Les deux tactiques

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul COPIN-ALBANCELLI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le monde traverse actuellement l’une des heures les plus tragiques de son histoire politique et sociale. La lutte éternelle du Bien et du Mal qui constitue la trame de la vie humaine se présente à notre époque dans des conditions particulièrement redoutables, du fait que le second semble avoir pris sur le premier un avantage considérable, non plus en lui faisant ouvertement obstacle, mais en l’attaquant par trahison.

Cette trahison, il l’a organisée de telle manière que les hommes de bonne volonté sont exposés, presque à toute heure, à se trouver embauchés, sans le savoir, par les recruteurs du Mal, à se laisser saisir par les dents d’un engrenage auquel échappent bien rarement ceux qui se sont laissé mordre et à mettre, une fois happés, toutes leurs forces du mauvais côté, avec l’intime conviction qu’ils les consacrent au service de la bonne cause.

Quiconque a vu et réfléchi s’est rendu compte que les choses sont bien ainsi et que le vrai danger actuellement couru par l’humanité résulte de la facilité avec laquelle le Mal parvient à se donner comme étant le Bien.

Comment se fait-il que les faux prophètes trouvent si aisément crédit près de nous ? C’est là tout le problème de l’heure présente. Sa solution se confond avec celle du problème des sociétés secrètes.

C’est en effet dans l’ombre des sociétés secrètes que le Mal est grimé de mille manières. C’est de là qu’il sort revêtu des accoutrements variés qu’il sait prendre pour se faire accepter dans tous les milieux, non pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il juge à propos de paraître afin de tromper et de séduire ceux-là mêmes qui le repousseraient le plus énergiquement s’il se présentait à eux sans fard.

Ramenée au point de vue le plus pratique en même temps que le plus synthétique, la situation doit être envisagée de la manière suivante :

Deux tactiques sont en présence ; et c’est là le point sur lequel doit être dirigée tout particulièrement notre attention, parce que de l’adoption de l’une ou de l’autre de ces deux tactiques doivent logiquement dépendre les succès du Bien ou ceux du Mal.

La première est fort simple. Ceux qui la choisissent se gardent de tout calcul subtil. Ils se bornent à agir loyalement et ouvertement. Agir ouvertement, quoi de plus naturel lorsqu’on agit loyalement ? L’un est la conséquence de l’autre.

La seconde recherche au contraire l’ombre et le mystère. Elle procède par préparations obscures, par manœuvres, par détours. Son trait caractéristique est que ceux qui la pratiquent mettent au-dessus de tout le secret. Et c’est pourquoi, lorsqu’ils méditent une action exigeant un effort collectif, et par suite une entente préalable, ils ont pour préoccupation dominante que cette entente demeure ignorée. Ils aboutissent ainsi à la constitution de ce qu’on appelle des sociétés secrètes, par une sollicitation non moins naturelle que celle par laquelle les partisans de l’action loyale sont conduits à des préparations aussi visibles que leurs actes.

Que le Bien ne se préoccupe pas de se dissimuler en exigeant le secret de ceux qui s’enrôlent sous ses bannières, encore une fois, rien de plus naturel. Pourquoi se cacherait-il ? Ne sait-il pas que son rayonnement est salutaire comme celui de la chaleur solaire ?

Qu’au contraire le mal ait abouti aux organisations secrètes là où il lui paraît dangereux de se montrer à découvert, rien de plus compréhensible. Le Mal se cache parce qu’il est le Mal et il n’a pas besoin d’autre raison pour se cacher. Que ses organisations secrètes soient basées sur le mensonge, rien n’est plus logique ; car qui se cache est conduit presque fatalement à mentir. Qu’enfin ces mêmes organisations secrètes descendent jusqu’à l’hypocrisie, rien encore de plus explicable, et même de plus inévitable. Car, de même que le Mal se cache parce qu’il est le Mal et qu’il n’a pas besoin d’autre raison pour se cacher, il ment et il est hypocrite par nécessité et ses mensonges et ses hypocrisies n’ont pas besoin d’être autrement expliqués.

Si donc il serait téméraire d’affirmer que partout où est le mal doivent nécessairement se trouver le secret, le mensonge et l’hypocrisie, en revanche on peut affirmer à coup sûr que là où se rencontrent le secret, le mensonge et l’hypocrisie, là est certainement le Mal.

Mais alors, remarquons-le en passant, quel spectacle plus susceptible d’inspirer de graves réflexions aux hommes se piquant de raisonner librement, que celui de l’Église attaquée sans trêve depuis deux siècles par la Franc-Maçonnerie, c’est-à-dire par une de ces organisations qui ont à leur base le secret, le mensonge et l’hypocrisie !

Ainsi assaillie, l’Église l’est évidemment par le Mal. Quel argument en faveur de la sublimité de sa mission dans le monde, fourni par ses adversaires les plus acharnés !

Mais précisément parce que l’attaque fut invisible pendant deux siècles, elle a pu produire d’immenses ravages. Comme on n’en discernait pas la préparation, il était assez naturel qu’on ne sût pas prendre les précautions qu’exigeait la situation.

Le monde civilisé fut cependant prévenu du choc qu’il allait avoir à subir. La Papauté dénonça les organisations secrètes et particulièrement la Franc-Maçonnerie dès la première moitié du XVIIIe siècle et, à différentes reprises, elle renouvela ses avertissements. Le monde regarda du coté qu’indiquaient les Pontifes romains. Mais les précautions étaient bien prises par la perfidie des assaillants. La Franc-Maçonnerie se présentait avec des allures si innocentes, si naïves, si niaises même, et en même temps elle semblait si exclusivement occupée de philanthropie, si innocemment éprise de philosophie humanitaire, qu’on crut très sincèrement à une erreur des chefs de l’Église. On se demandait bien pourquoi l’association maçonnique affectait le mystère, alors que son objet semblait ne le comporter en aucune façon. Mais cette contradiction était masquée par des apparences de puérilité telles que l’on croyait n’avoir qu’à en sourire. « La Franc-Maçonnerie, pensait-on, voudrait faire croire qu’elle est une société secrète pour s’attirer une clientèle par l’attrait que le mystère exerce sur les hommes. En réalité, c’est une société secrète pour rire. La preuve, c’est qu’on connaît son existence, ainsi que son but et un certain nombre de ses membres. »

On ne se doutait pas que l’organisation maçonnique est ordonnée de telle sorte que ce qui nous apparaît comme une société est en réalité un ensemble de sociétés dont certaines sont visibles et prennent les figures que nous disions tout à l’heure, mais dont d’autres sont invisibles, ont une tout autre allure et font manœuvrer les premières sans que celles-ci s’en doutent. Il est donc probable que le monde chrétien serait resté sourd aux avertissements si justifiés des Papes et que la Franc-Maçonnerie n’aurait jamais été connue pour ce qu’elle est si, après l’avoir préparée, ceux qui la font mouvoir n’avaient été obligés d’agir.

Or, il est inévitable que ceux qui, au lieu d’agir loyalement, préparent des machinations, se contredisent lorsque l’heure de l’action succède à celle des préparations. Et c’est par leurs contradictions qu’ils peuvent être démasqués. La Franc-Maçonnerie l’a expérimenté plus d’une fois déjà. Immédiatement après la Révolution qui fut son œuvre, le jésuite Barruel fournit les preuves de ses conspirations et de ses crimes dans son ouvrage fameux, paru en 1797 : Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme.

Mais qu’est-ce que la voix d’un homme dans une nation lorsque des milliers d’autres voix s’élèvent pour empêcher qu’on ne l’entende ? La Franc-Maçonnerie ne se contenta pas de chercher à étouffer la voix de son accusateur. Elle changea de figure ; ce grâce à quoi Barruel eut l’air de s’être trompé.

Un nouveau centre de direction fut aussi constitué. C’est par l’Illuminisme qu’avait été transmise à la Maçonnerie l’inspiration en vue de la préparation de la Révolution ; c’est par la Haute-Vente italienne que cette inspiration passa de 1820 à 1848. Mais de même que les documents de première main relatifs à l’Illuminisme étaient tombés en la possession de l’Électeur de Bavière, les lettres des membres de la Haute-Vente et l’Instruction secrète permanente qui leur servait de règle furent livrées au Pape Grégoire XVI, qui les remit à l’historien français Crétineau-Joly. Celui-ci les publia, avec l’approbation de Pie IX, dans son ouvrage l’Église romaine en face de la Révolution, de même que Barruel avait publié dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme les codes des Illuminés. Le monde chrétien possédait ainsi une double preuve qui portait à la fois sur le mensonge, l’hypocrisie, les trahisons maçonniques et sur les liens mystérieux qui rattachent les sociétés secrètes entre elles.

C’était beaucoup et en même temps c’était peu. Restait, en effet, à porter cette double preuve à la connaissance des élites, à en tirer l’enseignement pratique qui en découlait et enfin à en dégager les indications sur la tactique qu’on pouvait opposer efficacement à celle du mensonge et de la trahison. Naturellement, l’Ennemi devait créer tous les embarras imaginables à ceux qui se proposeraient un pareil but. Il n’y manqua pas.

Et c’est pourquoi les ouvrages d’Eckert, de Deschamps et de Claudio Jaunet n’eurent pas la fortune qu’il eût fallu et qu’ils méritaient si bien.

Mais une heure vint où, de nouveau, après avoir préparé, les puissances occultes furent obligées d’agir et, par suite, de se livrer.

La Franc-Maçonnerie reçut la mission de s’emparer du pouvoir politique et c’est pendant qu’elle se livrait à cette opération qu’elle fut surprise en flagrant délit.

Quelques antimaçons s’attachèrent à ses pas. Ils relevèrent ses pistes et, en même temps, créèrent des centres de propagande qui assurèrent l’efficacité de leurs découvertes, de leurs études et de leur enseignement. Cette dernière circonstance ne s’était jamais réalisée jusqu’alors et elle constituait un progrès dont les conséquences devaient bientôt se faire sentir. On peut considérer qu’aujourd’hui non seulement certains actes de la Franc-Maçonnerie sont connus, mais qu’un véritable enseignement antimaçonnique est créé.

Il se subdivise en quatre parties et des antimaçons se sont spécialisés dans chacune de celles-ci.

Au premier degré de l’enseignement antimaçonnique, des chercheurs ingénieux relèvent les faits et gestes de la Franc-Maçonnerie à notre époque.

Au second degré, des historiens qui sont en train de renouveler l’histoire de la Révolution et celle du XIXe siècle, découvrent et montrent les faits et gestes de la Franc-Maçonnerie dans le passé.

Au troisième degré, des logiciens s’appliquent à découvrir les procédés employés par cette même Franc-Maçonnerie, à pénétrer les mystères de son extraordinaire organisation et à expliquer ses invraisemblables succès.

D’autres enfin, mis par les premiers en possession de la connaissance des faits et des moyens par lesquels ils sont réalisés, travaillent à en dégager l’origine et la cause. Ils cherchent quels peuvent être les inventeurs de l’organisme maçonnique et dans quel but ils l’ont imaginé.

Les résultats déjà acquis dans l’étude du troisième degré ont abouti à une double constatation. D’une part, il est établi que la Franc-Maçonnerie n’est pas une simple association, mais qu’elle comprend tout un monde d’associations enchevêtrées les unes dans les autres et superposées de manière à ce que leurs relations, leurs liens et les rapports de supériorité des unes vis-à-vis des autres demeurent presque impénétrables. D’autre part, on constate que ce monde d’associations qui constitue la Franc-Maçonnerie n’est lui-même qu’une partie d’un ensemble plus vaste, qui s’agite sous le monde visible, qui conspire contre celui-ci, qui lui livre des assauts sur tous les points et à toute heure : c’est le monde des sociétés secrètes.

La question maçonnique se trouve ainsi singulièrement élargie.

De cette étude rationnelle se dégage un aperçu nouveau et d’une utilité pratique considérable.

Nous constatons, en effet, que les sociétés secrètes s’enfantent les unes les autres, en raison des nécessités qui surgissent. Chacune a sa besogne spéciale. Cette besogne accomplie, ou bien le groupement qui l’a réalisée est affecté à une autre destination ; ou bien il « entre en sommeil », pour se réveiller, ou plutôt pour être réveillé, en cas de besoin ; ou enfin il disparaît définitivement pour être remplacé par d’autres.

La Franc-Maçonnerie est en quelque sorte « l’antichambre assez mal éclairée » (le mot est d’un des membres de la Haute-Vente) de toutes les autres sociétés secrètes. Elle recrute ses adeptes en les choisissant dans le monde profane ; et elle fournit un lieu de recrutement aux autres sociétés secrètes qui trouvent dans ses ateliers des individus déjà sélectionnés qu’elles spécialisent selon leurs aptitudes.

Ainsi que nous l’avons dit, une autre mission lui a été confiée depuis trente ans. Elle a été choisie par les chefs occultes pour avoir à s’emparer du pouvoir politique. On sait comment elle s’est acquittée de cette tâche, appuyée par toutes les forces et aidée de toutes les ressources dont disposent ceux qui la font agir.

Mais, ainsi que nous le disions également, elle est démasquée et par conséquent condamnée. Une société secrète qui n’est plus secrète ne peut, en effet, continuer à faire besogne de société secrète. L’ignominie des moyens qu’elle a employés éclate à tous les yeux et les chefs occultes sont obligés de retrancher eux-mêmes, du monde des sociétés secrètes, l’association ainsi déshonorée, le membre ainsi pourri, pour que le déshonneur et l’infection dont elle meurt ne gagne pas toutes les autres.

La Franc-Maçonnerie dite française est donc grandement compromise. Celle des pays latins l’est également. Des exécutions sont inévitables. Les yeux exercés peuvent en voir déjà les préparations et il est à croire que la Franc-Maçonnerie des pays protestants sera elle-même atteinte par ricochet.

Les esprits superficiels pourront alors s’imaginer que c’en est fini du danger actuellement couru par le monde chrétien. Il n’en sera rien. La Franc-Maçonnerie aurait disparu de la surface de la terre que le péril créé par l’existence des Sociétés secrètes n’en existerait pas moins. La bête morte, le venin ne serait pas mort. Il serait tout simplement distillé par d’autres bêtes, nous voulons dire par d’autres groupes secrets. Seulement, cette fois, nous sommes prévenus à temps, grâce à la découverte de la filiation des sociétés secrètes. Nous savons que si la Franc-Maçonnerie venait à être supprimée, anéantie par ses chefs, elle serait remplacée par d’autres groupements qui procéderaient exactement comme elle a fait. Elle s’est glissée dans les organismes sociaux dont les chefs occultes voulaient la dislocation. De même les groupes appelés à lui succéder prendraient une figure aussi chrétienne, aussi catholique qu’il serait nécessaire pour se faire accepter dans les milieux religieux. Ce travail est même déjà commencé.

Tandis que la Franc-Maçonnerie dite française achève de se pourrir, d’autres associations se créent sous prétexte soit de défense catholique, soit de plus haute ou plus moderne conception du catholicisme, soit de lutte contre les sociétés secrètes maçonniques, et elles cherchent à s’insinuer dans les milieux religieux. Y arriveront-elles ? Là est le vrai danger.

Ainsi que nous le disions au début, deux tactiques sont en présence : l’une naturelle au Bien ; l’autre ne convenant qu’au Mal. La question capitale pour les partisans du Mal, c’est de faire accepter cette dernière par les partisans du Bien. Cela fait, ils savent qu’ils n’auraient plus qu’à attendre les conséquences, parce que celles-ci, en dépit des plus belles intentions et des plus minutieuses précautions, ne peuvent que leur être favorables.

Nous n’avons pu empêcher le triomphe politique de la Franc-Maçonnerie parce que nous l’avons laissée effectuer ses préparations. Nous ne nous sommes avisés de nous opposer à ses actes que lorsqu’ils étaient accomplis.

Les études et la propagande faites par les antimaçons nous mettent désormais en bien meilleure position. Nous connaissons la tactique de l’Ennemi ; et, comme conséquence, à ses préparations nous pouvons opposer nos précautions.

Pour achever de nous détruire, il faudrait qu’il parvînt à nous faire accepter l’emploi des sociétés secrètes en vue de la défense du Catholicisme ou de la pratique de telle ou telle partie de la morale sociale évangélique. Si nous voulons nous sauver, nous n’avons qu’à lui opposer une tactique appropriée, c’est-à-dire à organiser une propagande opposée à la sienne sur ce point d’importance capitale. Là est actuellement, pour nous, la condition de la victoire.

 

 

 

 

 

Paul COPIN-ALBANCELLI.

 

Paru dans la Revue internationale

des sociétés secrètes,

janvier 1912.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net