Saint Pascal Baylon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert COROT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Je viens de lire la vie de Pascal Baylon.

– Qu’y voyez-vous de remarquable ?

– Qu’appelez-vous remarquable ? Ce qui est spectaculaire ? D’autres Espagnols ont mené une vie sainte, et spectaculaire par surcroît. Je pense à Ignace de Loyola et à Thérèse d’Avila. Mais Pascal Baylon nous prouve justement qu’une vie peut être sainte sans être spectaculaire.

– Oui, mais alors, quel intérêt y a-t-il à raconter sa vie ?

– Il y a peu d’intérêt, en effet, à faire sa biographie, dans l’ordre chronologique : Né le 16 mai 1540, un jour de Pentecôte, en Espagne, à Torre-Hermosa (Belle-Tour), dans la province d’Aragon et le diocèse de Siguenza (Castille). Ses parents, Martin Baylon et Isabelle Jubera, fermiers des Cisterciens de Huerto-Riego, sont fiers de dire : « Il n’y a ni Maures, ni Juifs, ni Hérétiques dans notre famille » Un frère et trois sœurs dont l’une, Jeanne, l’appelle : mon « fraylino » (mon petit moine) parce que ses parents l’ont voué à saint François d’Assise, quand il avait sept ans, et qu’il a eu le droit, à cet âge, de porter un habit franciscain en miniature (cela se voit encore à Cuges, aux environs de Marseille, le 13 juin, pour la saint Antoine de Padoue). Mort à 52 ans, le 17 mai 1592, encore un jour de Pentecôte, à Villa-Réal, dans le royaume de Valence. Deux périodes dans sa vie : l’une qui dura dix-huit ans et pendant laquelle il fut berger (pastorcillo). L’autre qui dura vingt-huit ans, et pendant laquelle il fut Franciscain. Berger, il l’est à partir de sept ans, à partir du moment où il ne peut plus rester dans les jupes de sa mère. Berger dans la « sierra » de l’Aragon natal, berger du troupeau de son père, puis berger dans les « campos » de Valence, berger du troupeau des autres, à Albaterra, Origuela, Monteforte. Entré dans la corporation des bergers, soumis à un maître-berger ou « majoral », et aux « arbitradors » en cas de litige, portant la « capa » et le chapeau à larges bords. Berger qui demande à rentrer chez les Franciscains, ou plus exactement les Alcantarins ou Déchaussés de Notre-Dame de Loreto, près de Monteforte. Berger qui devient frère convers en 1565, et le reste jusqu’à sa mort. De 1565 à 1673, huit années de « bénédiction » ou de formation par un Maître des Novices, soit à Elche, soit à Villena. De 1573 à 1576, à Valence. De 1576 à 1583, à Almansa. De 1583 à 1589, faisant la navette entre six monastères, un peu « gyrovague » par nécessité, il devient lui-même Maître des Novices à Almansa, et Supérieur à Jumilla, mais pour peu de temps. De 1589 à la fin (1592), il a jeté l’ancre à Villa-Réal, au monastère Notre-Dame-du-Rosaire, en attendant que le Seigneur vienne le chercher.

– Que fait-il comme frère convers ?

– Ce que font tous les frères convers : tantôt portier, tantôt à la table du monastère, c’est-à-dire à la cuisine et au réfectoire, tantôt « à la table du Seigneur », c’est-à-dire mendiant au dehors, tantôt au jardin, tantôt aux pauvres.

– N’y a-t-il pas eu une aventure dans sa vie ?

– Si, une seule, en 1576, quand il fut chargé par le gardien d’Almansa de porter une lettre du Provincial de Valence au Général de l’Ordre, à Paris. Il traversa la France, en pleine guerre de religion, et faillit plusieurs fois, notamment à Orléans, se faire tuer par les « Huguenots ».

– Cette vie est quand même toute coulée dans un moule. Il n’y a rien d’extraordinaire à devenir berger, puis Franciscain, quand on est fils de paysans, et qu’on a été voué à saint François dès son enfance, quand on a d’ailleurs le goût de la solitude et du silence. Votre berger est un drôle de berger, qui dit à ses parents : « De grâce, ne me faites plus garder les chèvres avec les moutons : elles sont si pétulantes ! » Un berger qui répugne à frayer avec les autres : « Je ne veux pas aller en enfer, moi ! » Votre Franciscain est un drôle de Franciscain, qui n’a rien inventé, qui s’est contenté de suivre sa Règle, qui n’a jamais pris la peine d’étudier, qui n’a jamais eu longtemps des responsabilités de chef, qui n’est jamais devenu prêtre, ni professeur, ni prédicateur, ni gardien, ni économe 

– Prenez garde que la vie de Jésus fut aussi, pendant trente ans, toute coulée dans un moule : le moule de la Sainte-Famille, de Nazareth, de la Loi de Moïse... Pourtant le Père de Foucauld a voulu voir ce qu’il y avait au fond de cette vie cachée, et il a ramené des trésors à la lumière. Vue de loin, la vie de Pascal Baylon paraît banale. Mais il faut y regarder de plus près. Il faut se mettre à plat ventre, comme M. Fabre, l’entomologiste, pour observer les insectes, et découvrir, dans l’ombre que l’humilité répand volontairement autour d’elle, cette merveilleuse créature, ce chef-d’œuvre de Dieu qu’est un saint. Oui, Pascal Baylon est un saint qu’il faut regarder à la loupe, ou par le trou de la serrure. L’extraordinaire n’est pas d’être berger ni Franciscain, mais dans la façon dont Pascal Baylon, jour après jour, fut berger et frère convers.

– Voyons donc...

– Dans la classification des caractères, celui de Pascal Baylon se range parmi les colériques. Il est émotif, actif, exubérant, coléreux. Il a les yeux pétillants de malice. Il réagit violemment et instantanément. On retrouve ce caractère intact dans certaines de ses répliques. En voici une, à un berger qui veut se faire entremetteur : « Arrière ! Si tu viens, je vous écrase à coups de pierres, toi et elle ! Quand je dis oui, c’est oui, et quand je dis non, c’est non. Sache-le, je ne veux ni plaisanter ni mentir. » Il est aussi dans son caractère de retourner parfois cette violence contre lui-même, de ne s’accorder que peu de satisfactions, de dormir peu, de manger peu, de s’habiller pauvrement, de porter des fardeaux écrasants. Berger, il s’est déjà confectionné deux cordes à nœuds : « Celle-ci est pour dire mon chapelet, celle-là pour me punir de mes péchés. » Après sa mort, on a découvert sous son habit franciscain un arsenal de pénitence aussi impressionnant que celui du Curé d’Ars. Mais il lui a fallu lutter davantage contre son caractère pour arriver à une égalité d’humeur que lui envie son Maître des Novices. Cette égalité d’humeur est une bonne humeur, et cette bonne humeur est un mélange d’humour et d’humilité, un humour qu’il n’applique pas aux autres, mais à lui-même, pour s’empêcher de se prendre au sérieux. Humeur, humour, humilité : ces trois mots ne seraient-ils pas de la même famille ? Comme il rapporte au monastère deux énormes jarres d’huile : « Pourquoi, lui dit-on, ne prenez-vous pas un mulet ? – Un mulet ? Vraiment ? Et vous en trouveriez un meilleur que moi ? » Comme on l’invite à dîner : « Non, merci. Je préfère les dîners sur la pelouse. » Comme on lui offre une chambre : « Vous ne savez pas que je suis un ancien berger ? Je ne dors bien qu’au grand air. » « C’est ma monnaie », dit-il en laissant un fagot de sarments ramassés le long de la route, pour remercier celui qui lui a accordé l’hospitalité. Il n’a pas d’espadrilles, pas de manteau. Sur son crâne un peu chauve, la coule franciscaine succède au chapeau de berger. Sa tunique rapiécée, couleur de cendres, le fait arrêter comme vagabond par les « alguazils » (gendarmes). Quand on veut améliorer cet accoutrement, on obtient cette réponse : « Que voulez-vous ? Je suis si mal bâti ! », ou bien celle-ci : « Je suis à la mode des pauvres. Le vieux me va si bien ! » Une autre fois, comme on lui donne des sandales, il n’en accepte qu’une, pour son pied blessé. « Et l’autre, lui dit-on ? – L’autre ? Il est en bonne santé, et il ne faut pas traiter sur le même pied les bien-portants et les malades. » Sa bonne humeur lui fait chanter des « gozos » (comme qui dirait des chansons du Père Duval) en s’accompagnant de la « rabelico » (cithare), ou danser des danses de « gitanos » pour sa « chère petite Marie ». Sa bonne humeur se retrouve dans les définitions qu’il donne à ses novices d’Almansa : « Les scrupules, ce sont les puces de la conscience ! » et dans l’objection faite à la méditation sur les blessures de Jésus, l’une après l’autre : « Mais c’est impossible, cela ! Sortir d’une plaie de Jésus une fois qu’on y est entré ! » Ne serait-ce pas aussi de l’humour posthume, cette façon qu’il avait de frapper à petits ou grands coups dans son cercueil, pour manifester son approbation ou sa réprobation ? Quant à la cicatrice au coin de la bouche, qui lui donnait l’air de perpétuellement sourire, et dont il disait : « C’est un cadeau reçu à Orléans », n’est-ce pas le stigmate de la bonne humeur, que les Huguenots français, sans le savoir, lui ont conféré ?

Pascal Baylon est un drôle de berger, mais pas comme vous le pensez. C’est un berger capable de laisser, à tout moment, son troupeau à la garde des anges, pour aller adorer, d’une adoration toujours fraîche, Celui qui seul est adorable, et réellement présent dans l’Hostie. Un berger dont l’âme, bien née à la grâce, était toujours « aimantée » par le Saint-Sacrement. Un berger qui se sentait, à l’église, « comme le petit Benjamin à la table de son grand frère Joseph ». C’est pour cette raison que Léon XIII, le 28 novembre 1897, a fait de lui « le Patron particulier des Congrès eucharistiques, et de toutes les associations qui ont pour objet la divine Eucharistie ». Et quand il n’entre pas à l’église, il aime faire paître son troupeau non loin d’une église, que ce soit Notre-Dame de la Sierra, dans son pays natal, ou Notre-Dame de Loreto, près de Monteforte. Ainsi il peut entendre la cloche des Angélus et des Consécrations. Et quand il est loin d’une église, il regarde la Croix qu’il a sculptée lui-même dans le haut de sa houlette, et l’image de la Sainte Vierge qu’il a suspendue en-dessous. Ce berger apprend à lire par la méthode globale. Il demande aux passants de lui réciter l’Office de la Sainte Vierge, et l’apprend par cœur avant de déchiffrer les mots et les lettres. Il fabrique des chapelets en forme de couronnes, avec des joncs cueillis au bord des étangs. Il aime en distribuer. Il se fait remarquer, à défaut d’exploits, par son honnêteté absolue. Il refuse, même sur l’ordre de son majoral, de voler des raisins : « Plutôt être mis en pièces ! » Comme il ne peut pas toujours empêcher ses moutons d’aller paître dans le champ du voisin, il demande le nom du voisin, et prend sur son salaire ou donne des journées de travail pour payer les dégâts. « Mieux vaut payer ici qu’en enfer », dit-il à ceux qui ne le suivent pas. Ce qui fait du salut de l’âme une simple question de bon sens.

Pascal Baylon est aussi un drôle de Franciscain. Même frère convers, il continue à mener une vie de berger, une vie nomade. Il marche à pieds, mange sur l’herbe, couche à la belle étoile. On pourrait en faire un Patron des Routiers, car il passa sur les routes une bonne partie de sa vie, soit comme mendiant, soit comme chargé de mission. Il est arrivé à une spiritualité de la Route, dont nous avons tout intérêt à hériter. Le plus souvent sans provisions, sans argent, il attend la suite des évènements, « ces envoyés de Dieu, dit-il, qu’il s’agit d’accueillir comme Dieu lui-même ». Quand il entre dans un village, il va d’abord saluer le Maître de Maison, à l’église, et puis son Intendant, au Presbytère. En route, il récite l’Office de la Sainte Vierge ou son Chapelet, ramasse des brindilles, des sarments, pour avoir quand même, lui qui n’a rien, quelque chose à donner aux pauvres bien-aimés. Il se régale avec du pain sec et de l’eau, de la viande pas fraîche, et met de côté les bons morceaux, toujours pour les donner. En 1575, quand il voyage avec Juan Ximenès, petit neveu de son Supérieur, il se surpasse : il met ce garçon de quatorze ans sur une petite mule andalouse. Quand elle s’emballe, il la suit au pas de course. Avec un manteau qu’on lui a donné, il rend la selle plus douillette. En éprouvant la solidité d’un petit pont, au-dessus d’un fossé, il tombe dans l’eau, et se met à rire avec Juan, une fois l’émotion passée. Finalement, il remplace la mule qui se fatigue, et porte l’enfant sur ses épaules, comme un Christophore. En 1576, au cours de son voyage en France, il se fait traiter de papiste, de fou, d’espion, de canaille espagnole. Il risque de se faire pendre. Il est plusieurs fois lapidé. Mais une femme le fait évader, un homme le cache dans sa porcherie. Au retour, il a les cheveux blancs, mais il dit : « Quels bons catholiques il y a dans ce pays-là, et quels braves cœurs ! »

Il n’est pas non plus un Franciscain ordinaire durant son passage au monastère de Valence. Le Père Gardien ne le trouve pas sympathique, et le lui fait bien sentir, par des mesures vexatoires et des injures publiques. Pascal Baylon prend la chose du bon côté. Veut-on l’empêcher de jeûner ? Il accepte avec plaisir un bon plat de poisson, en disant : « L’obéissance passe avant la dévotion privée. » Autant il veut avoir pour les autres « un cœur de mère », autant il veut avoir pour lui-même « un cœur de juge ». Et il se juge comme « une maison qu’il faut nettoyer ». Il baise les pieds du Père Gardien. « C’est le Saint-Esprit, dit-il, qui parle par sa bouche. » « Dieu agit avec moi comme un bon père avec un méchant enfant. »

Pascal Baylon est Franciscain par excellence dans son amour des pauvres, poussé jusqu’à la passion, jusqu’à la folie. « C’est le Ciel qu’ils vous apportent », affirme-t-il, ou encore : « Ils me rappellent ma vie d’autrefois ! » Pour ses pauvres, lui si honnête, il n’hésite pas à voler, ou du moins à disposer de biens qui ne lui appartiennent pas. Il se fait mal voir des Économes, des Bienfaiteurs, et des Dames patronnesses. Mais il essaie de les consoler ainsi : « Pour un morceau de pain sortant d’ici, nous aurons deux portes par où les aumônes entreront. » Quand le garde-manger est vide, il dit : « Mettons toujours la marmite au feu. Nous avons fait ce que nous pouvions : à Dieu de faire ce qu’il peut ! » On l’a vu cueillir un jour toutes les feuilles de blettes du jardin, et le lendemain les trouver repoussées ! Quand vous lui demandez quelque chose et qu’il n’a vraiment rien, c’est encore au jardin qu’il va, car les fleurs louent le Seigneur, et vous apprennent à le louer. Et de ces « fioretti » il fait un bouquet, qu’il vous met dans les mains, sans vous offenser, et sans paraître ridicule. C’est un geste que nous pourrions faire, si nous voulions, comme Pascal Baylon, « avoir pour Dieu le cœur d’un enfant », « entrer dans la familiarité de Dieu ». C’est un miracle de l’esprit d’enfance, qui nous ramène à l’âge d’or de saint François.

Pascal Baylon se plaît à dire : « Je suis de la religion de saint François. » C’est en effet saint François qui l’a relié à Jésus, et la Règle de saint François, et l’Habit qui résume tout. À cet habit, il a toujours accordé beaucoup d’importance. C’est vraiment pour lui beaucoup plus qu’une chose, c’est un instrument sacré déjà porté, déjà utilisé par son fondateur, un serviteur qui cache et qui remplace avantageusement le corps quand il fait trop le « frère âne ». « Je veux porter le costume de Francisco », dit-il à sept ans. Et quand il se juge sévèrement : « Je n’ai de religieux que l’habit ! » Mais tout n’est pas perdu tant que l’habit demeure, cet habit que les Franciscains de Toulouse voudraient, par prudence, lui faire enlever en France, mais auquel il reste attaché jusqu’à la mort : « De grâce, suspendez mon habit religieux au pied du lit, que je l’aie toujours sous les yeux ! »

 

 

Gilbert COROT, Saint Pascal Baylon.

 

Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.

 

 

 

 

 

 

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