Saint François de Sales
par
Gilbert COROT
Je vois François bien né, bien placé, dans sa noblesse et son château de Sales, pour se pousser dans le monde.
Mais regarder François d’Assise sur le manteau de la grande cheminée, dans la chambre natale, – jouer dans la cour, dans l’escalier tournant de la cour, cette « Viorbe » dont toutes les portes, sur tous les paliers, ouvrent sur le merveilleux, – être l’enfant de sa nourrice Pétramande et de sa mère, ça n’a qu’un temps.
Des violences se préparent pour lui, s’abattent sur lui de toutes parts : de son précepteur, M. Déage, qui le gifle pour avoir demandé la grâce d’un serviteur, – de son père qui intervient plusieurs fois pour changer le cours de sa vie, veut qu’il devienne magistrat, veut qu’il se marie, ne veut pas qu’il prêche trop souvent, ne veut pas qu’il parte en mission pour le Chablais – d’une femme à Ancône qui le fait sortir de la barque qu’elle a louée – d’un batelier qui l’accuse de lui porter malheur – d’étudiants qui lui tombent dessus, à Padoue – d’une Italienne payée pour le séduire – de soldats qui le font prisonnier – du duc de Savoie qui se sert de lui, qui est fier de lui, qui se méfie de lui, qui agite lourdement son bras séculier autour de lui – de Henri IV qui veut le retenir en France – du pape Clément VIII qui lui fait passer un examen à l’improviste.
Violence des honneurs, qui le poursuivent jusqu’à la mort. Il est décoratif, on l’appelle pour des mariages, des carêmes. On le fait entrer dans un système où l’on ne s’aborde pas sans présentation, recommandation, lettre de créance, révérence. On lui offre le titre de sénateur de Turin, de coadjuteur du cardinal de Retz, de grand aumônier de la princesse du Piémont. Il devient prévôt malgré lui, évêque malgré lui. On lui offre trois mille francs de pension, de la vaisselle d’argent, des bagues.
François a aussi des violences à subir de la part de lui-même. Il lui faut sortir de lui-même pour être lui-même. Saint François sort de François « petit-saint », redoutable pour ses camarades du collège d’Annecy. Il sort de François qui, à dix-huit ans, est fasciné par le péché, la damnation, la prédestination, et perd la confiance en Dieu. Il sort de François qui sent « la colère bouillir dans son cerveau comme l’eau sur le feu ». Il sort de François qui aime à plaire, et fait des conquêtes. Il sort de François qui joue sur les mots, et se lance dans des comparaisons interminables. Il sort de François qui se couche de trac avant son premier sermon. Comment François répond-il à ces violences ? Il se défend, il tire son épée devant les étudiants – il prend la fuite devant l’Italienne. – Il se soumet à son père, il va à Chambéry pour être reçu avocat au Sénat. Mais le Seigneur, sur le retour, le fait trois fois tomber de cheval, et trois fois tomber son épée en croix avec son fourreau. « Tu me renieras trois fois » (MARC, XIV, 30). – Il quitte la barque, elle part sans lui, « et voici qu’il se produit un grand ébranlement dans la mer, de sorte que la barque est cachée par les vagues » (MATTH., XIII, 24). – Il se laisse faire prisonnier, et on le relâche avec des excuses. – Il passe l’examen, s’assied au milieu des docteurs, et les stupéfie « de son intelligence et de ses réponses » (Luc, II, 46). – Il veut bien être grand aumônier en titre, mais prévient qu’il ne le sera pas en réalité. – Il accepte la vaisselle d’argent quand elle n’est pas le prix d’un service spirituel. – Il accepte la bague, et elle est perdue, et il s’en réjouit : « Si par fortune quelque pauvre l’a trouvée, je ne croirai point de l’avoir perdue. » – Il refuse la pension, il la remet entre les mains d’un « trésorier d’épargne ». – Il refuse les titres de sénateur, de coadjuteur : « Mon évêché me vaut autant que l’archevêché de Tolède, car il me vaut le Paradis ou l’Enfer aussi bien que celui de Tolède à son archevêque, selon que l’un et l’autre nous comportons en nos charges. » – Il refuse de se marier. Il continue à prêcher. Il part en Chablais. Il ne sera pas dit de lui : « Cet homme a commencé à bâtir, et il n’a pu achever » (Luc, XIV, 30). – Et quand le snobisme s’empare de lui, quand le 11 novembre 1602 un « monde fou » envahit l’Oratoire pour l’entendre et qu’il est obligé d’entrer par la fenêtre, il porte un coup à ses admirateurs et en même temps à celui qui en lui cherche toujours à plaire, en faisant exprès un sermon qui tombe à plat. – Ou bien François ne répond pas à la violence, ne répond pas à la gifle, et se retire comme quelqu’un qui a obtenu ce qu’il demandait. Ne répond pas au batelier, vient s’asseoir auprès de lui après la tempête, et lui annonce « Celui qui donne des ordres même aux vents et à l’eau, et auquel ils obéissent » (Luc, VIII, 25).
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Il a trouvé la douceur. La réponse de François à la violence est la douceur. De quelle douceur est François ? De quel miel ? « Si tu trouves du miel, n’en mange que ce qui te suffit. – De peur que tu n’en sois rassasié et que tu ne le vomisses », dit Salomon (Prov. XXV, 16) : ce miel est le miel gluant, obséquieux, des attrape-mouches. C’est le miel qui se coule partout, le miel du nouvel Évangile : « Collez-vous les uns les autres. Le sucre est quelque chose de bon. Si le sucre se pimente, avec quoi sucrera-t-on ? » Mais il y a une autre douceur, un autre miel, dont Salomon dit : « Mon Fils, mange du miel, car il est bon ; – un rayon de miel sera doux à ton palais » (Prov. XXIV, 13). Comprenons manger du miel par manger de la vache enragée, qui est exactement le contraire. La douceur de François est volonté de paix. Les doux et les pacifiques se rejoignent : « Ô que la paix, dit François à Jeanne de Chantal, est une sainte marchandise, qui mérite d’être achetée chèrement. » La douceur de François est la douceur de Jésus devant le grand prêtre : « Si j’ai mal parlé, montre ce qu’il y a de mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (JEAN, XVIII, 23). La douceur de Jésus accusé, et non juge, et encore moins accusateur : « Comment fit-il, ce Seigneur de tout le monde ? répond François à Mme de Gouffiers qui lui demande son appui dans un procès. Plaida-t-il jamais pour avoir seulement où récliner sa tête ? On lui fit mille torts : quel procès en eut-il jamais ? Devant quel tribunal fit-il jamais citer personne ? »
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La douceur de François est volonté de douceur. Le doux homme François reste le missionnaire du Chablais, qui le jour parle dans des églises vides, et le soir remonte au fort des Allinges et fait les derniers cent mètres à quatre pattes dans la neige. Le doux homme François reste celui qui rougit sous l’outrage, celui qui s’impatiente. Un jour qu’il est adulé par la foule, il dit : « Si je croyais mon courage, je ferais des actions ridicules pour détromper ce peuple. » Et pour exercer sa douceur, il a toujours quelqu’un tout près de lui : son précepteur M. Déage, son économe Rolland, son aumônier Michel Favre, son frère Jean-François.
Jeanne de Chantal dit au Mendiant ingrat :
« Vous n’avez désormais qu’à vous présenter pour avoir l’aumône !
– Oui, dit François, toutes les fois que vous voudrez. »
Et à Jeanne de Chantal qui ne le suit pas :
« Ah ! voudriez-vous que je perdisse en un quart d’heure un peu de douceur que j’ai bien eu de la peine d’acquérir en vingt ans ? »
À Angélique Arnaud :
« Prenez garde à ces mots de sot et de sotte, et souvenez-vous de la parole de Notre-Seigneur : Qui dira à son frère : « Raca », il sera coupable de Conseil ; c’est-à-dire on délibérera comme il le faudra châtier. Apprivoisez petit à petit la vivacité de votre esprit à la patience, douceur, humilité et affabilité. »
Même volonté de douceur dans la bienveillance, dans l’accueil :
« Les marques de bienveillance, dit-il, sont d’autant meilleures qu’elles sont plus forcées, moins naturelles, car elles marquent mieux l’empire de la raison sur les sens. »
Et cette volonté de douceur est la plus forte, quand elle ne peut plus se manifester que par le silence. François préfère se taire devant le commandeur de Malte qui vient l’incriminer. « Jésus ne répondit plus rien, de sorte que Pilate fut dans l’étonnement » (MARC, XV, 5). La volonté de douceur ne peut pas aller au-delà.
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La douceur de François est aussi obéissance, c’est-à-dire volonté qui n’est pas arbitraire, mais qui s’accorde à la volonté de l’homme et à la volonté des évènements, qui les attend même.
C’est ce qui explique la lenteur avec laquelle il réforme, quand il voit les Règles, et personne pour les observer. À l’abbaye du Puy d’Orbe, il ne réussit pas. À l’abbaye de Talloires, il fait élire un prieur, qui est malmené par des moines récalcitrants. Il ne dit rien, et le partage se fait de lui-même entre ceux qui veulent rester et ceux qui veulent partir.
C’est ce qui explique la lenteur avec laquelle il fonde l’Ordre de la Visitation. Avant de le fonder, il écrit à Jeanne de Chantal : « J’y vois de grandes difficultés pour l’exécution, et je n’y vois goutte pour les démêler, mais je m’assure que la divine Providence le fera, par des moyens inconnus aux créatures. » Les premières sœurs de la Visitation : Jacqueline Coste, Charlotte de Bréchard, Jacqueline Favre, et plus tard sœur Simplicienne, lui sont envoyées par le Seigneur. Il part de ces idées qu’il vaut mieux une Règle moins stricte et bien observée, et qu’il n’y a pas en son temps de couvent ouvert sur le monde. Sa Règle doit pouvoir être observée par des vieilles femmes, des infirmes ou des malades, et permettre aux sœurs de sortir pour visiter les malades pauvres. Il ne donne pas tout de suite une Règle complète à son Institut. Il la construit au jour le jour. Il improvise, il est opportuniste du Seigneur. Ainsi, la lectrice ne doit pas dire l’Office de mémoire, parce qu’un jour la sœur de Bréchard s’est arrêtée au milieu d’un Oremus. Ainsi, il remplace le Grand Office par l’Office de la Sainte Vierge, parce que les religieuses le chantaient à toute vitesse, et n’y comprenaient rien. Quand on ne veut pas autoriser les sœurs de la Visitation, à Lyon, à visiter les malades, il écrit à la Supérieure : « S’il plaît à Dieu, après cela, que cette congrégation change de nom, d’état et de condition, vous vous en rapporterez à son bon plaisir... Que si elle pouvait être utile à établir plusieurs autres congrégations de bonnes servantes de Dieu, sans jamais s’établir elle-même, elle n’en serait que tant plus agréable à Dieu. » Il agit en évêque avec la même souplesse, la même disponibilité. Il est conforme à cette mesure de l’évêque, dans toute sa largeur, qu’il a donnée lui-même : « Voyez-vous, nous autres évêques, nous ne devons jamais nous refuser à personne, si nous voulons faire notre devoir. Il faut que nous soyons comme ces grands abreuvoirs publics où tout le monde a le droit de puiser. »
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Il est né de François une œuvre. Il est né un esprit. Je ne vois pas depuis saint François, d’après saint François, un nouvel Évangile, mais une nouvelle manière de vivre, par le Christ, Notre-Seigneur.
À Jeanne de Chantal il demande d’abord d’« ôter l’enseigne » : « Il ne faut point amuser les chalands ; puisque nous n’avons pas la marchandise qu’ils demandent, il le leur faut dire détroussément afin qu’ils aillent ailleurs. » Et avisant deux glands sur sa robe : « Votre collet laisserait-il d’être bien attaché si cette invention n’était pas au bout du cordon ? » Mais il la prend déjà prête, et il s’agit avant tout d’une manière de vivre intérieure. Il l’appelle « dévotion ». Il veut qu’elle tienne compte de la vocation de chacun : « Serait-il à propos que l’évêque voulût être solitaire comme les Chartreux ? » François insiste là-dessus : « La dévotion ne gâte rien quand elle est vraie, mais elle perfectionne tout, et lorsqu’elle se rend contraire à la légitime vocation de quelqu’un, elle est sans doute fausse. » François prévoit une introduction méthodique à la vie dévote. Mais ce qui est aussi important que la méthode, c’est la liberté qu’il permet de prendre avec elle. Car cette méthode elle-même ne vise qu’à enseigner l’esprit de liberté : « Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui forclost l’obéissance... mais celui qui forclost la contrainte et scrupule. » « S’il vous advient de laisser quelque chose de ce que je vous ordonne, ne vous mettez point en scrupule. » C’est ainsi qu’on peut être appelé à sortir d’une méditation, d’un jeûne, d’une pénitence, et faire la volonté de Dieu. Il faut quelquefois ne pas s’attacher à Dieu même : « Saint Jean-Baptiste alla au désert à l’âge de cinq ans, et savait que Notre Sauveur et le sien était né tout proche de lui. Il passe néanmoins vingt et cinq ans là au désert, sans venir une seule fois pour voir Notre-Seigneur, et s’arrête à catéchiser et attend qu’il vienne à lui. Après cela, l’ayant baptisé, il ne le suit pas, mais demeure à faire son office. Ô Dieu, quelle mortification d’esprit ! Être si près de son Sauveur et n’en jouir point. Et qu’est-ce que cela, sinon avoir son esprit désengagé de tout, et de Dieu même, pour faire la volonté de Dieu ? » L’esprit de liberté est celui qui « forclost » aussi l’empressement. François entend par là le désir de réussir. À Jeanne de Chantal qui a la succession de son père à régler, il écrit : « Il vous suffira que, tout à la bonne foi, vous vous soyez essayée de réussir, puisque Notre-Seigneur et la raison ne requièrent pas de nous les effets et évènements. » En dernier lieu, l’esprit de liberté est celui qui veut la volonté de Dieu. Quand Jeanne de Chantal offre sa vie pour celle d’une petite fille, François répond : « De dire à Dieu : laissez ceci et prenez cela, ma chère fille, il ne le faut pas dire. » Et quand Jeanne de Chantal veut se faire religieuse : « Il n’y a rien qui nous empêche tant de nous perfectionner en notre vocation que d’aspirer à une autre. »
Les effets de cette liberté sont « une grande suavité d’esprit, une grande douceur ». Et aussi une grande joie : « Jamais les Israélites ne purent chanter en Babylone, parce qu’ils pensaient à leur pays ; et moi je voudrais que nous chantassions partout. » « Il m’est advis que si j’étais là-dedans, je serais bien joyeux », dit-il à Simplicienne qui est entrée à la Visitation.
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Joie arrivée, joie appelée au Baptême pour François, pour nous tous :
« Qu’il Te serve JOYEUX dans Ton Église, et qu’il y grandisse de jour en jour ;
« Remplis-le de la nourriture céleste, afin qu’il soit fervent de cœur, JOYEUX dans l’espérance, et toujours serviteur de Ta gloire,
« Amen ! »
Gilbert COROT,
dans Les saints de tous les jours de janvier,
Le Club du livre chrétien.