Isabelle la Catholique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Xavier de CORLAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mariana, le grand historien de l’Espagne, arrivant, dans ses Annales, au 23 avril 1451, parle en ces termes de l’évènement qui rendit ce jour à jamais mémorable : « Depuis l’établissement de la monarchie espagnole, jamais année ne fut plus heureuse que celle-ci, par la naissance de l’infante Isabelle, à laquelle le Ciel, par une providence particulière, avait enfin destiné la couronne de Castille. Princesse qui n’a peut-être jamais eu d’égale, et par ses éclatantes vertus, et par le sang de tant de rois dont elle descendait ; elle répara avantageusement, par la grandeur de son génie et de son courage et par son bonheur constant, tous les malheurs que la faiblesse ou les autres vices de ses prédécesseurs avaient attirés sur cette florissante monarchie. »

Isabelle était fille de Jean II, roi de Castille, monarque malheureux par sa faute, qui, dit-on, regretta amèrement d’être roi et désirait être le fils du dernier des hommes. La jeune princesse n’imita pas la conduite de son père : autant Jean II s’était montré indolent, faible, adonné aux plaisirs ; autant Isabelle parut toute sa vie, aux regards de ses peuples, jalouse de son autorité, intelligente dans son administration, véritablement souveraine. Elle avait « la grandeur d’âme d’un héros, la politique profonde et adroite d’un ministre, les vues d’un législateur, les qualités brillantes d’un conquérant, la probité d’un bon citoyen, l’exactitude du plus intègre magistrat ». Si l’on joint à cela un zèle ardent pour la religion catholique, on aura le portrait de cette grande reine.

Il ne fallait rien moins que toutes ces qualités au milieu du triste état dans lequel se trouvait la Castille. À la mort de Jean II, son fils Henri IV monta sur le trône. Élevé sur le modèle de son père, il parut en avoir hérité tous ses vices. La corruption la plus effrénée régnait à la cour ; les favoris y exerçaient tout pouvoir et ne faisaient servir leur puissance qu’à la satisfaction de leurs passions. La nation ne consentit pas longtemps à cette honteuse servitude. Une révolte éclata : l’infant don Alphonse fut mis sur le trône par les factieux ; mais il ne jouit que deux ans d’un pouvoir illégitime. Les mécontents appelèrent alors l’infante Isabelle à Avila. L’archevêque de Tolède déploya toute son éloquence pour vaincre sa résistance, et étala vainement à ses yeux les malheurs de la Castille, les désordres de la cour, l’incapacité du roi. La princesse fut invincible dans ses refus : « Le trône, lui répondit-elle, est trop étroit pour contenir deux rois, et l’autorité royale ne peut souffrir de partage. Un fruit précoce, qui mûrit avant la saison, ne se conserve pas longtemps. L’ambition et le désir de régner font peu d’impression sur mon cœur. Je désire que la couronne de Castille ne tombe pas si tôt sur ma tête, que la vie du roi mon frère soit plus longue, et que son règne ne finisse qu’avec sa vie. » Ces paroles calmèrent le mécontentement, et Henri IV lui-même, étonné d’une telle modération, nomma Isabelle son héritière.

Parmi les conditions que le roi avait imposées aux rebelles, se trouvait une clause qui s’opposait à tout mariage de la princesse auquel son frère n’aurait pas donné son assentiment. Poussée par ses conseillers, Isabelle passa outre, et en 1469 épousa Ferdinand, roi d’Aragon. Henri IV irrité la déshérita au profit de Jeanne, une de ses filles. Quatre ans après il mourait, ct la Castille se trouva en proie à deux factions rivales. Le roi de Portugal embrassa le parti de Jeanne ; mais en trois ans deux batailles perdues ruinèrent ses espérances, et Isabelle fut reconnue reine de Castille. Ferdinand avait vaillamment soutenu les droits de son épouse. Le 28 juin 1478, la naissance d’un fils, nommé Juan, vint répandre la joie dans les deux royaumes.

L’Aragon et la Castille étaient effectivement réunis, mais il avait été réglé que chacun des deux souverains gouvernerait ses sujets respectifs. Cette condition, qui aurait pu être la source de mille dissentiments, ne put altérer la concorde entre ces deux grandes âmes.

Pour des princes religieux la présence des Maures en Espagne devait paraître une honte à leur pays et à leur foi. Chasser les Sarrasins du royaume de Grenade fut une des premières préoccupations d’Isabelle et de Ferdinand. Plus de cent villes dans les plus belles contrées de la Péninsule, le voisinage de l’Afrique d’où ils tiraient de grands secours, soutenaient les sectateurs de Mahomet contre la puissance des Castillans. Tout ce que les rois chrétiens avaient pu gagner jusque-là fut de les rendre tributaires ; encore ce tribut ne se payait-il que quand les rois de Grenade ne se sentaient pas assez forts pour le refuser.

Boabdil régnait à Grenade en 1482. Depuis quelques années déjà des hostilités avaient commencé entre les deux nations. Les chrétiens furent battus. La fortune changea, et Boabdil tomba entre les mains de ses ennemis. Ferdinand, dans l’espoir de rendre la paix durable, eut la générosité de lui rendre la liberté. Mais entre deux races animées de haines irréconciliables nulle paix ne pouvait être solide. La guerre reprit bientôt avec acharnement. Plusieurs places des Maures furent enlevées vigoureusement, et en 1484 Ferdinand parut en vue de Grenade. Son armée était insuffisante pour tenter un coup de main heureux sur une ville défendue par des troupes nombreuses ct aguerries. Pendant les années suivantes, les hostilités continuèrent avec un avantage marqué pour les chrétiens. Malaga fut emportée en 1487. Ce fut au siège de cette ville que Ferdinand faillit être assassiné par un Maure fanatique.

Au printemps de l’année 1491, Ferdinand revint devant Grenade, décidé cette fois à ne plus se retirer qu’après s’en être emparé. Isabelle l’accompagna jusqu’à Alcala-la-Real, où elle demeura avec ses enfants. Cinquante mille hommes campaient sous les murs de la ville assiégée. Les Maures ne se laissèrent pas effrayer par le danger où ils se trouvaient et organisèrent une vigoureuse résistance. Afin de montrer sa ferme résolution de venir à bout de cette expédition, Ferdinand fit bâtir dans le lieu où il avait établi ses troupes une ville fortifiée, qu’on appela la ville de Sainte-Foi. La reine avec sa suite s’y rendit aussitôt pour encourager par sa présence les efforts de ses troupes. Tous les jours des escarmouches sanglantes mettaient aux mains les deux armées. Tantôt c’étaient des partis nombreux, tantôt des combats singuliers entre les chevaliers les plus valeureux. Les vieux chroniqueurs ont conservé le souvenir d’un duel entre un Maure et un jeune chevalier espagnol, nommé Garcilas. Le musulman s’était présenté aux avant-postes, défiant les plus braves de l’armée chrétienne.

 

            Ce chien avoit, par moquerie,

            À son cheval plein de furie

            Le céleste Ave Maria (le chapelet)

            Mis en la queue en évidence.

            

            Garcilas, plein de fascherie,

            Poussant son cheval de furie,

            Un grand coup au More donna.

            L’autre que le courroux surmonte,

            Comme une foudre vive et prompte,

            Sur son jeune enuemy tourna.

            

            Garcilas, estant jeune et fort,

            Monstra lors sa grande vaillance,

            Donnant au More un coup de lance

            Sous l’aisselle, dont il cheut mort.

 

Les Maures appelaient à grands cris une bataille rangée ; mais l’impassibilité de Ferdinand leur refusa jusqu’au bout l’occasion qu’ils recherchaient. Se contentant de bloquer la place, il réduisit bientôt les assiégés à la dernière extrémité. Lassés des misères et des horreurs inséparables d’un si long siège, les Maures prirent enfin le parti de capituler. Le 28 novembre les conditions furent signées. Parmi les plénipotentiaires espagnols se trouvait le célèbre Gonzalve de Cordoue, surnommé depuis le grand Capitaine. Remise de la fille entre les mains du roi dans soixante jours, serment de fidélité au roi de Castille, délivrance de tous les chrétiens ; en retour sûreté pour les personnes, les possessions, la religion, les lois et coutumes nationales, liberté de rester en Espagne ou de se retirer en Afrique : telles furent les clauses principales de la capitulation.

Le 2 janvier 1492 fut fixé pour l’entrée des chrétiens dans Grenade. À la tête de son armée, accompagné par la reine, ses enfants et tous les grands du royaume, Ferdinand approchait de la ville, quand Boabdil, suivi de cinquante seigneurs de sa cour, arriva à sa rencontre, et lui présenta les clefs de sa capitale. Dès qu’on eut franchi les murs, l’évêque d’Avila, Ferdinand de Talavera, nommé archevêque de Grenade, alla lui-même placer la croix sur la principale tour. Il y avait 776 ans qu’elle en avait été enlevée. Ferdinand et Isabelle, dans tout l’éclat de leur triomphe, n’oublièrent pas Celui à qui ils s’en reconnaissaient redevables, et rendirent à Dieu de solennelles actions de grâces. Quant à l’infortuné Boabdil, il repassa en Afrique pour y cacher sa honte, après avoir vécu quatre ans obscur dans un apanage que son vainqueur lui avait abandonné. C’est ainsi qu’en moins de dix ans le courage de Ferdinand et la piété d’Isabelle ajoutèrent à leur couronne son plus beau fleuron et couvrirent leur nom d’une gloire ineffaçable.

La conquête de Grenade avait porté au plus haut degré la gloire de la reine de Castille et de son illustre époux. Si dans cette grande guerre la part éclatante fut celle de Ferdinand, il n’en est pas moins vrai qu’Isabelle sut, par ses conseils et ses inspirations, soutenir le courage du roi. Ces deux caractères se complétaient en quelque sorte et s’harmonisaient aussi bien que leurs personnes.

Ils étaient, disent les historiens, l’un et l’autre de taille moyenne ; la majesté brillait sur leur visage ; ils avaient la démarche majestueuse ; doux et affables, ils ne perdaient rien de la noble fierté qui convient aux souverains. Ferdinand avait le teint hâlé par les fatigues de la guerre, les cheveux châtains et assez longs, les sourcils épais. Isabelle avait le visage beau, les traits réguliers, les yeux bleus, les cheveux blonds. Un air grand et modeste, une gravité douce, des manières nobles, relevaient la simplicité de ses parures. Remplie d’une sincère piété, elle était d’une exactitude merveilleuse pour tous les devoirs de la religion. D’un esprit élevé, elle conversait volontiers avec les savants.

C’était peu pour la reine d’avoir délivré le royaume de Grenade du joug des musulmans. Il se trouvait en Espagne un grand nombre de juifs, qui y exerçaient le commerce. Par un édit on leur donna le choix entre la conversion au christianisme et l’exil. Cette mesure fut longtemps débattue par les conseillers de la Couronne, et rencontra auprès d’eux une vive opposition. Les avantages que l’État retirait d’un peuple nombreux, puissant, industrieux, furent mis en avant. Mais le sentiment de la reine prévalut : son désir était de ne commander qu’à des chrétiens, et elle ne pouvait voir, sans gémir, les plus nobles seigneurs s’allier avec les familles juives. La nation proscrite offrit vainement des sommes considérables : il fallut se soumettre. Un grand nombre de juifs se convertit ou feignit de se convertir ; un plus grand nombre encore se retira en Portugal et en Afrique.

Ici se place dans l’histoire d’Isabelle un fait qui suffirait pour arracher à jamais son nom de l’oubli. Un Génois s’était présenté à la cour de Ferdinand pendant la guerre de Grenade. Occupé d’un vaste projet, il avait inutilement sollicité ses compatriotes, le roi de Portugal, ceux de France et d’Angleterre, de lui fournir les moyens de le réaliser. Une étude approfondie de la géographie l’avait convaincu de l’existence d’un monde séparé de l’ancien continent. Il se sentait en lui-même l’énergie, le courage et la patience nécessaires pour en tenter la découverte. Il ne demandait que des vaisseaux et des bras ; son génie ferait le reste. Pendant huit ans, Christophe Colomb vit ses plans traités de folie, ses projets tournés en ridicule. Rebuté par le roi de Castille, il allait chercher ailleurs aide et protection, quand un cordelier, nommé Jean Perez de Marchena, et deux particulier, Quintanilla et Santangel, vinrent à bout de persuader à la reine que le Ciel lui destinait la gloire de faire luire la lumière de la vraie foi sur une foule de nations ensevelies dans les ténèbres du paganisme. Malgré l’épuisement de ses finances, Isabelle se détermina à seconder le hardi navigateur : la piété et la religion l’emportèrent sur toute autre considération. Colomb fut nommé amiral des mers qu’il allait parcourir et vice-roi du monde qu’il découvrirait. Le 3 août il s’embarqua avec un petit nombre de soldats sur trois vaisseaux. Quelques mois après il était de retour en Espagne, après avoir découvert les îles Antilles. Son entrée à Barcelone fut un véritable triomphe. D’autres voyages entrepris successivement assurèrent à sa patrie d’adoption l’empire du Nouveau-Monde.

Les autres faits qui se passèrent sous le règne d’Isabelle, tels que les guerres avec la France, appartiennent bien plus à l’histoire de Ferdinand : aussi nous ne nous y arrêterons pas. Mais il est impossible de parler de la grande reine de Castille sans mentionner la fondation de l’Inquisition. Le but qu’on se proposa par cette institution fut de conserver en Castille la religion catholique dans toute sa pureté. C’était un nouveau tribunal, composé de personnes de probité et d’une capacité reconnue. Leur emploi était de faire des perquisitions très exactes de ceux qui seraient soupçonnés du crime d’hérésie ou d’avoir apostasié pour embrasser le judaïsme ou le mahométisme. Le cardinal don Pedro Gonzales de Mendoza fut l’inspirateur de cet établissement. Le mélange des Juifs, des Maures et des Chrétiens, les relations qui s’étaient formées entre eux, la licence engendrée par les guerres civiles et étrangères, lui semblèrent réclamer un énergique remède. Ce n’est pas ici le lieu de nous étendre longuement sur l’Inquisition espagnole, ni d’examiner les jugements si divers dont elle a été l’objet. Si des abus ne tardèrent pas à s’introduire dans cette institution, si les rois s’en firent par la suite un instrument de domination, faut-il s’en étonner ! Il y a et il y aura toujours de l’humain dans tout ce qui est d’invention humaine. D’ailleurs il arrive souvent que les adversaires de l’Inquisition et les dénonciateurs de ses cruautés oublient volontiers la conduite analogue tenue par les hérétiques envers les catholiques.

Les dernières années de la vie de la reine Isabelle furent attristées par la mort de son fils le prince don Juan, héritier de la couronne. Il mourut en 1497 à Salamanque, le 4 octobre, dans les bras de son père accouru en toute hâte pour recevoir son dernier soupir. « Leurs Majestés catholiques, dit Mariana, soutinrent ce rude coup avec une héroïque fermeté et une constance vraiment chrétienne ; ils donnèrent l’un et l’autre, dans cette occasion, des marques de leur piété et de leur soumission aux ordres de Dieu : et comme il est infiniment plus glorieux et plus difficile de se vaincre soi-même que de triompher de ses ennemis, Ferdinand et Isabelle parurent plus grands par leur courage à supporter la mort d’un fils si chéri et l’héritier de toutes leurs couronnes que par les nombreuses victoires qu’ils avaient remportées. »

Ce deuil devait être bientôt suivi d’un autre. Le 26 novembre 1504, la reine elle-même succomba aux atteintes d’une longue et douloureuse maladie, à Medina-del-Campo. Jamais peut-être mort ne fut plus universellement pleurée et avec des larmes plus sincères. Tous les véritables Espagnols ne pouvaient trop déplorer la perte d’une reine que le Ciel ne semblait leur avoir donnée que pour la gloire de la nation. La postérité ne se lassera jamais d’admirer et de louer le courage, la prudence et l’habileté de cette illustre princesse, et tout le monde conviendra aisément que la moindre de ses qualités est d’avoir été la plus grande reine qu’ait jamais eue l’Espagne... « Elle voulut être enterrée à Grenade : il était juste, en effet, que sa dépouille mortelle reposât dans une ville qu’elle avait contribué si puissamment à arracher au joug des ennemis du christianisme. »

Nous enlèverions à Isabelle un de ses plus beaux titres de gloire si nous omettions de rappeler le titre de Catholique qui, en 1492, lui fut décerné par le Souverain Pontife, ainsi qu’à son époux, comme récompense de leur dévouement à l’Église.

 

 

Xavier de CORLAS.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1870.

 

 

 

 

 

 

 

 

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