Saint Bonaventure
par
Gilbert COROT
La sagesse le nourrira du pain de l’intelligence, il s’appuiera sur elle et ne fléchira pas, il s’approchera d’elle et n’aura pas de confusion. Elle l’élèvera par rapport à ses proches et lui ouvrira la bouche en pleine assemblée. Il trouvera le bonheur et une couronne de joie, un nom éternel lui sera donné en partage.
Ben Sira 15, 1-6.
Les premiers souvenirs que m’évoque le nom de saint Bonaventure ne lui sont pas favorables. C’est d’abord la façon dont il est malmené dans les Fioretti, où l’on dit carrément (chapitre 48) qu’il n’avait bu qu’à moitié la coupe de l’esprit de vie (autrement dit l’esprit de saint François), et que cela l’avait rendu « partie lumineux, partie ténébreux ».
Il a aussi sur la conscience d’avoir fait, pendant qu’il était « Ministre général de l’Ordre des Frères mineurs » (1257-1273), le procès du Ministre général précédent : Frère Jean de Parme, ce qui manque pour le moins d’élégance. Parce qu’il s’est « précipité sur le Frère Jean pour le mettre à mal, avec des ongles tranchants comme des rasoirs », selon les Fioretti, Notre Seigneur a dit à saint François : « Prends cette pierre à aiguiser, et va limer les ongles au Frère Bonaventure ! »
Enfin c’est lui qui porte la responsabilité d’avoir, en 1260, promulgué des Constitutions inspirées de trop loin des Règles de saint François – et d’avoir écrit une Vie officielle de saint François, modestement intitulée « Legenda major », qui n’est pas un chef-d’œuvre d’honnêteté, puisqu’il ne mentionne même pas le Testament, et opère des coupes sombres dans les récits des premiers témoins : Thomas de Celano et les Trois Compagnons : Frères Léon, Ange et Rufin, supprimant justement ce qui nous intéresse le plus aujourd’hui.
Alors, qu’allons-nous découvrir qui nous inspire de la sympathie pour saint Bonaventure ? Le voilà bien discrédité, et nous voilà bien prévenus contre lui. Pâle figure à côté de celle de saint François. Il ne se réhabilite pas par sa prise de position dans la fameuse querelle entre les « Spirituels » et les Franciscains de la « deuxième vague ». Saint François avait dit dans son Testament : « Je défends formellement à tous les Frères d’accepter de l’argent de quelque façon que ce soit, personnellement ou par l’intermédiaire d’un tiers. » Ce qui n’empêche pas le pape, en 1230, de demander aux Franciscains de « détenir » sans « posséder », et en 1245, de considérer leurs biens comme « biens du Saint-Siège ». Là-dessus, arrive saint Bonaventure qui les autorise finement à « user des choses indispensables dans la mesure indispensable », ce qui enlève quand même tout sel à la Pauvreté, et réintroduit par une petite porte la sordide « peur de manquer », à la place de la belle « confiance en Dieu ». C’est ce « juste milieu » si cher aux médiocres, qui, malgré l’expression, n’osent pas mettre le « Juste » au « milieu » de leur vie.
Le surnom de « Buona Ventura », c’est pourtant saint François lui-même, stigmatisé, qui l’a donné prophétiquement à Jean de Fidanza, né à Bagnorea, en 1221. Il faut croire que tout n’est pas fâcheux dans cette aventure qui fera d’un petit enfant chétif, réchappé de justesse à une mort précoce, un Frère Mineur, élève studieux d’Alexandre de Halès à l’Université de Paris, Lecteur, puis Maître d’Écriture Sainte, Maître général des Mineurs, Cardinal, ami de Saint Louis (pour qui il compose un Office de la Passion), conseiller des papes Clément IV et Grégoire X. Il meurt d’ailleurs en service commandé, le 14 juillet 1274, envoyé par Grégoire X au concile de Lyon, qui fut un concile œcuménique.
Mais la « Buona Ventura » n’est pas là, dans cette carrière courte et brillante. Elle est dans sa pensée, dans l’œuvre qu’il a laissée, à côté de celle de saint Thomas d’Aquin, et qui lui a valu aussi, en 1587, le titre de Docteur de l’Église. Il y aura toujours deux tendances, deux familles d’esprits à jamais irréductibles : les raisonneurs, et les autres. Alors l’Église laisse la parole aux uns et aux autres, donne aux uns et aux autres le titre de Docteur : chacun choisit le Maître qui lui convient.
Le XIIIe siècle : c’est le moment où Aristote refait son apparition (et recommence ses ravages ?) parmi les beaux-esprits. C’est le moment où Franciscains et Dominicains, d’ailleurs rivaux, obtiennent des chaires à l’Université. Tout cela a eu le charme de la nouveauté, bien évaporé au XXe siècle. Mais les jeux de l’esprit ne sont jamais anodins. Quand saint Thomas d’Aquin réhabilite Aristote, il s’éloigne de saint Augustin, il donne à la théologie des fondements étrangers à l’Écriture Sainte et aux Pères de l’Église, tirés d’une philosophie qui a beaucoup moins d’affinités avec le christianisme que celle de Platon. Une philosophie qui fait appel à la raison et se méfie de ce qu’on pourrait appeler avant le Christ l’intuition, et après lui la grâce, agissant heureusement en chacun de nous, Dieu merci, tout autant que la raison.
Saint Thomas a aussi une conviction : c’est que la Foi suit automatiquement la démonstration de la Vérité. Et si c’était le contraire ? S’il fallait la Foi pour atteindre la Vérité ? Dieu ne serait-il pas un Semeur, et la Foi une petite graine qu’il sème ? Là-dessus, saint Bonaventure est formel : pour opérer le passage à Dieu, « il faut donner peu au travail de l’intelligence et beaucoup à l’onction, peu aux livres et tout au don de Dieu, c’est-à-dire au Saint-Esprit » (Itinerarium mentis in Deum, 1259). Et le dernier mot reste toujours à la charité : « Oui, bien sûr, une pauvre petite vieille peut aimer Dieu beaucoup mieux qu’un Docteur en théologie. » (Réponse à Frère Égide).
Saint Bonaventure est-il encore lisible ? Je ne peux me prononcer avec justice, n’ayant pas eu la possibilité (mais seulement le désir) de lire ses Œuvres Complètes. Il semble que sa conversation ait eu plus de charme que son style, à en juger par les citations que je connais. Style fleuri, donnant un peu l’impression, par endroits, d’un doux bavardage.
Quoi qu’il en soit, saint Bonaventure fut fidèle à l’esprit de saint François en tenant bon pour les droits de la Grâce. La Grâce nous suffit, comme dit Bernanos. De rationalisme, il n’y a pas trace dans l’Évangile. Mais nous en voyons les effets desséchants dans l’enseignement jusqu’à nos jours. Nous qui faisons un retour aux Pères de l’Église et à la Bible comme à des sources fraîches et non polluées par les postillons de Messieurs les Professeurs Agrégés, nous qui donnerions toutes les élucubrations du monde pour une contemplation d’une seconde, ou une simple méditation sur un mystère, ce mystère que nos penseurs veulent noyer, comme s’il ne les entourait pas de toutes parts, nous bénissons l’éloquence, même démodée, de saint Bonaventure, de n’avoir pas exclu cette « poésie de Dieu » qui dérange nos petits raisonnements.
Gilbert COROT.
Recueilli dans Les saints
de tous les jours de juillet, 1959.