour les venir secourir plutôt que pour aucun intérêt particulier, et je mourrais volontiers pour leur conversion, si tel était le bon plaisir de Dieu. Je vous supplie de les aimer comme je les ai aimés et de les assister de tout votre pouvoir. Dieu vous en saura gré et vous en récompensera en paradis... Ils sont créatures raisonnables comme nous...
Ils peuvent aimer Dieu comme nous. Par vos bons exemples, par vos prières, il faut leur apprendre à le connaître. »
Le Père Le Caron lui administra les derniers sacrements, qu’il reçut avec ferveur. Hébert réunit ensuite sa femme et ses enfants autour de son lit et leur recommanda de s’entr’aimer véritablement, de vivre toujours en parfaite union, comme l’ordonne la loi divine.
« Cette vie est courte, dit-il, et celle à venir est éternelle. Je suis prêt d’aller devant Dieu, mon juge, auquel je dois rendre compte de toute ma vie. Priez-le pour moi afin que je trouve grâce devant sa face et que je sois du nombre des élus. »
Puis, levant la main, il bénit sa compagne de vie, il bénit ses enfants et il expira. C’était le 27 janvier 1627.
Louis Hébert fut inhumé dans le cimetière des Récollets, au pied de la grande croix. Lui-même l’avait demandé, dans une visite aux religieux, trois jours avant l’accident qui lui coûta la vie, « comme si Dieu, dit Sagard, lui eut donné un sentiment de sa mort prochaine 18« .
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Deux ans plus tard, en pleine paix, Québec, manquant de tout, tomba aux mains des Anglais. Presque tous les Français repassèrent en France. Mais Mme Hébert ne voulut pas y retourner. Comme Champlain, elle se refusait à croire le Canada perdu pour la France. Son cœur s’était raciné au sol. Elle ne voulut pas quitter le foyer que son mari avait construit, et où, pour elle, quelque chose de lui habitait encore.
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On sait qu’en 1632, le traité de Saint-Germain-en-Laye restitua le Canada à la France. De 1629 à 1632, les Anglais avaient presque tout ruiné à Québec. En arrivant, Champlain ne vit à la Basse-Ville qu’une pauvre masure et quelques misérables baraques. De l’Habitation, des magasins, des différents corps de logis, il ne restait, d’après les Relations, « que des murailles de pierres toutes bouleversées ». Mais la maison de Louis Hébert avait été respectée et sa veuve l’habitait avec ses enfants et son gendre.
Comment dire leurs transports, quand ils aperçurent le pavillon blanc aux mâts des navires qui arrivaient ? Et que Champlain fut heureux de retrouver ceux qu’il avait laissés, trois ans auparavant, l’attendant sur le rivage, fous de bonheur. Pas un ne manquait : Mme Hébert, son fils Guillaume, Mme Couillard et son mari, les autres Français restés à Québec, tous étaient là, et aussi les petits Couillards, si beaux, d’après le Père Lejeune.
C’est dans la maison de Mme Hébert que le missionnaire célébra la messe à son arrivée : « Bon Dieu ! dit-il, dans les Relations, quelle joie ! Les larmes tombaient des yeux quasi à tous de l’extrême contentement qu’ils avaient. Oh ! que nous chantâmes de bon cœur le Te Deum laudamus. »
A cette heure si douce, sous ces humbles lambris, comme Louis Hébert était vivant dans les cœurs ! Et sans doute le vaillant colon était là, louant et bénissant Dieu avec les siens et avec Champlain.
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Mme Hébert survécut vingt-deux ans à son mari et se remaria à un colon venu de Normandie : Guillaume Huboust Deslongchamps. Ce mariage lui permit d’entreprendre une œuvre admirable, que l’ardente charité de Louis Hébert pour les indigènes lui avait sans doute inspirée.
Dans sa maison du côteau Sainte-Geneviève, elle reçut un certain nombre de petites sauvagesses. Elle les nourrissait, les logeait, les entretenait, comme ses propres enfants, et tâchait de les instruire, de les préparer au baptême, préludant ainsi à l’œuvre apostolique de notre grande Marie de l’Incarnation. L’horrible malpropreté de ses filles adoptives ne rebuta jamais Marie Rollet : « Je vous supplie d’aimer les sauvages comme je les ai aimés », lui avait dit son mari mourant. Cette suprême recommandation jointe aux paroles éternelles lui donna un courage invincible.
Louis Hébert n’a pas de descendants de son nom 19 ; mais par les femmes sa postérité est innombrable. Beaucoup de nos familles les plus influentes se glorifient d’avoir pour ancêtre notre premier colon et cette fierté est très légitime 20.
Hébert fut le meilleur auxiliaire de Champlain. Au prix d’effrayants sacrifices, il ouvrit la voie aux défricheurs. Il est à la tête de cette admirable armée de travailleurs qui ont transformé le pays, qui nous ont conquis une patrie plus grande que l’Europe.
Hébert défricha de ses mains le terrain où s’élèvent la basilique, l’archevêché et l’université. Sa maison fut le berceau du séminaire. « Après Champlain, dit Ferland 21, ce fut Louis Hébert qui prit la plus grande part à l’établissement de Québec, à l’avancement de la colonie. »
Cependant jusqu’ici qu’a-t-on fait pour honorer, pour populariser sa mémoire ?... Cherchez à Québec une inscription, quelque chose qui rappelle son héroïque initiative, son labeur surhumain ? Rien... Pas même une petite plaque de marbre à l’endroit où s’élevait sa maison !
En 1917, il y aura trois cents ans que Louis Hébert traversa la mer pour venir commencer le défrichement du Canada. Ce troisième centenaire sera-t-il célébré ?... Espérons qu’il le sera, qu’à la Haute-Ville de Québec où mûrit la première moisson – on élèvera un monument à Louis Hébert et à Marie Rollet son héroïque femme. Jamais le pays n’aura plus belle occasion d’honorer, de glorifier le travail de la terre, la force d’âme, les vertus de nos ancêtres !
Et notre province a pour devise : Je me souviens.
Laure CONAN.
Paru dans la Revue canadienne en 1913.
1Il y avait alors en France un vif mouvement vers le Nouveau-Monde, et malgré les désastres des premières tentatives, ces hommes considérables se préoccupaient de la colonisation. Aynard de Chartes, gouverneur de Dieppe à qui étaient échus les privilèges de Chauvin, avait formé un plan grandiose de colonisation ; son grand sens, son prestige à la cour en assuraient le succès. En 1603, il chargea Pontgravé et Champlain de l’exploration du Canada où il voulait se porter en personne et s’établir à demeure pour y consommer le reste de ses ans au service de Dieu et du roi. Le commandeur de Chartes mourut au mois d’août 1603, quelques semaines avant le retour de ses envoyés. R. de Monts, gouverneur de Pons et très bien en cour, obtint sa commission et porta d’abord ses vues vers l’Acadie. Poutrincourt était issu d’une famille féodale de la Picardie ; plusieurs de ses ancêtres s’étaient distingués dans les Croisades.
2En 1536, le mal de terre avait enlevé à Jacques Cartier un quart de ses marins. Voici d’après l’illustre navigateur quels en étaient les symptômes : « Les uns perdaient la soutenue et leur devenaient les jambes grosses et enflées, et les nerfs retirés et noirs comme charbon, et énormes toutes semées de gouttes de sang comme pourpre. Puis montait la dite maladie aux hanches, cuisses, épaules, aux bras et au col. Et à tous venait si infecte et pourrie aux gencives que toute la chair en tombait jusqu’à la ruine des dents, lesquelles tombaient presque toutes. »
3M. de Monts l’avait nommée Baie Française.
4Aujourd’hui Annapolis.
5Madame Hébert (Marie Rollet) est la première Française qui ait foulé la terre d’Amérique.
6De retour en France, Poutrincourt reprit le service et deux ans plus tard il mourut au champ d’honneur. Son fils Biencourt, héritier de ses droits, força plus tard l’Angleterre à l’indemniser des pertes que le pirate Argall lui avait causées.
7Pierre Desportes, Nicolas Pivert et Abraham Martin vivaient de traite, de chasse et de pêche.
8Entre tous les missionnaires de cette époque héroïque, c’est sans contredit l’une des plus belles et des plus sympathiques figures. Illustre par sa naissance, « il avait eu l’honneur, dit Sagard, d’enseigner au roi Louis XIII lui-même les premiers rudiments de la foi ». Envoyé par ses supérieurs à la mission du Canada, il se dévoua avec un zèle incroyable à la conversion des sauvages.... Il fut le premier à réduire les langues sauvages aux règles de la grammaire et à composer leurs dictionnaires. Il demeura attaché à l’Église du Canada tout le temps de la première mission des Récollets ; il en fut le chef à deux reprises, et il l’était encore, lorsque le Canada fut pris par les Anglais en 1629 ; puis, lorsque notre pays fut rendu à la France en 1632, et que les Récollets furent empêchés par des influences plus ou moins mystérieuses d’y revenir, il éprouva tant de chagrin de ne pouvoir reprendre ses travaux apostoliques qu’il en mourut. Un dernier trait achèvera d’esquisser cette noble figure : le Père Joseph Le Caron a été le premier maitre d’école du Canada. – L’abbé GOSSELIN.
9Le capitaine Morel était un vrai chrétien. Dans un voyage qu’il fit au Levant, il fut pris par les infidèles. Son refus de marcher sur la croix lui valut le martyre : il fut empalé.
10L’Habitation consistait en trois corps de logis, fi double étage, attenant les uns aux autres. Au-dessus du premier étage régnait une galerie qui se prolongeait autour d’un préau entouré d’un solide enclos percé de meurtrières. Une tourelle carrée ou campanile, destinée probablement à servir d’observation, se dressait au milieu de cette place. Toute l’Habitation était environnée d’un fossé et d’un mur d’enceinte, flanqué de plates-formes armées de trois ou quatre canons. – L’abbé CASGRAIN.
11Au commencement dit siècle dernier, un ruisseau coulait encore dans la rue La Fabrique.
12« La maison de Louis Hébert. dit Ferland, fut le premier bâtiment élevé sur l’emplacement de la Haute-Ville. Elle devait être située entre la rue Sainte-Famille et la rue Couillard. » On sait aujourd’hui que la maison de notre premier colon était dans la grande allée du jardin du Séminaire, près de la porte. On en a trouvé les fondations. Cette maison avait trente-huit pieds de longueur sur dix-neuf de longueur et était en pierre.
13Sur l’avis du Père Le Caron, le jugement définitif des coupables fut réservé à Champlain. Quand l’affaire lui fut transmise, à son retour, celui-ci décida que tout considéré il valait mieux « couler le cas à l’amiable et passer les choses doucement, les sauvages étant gens sans raison, faciles à s’estranger et fort prompts à la vengeance ».
14Sagard : Histoire du Canada.
15Ce bon religieux, dit Sagard, avait une admirable charité, une grande compassion, laquelle s’étendait jusqu’aux animaux mêmes, auxquels il ne pouvait faire de mal... Chrétiens et sauvages perdirent en lui un grand support et la principale de leur consolation en la maladie.
Histoire du Canada.
16Il faut croire, dit Faillon, que cette vexation était aussi notoire que criante, puisqu’elle entra dans les motifs de l’édit royal de 1627, qui supprima la Compagnie des Marchands.
17Établissement de la foi.
18En 1670, cet endroit du cimetière ayant été renversé, on trouva, ses ossements enfermés dans un cercueil de cèdre. Le Père Valentin Le Roux, alors supérieur des Récollets, le fit tirer de cet endroit et le transporta solennellement dans la cave de la chapelle qu’il y avait fait bâtir. Et le corps de celui qui avait été la tige des premiers habitants est le premier dont les ossements reposent dans cette cave avec ceux du Frère Pacifique Du Plessis. Madame Couillard, fille de Louis Hébert et veuve de Guillaume Couillard, voulut être présente à cette translation et s’y fit transporter. – Sagard : Histoire du Canada.
19Guillaume Hébert épousa, en 1634, Hélène Desportes, fille de Pierre Desportes. Il eut deux filles et un fils qu’il nomma Joseph... Il mourut en 1639. – Joseph Hébert épousa Charlotte de Poitiers. Il périt dans une expédition contre les Iroquois et ne laissa pas d’enfants.
20L’auteur de cette intéressante étude sur Louis Hébert, notre distinguée Laure Conan, ne nous en voudra pas de dire à nos lecteurs qu’elle est elle-même apparentée, sinon par le sang, au moins par l’affinité, à « notre premier colon ». En effet, Charlotte de Poitiers, veuve de Joseph Hébert (petit-fils de Louis Hébert), épousa en secondes noces Simon Lefebvre, sieur Angers, le propre ancêtre de Laure Conan, qui s’appelle de son vrai nom Félicité Angers, comme chacun le sait. – La Rédaction.