Saint Stanislas

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert COROT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sommes en Pologne, dans la banlieue de Cracovie. Le 26 juillet 1030, de parents avancés en âge, mariés depuis trente ans, naît le petit Stanislas. C’est un peu comme ces oliviers de Provence, gelés en février de l’année dernière, qui reprennent tout à coup de la branche ou du pied.

Ses parents ont de quoi l’envoyer ensuite faire ses études à l’Université de Gnesen, puis à Paris, où pendant sept ans il étudie le Droit canonique et la Théologie. Va-t-il devenir un « mandarin », comme dit Simone de Beauvoir ? Quand il revient chez lui, après la mort de ses parents, il n’a pas pris le titre, ni reçu le diplôme de Docteur auquel il avait droit.

On voit alors pauvre après pauvre venir grignoter la fortune qu’il a reçue en héritage. Qui arrivera à lui faire posséder quelque chose ? Lambert Zula, évêque de Cracovie, qui l’ordonne Prêtre et, malgré sa résistance, le nomme chanoine, puis prédicateur ? Il va donner sa parole, comme il a donné sa fortune. C’est encore une façon pour lui de faire part de ses richesses, des richesses de sa science acquise, de montrer qu’elle n’est pas chez lui retentissante comme une cymbale, mais servante du Seigneur et éclaireuse du prochain.

Si bien qu’avant même la mort de Zula, il était déjà considéré comme son seul successeur possible. Il faut cependant l’intervention du pape Alexandre II pour le forcer à accepter le Sacre, en 1072.

Évêque il est, évêque il reste. Il vivra et mourra comme évêque, chef et gardien d’un troupeau. Comme évêque, il aura à répondre de son diocèse de Cracovie devant Dieu. Or le métier d’évêque, en 1072, n’est pas de tout repos, surtout quand on veut, comme Stanislas, accueillir à bras ouverts et même aller visiter ceux qui souffrent de misère, de maladie, d’injustice...

C’est précisément en voulant défendre les opprimés que Stanislas va rentrer en contact, pour ne pas dire en collision avec l’autorité civile. Elle est représentée en Pologne, au début de ce XIe siècle, par le roi Boleslas II. Il n’a pas l’air d’un tyran, ni d’un Machiavel. On ne peut pas lui reprocher de ne pas savoir défendre sa patrie, puisqu’il remporte à Kiev une éclatante victoire contre les Russes. Mais on peut lui reprocher de n’avoir pas le bonheur de son peuple comme principal souci. Il est trop occupé par les femmes. Il en est même obsédé. Il ne recule devant aucun frais, aucun dégât, aucune victime, pour les posséder.

« Votre vie privée me regardera vraiment quand je vous aurai entendu en confession. Mais votre vie privée me regarde déjà en tant que Polonais, évêque polonais, et délégué du peuple polonais. Vous ne pouvez pas être aux femmes et au peuple. Votre peuple ne demande pas mieux que de vous aimer, mais il faut que vous vous occupiez de lui autrement que pour puiser dans ses réserves de gibier. Un roi n’a-t-il pas autre chose à faire que l’amour ? » Ce langage, ou un langage semblable, Stanislas le tient à Boleslas, comme le tiennent aux seigneurs (en remplaçant au besoin l’amour par la chasse, la table ou la guerre) tant d’autres évêques du Moyen Âge qui sont les premiers, il faut le dire sans fausse modestie, à poser la question sociale, et les premiers à essayer de la résoudre.

Boleslas ne trouve pas mauvais de savoir ce qu’on lui reproche, et promet d’avancer dans la direction où l’aiguillon de Stanislas le pousse. Mais comme sa sensualité n’est pas encore prête à être sevrée, elle se manifeste de plus belle, et continue de l’entraîner en sens inverse. Le cœur était bon. Il ne manquait qu’une volonté pour le servir.

Dernière heure : on apprend que Dame Christine, très noble épouse du seigneur Miéceslas, a été enlevée par notre souverain... Imaginez l’effet que peut produire une telle nouvelle sur Stanislas. C’est peut-être à ce moment-là qu’il demande à Dieu, pour l’amour de la Pologne, la conversion de Boleslas à tout prix, et s’offre à payer personnellement ce prix, quel qu’il soit – comme Thérèse de Lisieux s’est offerte pour Pranzini. Or on ne conclut pas impunément cette sorte de pacte avec Dieu. Il est rare qu’il ne fasse pas payer très cher, tôt ou tard.

Stanislas va retrouver Boleslas pour lui dire que la réforme des mœurs est à l’ordre du jour pour tout le monde, et en premier lieu pour les rois. En cas de récidive, il n’y aurait d’autre solution que l’excommunication, amputation du membre malade dans le Corps du Christ.

À ce mot d’excommunication, Boleslas se considère comme personnellement offensé, et engage contre Stanislas une lutte sans merci. Le moment est donc passé où sont encore possibles les dénouements non sanglants, les dénouements pacifiques et joyeux dans le royaume du cœur. Les deux lutteurs sont de tempérament aussi bouillant l’un que l’autre. Il est regrettable que, chez Boleslas, le caractère soit moins noble, et que le premier coup qu’il cherche à porter soit un coup malhonnête.

Stanislas a oublié de demander quittance de la somme qu’il a versée au seigneur Pierre de Piotrawin, pour l’achat d’une de ses terres. Cela suffit pour que Boleslas l’accuse de l’avoir volée. Il trouve facilement un tribunal pour se saisir de cette affaire, et des témoins pour déposer contre Stanislas (les neveux jaloux du seigneur de Piotrawin). Ce procès, si mesquin soit-il, ne sera pas inutile pour Boleslas s’il aboutit à déconsidérer l’évêque de Cracovie. Aucun avocat ne pourrait défendre avec succès cet accusé qui ne peut fournir aucune preuve juridique de son innocence. Sa cause est humainement perdue.

Pourtant Stanislas, selon la juridiction du temps, fait appel, ou demande une suspension d’audience, je ne sais. Toujours est-il qu’au bout de trois jours, le procès entre dans une nouvelle phase, par la comparution du principal témoin : « Voici Pierre, dit Stanislas, celui qui m’a vendu la terre de Piotrawin. Il est ressuscité pour rendre témoignage à la vérité devant vous. Demandez-lui s’il n’est pas vrai que je lui ai payé le prix de cette terre. C’est un homme connu. Son tombeau est ouvert. Dieu vient de le ressusciter pour que vous l’entendiez : sa parole vaut mieux que celle de tous les autres témoins ! » On reste rêveur devant cette procédure extra-légale. Il n’y a que les Saints pour faire aussi naturellement des choses aussi invraisemblables. Et pourquoi ne sommes-nous plus assez saints pour que notre Cour d’Appel soit au Ciel ? Cette résurrection nous donne une juste idée de la bonté de Dieu, de la foi de Stanislas, et des liens qui unissent l’Église souffrante et l’Église triomphante. Quant au ressuscité provisoire, il ne perd pas la tête : avant de retourner au tombeau, il demande au tout-puissant Stanislas de prier Dieu de réduire le temps de son Purgatoire. Boleslas enrage : une fois de plus Stanislas a fait, d’une affaire temporelle, une affaire spirituelle, et ce procès est un fiasco, qui déconsidère le roi.

Boleslas retourne à ses occupations favorites, se réfugie dans un domaine où il joue un rôle plus glorieux. Son démon est un ver solitaire qu’il n’a jamais réussi à chasser complètement. Il ne tarde pas à repousser sept fois plus long, sept fois plus fort qu’avant. Son obsession sexuelle l’égare maintenant du côté de Sodome et Gomorrhe. Alors l’excommunication, longtemps retenue, tombe sur lui.

Pauvre pécheur illogique, il a cent fois distendu le lien qui le retient à l’Église, mais il ne veut pas le rompre. À la cathédrale de Cracovie, où Stanislas célèbre la Messe, le roi vient toujours. Stanislas ne veut pas de cette situation fausse, et se rend en dehors de Cracovie, à l’église Saint-Michel. Boleslas le poursuit. Tout se passe comme si Stanislas lui avait volé son Dieu, et qu’il veuille le rattraper. Leur lutte en réalité touche à sa fin. Premier temps : Le roi paye un mercenaire pour assassiner l’évêque en pleine église, mais le mercenaire est comme paralysé au moment d’agir. Deuxième temps : Boleslas prend lui-même l’épée. Il faut qu’il frappe lui-même à la tête, au visage, celui qui était pour lui le visage de Dieu, le reproche vivant de Dieu. Et c’est un meurtre comme celui de saint Thomas de Cantorbéry, dans la cathédrale.

Boleslas, sans le savoir, permet ainsi à Stanislas de le sauver sûrement, d’offrir pour lui un sacrifice complet : sacrifice de Jésus et sacrifice du Prêtre. Le sang de la victime coule réellement de l’autel : c’est le sang de Stanislas mêlé au sang du Christ, qui obtient déjà le pardon du roi.

Lui, entraîné par son élan, s’acharne après le corps de l’évêque, le fait traîner et déchiqueter hors de l’église. Ses restes sont recueillis et transportés à Cracovie dix ans plus tard. Le repentir, que Stanislas réussissait de temps en temps à introduire dans le cœur du roi, va grandir au point de lui faire abandonner son royaume, s’exiler en Hongrie, et après un temps mort (le temps de la mort du vieil homme, achetée par la mort de Stanislas) s’acheminer tout doucement vers Rome et se faire oublier comme Frère Lai chez les Bénédictins. La misère du monde, conduit par des chefs misérables – plus misérables que Boleslas, car Dieu ne les énerve même plus, mais les laisse froids, et ils le mettent partout entre parenthèses – cette misère qui écrasait Van Gogh est vaincue par des hommes comme Stanislas, qui s’offrent pour la racheter.

 

 

Gilbert COROT, Saint Stanislas.

 

Recueilli dans Les saints de tous les jours de mai, 1958.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net