Sainte Agnès

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert COROT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Nous avons une petite sœur,

qui n’a point encore de mamelles. »

(Cant. des Cant. VIII, 8.)

 

Rome, 20-21 janvier 305.

 

La veille, des amis sont venus à la maison demander l’hospitalité pour une nuit. On a réveillé la petite Agnès pour qu’elle donne sa chambre, puis on l’a oubliée en parlant, et elle a tout entendu. Il y a longtemps qu’Agnès n’avait pas vu ces amis, mais elle s’est souvenue qu’elle allait souvent jouer chez eux, quand elle habitait Milan. Elle a eu du mal à raccorder leur riche villa avec ces fuyards, parlant bas comme si on les écoutait, et parlant beaucoup comme si le temps leur était compté. Mais elle n’a jamais aimé les fables, et elle a compris tout de suite que l’évènement n’avait aucun rapport avec elles, ni avec le rêve dont elle sortait. Elle avait remarqué depuis quelque temps que les mots : Galère, Dioclétien, Maximien, et Quatrième édit, revenaient souvent dans la bouche de ses parents, et qu’un silence lourd s’ensuivait. Chaque fois elle s’attendait au pire, et elle priait : « Délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il. » Ce soir-là encore, les mots sont revenus, à une cadence accélérée. Et son attention, retenue, n’a rien laissé échapper. Le pire était arrivé : ce n’était plus seulement les prêtres, les églises, les lieux saints qu’on voulait détruire, mais tous les fidèles, car on leur demandait, pour continuer de vivre, de tromper le Christ.

Le lendemain, Agnès ne prend rien au petit déjeuner, comme les jours de composition, et part pour l’école. Elle ne rentrera plus jamais dans cette maison, à cause d’une décision, prise de toutes ses forces, de toute son âme, de tout son cœur et de tout son esprit : « Je ne tromperai pas le Christ. J’irai avouer que je suis chrétienne au persécuteur des chrétiens. » Elle est déjà amoureuse, d’un amour qui est désobéissance au monde, et obéissance au Christ. Elle est sa petite épouse précoce. « Celui qui aimera son père et sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi » (MATTH., X, 37). Elle a appris à ne pas rougir du Christ, personne ne lui fera croire que, par prudence, pour ses parents, pour elle-même, il vaut mieux se cacher. « Celui qui chercherait à sauvegarder sa vie, la perdrait ; et celui qui la perdra, la conservera » (Luc, XVII, 33).

 

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Quel est ce siècle où les enfants savent ce qu’il leur reste à faire, et le montrent à leurs parents ? Ce sont des enfants effrayants. Nous nous trouvons quelquefois plus jeunes qu’eux, plus désintéressés qu’eux, plus crédules qu’eux. On ne leur laisse pas le loisir d’être puérils, de tirer des plans sur la comète. Ils tirent des plans sur cette planète. Ils ne croient plus au Père Noël. Ils ne s’amusent plus dans l’imaginaire : ils font dérailler les trains, ils jouent aux Arabes et aux Juifs. Ils écoutent, ils jugent. Ils ne préviennent pas qu’ils jugent. Et nous continuons à nous donner en spectacle, à faire devant eux nos accommodements avec le ciel. Nous les laissons venir à une foi que nous avons peur de mettre en pleine lumière. Nous la tamisons. Nous la camouflons. Nous la mettons sous le lit, sous le boisseau (MARC, IV, 21). Nous nous préparons des enfants prodigues sans retour. Les anges gardiens ne sont plus pour eux des protections suffisantes, parce qu’ils ont déjà lutté avec l’ange. Ou bien ils se damnent, comme de vrais pécheurs, ou bien ils enseignent toutes les nations, comme de vrais apôtres. Ils nous donnent des leçons. Tout ce que nous faisons au nom de l’opportunité, ils ne le feraient pas au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Nous surveillons leurs fréquentations, et Didier embrasse au Parc Monceau tous les petits garçons qu’il rencontre. Nous leur réservons une heure, un lieu pour la prière, et Monique récite le Notre Père chez le coiffeur. Nous avons de l’ambition pour eux, et ils se marient sans situation. Nous présentons le fils du préfet à Agnès, et elle choisit la virginité.

 

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Le premier persécuteur des chrétiens qu’elle rencontre est un juge. Elle n’a aucun sens de la division du travail. Elle ne fait pas de différence entre celui qui ordonne et celui qui juge, entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Elle n’a que le sens de la responsabilité. Elle lui dit, comme elle dirait à l’empereur, qu’elle est chrétienne. Personne ne la dénoncera. Elle se dénonce elle-même. Elle purifie déjà le monde d’une dénonciation. Et elle apporte sa pierre, plus grosse qu’elle, à l’édifice que Dieu bâtit (PAUL, I, Cor., III, 9). Que faire de cet enfant ? On songe d’abord à la renvoyer à ses parents, avec ce conseil d’épouser, dans le plus bref délai si elle veut ne pas leur attirer d’ennuis, le fils du préfet. L’épouse du Cantique des Cantiques répond, à cet homme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; – il fait paître son troupeau parmi les lis » (II, 16). On la renvoie alors à Minerve, qui n’en peut mais, ou au bûcher, si elle préfère. Elle avance, de gaieté de cœur, dans la voie qu’on lui ouvre. Elle ne pourrait plus, et elle ne voudrait plus faire demi-tour. « Le feu éprouvera ce qu’est l’œuvre de chacun » (PAUL, I, Cor., III, 13). On commence à comprendre que les enfants du Christ (id., III, 2) ne sont pas ceux que l’on pense, et que cette petite fille est grande Quelque part, pour Quelqu’un. On ne la traite déjà plus comme une petite fille, et l’on n’a pas de mal en un siècle qui signe des conventions pour respecter les enfants, les femmes et les vieillards.

« Tu braves les supplices, tu méprises la vie ! Nous allons voir si ta pudeur t’est chère.

– Le Christ, répond Agnès, n’oublie pas les siens. Mais ceux qui sont purs ne seront pas souillés. Un glaive peut me transpercer le cœur, tu ne profaneras pas mon corps par la luxure ! »

« Or tous ceux qui l’écoutaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses » (Luc, II, 47). Cependant elle est emmenée sans autre forme de procès directement sous le cirque, au lieu habituel où les hommes se déversent dans les femmes, comme dans des boîtes à ordures. « Ils m’ont frappée, ils m’ont blessée ;Ils m’ont enlevé mon voile, les gardes des murs » (Cant des C., V, 7). Elle n’a plus que ses cheveux pour la couvrir, et ils s’allongent démesurément. « Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres, – suspendues aux flancs de la montagne de Galaad » (Id., IV, 1). Mais le lupanar est devenu un lieu chaste à l’entrée d’une petite fille pure. Agnès répand la pureté partout où elle passe. Dans la bande de salauds, de petits vieux malpropres, qui l’a suivie, il ne s’en est pas trouvé pour la regarder. Sauf un jeune homme. Celui qui s’en est mis plein la vue, perd la vue. Et elle lui est rendue, sur une prière d’Agnès, pour que ses yeux ne pèchent plus, et bénissent le Seigneur. Agnès maintient la pureté. Tous ceux qui s’approchent d’elle comme d’une prostituée, la respectent comme une prêtresse. Ils reconnaissent en elle la sainte Vierge.

Le juge a un royaume sur la terre, et il ne peut pas supporter d’être vaincu. Il laisse à Agnès le redoutable privilège. Il en vient où elle lui a dit :

« Soldat, prends une épée, et fais ce que tu dois. »

Elle n’a aucun sens de la division du travail. Elle ne fait pas de différence entre celui qui juge et celui qui exécute, entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Elle parle au bourreau comme au juge. Elle exulte et elle fustige :

« Quel bonheur ! J’aime mieux ce furieux, laid à faire peur, bruyant avec ses armes, qu’un jeune homme mou et parfumé, pour violer ma pudeur ! »

Et elle sent son époux de plus en plus proche. Et elle prend le ton des passionnés de Dieu, des certains de Dieu :

« Voici mon amant, c’est vrai ; je cours à sa rencontre. Qu’il enfonce son fer dans mon sein, que je sente entrer cela jusqu’au fond de ma poitrine ! Je franchirai la région des ombres, et je m’élèverai au plus haut des cieux ! »

Le martyre traîne en longueur. Agnès tend ses mains aux fers qu’on lui présente : son cas n’a pas été prévu ! On ne trouve pas de fers assez petits pour elle. Elle s’impatiente. Elle a faim et soif des noces éternelles :

« La fiancée fait injure à l’Époux, si elle le fait attendre. Celui-là m’aura seul, qui le premier m’a choisie. Dépêche-toi, bourreau ! Frappe ce corps qu’on peut aimer comme je ne le veux pas ! »

Puis elle ne s’occupe plus de nous, du juge, du bourreau. Elle est hantée de Dieu. Son bien-aimé consent qu’elle le voie, qu’elle lui parle, et qu’elle lui demande d’achever leurs fiançailles :

« Roi éternel, ouvre les portes de ton royaume que tu as ouvertes toi-même ! Christ, appelle à toi mon âme, elle est vierge, c’est une hostie à ton Père ! »

 

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 « Elle a visé le serpent à la tête, et lui, il l’a visée au talon » (Gen., III, 15), mais on lui a donné le pouvoir de marcher sur les serpents, et les scorpions. « Et j’ai vu Satan tombant du ciel comme un éclair » (Luc, X, 18-19).

– Agnès sans défaut, que toutes les nations diront bienheureuse, parce que le Puissant a fait en vous de grandes choses, ayez pitié de nous ! Agnès de Dieu, qui ôtez le péché du monde, donnez-nous la paix. Ainsi soit-il.

 

 

 

 

HYMNE

 

par saint Ambroise

 

 

Agnès bienheureuse vierge

Est née quand son esprit

Rendit au ciel le débit

De son sang pie et sacré.

 

Fut mûre pour le martyre,

Ne fut mûre pour la noce :

Car non confiée aux hommes

Elle s’enfuit comme un vieillard.

 

Les parents terrifiés

Firent le siège de sa pudeur :

La confiant à la garde des portes,

On ignorait que c’était la rendre très fidèle.

 

On la crut mûre pour la noce :

On la conduisit le visage joyeux,

On l’envoya riche pour l’homme :

Sa dot : son sang.

 

On ouvrit l’autel des faux dieux,

On acheva de l’en dégoûter.

Et leur répond : « Toutes ces flammes

Ne sont pas pour les vierges du Christ ;

 

Ce feu n’a pas la foi,

Et la lumière fuit ces flammes !

Ici, ici, frappez-moi,

Que mon sang éteigne ces feux ! »

 

Frappée, quelle majesté elle porte !

Car elle se vêt du peu qu’elle a

Prévenant encore la pudeur,

Et comme cela nul ne la voit.

 

Dans la mort sa chasteté survécut,

Et elle couvrit de sa main son visage,

Et joignit la terre le genou fléchi

En y tombant douce et vierge !

 

 

 

 

 

Gilbert COROT,

dans Les saints de tous les jours de janvier.

Le Club du livre chrétien.

 

 

 

 

 

 

 

 

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