Abbé A. COUILLARD DESPRÉS,        

Membre de la Société Historique,      

de la Société Archéologique de Montréal, 

et de la Société de Géographie de Québec.

 

 

 

 

 

 

LA

 

NOBLESSE DE FRANCE

 

–––––– ET DU ––––––

 

CANADA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE PAR

 

V I C T O R   M O R IN

 

Président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal

 

 

 

 

 

 

ÉDITEURS

LE PAYS LAURENTIEN

G. Malchelosse.

Montréal.

 

 

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1 9 1 6

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

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La vieille noblesse française a contribué dans une large mesure à l’établissement de la Nouvelle-France ; traversant les mers à la suite de Champlain pour étendre la puissance du roi très-chrétien, elle n’a épargné ni ses labeurs, ni ses richesses, ni même son sang pour assurer le succès de la colonie naissante. Sa participation au développement du pays est tellement importante qu’un écrivain a pu dire avec raison qu’en lisant l’histoire du Canada sous la domination française, on croirait parcourir un armorial de familles nobles ; aussi Charlevoix écrivait-il, dès 1720, qu’il y avait dans la Nouvelle-France « plus de noblesse ancienne que dans toutes les autres colonies ensemble ».

 

Et cependant, pas une classe de la société, sauf la Compagnie de Jésus peut-être, n’a été décriée d’une manière aussi systématique et haineuse, au lendemain de la conquête, que ces hommes regardés avec méfiance par leurs vainqueurs, obligés par dignité de cacher leur indigence sous des dehors dorés, aussi grands cependant dans l’adversité que dans l’opulence, et qui ont si puissamment coopéré avec le clergé dans la préparation de notre survivance nationale.

 

Nos écrivains eux-mêmes ont parfois contribué, sur la foi de documents incomplets, à répandre l’erreur historique à leur sujet ; il appartenait à un chercheur érudit, descendant lui-même d’une famille dont les états de service dans la Nouvelle-France ont mérité l’anoblissement, de démasquer l’imposture en voie de s’accréditer, et de mettre au jour les pièces inédites qui rendent justice aux belles figures de notre histoire.

 

Venant à la suite des travaux de l’abbé Daniel, de Benjamin Suite, des frères Roy, de Massicotte et d’autres historiens qui ont traité cette question, l’étude de M. l’abbé Couillard Després sur la Noblesse française et la Noblesse canadienne remet au point plusieurs erreurs qui ont eu cours par le passé et nous fait admirer le rôle joué par ces hommes distingués dont les noms claironnent dans toutes les strophes de l’épopée canadienne.

 

C’est donc un acte de revendication nationale et un devoir de piété filiale en même temps que l’auteur a voulu accomplir en écrivant ces pages ; ceux qui ont souci de la vérité historique et de l’éclat de nos gloires les plus pures seront reconnaissants au chercheur et au patriote qui nous fait mieux connaître la beauté de notre histoire, et qui puise dans les enseignements du passé l’espoir du succès des luttes présentes.

 

Dans un pays qui se glorifie de ses institutions démocratiques, on peut différer d’avis avec M. l’abbé Couillard Després sur l’appréciation de la forme du gouvernement en France ou sur les mérites du système féodal dans la colonie, mais il est un point sur lequel tous lui donneront raison : c’est que rien n’a terni les blasons des familles nobles de notre pays. Malgré les calomnies de quelques détracteurs, leurs noms sont restés brillants dans les fastes de notre histoire et leurs actes ont imprimé à notre peuple ce caractère élevé qu’il a toujours conservé et qui en fait véritablement une race de gentilshommes.

 

VICTOR MORIN.        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

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Cette étude sur la noblesse de France et du Canada, publiée en partie ailleurs, ne devait pas recevoir l’honneur de la réimpression. Nous avions décidé de la laisser dormir dans nos cartons. Quelques amis de l’histoire nous ayant persuadé que nous avions tort d’agir ainsi parce qu’elle pourrait rendre service par les documents qu’elle renferme, nous la présentons au public en brochure.

 

Voilà la raison de cette édition nouvelle, revue, corrigée et augmentée. Faire connaître l’origine de la noblesse de France et de la noblesse canadienne ; jeter un peu de lumière sur l’époque où cette classe a vécu, comme aussi réfuter certaines accusations portées contre elle, tel a été le but de ce travail.

 

Nous aurions pu, sans doute, étendre le cadre de nos recherches, pousser encore plus loin nos investigations, mais nous croyons que cette étude, telle qu’elle est, aidera à dissiper plusieurs erreurs historiques qui ont cours même chez nos auteurs.

 

Notre noblesse n’a pas été ce que Parkman en a dit. Elle n’a pas quitté la Nouvelle-France lors de la conquête. En général, elle fut toujours digne, vraiment chrétienne et fidèle à ses traditions.

 

Si elle n’a pas émigré, dira-t-on, comment expliquer son effacement après 1760 ?

 

Nous répondons longuement à cette objection ; et, en donnant cette réponse, nous sommes heureux de saisir l’occasion qui se présente à nous de pouvoir rendre un tribut de reconnaissance aux gouverneurs Jacques Murray et Guy Carleton, qui furent les défenseurs de notre noblesse et de la race canadienne-française.

 

Puissent ces quelques pages contribuer à développer chez nous l’amour de l’histoire et de nos origines si nobles, si pures et combien chevaleresques !

 

Az. Couillard Després, ptre

 

 

Sorel, le 25 septembre 1916.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉTUDE SUR LA NOBLESSE

DE FRANCE 1

 

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C H A P I T R E   I

 

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L’origine de la noblesse de France. – Différentes sortes de noblesse. – Anoblissement par lettres. – Les fiefs de dignité. – Anoblissement par charges. – Les titres de noblesse. – Vérification des titres. – Fin de la noblesse.

 

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L’origine de la noblesse française ou de la féodalité se perd dans la nuit des temps. Le comte de Boulainvilliers et de Montesquieu la font remonter jusqu’à la plus haute antiquité, ils lui donnent même une origine antérieure au passage du Rhin et à la conquête des Gaules. « Il existait, disent-ils, chez les Francs des familles nobles qu’on doit regarder comme les tiges des grandes maisons de France. »

Les abbés Dubos et de Mably ont prétendu que chez les Francs la noblesse transmissible était inconnue. Se basant sur la belle définition que le grand Cicéron en donne dans ses épîtres : nihil aliud est quam cognita virtus, « la noblesse n’est rien autre chose que la reconnaissance de la vertu », ils disent que la valeur et la vertu seules ont fait élever certains hommes au-dessus des autres. Par des actions d’éclat, dans les armes, ou dans l’administration des affaires publiques, ils se sont acquis un prestige, une autorité qui les a élevés dans l’estime de leurs compatriotes. Ils devinrent puissants ; ils acquirent des fiefs ou bénéfices et on leur donna le nom de leudes. Ce mot est la traduction de lioudi et veut dire gens. Les leudes, en effet, étaient les gens du roi. Ils prêtaient le serment de fidélité entré ses mains.

Ces leudes furent à la fois juges et capitaines des habitants de leurs terres. Ils exerçaient le droit de vie et de mort ; ils devinrent redoutables au peuple par le droit de justice dont ils abusaient trop souvent, et au prince par la milice qu’ils commandaient. Ils ruinèrent l’autorité royale et enlevèrent aux Mérovingiens toute espérance de la relever.

Le 14 juin 877, Charles le Chauve reconnut l’hérédité des fiefs. La France en comprenait une multitude divisés en duchés, comtés et vicomtés. La Lorraine se donna un prince souverain dans la personne de Hugues fils de Lothaire ; la Bretagne devint royaume indépendant sous Alain le Grand ; la Gascogne élut pour son roi Sanche-Mittera ou le Ravageur ; la Provence choisit le duc de Boson ; les comtes de Paris devinrent les souverains de la Neustrie. La France compta jusqu’à vingt-neuf fiefs. « Tout était roi en France, écrit l’abbé Darras, excepté les rois véritables. »

À l’origine la noblesse n’eut pas de titres. Les vassaux, arrière-vassaux, plus ou moins favorisés de la fortune, prirent ceux d’écuyers, de damoiseaux, de varlets, tandis que les dignitaires se qualifièrent chevaliers, châtelains, barons, comtes, vicomtes. Jusqu’ici il n’y a pas de traces d’anoblissement par lettres.

Les auteurs distinguent plusieurs sortes de noblesse. Pasquier la divisait en deux classes : la noblesse de race et sans titre, fondée sur l’ancienneté de la race, et la noblesse titrée. La première justifiait ses prétentions sur le fait que ses ancêtres avaient toujours vécu noblement sans avoir été soumis à la taille et sans avoir commis aucun acte de dérogeance ; la seconde comprenait les anoblis par lettres. Loiseau distinguait la noblesse en trois lignages : la race des rois et des princes, celle des gentilshommes, et enfin celle des anoblis.

M. Hay du Châtelet reconnaissait lui aussi trois sortes de noblesse : la noblesse de sang, dont la source est cachée dans l’obscurité d’une longue suite de siècles, la seconde obtenue par des titres, et la troisième par des charges ou des emplois. La noblesse de race devait compter trois ou quatre générations. L’anobli, suivant Linneus, n’acquérait pas la noblesse de race, mais seulement la noblesse.

Celui qui a quatre générations, disait-il encore, peut se compter comme issu de noble race, et de plus, gentilhomme de nom et d’armes.

Les croisades enlevèrent au royaume de France la plus fine fleur de la noblesse. Il fallut en créer une nouvelle. C’est pourquoi les rois, usant de leur pouvoir, résolurent de récompenser par des lettres de noblesse ceux qu’une vertu extraordinaire avait distingués. Ce fut l’origine de la noblesse par titres. « Cette noblesse, dit LaRoque, est glorieuse, elle rend témoignage d’une excellence particulière. » Il est plus louable de commencer à donner de l’éclat et du lustre à ses descendants que de les obscurcir en dégénérant de leur vertu. C’est un faible avantage, dit encore le même auteur, que de participer seulement à la gloire de nos devanciers. La première lettre de noblesse dont il est parlé dans l’histoire remonte à Robert le Dévot. Elle est datée du 24 juin 1008, et déclare nobles et de noble race Denis et Louis Jacquot, originaires de Bourgogne. D’Hozier a regardé cette lettre comme suspecte.

Au trésor de Chartres, d’après le même auteur, se trouve un diplôme par lequel il paraît que Philippe Ier aurait anobli Eudes Le Maire. Cette lettre est encore suspecte. Cependant il est hors de doute que les anoblissements par lettres commencèrent sous Philippe Le Bel.

En 1285, il anoblit Gilles de la Cour pour services rendus à Pierre de France, comte d’Alençon, oncle du roi. En 1310, il accorda la même récompense à Jacques Jean et à Jacques Marc.

Philippe V, en 1319 et en 1320, anoblit Jean de Cadamo, Jean Audry, et Jean de Beaucaire.

Philippe de Valois multiplia les anoblissements. Au mois de mars 1350, il anoblit Guillaume de Dormans, originaire de la Champagne, et son avocat au Parlement de Paris. Dans cette lettre, il est question d’une finance que le roi se réserve en accordant l’anoblissement, mais le montant n’est pas fixé. Jean de Rheims paya trente écus, le 31 octobre 1354, pour son anoblissement. Jean de Cours versa quatre-vingts écus au trésor.

Il y eut des anoblissements par édits. Charles IX créa douze nobles par l’édit de 1564, et trente par celui de 1568.

Lorsque des lettres étaient accordées sans finance, il fallait des lettres de jussion pour la Chambre des Comptes afin de vérifier l’anoblissement. « La finance est due au roi, dit La Rocque, à cause de la grâce qu’il fait. » On a vu des lettres accordées avec indemnités au roi ou à la communauté dont l’anobli partageait autrefois les charges roturières. Des lettres furent expédiées le nom en blanc ; l’acquéreur les remplissait du nom qu’il jugeait à propos. Quelques-unes furent destinées au beau-père et au gendre à la fois, d’autres au père et aux enfants. Des veuves, des filles, des enfants, des prêtres reçurent ces marques de distinction.

Des lettres furent données à des personnages d’un certain mérite, mais avec finance, en 1568 et en 1606. Louis XIII, en 1634, révoqua tout anoblissement ainsi accordé depuis l’année 1614. Il n’excepta dans son édit que les douze anoblis du mois de mai 1628 qui étaient membres de la Compagnies des Cent-Associés.

L’article IVième de cet édit ordonne qu’à l’avenir aucune lettre d’anoblissement ne sera expédiée que pour grandes et importantes considérations ; que ces lettres seront enregistrées en Cours souveraines ; que les Procureurs généraux seront ouïs, et que les habitants et syndics des paroisses de la demeure des anoblis seront indemnisés.

À la naissance du Dauphin en 1638, de nombreuses lettres furent accordées, moyennant finance. L’édit de Saint-Germain, du mois de novembre 1640, révoqua non seulement ces dernières mais encore toutes lettres expédiées depuis trente ans pour cette considération. Le Parlement sanctionna cette ordonnance le 16 avril 1643.

Pour commémorer son heureux avènement sur le trône de France, Louis XIV, en 1643, anoblit deux personnes dans chacune des généralités du royaume ; il renouvela cette faveur en 1660 pour célébrer le rétablissement de la paix. En 1645, il créa cinquante nobles dans les villes franches de la Normandie.

La révocation des lettres de noblesse causa des ennuis à plusieurs familles désireuses de conserver leurs privilèges. Se rendant à leur demande le roi consentit à les maintenir dans leur noblesse moyennant 1,500 livres qu’il exigea pour l’enregistrement.

Vers cette époque bon nombre de titres plus ou moins douteux se rencontrent dans le royaume. De simples anoblis se parent des titres de barons, de comtes, ou de marquis ; des bourgeois qui ont quelque fortune s’anoblissent de leur propre chef. Nous avons dit déjà que l’anoblissement exemptait des impôts, or l’usurpation de la noblesse privait la couronne et les communes de sommes considérables. En 1664, Louis XIV révoqua toutes les lettres qui avaient été accordées durant les trente dernières années. Il se réserva de confirmer celles qui avaient été obtenues pour services signalés soit dans la carrière des armes soit dans d’autres fonctions importantes.

Un autre arrêt du 13 janvier 1667 déclara que le roi révoquait les lettres de noblesse depuis le mois de janvier 1614 pour la province de Normandie, et depuis janvier 1611 pour les autres provinces du royaume. Tous les anoblis qui jouissaient de titres depuis ces époques redevenaient soumis à la taille, aux impôts, s’ils n’avaient été confirmés dans leur noblesse.

À partir des guerres contre la Ligue d’Augsbourg et de la succession d’Espagne, Louis XIV, pour combler ses trésors, accorda en plusieurs occasions des lettres de noblesse moyennant finance. En 1696, cependant, cinq cents personnes, choisies parmi les plus distinguées, par leur mérite, leur vertu et leurs bonnes qualités, furent anoblies. Aucune finance ne fut exigée, mais les frais de l’enregistrement dans les cours du Parlement, à la Chambre des Comptes et à la Cour des Aydes s’élevèrent à 6,000 livres. En 1702, deux cents lettres nouvelles furent accordées, mais, deux ans plus tard, cent de ces dernières furent révoquées. Bien plus, les anoblis de 1696 et cent de 1702, pour conserver leurs titres de noblesse, furent contraints de verser la somme de 3,000 livres au trésor en sus des 6,000 payées déjà. Le roi voulut bien cependant leur faire une rente annuelle sur l’Hôtel de Ville de Paris, en compensation.

En 1711, cent autres furent accordées. Arrêtons-nous ici. Nous en avons assez pour voir quels profits le roi Soleil sut tirer des titres de noblesse, qu’on accordait autrefois à la vaillance et à la vertu.

Au XVIième siècle des duchés, marquisats, comtés, vicomtés et baronnies furent créés en faveur d’anciennes familles. Pour recevoir ces distinctions, elles devaient avoir des domaines considérables et une fortune digne de ces rangs. Le duc devait jouir d’une rente d’au moins huit mille écus. Trois baronnies et trois châtellenies ou deux baronnies et six châtellenies étaient jugées nécessaires au marquis. Le titre de comte s’accordait à celui qui possédait deux baronnies et trois châtellenies ou une baronnie et six châtellenies. Pour devenir baron, il fallait trois châtellenies unies ensemble et tenues du roi.

Pour qu’un fief pût être élevé en châtellenie, il devait avoir d’ancienneté haute, moyenne, basse justice, droit de foire, marché, prévôté, et prééminence dans toutes les églises du fief.

Quelques charges anoblissaient ; ainsi celles de chancelier, de garde des sceaux, de secrétaire d’État, de Conseiller d’État, de président des Cours souveraines, les premières dignités de guerre, de la maison du roi, du gouvernement, celles de commandant et de lieutenant du roi des provinces anoblissaient non seulement le titulaire mais encore sa postérité.

Quant aux charges inférieures, certaines formalités restaient à remplir pour que la noblesse fût transmissible. Par exemple, pour celles de médecin du roi, d’apothicaire du roi, il fallait que le père et l’aïeul qui avaient pratiqué les susdites professions fussent décédés dans l’exercice de ces fonctions ou les eussent pratiquées durant au moins vingt ans.

Les maires et les échevins de certaines villes furent anoblis, en particulier ceux des villes de La Rochelle, de Poitiers, de Saint-Jean d’Angely, d’Angoulême, et cela pour services rendus. Ceux de la ville de Niort et de quelques autres villes reçurent parfois les mêmes honneurs. Les capitouls de Toulouse, les maires et échevins de la ville de Paris, ceux de Lyon, de 1495 à 1643, furent regardés comme nobles. Chaque province du reste avait ses lois particulières.

Le titre d’écuyer appartenait à tous les gentilshommes. C’était la qualification de la simple noblesse. Ce titre vient de ce que les gentilshommes portaient habituellement des écus marqués de leurs armes ou chiffre. Tout noble était gentilhomme. D’après plusieurs auteurs, le titre de noble homme fut un temps recherché de préférence à celui d’écuyer. Ce titre appartenait à la haute noblesse. Celui de chevalier s’accordait au noble seulement. Un roturier qui devenait chevalier était, par le fait, anobli.

La qualification de très haut et très puissant seigneur appartenait aux princes du sang royal, et aux gentilshommes dont les maisons avaient eu des alliances avec le sang des rois. Celle de haut et puissant seigneur se donnait aux gentilshommes dont la noblesse pouvait se prouver depuis les premières années du XVième siècle.

Cependant la plus ancienne noblesse de France n’a presque jamais porté de titres. Les Montesquieu, issus des ducs d’Aquitaine, n’ont porté, jusqu’au XVIIIième siècle, que celui de seigneurs de Marsan.

Au XVIIième siècle les nobles seigneurs ne se contentèrent pas de leurs titres d’écuyers ou de chevaliers, ils se parèrent des qualificatifs pompeux de barons, de comtes ou de marquis. Par arrêt du 16 août 1663, défense fut faite à tous propriétaires de domaine, de fiefs, de prendre ces titres sinon en vertu de lettres patentes bien et dûment vérifiées à la Cour sous peine d’une amende de 1,500 livres. Une autre déclaration enjoignait de poursuivre ceux qui prenaient les titres d’écuyers ou de chevaliers sans y avoir droit.

Il reste à dire un mot de la vérification des titres. Une des conséquences de la suppression des titres de noblesse par les différents édits royaux fut l’augmentation des revenus de la couronne. On conçoit facilement que les familles nobles devaient s’imposer parfois de grands sacrifices pour payer la taxe requise et être maintenues dans leur noblesse. Celles qui n’avaient pas le moyen de s’acquitter de cette charge perdaient leurs privilèges. Une autre conséquence de ces édits anoblissant les uns et annulant les titres des autres fut qu’il devint bientôt impossible de distinguer les vrais gentilshommes d’entre les porteurs de titres usurpés ou simplement déchus. La vérification des titres s’imposa.

Déjà, sous Charles VIII, un maréchal d’armes avait été chargé de peindre les armoiries des princes, des ducs, des comtes, des marquis et des autres nobles du royaume. Il forma plusieurs catalogues, lesquels, bien qu’incomplets, furent très utiles, et servirent jusqu’au temps d’Henri III. Sous Louis XIII, le corps de la noblesse, assemblé à Paris, formula le désir de voir le roi créer un juge d’armes. Ce vœu fut exaucé. Un juge d’armes fut créé et anobli. Ordre lui fut donné de rechercher les porteurs de titres faux et de poursuivre ceux qui illégalement prendraient ou usurperaient la qualité de nobles.

Il arriva parfois que des gentilshommes de noble race se trouvaient dans l’impossibilité de produire des titres à l’appui de leurs prétentions à leur noblesse, soit que celle-ci ne reposât que sur la prescription de trois ou quatre siècles et sans titres, soit que ces derniers eussent été perdus dans le cours des siècles. Ils produisaient alors des témoins, hommes d’une haute probité, ordinairement des vieillards, qui déclaraient qu’ils avaient connu le père et l’aïeul des impétrants, qu’ils les avaient vus vivre noblement, suivre les armées, aller en guerre, obtenir certaines charges dans quelques compagnies, fréquenter des gentilshommes, porter des habits de gentilshommes, et leurs femmes des habits de demoiselles, et faire tous actes de nobles, sans avoir été tenus à la taille, prendre dans leurs actes légaux le titre d’écuyer, et que, dans leurs terres, ils étaient tenus, censés, réputés nobles. Cette preuve était suffisante pour que la maintenue de la noblesse fût accordée.

La famille d’Hozier a produit six générations de juges d’armes. Leurs travaux sont des mines qui renferment des renseignements très prisés par les amis de l’histoire et de l’art héraldique. Ces catalogues ne contiennent que des généalogies payées. Ils sont forcément incomplets. « Les maisons féodales, dit un auteur, y tiennent très peu de place. Les familles de noblesse récente occupent dans l’Armorial une place due plus à leur finance qu’à leurs exploits. »

Au XVIième siècle la noblesse française est surtout rurale, mais vers la fin de ce siècle, elle perd ce caractère terrien. Les descendants des gentilshommes campagnards, si heureux sur leurs terres et dans leurs manoirs, attirés par la richesse, le luxe, les splendeurs de la maison royale, n’ont plus qu’un désir : se rapprocher du roi et de la cour. Ils convoitent les emplois du palais, les grades dans les armées, ils veulent de l’avancement. Aussi voit-on les fils de ces familles quitter la campagne pour la ville Lumière. Disons pourtant que la noblesse de France, à cette époque, ne fut pas qu’une noblesse de cour. Nombre de gentilshommes préférèrent la tranquillité de leurs manoirs aux splendeurs de Versailles. Et cette noblesse campagnarde valait bien certes celle-là. Elle fut toujours honnête, dévouée, héroïque. Qu’on lise le beau livre de M. Pierre de Vassière, et l’on verra qu’au lieu d’avoir été les tyrans et les exploiteurs du peuple, comme des écrivains l’ont prétendu, les nobles campagnards furent plutôt les bienfaiteurs des pauvres et la Providence des faibles. Ils n’ont pas été la honte de la noblesse de France mais, au contraire, ils en furent l’honneur et la gloire.

 

Des historiens ont exalté le régime féodal, d’autres l’ont attaqué avec fureur. Si les premiers ont pu exagérer en louant hautement les beautés de ce régime, les seconds, ceux du XVIIième siècle principalement, se sont appliqués à populariser des calomnies vraiment absurdes. La féodalité, qu’on ne l’oublie pas, était une forme de gouvernement : et pour cela, à cause de cela, elle eut du bon et du mauvais. La Révolution qui déchira les titres de noblesse, brûla les parchemins, brisa les écussons, a-t-elle rendu le peuple de France plus heureux ? Nous ne le croyons pas. Car cette Révolution qui fit verser des flots de sang, dirigée contre tout principe d’autorité, contre Dieu même, s’attaqua à l’Église du Christ tout autant qu’à la noblesse. L’histoire atteste que plus d’une famille noble s’éteignit dans la misère, la prison, et le sang.

L’empereur Napoléon créa une noblesse nouvelle. La Restauration renoua les fils brisés de la tradition, et, depuis, la noblesse française semble refleurir comme dans le bon vieux temps. Qu’adviendra-t-il de l’ancien royaume des lys après la victoire des armées françaises sur son ennemi le Teuton barbare ? La royauté succédera-t-elle à la République et la noblesse reprendra-t-elle la place que la démocratie lui a enlevée ? C’est le secret de Dieu. Quoi qu’il arrive, il faut bien reconnaître que, dans cette guerre terrible, les descendants de la vieille noblesse ont payé jusqu’ici un large tribut de sang à la défense de leur belle patrie. Le généralissime Joffre a reconnu publiquement leur valeur en partageant avec plusieurs d’entre eux l’honneur du commandement. À tous ces vaillants défenseurs de la France, prêtres-soldats, gentilshommes ou fils du peuple, nous souhaitons la victoire, et nous prions Dieu de sauver la France qui redeviendra, nous l’espérons, plus catholique après l’épreuve.

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NOBLESSE CANADIENNE

 

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C H A P I T R E   I I

 

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Comment fut constituée la noblesse canadienne ? – Les familles nobles venues de France. – Les anoblis canadiens. – Noble rôle joué dans l’histoire du pays par la noblesse canadienne.

 

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La Nouvelle-France, comme l’ancienne, eut sa noblesse. L’établissement de la féodalité dans la Colonie entra, dès l’origine, dans les desseins de nos rois. Les lettres patentes, accordées aux premiers explorateurs : MM. de la Roche, Chauvin, de Monts et de Poutrincourt, en fournissent la preuve. Ces hommes entreprenants qui reçurent des commissions avec d’amples pouvoirs de bâtir des villes, des bourgades, et d’établir dans les forêts de l’Amérique une colonie française, ne créèrent rien de durable, s’il faut excepter MM. de Monts et de Poutrincourt. Ceux-ci, en effet, jetèrent les fondements de la colonie de Port-Royal, laquelle, après avoir donné les plus belles espérances, tomba sous les coups des Anglais en 1613. Les infortunés colons de Port-Royal, y compris le célèbre apothicaire Louis Hébert virent s’évanouir avec la chute de l’Acadie leurs espérances de s’y fixer pour toujours. Plus tard, d’autres personnages importants, et comme les premiers, appartenant à la noblesse, se rencontrent sur la terre acadienne. Ce sont : le Commandeur de Razilly, le chevalier de Menou d’Aulnay de Charnisay, et le fameux Charles-Amador de la Tour. Ces derniers, on le sait, furent les héros d’un drame qui dura plusieurs années. Nous y reviendrons.

Pendant ce temps-là, M. de Champlain, fonda Québec en 1608. À l’origine, on ne rencontre dans la nouvelle colonie que des artisans, des trafiquants, et un seul colon stable, Louis Hébert, qui se livra le premier au labourage de la terre, et qui eut l’honneur de recevoir, en 1626, en récompense de ses glorieux services, les lettres patentes de deux fiefs nobles, dont l’un fut appelé le Sault-au-Matelot, et l’autre Saint-Joseph ou l’Espinay.

L’année suivante, en 1627, la Compagnie de la Nouvelle-France fut créée dans le but de développer la colonie, et douze de ses membres furent anoblis. Aucun d’eux, semble-t-il, ne vint au Canada si ce n’est Messire Jean de Lauzon, chevalier, plus tard gouverneur du pays, qui arriva avec ses trois fils en octobre 1651.

La noblesse canadienne fut formée par les familles nobles qui vinrent de France s’établir sur nos bords, par celles déjà établies, qui reçurent leurs blasons en récompense de leurs services, et enfin par les officiers et soldats des divers régiments qui séjournèrent parmi nous, et qui s’unirent par les liens du mariage à des filles du pays ou à d’autres venues de France et choisies avec le plus grand soin.

Il nous est impossible de nommer tous les représentants de l’ancienne noblesse que la France nous envoya à différentes époques. Nommons pourtant celles dont nos annales ont conservé les noms durant le XVIIième siècle.

Les premières familles nobles furent les Le Gardeur de Repentigny et de Tilly, et les Neuf de la Potherie. Elles étaient originaires de la Normandie, et leurs lettres patentes dataient de l’année 1510. Viennent ensuite Jacques Gourdeau de Beaulieu, originaire du Poitou, François de Chavigny, sieur de Berchereau, de la Champagne, Louis d’Ailleboust de Coulonge, et Charles d’Ailleboust, son neveu, de la même province, Louis Rouer de Villeray, Jean-Vincent Philippe, sieur de Hautmesnil, la famille des Prez, de Paris, Guillaume du Plessis Guillemot, sieur de Querbodot, et, en Acadie, Philippe Mius d’Entremont, baron de Poboncomp, sans compter les de La Tour et Le Borgne de Bellisle.

La famille de Lauzon fut une des plus considérables et joua un rôle important. D’abord, son chef, Messire Jean de Lauzon, était chevalier, puis devint gouverneur général. Ses trois fils, qui consentirent à le suivre au Canada, s’établirent sur des seigneuries, et se lièrent pour toujours à leur pays d’adoption. L’aîné, Jean de Lauzon, fut Grand Sénéchal de la Nouvelle-France, il épousa Délie Anne des Prez. Madame de Lauzon, outre sa mère, Dame Madeleine Leblanc, avait deux sœurs au pays, Delle Étiennette des Prez, épouse de M. Guillaume du Plessis Guillemot de Querbodot, gouverneur des Trois-Rivières, et qui, en secondes noces, épousa M. Claude de Bermen, sieur de la Martinière, et Delle Geneviève des Prez, qui devint l’épouse de M. Louis Couillard de L’Espinay, fils de Guillaume Couillard et de Dame Marie-Guillemette Hébert. Il fut seigneur des fiefs L’Espinay, de la Rivière-du-Sud, et anobli.

Messire Charles de Lauzon épousa Delle Louise Giffard, fille de l’entreprenant seigneur de Beauport, tandis que son frère, Messire Louis de Lauzon, s’alliait à Delle Catherine Nau de Fossambault.

Plus tard, d’autres familles nobles nous arrivèrent, elles formèrent avec celles que nous venons de nommer, et encore les d’Auteuil, Pézard de la Touche, le premier noyau de notre noblesse.

Nos gouverneurs et nos intendants songèrent bientôt à augmenter le corps de la noblesse. En 1654, des lettres d’anoblissement furent obtenues pour Guillaume Couillard, gendre de Louis Hébert, et ce fut vraisemblablement Messire Jean de Lauzon, allié de la famille Couillard, qui en fit la demande 2.

Robert Giffard, médecin et seigneur de Beauport, fut anobli en 1658, ainsi que Pierre Boucher de Boucherville en 1661.

En 1668, l’Intendant Talon proposa les noms des habitants suivants comme devant faire partie de la noblesse : Pierre Boucher, Charles le Moyne, Jean Godefroy, Simon Denis, Louis Couillard de L’Espinay et Charles des Islets, frère de ce dernier. Cette même année le roi expédia des lettres en faveur de Le Moyne, de Jean Godefroy, de Simon Denis, et des enfants de Guillaume Couillard. Les lettres de M. Boucher ne furent renouvelées qu’en 1707.

Cette démarche en faveur de Louis et de Charles Couillard, comme aussi de Pierre Boucher, fait supposer que les premières lettres accordées en 1654 avaient été supprimées avec l’édit de 1664, qui révoquait tout anoblissement depuis les trente dernières années.

La famille Boucher forma plusieurs branches connues sous les noms de Boucherville, de Grandpré, de Montbrun, de Niverville, de Grosbois, de Montizambert, de la Broquerie, de la Bruère.

Les Le Moyne, les plus célèbres de nos anoblis, furent connus sous les noms de Sainte-Hélène, de Maricourt, d’Iberville, de Longueuil.

Les Godefroy se qualifièrent des titres de : Normanville, de Linctôt, de Saint-Paul, de Cournoyer, de Tonnancour, de Vieux-Pont.

Les Denis s’appelèrent de la Trinité, de Saint-Simon, de Vitré, de Fronsac, de la Ronde, de Bonaventure.

Les Couillard formèrent aussi plusieurs branches : Couillard de L’Espinay, des Prés, des Islets de Beaumont, du Puis, des Écores et l’Islois.

En mai 1809, Nicolas Dupont, sieur de Neuville, fut anobli. Au mois de février 1692, Nicolas Juchereau, sieur de Saint-Denis, le fut à son tour. Ses descendants furent les Juchereau, sieur de Maure, de Saint-Denis, de la Ferté et du Chesnay.

Le 24 mars 1693, Charles Aubert de la Chesnaye fut placé au rang des nobles. Pendant ce temps-là, les gouverneurs faisaient des instances à la cour pour faire anoblir le brave François Hertel. Il y avait une objection pour lui comme pour bien d’autres : ce brave canadien était pauvre. Alors, comme de nos jours, le mérite et la vertu ne pouvaient être reconnus qu’appuyés par les puissants de la colonie. À la demande des gouverneurs le roi fit réponse qu’avant de faire droit à sa demande, Kertel devait lui envoyer l’état de ses services. Sur de nouvelles instances de MM. de Vaudreuil et de Beauharnois, le 9 mai 1716, Hertel fut anobli.

Les Hertel furent appelés : de Rouville, de la Fresnière, de Beaubassin.

Jusqu’alors il ne fut pas facile pour nos familles canadiennes d’obtenir des titres parcheminés. Toutefois, vers 1696, le roi, ayant besoin de combler ses trésors, proposa de vendre les blasons accordés autrefois uniquement en récompense de services signalés rendus à la Patrie. Bien que très méritant par ailleurs, M. Jacques Le Ber est le seul, paraît-il, qui, au Canada, dût payer son blason. L’ordonnance royale de 1715 abrogea ces derniers titres ; mais par décret du 9 mars 1717, M. Le Ber fut maintenu dans sa noblesse.

Voilà le nombre à peu près exact de nos familles canadiennes anoblies au Canada. La plupart d’entre elles, bien qu’appauvries de nos jours, conservent religieusement les vieux souvenirs qui rappellent les vertus des vaillants ancêtres dont le culte ne devrait jamais disparaître parmi nous. Si, maintenant, à ces anoblis canadiens, on ajoute les fils des familles d’ancienne noblesse qui vinrent sur nos bords fixer leurs demeures, on comprend pourquoi le ministre écrivait à M. de Meulles : « Sa Majesté n’approuve pas votre proposition de donner de nouveaux titres de noblesse au Canada : il y en a déjà trop 3 » (1). D’après le Père de Charlevoix et Lebrun, Louis X IV se plaisait à dire que le Canada contenait plus de son ancienne noblesse que toutes ses autres colonies ensemble 4. Dans un mémoire attribué à l’intendant Hocquart, en date de 1736, il y est dit : « Il y a quelques familles nobles au Canada, mais elles sont si nombreuses qu’il y a beaucoup de gentilshommes, tels les de Contrecœur, de la Valtrie, de Saint-Ours, de Mézière, Tarieu de la Naudière... Toutes ces familles viennent du régiment de Carignan 5. »

En effet l’arrivée de ce beau régiment jeta un nouveau lustre sur la noblesse canadienne. Nombre d’officiers et de soldats appartenaient à des familles de nobles races. En consentant à se créer un foyer sur les bords du Saint-Laurent ou du Richelieu, ils ne contribuèrent pas peu à fortifier la colonie, et, par leur vertu, à rehausser la gloire de la patrie.

Outre ceux que nous venons de nommer, mentionnons MM. de Saurel, de Joybert, de Berthier, de la Motte-Lussière, Pollet de la Combe Pocatière, de Chambly, Dugué de Boisbriant, Morel de la Durantaye, Randin, Béquart de Grandville, Dupuis, Gauthier de Varennes, Gauthier de Comporté, Anselme d’Abbadie, baron de Saint-Castin, Salvaye de Tremont, de Villieu.

Ces deux derniers étaient d’origine italienne. On sait que plusieurs officiers et soldats descendaient de vieilles familles italiennes.

Les recrues de 1670 amenèrent de nouveaux gentilshommes qui se fixèrent dans la Nouvelle-France. Les De Jordy, du Buisson, Marin de la Malgue, Celles du Clos, de La Tour, Fournier de Belleval, et des Carrières, appartenaient à des régiments, et comme les officiers du régiment de Carignan-Salières, se confondirent dans les troupes de la marine.

Ainsi, la noblesse canadienne fut constituée par quelques familles françaises qui vinrent s’établir au Canada, par une dizaine de familles canadiennes qui gagnèrent leurs blasons au pays, et par les fils de nobles races, officiers et soldats des divers régiments qui s’implantèrent pour toujours dans la colonie, contractèrent des alliances et s’imposèrent les plus grands sacrifices pour aider à son développement.

Il vint encore sur nos bords des gentilshommes qui n’eurent ni le goût des défrichements ni celui de la culture de la terre. Les gouverneurs et les intendants s’en plaignirent quelques fois au roi. Plus habiles à manier l’épée et le fusil que la hache et les mancherons de la charrue, ils n’ont pas moins rendu de précieux services dans l’armée coloniale. Mais ils ne firent pas partie de cette noblesse du terroir qu’on a appelée la noblesse canadienne.

Cette dernière, à la deuxième et à la troisième génération, devint plus canadienne que française, et, pour plus d’un haut dignitaire de la mère-patrie, c’était un défaut originel qui nuisait à l’avancement de ses fils. Il va sans dire que nos gentilshommes ont été en butte aux plus noires calomnies ainsi que nous le disons plus loin.

Le régime de la féodalité, implanté au pays, dès l’origine de la colonie, fut consolidé par la Compagnie de la Nouvelle-France et par les intendants qui accordèrent des fiefs et des seigneuries soit à des nobles soit à des particuliers qui pouvaient entreprendre l’exploitation de domaines aussi vastes. Disons tout de suite que tous les seigneurs n’étaient pas nobles et que tous les nobles n’étaient pas seigneurs.

Comme nous l’avons vu, les premiers fiefs nobles furent accordés à Louis Hébert, l’ex-apothicaire parisien, par le duc de Montmorency, en 1623, et confirmés par le duc de Ventadour en 1626. Il fut le premier seigneur de la Nouvelle-France, et ses descendants conservèrent ces héritages nobles de longues années.

La Compagnie de la Nouvelle-France, fondée en 1627, fit plusieurs concessions seigneuriales non seulement à des nobles, mais encore à des colons qui, bien que ne faisant partie de la noblesse, figuraient avec honneur dans la société canadienne.

Disons, en terminant, un mot sur les fiefs de dignité.

Il y eut au Canada plusieurs fiefs de dignité. En premier lieu, la famille d’Ailleboust vit ses terres érigées en châtellenie, sous le nom de Coulonges, par lettres du 19 avril 1657 6.

Trois baronnies furent créées sur les bords du Saint-Laurent : celle de Portneuf, par lettres du mois de mars 1681, en faveur de René Robineau, seigneur de Bécancour 7, celle des Islets, en faveur de Jean Talon, qui venait d’acquérir le fief des Islets de Charles Couillard des Islets de Beaumont, par lettres du mois de mars 1671 8 ; et la baronnie de Longueuil, en faveur de Charles le Moyne, baron de Longueuil, par lettres du 26 janvier 1700 9.

Deux autres baronnies furent créées en Acadie ; la première, en 1651, porta le nom de Poboncomp, en faveur de Philippe Mius d’Entremont, à la demande de Charles-Amador de La Tour, qui venait d’être réintégré dans les bonnes grâces du roi, et d’être appelé, pour la seconde fois, au gouvernement de l’Acadie ; celle de Beauceville, par lettres du 25 juin 1707, en faveur de Messire François de Beauharnois, seigneur de Beaumont, de la Chaussée et du Port-Maltais 10.

Il y eut deux comtés. L’Île d’Orléans porta le nom de comté de Saint-Laurent, en faveur de François Berthelot, comte de Jouy et de St-Laurent, Conseiller, Secrétaire du Roi 11, et le comté d’Orsainville, qui devint la baronnie des Islets, en faveur de Jean Talon 12.

Notons, en passant, que la première marquise canadienne fut Delle Geneviève Macard, petite-fille de Guillaume Couillard et fille de Nicolas Macard et de Delle Marguerite Couillard. Elle épousa Messire Charles d’Aloigny, marquis de la Grois.

Des barons, des comtes et des marquis, arrivèrent à différentes époques dans la colonie, à la tête de quelques compagnies. Tous n’obtinrent pas de seigneuries, mais ils contribuèrent à consolider le corps de la noblesse. Cette noblesse terrienne, qui possédait de vastes seigneuries, ne fut jamais favorisée de la fortune. Que pouvaient rapporter ces terres boisées durant les premières années ? Nos familles nobles vivaient dans la gêne. Les revenus de leurs seigneuries n’augmentaient qu’avec le temps. Après les dures épreuves des commencements, les guerres suivirent et paralysèrent l’élan donné à la colonisation. À la conquête les nobles étaient pauvres. La croix de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis, comme le disait Murray, en 1762, faisait le bonheur de ces gentilshommes canadiens, qui, par contre, étaient riches en enfants.

En se multipliant nos familles nobles exercèrent une heureuse influence sur les destinées de la colonie. C’est dans leurs rangs que les officiers des troupes, la plupart du temps, étaient choisis. Ces familles ont rendu d’éminents services non-seulement en fournissant des militaires de valeur, mais encore en contribuant à la colonisation. De bonne heure leurs enfants apprenaient à conduire les mancherons de la charrue. Ils s’acquittaient de cette tâche avec dévouement et avec autant de dextérité qu’ils maniaient, dans l’occasion, l’épée sur les champs de bataille. Nos gentilshommes laboureurs-soldats, ne ménagèrent pas leur sang ; aux heures périlleuses, ils défendirent avec héroïsme la Patrie canadienne.

Notre noblesse a été moins brillante, moins fortunée et aussi, on doit le dire, moins arrogante que celle de la mère-patrie, mais elle fut toujours dévouée et chevaleresque. Nos annales ne mentionnent aucun exemple de tyrannie dont les historiens ont chargé l’aristocratie des pays européens. L’histoire ne dit pas assez les bienfaits que la colonie a reçus de cette classe distinguée, qui prodigua sans compter son or et ses fils pour la cause du roi très-chrétien et de la Nouvelle-France.

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NOBLESSE CANADIENNE ET SES DÉTRACTEURS

 

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C H A P I T R E   I I I

 

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La noblesse canadienne, comme le clergé et les Jésuites, a eu ses détracteurs. Sous l’ancien régime, il exista toujours une certaine rivalité entre les Français et les Canadiens. Les premiers, s’imaginant posséder des qualités supérieures, convoitaient les fonctions les plus élevées, les plus hauts grades, les emplois les plus brillants, et souvent, à force d’intrigues, parvenaient à supplanter les seconds qui, en maintes occasions, se seraient acquittés de leurs tâches avec tout autant d’habileté que de succès.

Cette rivalité a singulièrement compromis la cause de la France au Canada. Nos gentilshommes canadiens supportèrent sans trop se plaindre les injustices et cet état d’infériorité dans lequel la Mère-Patrie sembla les vouloir reléguer.

Les divergences d’opinions empêchèrent la fusion des esprits et des cœurs. Il n’y a pas lieu de s’étonner si l’on rencontre parfois, dans certaines correspondances de nos gouverneurs ou intendants, des appréciations peu flatteuses de notre peuple mais surtout de la noblesse. C’était l’usage alors – un peu comme de nos jours – de décrier son voisin pour faire avancer ses propres affaires.

L’intendant Duchesneau, le 10 novembre 1679, écrit à Colbert : « Plusieurs gentilshommes, officiers réformés et des seigneurs des terres, comme ils s’accoutument à ce qu’on appelle en France la vie de gentilhomme de campagne, qu’ils ont pratiquée eux-mêmes ou qu’ils ont vu pratiquer, font de la chasse et de la pêche leur plus grande occupation et, parce que, dans leurs vivres et pour leur habillement et celui de leurs femmes et de leurs enfants, ils ne peuvent se passer de si peu de choses que les simples habitants, et qu’ils ne s’appliquent pas entièrement à faire valoir leurs terres, ils se mêlent de commerce, s’endettent de tous côtés, excitent leurs jeunes habitants à courir les bois et y envoient leurs enfants afin de traiter des pelleteries dans les habitations sauvages et dans la profondeur des bois au préjudice des défenses de Sa Majesté, et avec cela ils sont dans une grande misère 13. »

L’intendant de Meulles, en 1682, se plaignait de la prétendue usurpation que les Canadiens, en général, faisaient du titre d’écuyer, et dénonçait encore plus énergiquement les gentilshommes engagés dans le commerce des fourrures. « Au premier abord, écrit M. B. Suite, si l’on en juge par les lettres de M. de Meulles, le nombre des nobles semble prodigieux dans une colonie de douze mille âmes, car, dit-il, tout le monde, à peu près, se qualifie de gentilhomme et prend le titre d’écuyer », mais en examinant les choses de cette époque, je comprends que cette innocente manie des titres n’était pas la cause du mal dont souffrait la noblesse et qu’une bien petite partie de la vraie noblesse se targuait de ses origines. Les titres usurpés étaient pris sans gêne par des familles qui se faisaient valoir eh conséquence de leur richesse.

M. de Meulles dénonçait avec persistance des gentilshommes du Canada engagés dans la traite des fourrures sans la permission des marchands qui en avaient le monopole. À cela, le caustique la Hontan répond : « Je crois que M. de Meulles n’a pas négligé ses propres affaires. Il y a même apparence qu’il a fait un certain commerce souterrain qui est un vrai petit Pérou. »

« Cet intendant, ajoute M. Suite, était choqué de voir les simples lieutenants-gouverneurs de Montréal et des Trois-Rivières prendre le pas sur lui aux assemblées et aux réunions officielles. Il regardait d’un œil dédaigneux les “illustrations coloniales”. L’automne de 1685, il écrivait à la cour demandant qu’on ne permit plus à des gens aussi pauvres que les nobles du Canada de figurer en tête des autres représentants de sa Majesté. En ce moment, dans les salons de Versailles, se traînaient les familles décavées de tout le royaume. Soyons sur nos gardes lorsqu’il s’agit de M. de Meulles. Il poussait la haine contre ceux qui lui déplaisaient jusqu’à écrire des choses qu’il savait être fausses 14. »

La culture de la terre pouvait s’exercer sans dérogeance par les membres de la noblesse. Il n’en allait pas de même du commerce. Ce fut le 10 mars 1685 que, par un édit, le roi permit aux gentilshommes de faire le commerce tant par mer que par terre. La même année, M. de Meulles reçut les instructions de rechercher les faux nobles et de les faire connaître. « Les démarches qui s’ensuivirent, écrit M. Sulte, donnèrent occasion aux véritables nobles de s’affirmer ; mais en même temps la situation de fortune de ceux-ci fut mise au jour – elle n’était pas brillante. »

L’historien américain Parkman, qui a consacré plusieurs études à l’histoire de nos origines, s’est trop attaché à suivre les deux intendants M. Duchesneau et M. de Meulles, qui ne perdaient aucune occasion de faire ressortir les défauts qu’ils croyaient remarquer parmi les membres de notre noblesse. À le lire, on sent qu’il aime à rappeler la prétendue vanité de nos gentilshommes, leur ignorance, leur pauvreté, et il n’oublie pas de parler de cette tendance qu’auraient eue, en général, nos canadiens de prendre le titre d’écuyer, bien qu’ils fussent nés roturiers.

En citant la lettre de M. de Meulles qui se plaint de cette usurpation, Parkman devait ignorer que, dès l’année 1680, deux ans auparavant, M. de Frontenac, alors gouverneur de la Nouvelle-France, intentait une poursuite contre M. de Villeray, premier conseiller au Conseil Souverain, qu’il accusait d’avoir pris le titre d’écuyer illégalement, tout simplement parce que M. de Villeray ne s’était pas cru obligé de faire reconnaître par le Conseil ses titres de noblesse, pourtant irréfutables 15.

Parkman ignorait encore que, par un arrêt du Conseil d’État de 1685, une amende de 500 livres était imposée à celui qui prenait le titre d’écuyer sans y avoir droit.

Et c’est sur les lettres de M. Denonville et de M. de Meulles, dont il est possible de nos jours de suspecter la bonne foi, que le savant historien américain a bâti sa thèse contre notre noblesse canadienne.

Cette noblesse a été pauvre, soit : mais elle n’avait pas à rougir de sa pauvreté. Y a-t-il lieu même de s’en étonner ? Nullement. Le contraire paraîtrait stupéfiant. Nous ne devons pas oublier dans quelles conditions vivaient nos premiers gentilshommes. La plupart étaient chargés d’enfants. Ils habitaient une colonie dans laquelle tout était à créer. Entourés de quelques pauvres censitaires, perdus avec eux au milieu des bois, en pleine barbarie, privés de toute communication avec la mère-patrie, ils devaient trouver, sur leurs terres à moitié boisées, les moyens de subvenir à tous leurs besoins. Les seigneurs devaient aider de leurs deniers les familles de leurs censitaires. Et cet état de choses se prolongea jusqu’au milieu du XVIIIième siècle. Voilà ce qu’il importe de se rappeler pour bien comprendre le mérite de nos gentilshommes laboureurs-soldats.

Elles ont également droit à notre admiration, ces femmes et ces filles de nobles qui ne rougissaient pas de travailler aux côtés de leurs maris et de leurs frères, dans les champs, afin d’aider au soutien de la famille.

On comprend mieux, quand on sait que les familles seigneuriales devaient s’imposer des sacrifices immenses pour coloniser leurs domaines, pourquoi des gentilshommes qui n’étaient attachés au pays ni par les liens de la famille, ni par le désir de s’y fixer pour toujours, ont préféré, à la vie si rude du seigneur-colonisateur, celle plus mouvementée du coureur de bois ou cette autre plus rémunératrice du trafiquant de fourrures.

Les lettres qu’adressait M. de Denonville soit au roi soit au ministre étaient dirigées principalement contre ces derniers. Et, disons-le sans tarder, c’étaient des exceptions, des cas particuliers, que l’intendant craignait sans doute de voir se généraliser et devenir funestes à l’avancement de la colonie.

Ces ombres font mieux ressortir le mérite de tant de nos familles nobles qui ont attaché leurs noms à un coin quelconque de notre pays. Parkman, se basant sur ces documents, fait de ces exceptions des généralités. Il ne faut pas oublier que, dans le domaine de l’histoire, MM. les Américains, et malheureusement souventes fois certains de nos compatriotes anglais, apprécient les hommes et les choses étrangers à leur race et à leur pays d’après leur mentalité propre, et se croient dispensés de suivre dans leurs jugements les lois de la saine philosophie qui défend de conclure du particulier au général.

Au surplus, Parkman mentionne parmi nos familles nobles qui ont travaillé à la colonisation, et c’est pour lui une exception, la famille de Longueuil. Il passe sous silence les familles Couillard, Hertel, Denis, Juchereau, la Valtrie, de Saint-Ours, de Contrecœur, d’Ailleboust, Damours, les Joybert de Soulanges, Bécard de Grandville, Dupuis, de Lotbinière, Sabrevois de Bleury, De Repentigny, De Tilly, de Chavigny, de Lauzon, de Boishébert, de Vaudreuil, Aubert de la Chenaye, et de cent autres qui ont accompli au milieu de difficultés incroyables une œuvre vraiment digne de mention.

En parlant de la famille Damours, il trouve moyen de publier le mot de Denonville qui, s’il était vrai, donnerait une idée peu avantageuse de notre noblesse : « There is danger that all sons of noblesse, real or pretend, will turn bandits, since they have no other means of living. » « Il est à craindre que tous les fils de noblesse, réelle ou prétendue, ne deviennent des bandits, car ils n’ont pas d’autres moyens pour subsister que de courir les bois. » Et voilà ! le tour est joué, et toute la noblesse canadienne en sort éclaboussée.

Mais, dans le cas qui nous occupe, l’accusation portée contre les Damours était une noire calomnie. Ces Damours dont il s’agit étaient les fils de Mathieu Damours, Conseiller au Conseil Souverain de Québec. Ils obtinrent plusieurs concessions seigneuriales en Acadie, et ils s’établirent sur les bords du fleuve Saint-Jean, à Jemsec. Dès 1098, ils étaient chacun à la tête d’une nombreuse famille, et entourés de plusieurs censitaires. La fortune ne sourit pas à leurs projets.

Au printemps de 1701, la rivière Saint-Jean se gonfla tout à coup ; elle emporta les maisons, les granges des familles établies à Jemsec. Le fort fut presque totalement détruit. Les Damours ruinés, sans ressources, cherchèrent un abri momentané à Port-Royal. Ce fut en cette circonstance pénible que M. de Brouillan, dans une lettre datée du 22 octobre 1701, recommanda M. Damours des Chaufours à l’attention du roi. « Après la destruction de son fort, écrit M. de Brouillan, M. des Chaufours, qui en soutenait les habitants et les sauvages, a été obligé de l’abandonner et de se retirer à Port-Royal, mais il n’a pas de quoi y faire subsister sa famille, et il sera malheureusement contraint de chercher quelqu’autre retraite si la Cour n’a égard aux services qu’il représente par son placet, et ne lui accorde un emploi qui le retienne dans la colonie. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’engager d’y rester jusqu’au retour des vaisseaux, et il m’a promis de le faire. C’est un fort honnête homme, en qui les habitants et les sauvages ont beaucoup de confiance ; il a bien servi dans la dernière guerre, et sur qui on peut compter 16. »

Les Damours venaient à peine de relever leur fort, quand les Anglais, en dépit du traité de Ryswick, conclu le 15 décembre 1697, le détruisirent une seconde fois.

M. de Brouillan adressa une nouvelle lettre au ministre afin d’engager le roi à secourir cette brave famille aux prises avec le malheur. Dans une lettre, en 1703, il écrit : « Les frères Damours sont gentilshommes. Ils ont été ruinés par les Anglais pour avoir gardé la fidélité qu’ils doivent au roi. Les gouverneurs et les intendants les ont toujours employés à ce qu’il y avait de plus difficile pour le service de Sa Majesté. Comme ils sont hors d’état de subsister sans quelque grâce de Sa Majesté, ils supplient de leur donner de l’emploi 17. »

L’année suivante, Charles Damours, sieur de Louvières, revint à Québec pour y chercher un refuge. Nous avons trouvé, par hasard, au greffe du notaire Genaple, un acte passé le 1er septembre 1705, qui montre dans quelle position pénible ces gentilshommes se trouvaient.

Il y est dit : « que Marie Marsolet, veuve de Mathieu Damours, voyant l’extrême disette ou nécessité où se trouve réduit Charles Damours, l’un de ses fils, avec toute sa famille, tant par les malheurs du temps et de la guerre que par l’incendie de tous ses bâtiments, arrivé l’hiver dernier sur la rivière St-Jean, dans lequel tout ce qui lui restait a été consumé, ce qui l’a obligé à repasser avec sa femme dans cette contrée pour y trouver quelques secours et les y faire subsister, voulant assurer du pain à ses petits-enfants, et à la dite Delle Marie-Anne Thibodeau, femme du sieur de Louvières, donne à tous les enfants issus du premier et du second mariage de son fils toute la part qu’elle a dans une terre de quatre arpents, située au Cap Rouge, et dans une autre à Gaudardville, de sept arpents, ne se réservant que l’usufruit. »

Voilà une pièce qui explique pourquoi les Damours furent longtemps aux prises avec les difficultés de l’existence. Jointe à celles que nous avons citées, on sent que les accusations dont l’intendant a chargé ces gentilshommes étaient pour le moins exagérées. Ce document réfute encore ces autres que M. de Villebon avait portées contre eux : « Ils mènent, disait-il, une existence vagabonde ; ils sont insubordonnés et séditieux, et méritent d’être surveillés de près. Bien qu’ils aient de vastes possessions, on leur connaît à peine un logement. »

Et la raison de cette existence vagabonde est toute trouvée ; c’est que le roi les avait employés aux missions les plus pénibles ; que leurs établissements furent détruits par les Anglais et l’incendie. Celui qui étudie l’histoire de ces temps anciens doit se mettre en garde contre certains documents qui pourraient l’induire en erreur. L’historien peu averti, qui ne verrait que les lettres de Villebon ou de M. de Denonville, porterait sur notre noblesse un jugement peu flatteur. Parkman s’est laissé tromper. En Acadie, dans l’Ouest canadien et même en Louisiane, il arriva parfois que des commandants outrepassèrent les pouvoirs que le roi leur avait accordés L’intérêt personnel, le désir de dominer, faisait commettre plus d’une bévue. Il est donc difficile parfois de démêler le vrai du faux dans les nombreuses correspondances échangées entre les ministres, le roi, et quelques commandants de ces postes éloignés. Comme dans tout procès il y a du vrai et du faux, du juste et de l’injuste. Il appartient à l’historien de scruter les documents afin de jeter la pleine lumière sur les faits, et la tâche n’est pas toujours facile.

La lettre écrite par M. de Villebon contre les Damours peut s’expliquer par le fait qu’eux-mêmes s’étaient plaints précédemment au roi de la conduite qu’il tenait à leur égard ; ils l’accusaient d’avoir vendu aux sauvages une cargaison qui leur était destinée, de les avoir maltraités en paroles et en actes, et d’avoir cherché à les empêcher de jouir de leurs concessions, ajoutant encore une autre accusation assez grave : qu’il faisait le commerce avec les Anglais. Un ordre du roi enjoignit à M. de Villebon de les mieux traiter. Dans une autre lettre que lui écrivit le ministre le 1er avril 1700, il lui disait « que sa conduite envers M. des Chaufours et d’autres gentilshommes a été désapprouvée, et que l’intérêt de son avancement lui commandait d’être moins dur envers les habitants ».

On comprend qu’il n’en fallait pas plus pour s’attirer les colères de M. de Villebon. Au reste, les recommandations de M. de Brouillan valurent aux frères Damours la protection royale. M. Rameau écrit à ce sujet : « Il est possible que Villebon qui avait eu plusieurs altercations avec les Damours ait chargé un peu ce tableau, car nous savons qu’à cette époque les quatre frères Damours étaient mariés ; chacun d’eux élevait une famille nombreuse, et dès 1698, quelques familles de colons étaient déjà fixées près du manoir de Jemsec 18. »

Pouvons-nous croire raisonnablement que l’historien Parkman, qui a lu les pièces dirigées contre les Damours, ait pu ignorer ces autres qui sont toutes à leur louange ? Nous sommes donc bien à l’aise ici pour mettre en garde les lecteurs des livres de Parkman et de tant d’autres qui y ont puisé des renseignements. Leurs appréciations des choses canadiennes ne doivent pas être acceptées sans discernement. Étranger à notre race et à nos croyances, Parkman n’a pu se garder de certains préjugés qui percent dans ses livres, écrits pourtant clans un style irréprochable.

Qu’y a-t-il de moins conforme à la vérité historique que le portrait qu’il trace du gentilhomme canadien ? Ce portrait dans lequel il le représente comme l’être le plus cruel, le plus brutal, le plus sanguinaire, est une injure lancée non seulement à la noblesse de notre pays, mais encore à la religion catholique.

« Le noble, si miséreux dans les commencements, écrit-il, devint bientôt un puissant gentilhomme campagnard, pauvre encore, mais non ruiné ; ignorant des livres, si l’on excepte peut-être quelques fragments de vieux latin puisés dans une école jésuitique ; brave entre les plus braves parmi les hommes des bois, mais n’oubliant jamais sa qualité de gentilhomme ; portant scrupuleusement l’insigne de sa dignité : son épée ; et imitant autant qu’il le pouvait les manières de la cour, qui apparaissaient à ses yeux à travers l’Océan dans toute la splendeur de Versailles, et dont un rayon lumineux rejaillissait du Château Saint-Louis de Québec. Il était chez lui au milieu des siens, chez lui au milieu des sauvages, mais jamais plus chez lui que quand, un fusil à la main et un crucifix sur la poitrine, il prenait le sentier de la guerre avec une bande de sauvages et de Canadiens presque aussi sauvages que ces derniers, et fondait comme le lynx de la forêt sur quelque ferme isolée ou quelque hameau solitaire de la Nouvelle-Angleterre. Combien celle-ci l’a haï, laissons parler ses mémoires : les longues traînées de sang qui empourprent ses annales sont les indices du passage du gentilhomme canadien 19. »

Ces lignes, en dépit du parfum poétique qu’elles renferment, font voir jusqu’à quel point les préjugés de race et de religion peuvent fausser le jugement. Parkman, tout en reconnaissant le courage du gentilhomme canadien, en traçant ce tableau, n’a pas manqué de décocher ces traits malins contre la noblesse et la religion. Il a habilement dénaturé la vérité historique.

Le peuple de la colonie anglaise redouta longtemps le gentilhomme canadien. Ce fait est incontestable. Il le poursuivit sans relâche d’une haine implacable ; et on retrouve des vestiges des sentiments qu’il manifestait à son égard jusque dans les écrits de ses historiens. Mais ce que Parkman n’a pas dit, et ce qu’il aurait dû ajouter pour rester dans les limites de la vérité, c’est que le gentilhomme canadien envahissait la Nouvelle-Angleterre pour venger les crimes des Iroquois, poussés au meurtre par les Anglo-Américains. Les annales de la Nouvelle-France, elles aussi, ont été rougies du sang de nos martyrs : religieux, prêtres, colons, sont tombés sous les coups des barbares dont le peuple américain fut le complice.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que nos gentilshommes, d’ordinaire, n’attaquaient pas des fermes isolées, des villages sans défense, mais pénétraient jusqu’au cœur même de la Nouvelle-Angleterre pour venger les victimes du massacre de Lachine ou d’ailleurs, sanglantes et regrettables représailles, sans doute, mais rendues nécessaires pour sauver la Nouvelle-France et imposer le respect du nom français.

Ce qu’il y a de vrai encore, c’est que le gentilhomme canadien n’a pas été un vulgaire bandit, mais le défenseur de sa patrie menacée et trop souvent envahie par ses vindicatifs et ambitieux voisins.

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NOBLESSE CANADIENNE A-T-ELLE ÉMIGRÉ APRÈS LA CONQUÊTE ?

 

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C H A P I T R E   I V

 

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La noblesse canadienne, après la conquête, n’a pas émigré ainsi que l’ont prétendu nos premiers historiens. Cette classe distinguée et influente demeura dans la Nouvelle-France après le traité de paix. Les Dames Ursulines, dans leurs précieuses Annales, ont été des premières à réfuter cette vieille légende à laquelle un trop grand nombre de nos contemporains ont jusqu’ici ajouté foi. De nos jours, grâce à des documents nouveaux, la lumière s’est faite sur cette époque de notre histoire et nous pouvons ajouter que les deux émigrations qui suivirent la conquête ne furent pas aussi considérables qu’on l’a cru tout d’abord.

Comme le dit l’annaliste des Ursulines, les soldats morts au champ d’honneur ne peuvent être accusés d’avoir laissé le pays. De ce nombre sont : « Le lieutenant de Jumonville, tué en 1754, le capitaine de Beaujeu en 1755, le troisième et dernier baron de Longueuil, mort la même année, de Carqueville, de la Pérade, Hertel de Sainte-Thérèse, les capitaines de Saint-Pierre, Dandonneau du Sablé, de Longueuil, le chevalier François-Xavier de Saint-Ours, les Denis de la Ronde et des Meloises, chevaliers, morts en 1760... Qui s’avisera jamais de leur reprocher d’avoir laissé la patrie sans lui avoir légué de glorieux souvenirs 20 ? »

Parmi les familles qui restèrent au pays sont : la descendance des Aubert de la Chesnaye, de Mme de Grandmaison, de Martigny, de la Haye, Jolliet, Gauthier de Varennes, de Niverville, Godefroy de Tonnancour, de la Corne St-Luc, Chartier de Lotbinière, de Léry, Juchereau Duchesnay, de Beaujeu, de Saint Ours 21, de Bonne de Miselle, de Contrecœur.

« Le chevalier de Belestre, continue l’annaliste, ne quitta pas son pays. En 1775, où c’en était fait du Canada si l’ennemi eût pu s’assurer du poste frontière de Saint-Jean, il offrit ses services à Carleton, et il est beau de voir quel cortège de noblesse voulut marcher sous les ordres de ce vétéran, sans excepter même M. de Longueuil. »

Les de Lotbinière, de Rouville, de Boucherville, de Saint-Ours, de la Corne, de Labruière, de Montigny, D’Eschambault, d’Ailleboust de la Madeleine, de Fleurimont, d’Ailleboust des Musseaux, Le Gardeur de Montesson, Chapt de la Corne de Saint-Luc, Duchesnay, de Rigauville, de Lorimier, de Tonnancour, de Salaberry... « Cette réunion de beaux noms n’indique pas une émigration excessive, surtout quand on se rappelle qu’il y avait bien d’autres seigneurs à Québec qui n’allèrent pas à Saint-Jean. Les de Verchères paraissent s’être confondus dans la famille Boucher de Boucherville, et cela bien avant la conquête. Les Denis de la Ronde, chevaliers de Saint-Louis, n’ont pas tous émigré, car aussi tard qu’en 1842, le petit-fils de l’ancien chevalier faisait une requête à la Législature canadienne demandant une indemnité de 500 louis afin d’aller s’établir aux États-Unis avec ses dix enfants.

« Les de Lauzon, de Longueuil, Baby se sont éteints au Canada. Les de Lanaudière, les Couillard de Beaumont, de Bellefeuille, d’Auteuil de la Gorgendière, de Montigny... restèrent au pays... »

Les Ursulines, qui se dévouent à la cause de l’éducation, pouvaient mieux que d’autres se rendre compte de la présence des familles nobles et influentes qui n’émigrèrent pas.

Des documents nouveaux éclaircissent encore l’histoire de cette époque déjà loin de nous. Les premiers rapports des gouverneurs anglais ne laissent plus de doute : les seigneurs et les bourgeois, qui formaient la classe influente et instruite, ne désertèrent pas la Nouvelle-France.

Murray disait en 1762 : « Loin d’avoir le désir d’émigrer dans les colonies françaises, la plus grande crainte des habitants est qu’ils pourraient recevoir le destin des Acadiens et qu’ils seraient chassés de leur pays. Convaincu que ceci n’arrivera pas et que le libre exercice de leur religion leur sera accordé, une fois que le Canada sera cédé irrévocablement par la paix, le peuple deviendra fidèle et bon sujet de Sa Majesté 22. »

Burton, gouverneur des Trois-Rivières, à la fin d’une de ses correspondances, ajoutait : « Les habitants, particulièrement les paysans, paraissent très satisfaits d’avoir changé de maîtres. Jouissant du libre exercice de leur religion, ils commencent à comprendre qu’ils ne sont plus des esclaves.

« À ma connaissance, personne n’a encore quitté ce gouvernement, et présentement il n’y a pas lieu de craindre l’émigration de la population. La haute classe seule aura peut-être l’intention de quitter le pays, s’il reste sous le gouvernement de la Grande-Bretagne. Ceux qui appartiennent à cette classe préfèrent ne pas aborder ce sujet, vu qu’ils entretiennent tacitement l’espoir que plus tard le pays retournera à ses maîtres d’autrefois 23. »

Le témoignage de Gage, gouverneur de Montréal, est plus explicite encore : « À l’exception de ceux qui exerçaient des charges civiles et militaires sous le règne du monarque français, personne n’a quitté ce gouvernement pour passer en France. Je ne crains pas non plus de voir aucune émigration se produire lors de la conclusion de la paix, car je suis persuadé que les habitants actuels resteront sous la domination anglaise. Je n’en connais pas qui se prépare à quitter ce gouvernement ou qui en ait manifesté l’intention ; quelques femmes dont les maris sont en France se proposent d’aller les rejoindre à la conclusion de la paix si ceux-ci préfèrent ne pas revenir au Canada. »

Il est donc prouvé qu’à la cession du Canada, si l’on excepte les fonctionnaires des administrations civiles et militaires, leurs familles et quelques officiers canadiens, les membres de la noblesse et de la bourgeoisie demeurèrent au pays. La publication du traité de Paris fut suivie d’une nouvelle émigration ; mais elle ne fut pas aussi considérable que Bibaud et Garneau semblent le croire. Le premier a écrit : « Cet évènement occasionna l’émigration de mille à douze cents Français ou Canadiens. Cette diminution de la population avait lieu dans la classe élevée, la seule alors, à peu d’exceptions près, où il y eût des talents développés et des connaissances acquises. » Garneau dit à son tour : « Les marchands, les hommes de lois, les anciens fonctionnaires, enfin la plupart des notables qui se trouvaient encore dans le pays passèrent en France après avoir vendu ou même abandonné des biens qui ont été jusqu’à nos jours un objet de litige entre leurs descendants. Il ne resta dans les villes que de rares employés subalternes, quelques artisans, à peine un marchand et les corps religieux. Cette émigration ne s’étendit point aux campagnes où la population était attachée au sol. »

Garneau, en parlant de cette émigration, faisait remarquer qu’elle ne s’étendit pas aux campagnes. Bien que plusieurs familles nobles et seigneuriales fissent leur résidence à Montréal, elles possédaient toujours leurs domaines, et, comme la plupart avaient beaucoup d’enfants, en perdant quelques-uns de leurs membres, il resta de chacune d’elles assez de représentants pour continuer les nobles traditions du passé.

Beaucoup d’aventuriers, venus ici dans le seul but de faire fortune, figurent parmi les émigrants. La Nouvelle-France, en les perdant, ne fit pas une perte appréciable.

En 1767, Carleton, successeur de Murray, dans le but de mettre fin à l’ostracisme dont les nobles canadiens étaient frappés, fit un rapport de la noblesse canadienne, indiquant soigneusement l’âge, le rang, le domicile de ceux qui vivaient encore au pays. Comme ce document touche à un point important de notre histoire, le voici en entier. Nous ajoutons à chacun d’eux le nom patronymique.

 

La noblesse canadienne du district de Montréal :

 

Capitaines : Pécaudy de Contrecœur, 61 ans, demeure à Montréal, il a deux enfants ; de Saint-Ours, 57 ans, demeure à Montréal, trois enfants ; Picoté de Belestre, 50 ans ; Le Gardeur de Montesson, 52 ans, Trois-Rivières ; Hertel de Rouville, 58 ans, Chambly ; Chartier de Lotbinière, 44 ans, Vaudreuil, deux enfants ; de Lorimier, 61 ans, Lachine ; Saint-Luc de la Corne, 53 ans, Montréal, trois enfants ; d’Youville, 65 ans, Montréal, un enfant ; d’Ailleboust des Musseaux, 60 ans, Saint-Louis (le Sault).

Lieutenants : Boucher de Niverville, 47 ans, Trois-Rivières, huit enfants ; d’Ailleboust d’Argenteuil, 58 ans, Montréal ; Céloron de Blainville, 36 ans, Montréal ; de Joncaire de Chabert, 48 ans, (émigra peu après au Détroit). De Beaubassin, 50 ans, Montréal ; de Saint-Blain, 47 ans, Montréal ; Drouet de Richardville, 47 ans, deux enfants, Sorel ; Godefroy de Normanville, 40 ans, Trois-Rivières, un enfant ; Montizambert, 40 ans, Chambly, trois enfants ; Sabrevois de Bleury, 40 ans, Chambly, deux enfants ; Margane de la Valtrie, 25 ans, Terrebonne ; de L’Érigée la Plante, 55 ans, Laprairie ; Daneau de Muy, 35 ans, Boucherville.

Cadets : Boucher de Grosbois, fils Boucherville ; Hertel de Cournoyer, 45 ans, Trois-Rivières ; Bailly de Messein, 50 ans, Varennes ; Damours de Louvières, 50 ans ; Lambert-Dumont, 45 ans, Trois-Rivières ; d’Ailleboust des Musseaux, 25 ans, Montréal ; d’Ailleboust de la Madeleine, Longue-Pointe ; d’Ailleboust de Périgny, 20 ans, Montréal ; Benoit, 25 ans, Montréal ; Dejordy de Villebon, 40 ans, île Ste-Thérèse ; de L’Érigée Laplante, 35 ans, Laprairie ; Fili de Kerrigou, 30 ans, Trois-Rivières ; Boucher de Niverville, 48 ans, Chambly ; Saint-Luc de la Corne, 18 ans, Terrebonne ; Dandonneau du Sablé, 30 ans, Lanoraye ; de Richardville, 65 ans, Sorel ; de Richardville de la Colonnerie, 60 ans, île aux Castors ; Godefroy de Tonnancour, 55 ans, Trois-Rivières ; Maray de la Chauvignerie, 36 ans, Montréal ; d’Ailleboust de Cuisy, 71 ans, Montréal, deux enfants ; Sabrevois de Bleury, 60 ans, Montréal, trois enfants ; Fleury Deschambault, 57 ans, Montréal, six enfants ; Boucher, 55 ans, Boucherville ; de Montbrun, 50 ans ; de Grosbois, 60 ans ; Poulin de Courval, père, 60 ans, son fils 35 ans, Trois-Rivières ; Gatineau, 48 ans, Sainte-Anne ; les trois frères de Varennes, l’aîné ne dépassait pas douze ans, Varennes ; de Lamirande, cinq ou six, Rivière du Loup ; Messier de Saint-François ; Martel de Brouage, de la Chesnaye ; de Gannes de Falaise, Maskinongé ; de la Mothe, 60 ans, Détroit ; de Langlade, 35 ans, Michillimakinac ; d’Ailleboust de Périgny, 50 ans ; Dagneau de Quindres, deux, l’un de 18 ans, l’autre de 10 ans, au Détroit.

 

Noblesse canadienne dans le district de Québec.

 

Capitaines : Tarieu de Lanaudière, 58 ans, Québec ; Chaussegros de Léry, 45 ans, quatre enfants, Québec ; Aubert de Gaspé, 50 ans, Saint-Jean-Port-Joli, cinq enfants ; Duchesnay, père 65 ans, Beauport, deux enfants.

Lieutenants : Duchesnay, fils, 27 ans, Québec, ; de Rigauville, 49 ans, Québec ; Levraux de Langis, 50 ans, Champlain ; Chavigny de la Chevrotière (enseigne), 35 ans ; Morel de la Durantaye, 27 ans, Berthier ; Taschereau, l’aîné, 25 ans, Québec ; cadet, 24 ans ; de Salaberry, 15 ans ; Guillon, père, natif de France, 55 ans ; fils 24 ans, Québec ; de la Cordonnière, 36 ans, Kamouraska ; Damours de Plaine, 65 ans, Québec ; de Boucherville, 64 ans, Québec ; Fleury de la Gorgendière, 61 ans, Deschambault, deux enfants ; Couillard de Beaumont, 31 ans, Beaumont ; Couillard de Lespinay, 10 ans, la Pointe à La Caille, (son père, le seigneur Jean-Baptiste Couillard, fut tué en 1759, par un détachement d’Anglais, avec Joseph Couillard des Écores, ecclésiastique minoré, René Damours de Courberon, époux de Dame Louise-Angélique Couillard Després, seigneuresse du Fief St-Luc, Paul Côté, veuf de Geneviève Langlois). Amiot de Vincelotte, 55 ans, Cap St-Ignace ; deux ou trois Damours de Plaine, de Louvières, de Courberon, St-Thomas ; deux ou trois Morel de la Durantaye ; Couillard Després, 25 ans (sept ou huit tant à St-Thomas qu’à l’Islet Saint-Jean, Couillard Dupuis), Guillemin, juge de l’Amirauté, 51 ans, Québec ; Cugnet, 48 ans, quatre enfants, Québec.

Cette liste se passe de commentaire. Parmi les soixante-dix-huit officiers, qui se trouvaient alors en France, d’après le même rapport de Carleton, plusieurs revinrent au pays.

Dans un mémoire du chevalier de Léry, il est fait mention de M. de la Valtrie, officier canadien, qui, après un séjour de quelques années en France, revint au pays et s’y établit. « Le 4 septembre 1765, écrit M. de Léry, je me trouvai chez le général Murray, lorsque M. de Valtrie, Canadien, arrivait de France à la demande de Monsieur son père Officier âgé de Quatre Vingt quatre ans qui L’avoit demandé pour le voir et Luy laisser son héréditté, ce général Reçu assé froidement ce jeune officier et dit que tout ceux qui venoient de France étoient autant despions que cette cour envoyais en Canada, je dit au général que les françois ne pouvoient pas être Suspecter de faire ce métier que j’espérois qu’il leur Rendrois plus de Justice par la suitte que M. de la Valtrie s’établiroit sans doute sur une seigneurie qu’avoit son père, (depuis le père est mort, le fils a laissé le service de france et a Espoussé une demoiselle canadienne et est bien établis 24... »

Les lettres de Carleton à Lord Shelburne et à Lord Hillsborough, que nous donnons plus loin, et les pétitions des seigneurs canadiens au roi, montrent que la noblesse n’a pas quitté le pays en 1760.

Cent trente seigneurs, écrit le juge Baby, cent gentilshommes et bourgeois, cent vingt-cinq négociants marquants, vingt-cinq jurisconsultes et hommes de loi, dont plusieurs avaient appartenu au Conseil Supérieur, vingt-cinq à trente médecins-chirurgiens, des notaires presqu’en nombre égal, n’est-ce pas plus que suffisant pour faire face aux besoins politiques, intellectuels et autres de la population ?... Ces quatre cents familles étaient suffisantes, assurément, pour soutenir ce petit peuple, le prémunir, le protéger contre cette espèce d’atrophie entrevue par nos premiers historiens. Oui, évidemment leur influence pour le bien-être de la population canadienne dans toutes les classes sociales, ne saurait être mise en doute et fit plus que contrebalancer les départs sans importance que nous avons indiqués. Dès les premiers moments cette influence se fit sentir et elle a toujours continué d’être notre égide. Non, les seigneurs, la noblesse du pays, les hommes lettrés, le haut commerce n’ont jamais quitté le Canada à l’époque de la cession ; et, de plus, eu égard au temps et aux évènements, leurs descendants vivent encore au milieu de nous en grand nombre, ainsi qu’il est facile de le constater en jetant un coup d’œil sur le pays tout entier. D’ailleurs, quels motifs auraient pu pousser la noblesse et les classes cultivées à émigrer en France ? En premier lieu devait venir, nul doute, le sentiment national ; mais que n’avait donc pas fait le gouvernement français pour l’éteindre ! Les Canadiens avaient mis tout en jeu pour conserver le Canada à la France ; aucun sacrifice ne leur avait coûté en vue de cette noble fin ; rien, absolument rien, ne les avait arrêtés. Leur sang le plus pur avait été répandu sur les champs de bataille ; ils avaient volontairement tout abandonné pour venir en aide au trésor épuisé de la mère patrie ; ils ne s’étaient rien réservé ; et le jour néfaste qu’ils craignaient tant, mais prévu par la Cour, arriva dans toute sa laideur ; et la France répudia sa dette. »

L’émigration des fonctionnaires publics ne doit pas nous étonner : de gré ou de force ils devaient retourner en France pour recevoir les uns la récompense de leurs nobles actions, les autres le châtiment mérité par leurs malversations. Plusieurs de ces derniers comme le dit Murray avaient fait des fortunes dans le commerce principalement dans l’Ouest. Beaucoup d’entre eux, établis au pays depuis quelques années, travaillaient surtout à leur avancement. À la cession du Canada à l’Angleterre ils eurent bientôt fait de traverser les mers ayant perdu l’espoir de voir leur fortune refleurir en Amérique.

Telle ne fut pas la conduite des seigneurs canadiens d’extraction noble ou plus modeste. Non ! Les descendants des premiers colons canadiens, les dignes rejetons des officiers du régiment de Carignan comme ceux des autres régiments du reste, demeurèrent au Canada malgré la mauvaise fortune des armes françaises.

En défrichant leurs immenses domaines, en colonisant leurs terres, ils avaient jeté dans ce sol trempé de leurs sueurs et de leur sang des germes féconds de patriotisme et de foi. Trois ou quatre générations de leurs pères y dormaient de leur dernier sommeil n’était-ce pas assez pour les y attacher de toutes les fibres de leurs cœurs ? S’ils opposèrent une résistance si longue et si opiniâtre à l’ennemi c’est qu’il était de leur devoir de défendre leur patrie en versant leur sang pour l’honneur du drapeau de la France. En se battant à l’ombre de ce drapeau, ils luttaient pour arracher aux mains des ennemis la Nouvelle-France leur vraie patrie. C’est pourquoi les premières émotions passées, l’émigration des fonctionnaires et des militaires français accomplie, les nobles canadiens demeurèrent au pays. Ils ne voulurent pas s’expatrier en retournant en France où il ne leur restait que des parents éloignés.

À la liste de Carleton nous pourrions ajouter avec les noms suivants bien d’autres encore : ceux des Trottier de Beaubien, Bélanger, Bernier, Berthelot, Blais (co-seigneur de Montmagny), Le Comte-Dupré, Cuillerier, Daneau de Muy, Le Moine de Martigny, d’Auteuil, Jared de Beauregard, de Bonne, de Chavigny, de la Chevrotière, de Couagne, de la Croix, de Lafontaine, de Lessard, Deneau d’Estimauville, Picard des Troismaisons, les Dion (Guyon) du Buisson, Dumontier, des Prés,... Dubeau, Duchesne, Le Sueur, Viger, Denis de la Ronde, Lefebvre de Bellefeuille, Martel de Brouage, Dunière, Charest, Fortin, Perrault, Marcoux, Blanchet, Chorel d’Orvilliers, Soupirant, Alliés...

Ils n’émigrèrent pas non plus ceux dont on retrouve les noms plusieurs années après la conquête dans les greffes des anciens notaires de nos villes et de nos campagnes ; ceux encore dont le testament a été déposé dans nos archives et dont la sépulture a été enregistrée dans nos paroisses.

Au contrat de mariage de M. Charles-François Tarieu de Lanaudière, chevalier de Saint-Louis, veuf de Dame Geneviève Deschamps de Boishébert, et de Dlle Catherine Lemoine de Longueuil, fille du baron Charles Lemoine et de Dame Charlotte Legouais de Grais, assistaient les capitaines et chevaliers suivants : MM. Pierre-Roch de Saint-Ours, d’Ailleboust de Céry, Pierre Le Gardeur de Repentigny, Luc de Chapt de la Corne de Saint-Luc, Jean-François Charly, sieur de Saint-Ange, Joseph Lemoine de Longueuil, Pierre Margane de la Valtrie, Dame Louise-Charlotte d’Ailleboust d’Argenteuil, Paul-Alexandre d’Ailleboust de Cuisy, et M. d’Ailleboust d’Argenteuil.

En 1781, ces derniers sont encore à Montréal et vendent leur seigneurie à M. Panet. Dlle Marie-Anne d’Ailleboust de Saint-Vilmé, de Beauport, de Québec, ratifie cette vente. Les Sabrevois de Bleury, les de Lorimier de Verneuil, Dlle Renée Maugras, Étienne de Meuron, Dlle Madeleine Damours de Clignancourt, épouse de M. Jean-Baptiste Têtard de Montigny, dame Louise Prud’homme épouse de l’Honorable Joseph-Emmanuel Lemoine de Longueuil, Dame Louis-Antoine Mézière de Lépervanche, veuve de Joseph Gauthier de la Vérandrie, Dame Josephte de Couagne, René Hertel de Rouville et Charlotte Jarret de Verchères, son épouse, ont laissé leurs noms dans des transactions passées par le notaire Sanguinet...

Le 14 juillet 1782, au contrat de mariage d’Antoine Trottier de Beaubien, fils d’Étienne Trottier et de Dame Louise Damours de Plaine, et de Dlle Marie-Josephte, fille de Pierre Sore et de Dame Marie-Josephte Jolliet d’Anticosti, assistaient MM. François-Marie Picoté de Belestre, Dame Thomas de la Gorgendière, veuve de M. Dufy-Desaulniers, Joseph Fleury d’Eschambault, Dlle Charlotte Martel de Brouage, Dlle Claire Taschereau. Le 11 mai auparavant, avait été passé le contrat de mariage entre Messire Jean-Baptiste-Charles d’Estimauville et de Dlle Josephte Coureau Lacoste, en présence de M. Paul-Alexandre d’Ailleboust de Cuisy, de Roch Deschaillons de St-Ours, de Charles de Saint-Ours, Aide-de-Camp du gouverneur Haldimand, Joseph-Dominique de Longueuil, Georges Le Comte Dupré, François-Marie Picoté de Belestre, Pierre Coureau La Coste, Jeanne Fonblanche, épouse de Jacques Hervieux, François Baby, écuyer, Conseiller du Roi, Pierre Guy, commissaire de la paix, Luc de la Corne, ancien capitaine, chevalier de St-Louis.

Il serait trop long de rapporter toutes les pièces qui mentionnent les noms des représentants de la noblesse de longues années après la conquête.

Parmi celles qui nous intéressent, citons à la date du 8 juillet 1784 :

Vente de plusieurs constituts par Dlle Louise-Catherine Robineau de Portneuf, fille du baron. Le testament de M. de Lacorne St-Luc, du 29 septembre 1784 ; en 1769 conventions entre Dlle Louise de Ramesay et Messire Louis de Niverville de Montizambert.

Le 17 juin 1794, Messire Louis-Hector Fournier, écuyer, sieur Duvivier et Dame François Roy Duvivier agissaient comme parrain et marraine de Julie-Amable, fille de Guillaume Couillard Després et de Marie-Louise d’Ailleboust de la Magdeleine. M. Duvivier était ancien capitaine des troupes françaises.

Une de ses filles, Marie-Amable, épousa, à Montréal, André, fils d’André Brazeau et de Dame Thérèse Lambert-Dumont.

M. François-Marie Picoté de Bélestre, Conseiller législatif, ancien capitaine, chevalier de Saint-Louis, fut inhumé à Montréal, le 2 avril 1793, à l’âge de soixante et dix-sept ans, en présence de MM. Jean-Baptiste Marchand, Joseph Robineau de Portneuf, Joseph Poulin de Courval, et M. de la Corne St-Luc.

Le 17 juillet 1793, encore à Montréal, avait lieu le mariage de M. Guillaume-Joseph Meltcher, fils de Pierre-Paul Meltcher et de Dame Marie-Madeleine Moreau, de Ste-Gudule, de la ville de Bruxelles, en Brabant, à Dlle Marie-Anne-Angélique de Landrières, fille de feu Pierre de Landrières des Bordes, écuyer, et de Dame Catherine Dagneau de Quindres.

Le 1er mai 1795, le registre mentionne la sépulture de Michel Damours, écuyer, sieur de Louvières, décédé à soixante ans, ancien officier des troupes françaises.

Le 9 février 1795 au mariage de M. Hippolyte Le Comte Dupré à Dlle Lizette Coureau de la Coste se rencontrent encore de nombreux représentants de la noblesse...

Parmi les descendants de cette génération dont nous avons trouvé ici et là l’acte de sépulture, nommons en passant : le 16 décembre 1838, à Saint-Vallier, celui d’Antoine-Ovide Tarieu de Lanaudière co-seigneur de Saint-Vallier, né en 1772.

Le 23 août 1838, celui de Louis Juchereau Duchesnay.

Boucherville, le 25 juin 1836, l’acte de sépulture de Charles Daneau de Muy, ancien capitaine de milice.

Un volume ne suffirait pas pour contenir les noms des nobles que nous avons rencontrés dans nos archives paroissiales.

 

 

 

 

 

 

 

 

SITUATION DE LA NOBLESSE APRÈS LA CONQUÊTE

 

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C H A P I T R E    V

 

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Une fois maître du pays, le général Amherst établit trois gouvernements ; il confia celui de Québec au général Murray ; il appela Thomas Gage, maréchal des Camps et Armées du roi, à celui de Montréal, et nomma Burton aux Trois-Rivières.

Dans les paroisses, les capitaines de milice furent chargés de régler les différends qui pouvaient surgir entre les Canadiens de leur localité. Ce gouvernement militaire demeura en vigueur jusqu’en 1763. Durant ces trois ans la justice fut administrée à la satisfaction de tous.

Après le traité de Paris, Murray fut nommé gouverneur du Canada. Il remplit cette charge avec beaucoup de zèle et sut s’attirer l’estime des Canadiens. Il montra son bon cœur en plus d’une circonstance, notamment dans l’hiver qui suivit le départ des troupes françaises. Il secourut de ses deniers plusieurs familles canadiennes abandonnées, sans ressources, dans le plus affreux dénuement. L’exemple du chef fut suivi par ses soldats. Ils n’hésitèrent pas à secourir les pauvres habitants qui, sans ces aumônes de leurs ennemis, fussent, sans doute, morts de faim et de froid.

Ces bons procédés valurent au gouverneur de profondes sympathies. Les Canadiens commençaient à respirer et à se faire au nouveau régime, quand une politique étroite, adoptée par la Métropole, vint trop tôt, hélas ! menacer de tout bouleverser.

La cour de Londres ordonna l’établissement d’un Conseil ; mais, pour en faire partie, il fallait souscrire au trop fameux serment du Test qui, comme on le sait, était la négation du dogme de la Transsubstantiation et la reconnaissance officielle du roi d’Angleterre comme chef souverain de l’Église ; en un mot on exigeait des futurs conseillers l’apostasie. Aucun catholique, on le conçoit, ne pouvait espérer en faire partie.

Bien plus, le 13 août 1763, Lord Egremont adressa au gouverneur « l’ordre de surveiller les prêtres de très près et de déporter aussitôt que possible tous ceux qui tenteraient de sortir de leur sphère et de s’immiscer dans les affaires civiles ».

On redoutait, évidemment, en Angleterre, le clergé et la noblesse, qui pouvaient, grâce à leur prestige, maintenir les anciennes idées.

Murray ne se rendit pas à toutes les exigences de la Métropole. Bien plus, il permit aux Canadiens de tenir « une chambre d’Assemblée de la nation, pour y traiter de leurs affaires et surtout de celles de la Religion et faire toutes les représentations nécessaires pour la conservation des privilèges qui leur ont été accordés jusqu’à présent, et qui pourraient leur être accordés par la suite, sous le Bon plaisir de leur Souverain Le Roy, de la Grande Bretagne ».

Cette assemblée, pour le district de Québec, eut lieu le 26 mai 1765, et pour le district de Montréal le 21 février 1766 25.

Ces faveurs accordées à nos pères eurent pour effet d’indisposer contre le gouverneur non seulement les marchands anglais et juifs qui se trouvaient au pays, mais encore les marchands canadiens-français, dont la bonne foi fut évidemment surprise, ainsi qu’il est facile de le voir dans les pièces que nous signalons.

En dépit des attaques dont il avait été l’objet, Murray était allé encore plus loin sous le rapport des concessions à l’égard des pauvres Canadiens. Afin de les soustraire aux injustices dont ils étaient menacés par les juges anglais, il établit une cour spéciale qui porta le nom de Cour des Plaidoyers communs.

L’établissement de cette cour et la nomination des jurés de langue française déplurent encore aux Anglais et aux Juifs 26. Ils répandirent les plus noires calomnies contre le gouverneur. Celui-ci crut bon d’expliquer à Londres le but qu’il s’était proposé en établissant cette cour. « Elle est établie, écrivait-il, seulement pour les Canadiens ; ne pas admettre une cour semblable jusqu’à ce qu’on puisse supposer qu’ils se soient familiarisés suffisamment avec nos lois et nos méthodes concernant l’administration de la justice de nos cours, équivaudrait à lancer un navire sur la mer sans boussole. Et vraiment la situation des premiers serait encore plus cruelle car le navire pourrait se sauver, la chance le pousserait peut-être dans quelque port hospitalier, tandis que les pauvres Canadiens ne pourraient éviter ni les artifices des trompeurs, ni la voracité de certains particuliers – ils doivent être protégés contre de tels abus durant les premiers mois de leur ignorance, abus qui auraient pour résultat d’inspirer aux Canadiens de la méfiance et du dégoût à l’égard de notre gouvernement et de nos lois. »

Plus loin, il ajoutait : « Comme il n’y a que deux cents sujets protestants dans la Province, dont la plus grande partie est composée de soldats licenciés, de petite fortune et de peu de capacité, il est considéré injuste d’empêcher les nouveaux sujets catholiques romains de faire partie des jurys, car une telle exclusion constituerait les dits deux cents protestants juges perpétuels de la vie et des biens non seulement des quatre-vingt mille nouveaux sujets, mais de tous les militaires dans cette province ; de plus si les Canadiens ne doivent pas être admis à faire partie des jurys, beaucoup émigreront. Cette organisation n’est rien autre chose qu’un expédient temporaire pour laisser les choses dans leur état actuel jusqu’à ce que soit connu le plaisir de Sa Majesté sur ce point critique et difficile. »

Les fanatiques de Québec et encore ceux de Montréal supportaient difficilement cet état de choses. Ils voulurent l’enrayer car les Canadiens leur échappaient et avec eux leurs biens ardemment convoités. Ils firent entendre de nouvelles plaintes à Londres afin, disaient-ils, de faire cesser les prétendus abus introduits par le gouverneur.

Ils réclamèrent entr’autres réformes la mise en force du décret 3ième Jacques Ier Chap. T. Paragraphe I... qui ordonnait d’expulser des fonctions publiques les catholiques qui ne prêteraient pas le serment du Test.

« Aucun papiste 27, reconnu non-conformiste 28, ne pourra remplir la charge de conseiller, de greffier, d’avocat ou de procureur dans les questions du droit coutumier ou n’agira en qualité d’avocat ou de procureur dans celles relevant du droit civil ; qu’il ne pourra non plus pratiquer la physique, ni devenir apothicaire, ni juge, ni fonctionnaire, ni greffier d’aucune cour, ni registraire ou secrétaire du conseil municipal, ni fonctionnaire ou officier d’aucune cour... ne remplira ni les devoirs ni les fonctions de capitaine, de lieutenant, de sergent, de caporal, de porte-étendards de compagnies de soldats, ou de capitaine, de maître d’équipage, de gouverneur, ni aucune charge sur un navire, dans un château ou dans une forteresse ; qu’il sera absolument exclu des charges ci-dessus et que toute personne enfreignant ce décret sera passible d’une amende de cent livres, dont une moitié ira au roi et l’autre à la personne qui aura intenté la poursuite. Nous croyons donc que l’admission parmi les jurés, de personnes appartenant à la religion romaine et qui reconnaissent l’autorité, la suprématie et la juridiction de l’Église de Rome, constitue une violation manifeste de nos lois et de nos libertés les plus sacrées, conduit à la destruction de la religion protestante, et menace le pouvoir, l’autorité et les droits de Sa Majesté dans la province où nous vivons 29... »

Murray connaissait trop ses compatriotes pour se laisser ébranler par leurs calomnies. Il n’en continua pas moins à protéger les Canadiens. Ses correspondances qu’il adressait à la cour nous montrent toute la sympathie qu’il leur témoignait. On ne peut lire sans admiration cette lettre dans laquelle il ajoutait : « Peu, très peu suffira pour contenter les nouveaux sujets (les Canadiens), mais rien ne pourra satisfaire les fanatiques déréglés qui font le commerce hormis l’expulsion des Canadiens qui constituent la race la plus brave et la meilleure du globe peut-être, et qui, encouragés par quelques privilèges que les lois anglaises refusent aux catholiques romains en Angleterre, ne manqueraient pas de vaincre leur antipathie nationale à l’égard de leurs conquérants et deviendraient les sujets les plus fidèles et les plus utiles de cet empire américain. Je me flatte qu’il y aura moyen de trouver un remède dans les lois pour améliorer le sort de ce peuple et je suis convaincu que le sentiment populaire en Angleterre approuverait l’adoption d’une telle mesure et que le bon cœur du roi pourrait sans crainte suivre ses inclinations à cette fin. J’ai l’espoir aussi que mon royal maître approuvera la décision unanime de Son Conseil, d’établir des cours de justice, sans quoi il n’eut pas été possible d’empêcher un grand nombre de Canadiens d’émigrer ; en outre, je suis convaincu que, si ceux-ci ne sont pas admis à faire partie des jurés et s’il ne leur est pas accordé des juges et des avocats comprenant leur langue, Sa Majesté perdra la plus grande partie de cette population 30. »

Cependant les représentations du gouverneur, les requêtes des Canadiens, ne produisirent pas l’effet qu’on aurait pu en attendre. Les Anglais de Québec eurent gain de cause à la cour de Londres ; les Canadiens furent éloignés des fonctions publiques, et la noblesse qui eût pu rendre de bons services fut regardée comme suspecte. Ceux de ses membres qui auraient pu être utiles à leur pays furent obligés de refuser les charges qu’ils ne pouvaient accepter sans trahir leur foi. C’est ce qui faisait dire à Murray que pour établir le gouvernement civil : « Il a fallu choisir les magistrats et prendre les jurés parmi quatre cent-cinquante commerçants, artisans et fermiers, méprisables principalement par leur ignorance. » Le juge qui fut donné aux Canadiens avait lui-même payé une dette envers dame Justice. Il sortit de prison pour s’asseoir sur le banc.

Murray ajoutait en parlant de ces employés civils : « Ils haïssent la noblesse canadienne à cause de sa naissance, et parce qu’elle a des titres à leur respect ; ils détestent les autres habitants parce qu’ils les voient soustraits à l’oppression dont ils les ont menacés. »

La sympathie du gouverneur pour les Canadiens finit par exaspérer leurs ennemis. Ils rédigèrent une nouvelle liste de leurs prétendus griefs qu’ils firent signer par les marchands de Londres et quelques Canadiens de Québec 31 et l’envoyèrent à la cour.

Murray fut obligé de quitter le Canada. L’ordre lui fut signifié de St-James par Conwan, le 1er avril 1766. Il s’embarqua le 28 juin. Irving gouverna le pays en attendant Carleton.

Le départ de Murray provoqua des regrets universels chez les Canadiens. Ils ne purent supporter cette victoire de l’élément fanatique sans faire entendre leurs plaintes jusqu’au pied du trône. Déjà les seigneurs du district de Montréal, au commencement de ces luttes, s’étaient empressés de remercier le roi et de lui exprimer toute la reconnaissance qu’ils lui devaient pour leur avoir donné un gouverneur aussi bien doué que le général Murray. Cette adresse fut signée par les principaux membres de la noblesse.

Cette fois ceux du district de Québec signèrent l’adresse suivante : « Les Seigneurs dans le District de Québec, disent-ils, tant en leurs noms que pour tous les habitants leurs Tenanciers, pénétrés de douleur du départ de Son Excellence l’honorable Jacques Murray, qu’ils ont depuis la conquête de cette Province chéri et respecté plus encore à cause de ses qualités personnelles que comme leur Gouverneur, se croiraient indignes de vivre s’ils ne s’efforçaient de faire connaître à Votre Majesté, leur Souverain Seigneur, et à toute l’Angleterre, les Obligations qu’ils lui ont, qu’ils n’oublieront jamais et les regrets sincères qu’ils ont de son départ..... »

Ils continuent en rendant hommage à l’indulgence que Murray a exercée à l’égard des Canadiens, à sa générosité et à celle de ses officiers qui, disent-ils, « par les aumônes qu’ils ont répandues, ont tiré les peuples de la misère dans laquelle les malheurs de la Guerre les avaient plongés...

« Il nous a par son affabilité contraints de l’aimer ; il établit dans son Gouvernement un Conseil Militaire, composé des Officiers Équitables qui, sans prévention et sans Émoluments, ont jugé ou plutôt accommodé les parties processives : point d’Exemples d’aucun appel de leur jugement !...

« Nous avons joui jusqu’à l’époque du Gouvernement Civil d’une Tranquillité qui nous faisait presque oublier notre ancienne Patrie. Soumis à ses sages jugements et Ordonnances nous étions heureux... nous regretterons longtemps la douceur de ce Gouvernement.

« Nos Espérances ont été détruites par l’Établissement du Gouvernement Civil... alors nous vîmes naître avec lui le trouble et la confusion...

« Une cabale de gens venus tant à la suite de l’armée que comme commis et chargés d’affaires, des négociants de Londres ne méritant aucune préférence, tant par leur conduite que par leur défaut d’Éducation et méprisables par eux-mêmes, piqués de la justice qui leur a à cet égard été rendue ont entraîné avec eux quelques-uns de nos compatriotes, dont plusieurs avaient avec eux la plus parfaite ressemblance ; d’autres sans y faire réflexion ont donné leurs suffrages et signé des calomnies les plus noires dans une langue qu’ils ne connaissaient pas ; il en fut même entre les derniers qui ont avoué qu’ils avaient été surpris, et les Gens d’honneur n’ont cessé de désavouer de tels procédés détestables...

... « La plupart des nouveaux sujets qui ont augmenté la Cabale et dont on fait valoir la signature sont des Gens sans Naissance, sans Éducation, incapables des sentiments délicats, des soldats congédiés de la Troupe Française, des Barbiers, des domestiques, des Enfants même, dont plusieurs pour être devenus Marchands, se sont rendus les Esclaves de leurs créanciers, des Juifs même qui accoutumés à respecter les citoyens dans les autres parties du monde, où ils sont supportés, n’ont pas hésité dans cette Province, à s’élever au-dessus des nouveaux sujets du Roy... ainsi que leurs adhérents ont ruiné et réduit à la dernière misère ceux qui se sont attachés à eux, digne récompense de leur orgueil et de leur faiblesse.

« Nous nous adressons à Votre Majesté comme Père d’un nouveau peuple et comme protecteur des droits qu’elle a voulu nous accorder, nous lui faisons part de nos peines et des Regrets que nous ne pouvons refuser à Mons. Murray.

« Nous la supplions, si elle veut bien jeter les yeux sur nous, de le rendre à nos vœux, de le conserver Gouverneur en chef de cette Province, que sa Valeur lui a conservé, et dont sa générosité et sa Douceur lui ont attaché les peuples et de nous le renvoyer. Nous osons espérer cette grâce de Votre Majesté qu’elle voudra bien faire attention à nos représentations, les protéger et nous en faire parvenir une réponse favorable en faisant triompher la vérité ; nous ne cesserons d’offrir des vœux au ciel pour la santé de votre Majesté et de la famille Royalle.

(Ont signé) : « La Naudière, J. Duchesnay, F.-J. Cugnet, Rigauville, de Vincelotte, Jacques Couillard (Després), Louis Dupuis (Couillard), Luc de la Corne, Michel Blais, Couillard, Couillard, J. Roy, L. Duchesnay, de Gaspé, de Lachevrotière, J. Couillard, Aubert de Gaspé, Augustin (de Chavigny), A. Hamelin, Gastineau, (Damours) de Plaine 32.

Cette requête ne fut pas écoutée, mais elle montre que les membres de la noblesse canadienne, malgré leur soumission à l’autorité constituée, ressentaient vivement les injustices dont ils étaient les victimes.

 

 

 

 

 

 

 

 

LA NOBLESSE CANADIENNE SOUS

CARLETON

 

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C H A P I T R E   V I

 

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Le successeur de Murray au gouvernement de Québec, Lord Guy Carleton, suivit la conduite de son prédécesseur. Dans une lettre en date du 24 décembre 1767, adressée à Lord Shelburne, il expliquait, de la manière suivante, les perturbations survenues dans le pays par l’introduction des lois anglaises. « Pour comprendre la situation du peuple de cette province en ce qui concerne les lois et l’administration de la justice, de même les sentiments qui doivent l’animer dans sa situation présente, il ne faut pas perdre de vue que le peuple canadien ne se compose pas de Bretons émigrés et qui ont apporté les lois d’Angleterre avec eux, mais d’habitants occupant une colonie établie depuis longtemps, que les armes de Sa Majesté ont forcés de se soumettre à sa puissance, à certaines conditions. Il faut tenir compte aussi que leurs lois et leurs coutumes étaient radicalement différentes des lois et des coutumes d’Angleterre, mais qu’elles étaient, comme ces dernières, basées sur le droit naturel et l’équité ; que leurs honneurs, leurs propriétés et leurs revenus ainsi que les impôts du roi dépendaient en grande partie de ces lois et coutumes en vertu desquelles le roi possédait un droit de mutation au lieu de redevances sur les terres qui changeaient de propriétaires par suite de vente, sauf dans quelques cas particuliers ; en outre elles accordaient au seigneur des droits et des redevances qui représentaient sa principale source de revenus et l’obligeait de concéder ses terres moyennant une rente peu élevée.

« Ce système de lois maintenait dans la colonie la subordination entre les diverses classes sociales, à partir du rang le plus élevé jusqu’au plus humble ; cet esprit de subordination a maintenu au milieu d’eux l’harmonie dont ils ont joui jusqu’à notre arrivée et conservé au gouvernement souverain l’obéissance d’une province très éloignée. Toute cette organisation, en une heure, nous l’avons renversée par l’ordonnance du dix-sept septembre mil sept cent soixante-quatre, et des lois inconnues qui n’ont pas été publiées et qui étaient contraires au tempérament des Canadiens, à la situation de la colonie et aux intérêts de la Grande-Bretagne, furent introduites à la place. Si je ne me trompe, aucun conquérant n’a eu recours dans le passé à des procédés aussi sévères, même lorsque des populations se sont rendues à discrétion et soumises à la volonté du vainqueur sans les garanties de la capitulation. »

« Jusqu’à quel point ce changement de lois, qui prive un si grand nombre de leurs honneurs, de leurs privilèges, de leurs revenus et de leurs propriétés, fut conforme à la capitulation de Montréal et au traité de Paris ; jusqu’à quel point cette ordonnance affectant la vie, la sûreté corporelle, la liberté et la propriété du sujet est compatible avec le pouvoir qu’il a plu à Sa Majesté d’accorder au gouverneur et au Conseil ; et jusqu’à quel point cette ordonnance qui déclare d’une façon sommaire que la cour suprême de la judicature décidera dans toutes les causes civiles et criminelles en vertu des lois qui n’ont pas été publiées et qui sont inconnues au peuple, est conforme aux droits naturels ? Je soumets humblement la question à Votre Majesté, mais il est certain que ces lois ne peuvent être longtemps maintenues en vigueur sans causer une confusion et un profond mécontentement chez tous..... »

Le gouverneur ne néglige pas d’appuyer sa lettre de remarques fort judicieuses et de preuves convaincantes avec lesquelles il démontre que, fort souvent, les lois anglaises se trouvent en conflits avec lois françaises. Le peuple, dit-il, continue à se servir de ces dernières « bien qu’elles ne soient ni reconnues ni autorisées par la cour suprême où la plupart de ces transactions seraient déclarées invalides ». Peu de gens, dit-il encore, sont en état de supporter les dépenses et les délais occasionnés par un procès. « Il s’ensuit que le peuple est privé des avantages des cours de justice du roi qui, au lieu d’être secourables à celui qui y a recours, sont devenues pour lui un sujet d’oppression et de ruine..... Il y aurait beaucoup à dire aussi au sujet de ceux qui sont chargés de l’administration de la justice dans les cours inférieures ; très peu ont reçu l’éducation que requiert l’exercice de leurs fonctions et tous ne possèdent pas cet esprit de modération, d’impartialité et de désintéressement qu’ils devraient avoir.... Pour administrer la justice de façon expéditive et facile, il faudrait dans chaque ville de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières, un juge domicilié qui siégerait au moins une fois par mois et auquel serait adjoint un Canadien 33...

Le zèle de Carleton, pour défendre les nouveaux sujets du roi d’Angleterre contre les empiétements des anciens, ne se borna pas simplement aux lois.

Le gouverneur avait compris que le moyen d’attacher les Canadiens à la Couronne Britannique était d’admettre aux charges publiques ceux qu’il croyait aptes à les bien remplir. Il s’appliqua dans ses nombreuses correspondances à détruire ce préjugé si contraire aux règles les plus élémentaires du bon sens que les catholiques devaient être regardés comme suspects à cause de leur religion. Ce fut pour appuyer une cause si juste, qu’en 1787 il adressa la liste des nobles qui résidaient encore au pays. Il la fit accompagner d’une longue lettre tout à l’avantage de ses administrés.

« Les nouveaux sujets, disait-il, pourraient envoyer sur le champ de bataille environ dix-huit mille hommes en état de porter les armes et dont plus de la moitié a déjà fait le service avec autant de valeur et plus de zèle et de connaissances militaires de l’Amérique que les soldats réguliers de France, leurs alliés.

« Comme le commun se laissera grandement influencer par les seigneurs, je vous envoie sous ce pli un rapport de la noblesse du Canada, lequel indique d’une manière assez exacte l’âge, le rang et la demeure actuelle des personnes, ainsi que les natifs de France, qui, pour avoir servi dans les troupes de la colonie au commencement de leur carrière, ont acquis la connaissance du pays et des gens et une influence égale à celle des indigènes (les Canadiens) du même rang. On verra par là qu’il y a en France et dans l’armée française environ cent officiers qui pourront être envoyés, en cas d’une guerre, dans un pays qu’ils connaissent parfaitement pour y soulever, avec l’aide des soldats, une population habituée à leur accorder une obéissance aveugle. Le rapport indique en outre qu’il ne reste pas au Canada plus de soixante-dix de ceux qui ont servi dans l’armée française et pas un n’est encouragé par suite de quelque motif quelconque à supporter son gouvernement et son autorité. Tous ont perdu leurs emplois au moins en devenant ses sujets ; et, comme ils ne sont liés par aucune place de confiance ou emploi profitable, nous nous abuserions en supposant qu’ils se dévoueront à défendre un peuple qui les a privés de leurs honneurs, privilèges, profits et lois pour mettre à leur place beaucoup de dépenses, de chicanerie, et de confusion, sans compter un déluge de lois nouvelles inconnues et inéditées. C’est pourquoi toutes choses considérées et aussi longtemps que les affaires resteront dans leur présent état, le plus que nous pouvons attendre des gentilshommes qui demeurent dans la province, c’est une neutralité passive dans toutes les occasions ainsi qu’une soumission respectueuse au gouvernement et de la déférence pour les commissions du roi en quelques mains qu’elles soient confiées..... »

Le 24 septembre 1767, en appuyant la pétition de M. de Léry qui s’adressait à Lord Shelburne pour demander un emploi, Carleton disait encore :

« En justice pour ce monsieur je dois dire que j’ai de grandes raisons d’être satisfait de sa conduite depuis mon arrivée dans cette province. Je le crois apte à remplir différentes charges et je suis convaincu que, quel que soit le prince qu’il s’engage à servir, il fera son devoir avec ce zèle et cette fidélité qui distingue toujours l’homme d’honneur. De plus, s’il plaît à Sa Majesté d’accorder sa pétition, ce sera pour les gentilshommes du Canada la preuve qu’ils ne seront à jamais exclus du service de leur souverain actuel.

« J’ai cherché à détruire cette opinion, car je suis entièrement convaincu qu’il est avantageux pour les intérêts britanniques sur ce continent d’employer les Canadiens. Ce doit être, j’imagine, à la suite d’une pensée de cette sorte que plusieurs jeunes gentilshommes, – malgré que leurs parents demeurent dans ce pays et ont des fortunes dont ils devront hériter, ont pris du service dans l’armée française – en effet Votre Seigneurie pourra constater par le rapport ci-joint que les trois premiers sont les héritiers des trois meilleures et plus riches familles de la province.

« Si Sa Majesté croit à propos de lever un régiment Canadien, ces gentilshommes seront certainement prêts à faire le service lorsque leur devoir et leur intérêt l’exigeront. En attendant l’adoption de ce plan, le fait de placer quelques jeunes gentilshommes dans les bataillons américains les empêcherait de tourner les yeux vers la France, qui cherche sans doute à se ménager des intérêts ici pour les évènements futurs 34. »

Comme on le voit, les nobles Canadiens avaient été éloignés des fonctions publiques depuis 1763. Il fallut de nombreuses démarches pour améliorer leur sort. Carleton ne laissait passer aucune occasion sans démontrer que l’intérêt de la métropole était de les admettre aux fonctions lucratives.

« Lorsque je considère, écrivait-il, le 20 octobre 1768, à Lord Hillsborough, que les affections de ce peuple se portent naturellement vers la France et que, sans faire mention des honoraires des fonctionnaires et des vexations de la loi, nous n’avons rien fait pour gagner un homme dans la province en faisant consister son intérêt à demeurer sujet du roi ; lorsque je tiens compte qu’une révolution favoriserait grandement les intérêts de plusieurs, j’avoue que le fait de n’avoir pas découvert de correspondance échangée en vue de trahison ne m’a pas paru une preuve suffisante qu’il ne se machinait pas quelque chose ; mais je suis porté â croire que si un tel message a été expédié, bien peu ont été mis au courant de ce secret.....

« Quoi qu’il en soit, lorsque cette nouvelle est arrivée en France le printemps dernier, presque tous les gentilshommes dans la province se sont adressés à moi et m’ont demandé leur admission dans le service du roi ; ils m’assuraient en même temps qu’ils profiteraient de toutes les occasions pour témoigner de leur zèle et de leur reconnaissance en retour d’une si grande marque de bienveillance et de tendresse donnée non seulement à eux mais à leur postérité.

« En outre, lorsque je considère que la domination du roi n’est maintenue ici que par quelques troupes qui n’ont aucun endroit sûr pour leur magasin, pour leurs armes et pour elles-mêmes, et qui se trouvent nécessairement dispersées au milieu d’une nombreuse population militaire, dont les gentilshommes sont des officiers expérimentés et pauvres, qui ne peuvent espérer que ni eux ni leurs descendants seront admis dans le service de leur souverain actuel, je ne puis douter que la France, aussitôt qu’elle sera décidée à commencer la guerre, fasse un effort pour recouvrer le Canada, ne serait-ce qu’en vue d’opérer une diversion ; car une telle tentative, si elle devait échouer, ne pourrait avoir de sérieuses conséquences, tandis qu’elle produirait d’excellents résultats si elle réussissait. »

Dans une lettre, du 20 janvier 1768, adressée à Lord Shelburne après avoir réaffirmé le vif désir qu’il a de voir le rétablissement des lois françaises, il ajoute les remarques suivantes au sujet des emplois publics qui pourraient être accordés aux Canadiens afin de lier ces derniers à l’Angleterre.

« Outre ces questions de justice, aussi longtemps que les Canadiens seront exclus de toutes les places de confiance auxquelles sont attachés des revenus, ils ne pourront oublier qu’ils ne sont plus sous la domination de leur souverain naturel. Bien qu’une telle exclusion n’affecte qu’un petit nombre, elle n’en atteint pas moins les susceptibilités de tous dont les sentiments nationaux ne peuvent être insensibles à l’exclusion de quelques-uns des leurs. L’élévation au rang de conseillers de trois ou quatre Canadiens en vue, dont les fonctions consisteraient à peu près à l’honneur de porter ce titre, bien que dans certaines occasions ils pourraient se rendre utiles, et l’organisation de quelques compagnies canadiennes d’infanterie commandées par des officiers judicieusement choisis, avec la concession de trois ou quatre emplois sans importance dans l’administration civile, produiraient un grand changement dans l’opinion de la population. On réussirait au moins à diviser les Canadiens, et, dans le cas d’une guerre avec la France, nous en aurions un certain nombre pour nous qui stimuleraient le zèle des troupes nationales du roi. En outre, les gentilshommes auraient raison d’espérer que leurs enfants, sans avoir reçu leur éducation en France et sans faire partie du service français, n’en pourraient pas moins supporter leurs familles en servant le roi leur maître, et en exerçant des charges qui les empêcheraient de descendre au niveau du bas peuple par suite des divisions et des subdivisions des terres à chaque génération 35... »

Tout intéressée que paraît cette lettre, comme les précédentes, elle montre la position critique faite aux Canadiens durant les premières années du régime anglais. Elle fait voir de plus que les mesures de justice préconisées par les deux premiers gouverneurs du Canada allaient bientôt être adoptées.

Le 10 juillet 1769, les Lords Commissaires du Commerce et des Plantations, dans un long rapport adressé aux membres du Conseil privé du Roi, de Whitehall, faisaient l’historique de l’administration des affaires civiles de la colonie :

« Le huit septembre 1760, le Canada, avec ses dépendances, fut livré à Sa Majesté par une capitulation stipulant que les habitants laïques et ecclésiastiques deviendront sujets de la couronne de la Grande-Bretagne avec la réserve du libre exercice de leur religion et la possession entière de leurs biens de toute description.

« Le dix février 1763, le traité de paix fut signé à Paris ; par le quatrième article... Sa Majesté consent à accorder de pratiquer la religion catholique aux habitants du Canada et à donner « en Conséquence des Ordres les plus précis et les plus effectifs pour que ses Nouveaux Sujets Catholiques Romains puissent professer le Culte de leur religion selon les rites de l’Église Romaine, en tant que le permettent les Lois de la Grande-Bretagne ».

« Au mois d’octobre 1763, il plut à Sa Majesté, par lettres patentes,... de nommer l’hon. James Murray, écr., gouverneur de cette colonie... il avait le pouvoir et autorité :

« 1o d’établir, pour l’aider dans l’administration du gouvernement, un conseil composé de douze membres, dont huit devaient être choisis parmi les habitants les plus en vue, possédant des biens dans la province, et les autres parmi les officiers du gouvernement ;

« 2o d’ordonner et de convoquer de l’avis et du consentement du dit Conseil, aussitôt que la situation et les circonstances de la province le permettraient, une Assemblée générale des francs-tenanciers...

« 3o de prêter lui-même et de faire prêter à chacun des membres desdits Conseil et Assemblée le serment indiqué dans l’acte du premier parlement de George Ier ; de souscrire lui-même et de leur faire souscrire la déclaration contre la transsubstantiation indiquée dans le statut XXVième de Charles II ; et il était ordonné qu’aucun membre, bien qu’ayant été élu, ne siégeât à l’Assemblée avant d’avoir prêté ce serment et souscrit cette déclaration... Mais l’exercice et la mise en vigueur de ce pouvoir législatif furent rendus impraticables par une clause de la commission insérée sans avoir suffisamment tenu compte de l’état de la colonie, qui renfermait cette restriction... (relative au serment du Test).

« Il s’ensuivit, continue le rapport, que les pouvoirs du gouvernement furent laissés uniquement au gouverneur et au Conseil dont l’autorité, ne s’étendant pas aux cas susceptibles d’affecter la vie, la sûreté corporelle et la liberté du sujet et ne permettant pas d’imposer des droits et des taxes, se trouvait impuissante à établir les règlements que requérait la situation de la colonie... De telles omissions et de telles défectuosités démontrent suffisamment la nécessité d’un pouvoir législatif complet...

« Le 7 septembre 1764, le gouverneur et le Conseil rendirent une ordonnance pour établir et organiser les cours de justice... »

Les lois anglaises furent substituées aux lois françaises... « Les nouveaux sujets, qui étaient empêchés de remplir la charge de jurés et de plaider leurs propres causes, se trouvaient naturellement dans l’obligation de confier celles-ci à des hommes étrangers à leur langue et à leurs coutumes et qui, à la plus absolue ignorance, joignaient la plus grossière rapacité. Il n’est pas surprenant que des institutions si incompatibles avec les droits civils des Canadiens et si oppressives dans leurs procédés aient inspiré ce dégoût si fortement mais toutefois si respectueusement exprimé par l’humble adresse transmise à ce sujet à Sa Majesté ; d’autant que, par ces remarques des membres du jury d’accusation qui furent choisis lors d’une session trimestrielle, leur religion est représentée comme illégale et eux-mêmes considérés non seulement comme des proscrits, mais comme inaptes à remplir aucune charge ordinaire au sein de la société et sujets aux punitions et aux peines encourues par tous les papistes non-conformistes de ce royaume. Et ce même jury d’accusation réclamait le droit de constituer le seul corps représentatif de la colonie et d’être consulté au sujet de toutes les mesures concernant le gouvernement 36. »

Les nobles Lords ajoutent que les représentations du gouvernement de Sa Majesté, à ce sujet, transmises au secrétaire d’État, sont tellement complètes et explicites, et démontrent si clairement le danger qui menace la colonie comme aussi la nécessité de prendre immédiatement des mesures pour donner satisfaction aux nouveaux sujets, qu’il leur semble inutile d’y ajouter leurs observations personnelles.

Il serait nécessaire, disent-ils encore, d’admettre un certain nombre de Canadiens au Conseil, à la Chambre, dans les cours de justice et d’autres charges du gouvernement en les dispensant de l’obligation de souscrire à la déclaration contre la transsubstantiation... Ils proposent que le Conseil soit formé de quinze membres au lieu de douze, dont cinq catholiques romains, qui seront dispensés de prêter le serment du Test.

Ce projet n’était pas encore la liberté pleine et entière mais un acheminement vers une plus grande liberté. Peu à peu les mesures suggérées par Carleton furent adoptées. Le serment du Test une fois aboli, les Canadiens, surtout les nobles, purent reprendre l’influence qu’ils étaient en train de perdre à jamais 37.

Ces documents inédits peuvent paraître un peu longs, mais ils jettent une lumière nouvelle sur les premières années de la domination anglaise et expliquent les raisons qui ont porté les nobles à s’abstenir de participer aux affaires publiques.

Telle fut la situation de la noblesse canadienne que des historiens sincères, sans doute, mais mal informés, ont accusée si injustement.

 

 

 

 

 

 

 

 

ACCUSATIONS ERRONÉES PORTÉES CONTRE LA NOBLESSE CANADIENNE

 

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C H A P I T R E   V I I

 

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Les pages que le lecteur vient de parcourir font ressortir le rôle joué par les membres de la noblesse canadienne durant les premières années du nouveau régime. Les documents cités plus haut, les requêtes, les pétitions qu’ils adressèrent au roi dans plusieurs circonstances montrent que ces hommes, loin de se désintéresser des affaires publiques, firent tout en leur pouvoir pour défendre leurs intérêts, ceux de tous les Canadiens, conserver les libertés qui leur avaient été octroyées par les traités, et, tout cela, en dépit de la clique d’Anglais et de Juifs qui se trouvaient alors dans la colonie – trois cents tout au plus – qui voulaient se constituer les maîtres de plus de 60,000 hommes et les tenir dans le plus vil esclavage.

M. Sulte, à la suite de M. l’abbé Daniel, a cru que nos gentilshommes, dès 1760, se divisèrent en deux groupes distincts : celui de l’action et celui de l’abstention. C’est une erreur comme il est facile de le constater par ce qui a été dit plus haut. Nos gentilshommes par la force des choses, à cause du fameux serment du Test, furent obligés de s’éloigner des fonctions publiques après 1763. L’érudit historien serait bien en peine de nommer ceux d’entre eux qui, dans ces conditions, auraient accepté des charges par l’apostasie ? Il n’y eut pas de défections parmi les membres de la noblesse canadienne.

Nous citons M. Sulte : « Le jour qui suivit la conquête, mis en présence d’une situation nouvelle, les Canadiens se retirèrent instinctivement sur leurs terres. Deux classes pouvaient servir d’intermédiaires entre le peuple et le pouvoir : les seigneurs et le clergé. La plupart des seigneurs qui n’étaient pas retournés en France, se voyant regardés comme suspects par les autorités, n’eurent pas le courage d’adopter une ligne de conduite définie ; les uns s’effacèrent d’eux-mêmes ; d’autres allèrent aux Anglais pour se mettre à leurs ordres. Un tout petit nombre comprit son devoir, sans toutefois briller comme ils le pouvaient dans de pareilles circonstances. La froideur des Anglais était alors de la gêne plutôt que de l’éloignement. Il eut fallu prendre vis-à-vis d’eux une attitude résolue et se montrer nettement ami de la concorde et de l’État. Ami de la concorde en s’interposant entre les deux races ; ami de l’État en faisant sentir que, se reposant sur la foi des traités, le Canadien voulait participer, sous le nouveau régime, à l’administration de son propre pays et cette part de l’œuvre commune ne lui eût pas été refusée si, au lieu de se renfermer dans une dignité vide et sans raison, chaque seigneur se fût prêté à la tâche que son rang, sa naissance lui imposaient. Cette noblesse paraît avoir été médiocrement douée sous le rapport de l’énergie et du patriotisme : elle n’a pas été capable de conserver ses terres ; elle a laissé passer par-dessus elle, et sur toute la ligne, les enfants du peuple. Ceux de ses membres qui n’ont pas suivi la pente de la décadence, les exceptions, M. de Lotbinière, par exemple, figurent au milieu des talents sortis de la foule, comme pour prouver la règle générale dont nous parlons. La noblesse, après la conquête, perdit les vertus et le nom qu’elle eût pu conserver. Nous ne dirons rien du goût du travail qu’elle n’avait jamais connu et qu’elle ne chercha même pas à acquérir. L’inexorable loi de la préservation personnelle ne s’imposa ni à sa paresse, ni à son honneur. Si, à cette époque, nous eussions eu quelques personnages de cette classe auprès des hommes justes et honnêtes qui se trouvaient à la tête des affaires, il est probable que l’on n’eût pas assisté plus tard au spectacle d’une coterie anglaise, infime, dirigeant tout à sa guise et se faisant seule à écouter des ministres 38... »

Nous pardonnons volontiers, au savant historien qu’est M. Sulte, cette appréciation qu’il a faite de la noblesse canadienne. Lorsqu’il écrivait ces lignes, les documents qui touchent à ces temps déjà loin n’étaient pas encore publiés. De nos jours, grâce à nos archives mieux connues, il est possible de rectifier ce jugement et de se rendre compte que nos gentilshommes furent non seulement les vrais fondateurs de la Nouvelle-France mais encore ses plus dévoués défenseurs.

M. l’abbé Daniel, écrivant la notice biographique de M. Charles-Louis-Roch de St-Ours, disait qu’à son entrée dans la vie civile, deux partis se présentaient devant lui : celui de l’abstention et celui de l’action. Comme le font aujourd’hui en France, quelques partisans de l’ancien régime, il pouvait se tenir à l’écart et rester étranger aux affaires. Mieux inspiré, il crut qu’il servirait davantage son pays en se ralliant au nouveau gouvernement ; il s’y rallia franchement. Il n’eut pas à se repentir 39. »

Est-ce ce passage de M. l’abbé Daniel qui a inspiré à M. Sulte une partie des lignes reproduites plus haut ? Peut-être. Dans tous les cas toutes flatteuses qu’elles soient pour M. Charles de Saint-Ours, elles ont le tort d’être en contradiction avec les pièces nombreuses qui nous ont été conservées de ces temps éloignés. Et nous devons ajouter qu’au temps où M. Charles de Saint-Ours entra dans la vie civile, le serment du Test ayant été rayé de nos lois, beaucoup de gentilshommes avaient déjà accepté des fonctions publiques. Bien avant M. Charles de Saint-Ours, M. Pierre-Roch son père, choisi d’abord en 1765 pour représenter le peuple, dès le 17 août 1775, avait fait partie du Conseil législatif. M. Charles de St-Ours n’eut donc, à son entrée dans la vie civile, qu’à suivre l’exemple de son père et celui de plusieurs autres gentilshommes canadiens, ses devanciers.

L’histoire est là pour détruire cette légende des partis d’action et d’abstention. Résumons ce que nous avons écrit jusqu’ici. Que firent les nobles de 1760 à 1763 ? Tout en conservant leurs titres ils attendirent que le traité de Faris vînt fixer le sort de la Nouvelle-France. Que pouvaient-ils faire autre chose ? Il est tout naturel de supposer que les Anglais vainqueurs les tenaient en suspicion. Il ne pouvait en être autrement. Pendant ces trois années le pays fut soumis à un gouvernement militaire et la justice confiée aux capitaines des paroisses ; nous l’avons dit déjà.

À Montréal, MM. de Couagne, Hervieux, frères, Guy, Gamelin, Mézières, Rhéaume, Le Compte-Dupré, Fonblanche, Bondy, Louis Prud’homme furent choisis par le gouverneur Gage lui-même 40.

À la fin de son administration, Gage fit connaître à ces messieurs, dans les termes les plus flatteurs, combien il était satisfait de leurs services.

Sur la rive sud du Saint-Laurent, à Montmagny, M. André Alliés remplit les mêmes fonctions de juge.

Pendant ce temps-là, les nobles ne perdaient pas leur temps. Que de ruines amoncelées sur la terre canadienne ! Les manoirs pour la plupart, dans le bas du fleuve surtout, avaient été détruits, les moulins banaux, quelques églises, beaucoup de maisons des censitaires rasés. Tout était à relever ; la besogne ne manquait pas. Les travaux des champs, négligés depuis tant d’années, furent repris afin d’éviter une nouvelle famine.

Telle fut la situation générale des Canadiens et des nobles durant les trois années qui suivirent la prise de la Nouvelle-France. Murray choisit encore parmi eux des juges et des jurés.

Mais, hélas ! les fanatiques qui résidaient à Québec jalousaient les nouveaux sujets du roi d’Angleterre. Ils convoitaient surtout les biens des vaincus. La Cour des Plaidoyers communs instituée par Murray, la nomination des juges et jurés canadiens les exaspérèrent. Il fallut établir un système de proscription. Le serment du Test vint enlever aux nobles l’espérance d’aspirer aux charges publiques. C’est pourquoi ils sacrifièrent ces honneurs et ces dignités plutôt que de trahir leur Dieu. Pourtant Carleton nous apprend que bon nombre d’entre eux auraient eu besoin de ces emplois pour soutenir leur rang. N’était-ce pas là une raison suffisante pour nos gentilshommes, comme pour les autres du reste, de vivre à l’écart et de s’éloigner des vainqueurs ?

Les gouverneurs Murray et Carleton nous ont laissé des lettres qui, tout en témoignant de leurs bonnes intentions à l’égard des nobles canadiens, prouvent que nous sommes dans la vérité.

Les Anglais de Québec – trois cents tout au plus – avaient juré la perte des Canadiens. Ils voulaient ni plus ni moins s’accaparer les fonctions publiques pour arriver à leur but ignoble. C’est un peu ce qui se passe de nos jours dans la Province sœur, où nos compatriotes, qui sont en minorité, malgré tous les appels faits à la Constitution, au bon sens, à la raison, ont à lutter contre le fanatisme des orangistes, pour conserver leur langue. À Québec, la minorité, en 1763, voulait avoir raison de la majorité.

On a reproché aux gentilshommes de n’avoir pas brillé comme ils auraient pu le faire.

Cette accusation, comme la précédente, est insoutenable. Les nobles n’ont jamais possédé la richesse. En 1762, Murray affirmait qu’ils étaient pauvres, exceptés, ajoutait-il, ceux qui ont exercé des commandements aux postes éloignés où ils ont ordinairement réalisé une fortune dans l’espace de trois ou quatre ans 41. La croix de Saint-Louis suffisait à peu près à mettre le comble à leur bonheur.

Qui supporta en grande partie les pertes des dernières guerres ? Les nobles. Que de fois le roi ne les mit-il pas à contribution ! Toujours ils étaient prêts à faire des sacrifices généreux pour l’honneur du nom français et le salut de la Patrie. Au signal des gouverneurs ils laissaient leurs foyers, leurs familles, pour se mettre sous les ordres des généraux français ; pendant ce temps-là leurs femmes et leurs enfants, avec mille peines, soutenaient les familles de leurs censitaires, lesquelles, privées de leurs chefs, se mouraient de misère et de faim.

Comment soutenir un nom, une dignité quand un pays est bouleversé, tout en ruines, et que le deuil est entré dans tous les foyers, les privant de leurs chefs et de leurs soutiens ?

Qui dira l’étendue des pertes encourues par les nobles et par toutes nos familles quand ils virent une partie de leurs biens s’engouffrer dans les banqueroutes des maisons de commerce de France ? Peut-on s’étonner après cela qu’un grand nombre n’aient jamais pu se relever ?

On a reproché à nos gentilshommes d’avoir perdu leurs terres.

Il est bon de se rappeler que si, à l’origine, les concessions seigneuriales étaient d’une certaine étendue, la Coutume de Paris, implantée au pays avec la féodalité, devait nécessairement amener la décadence de la noblesse canadienne.

La plupart des familles seigneuriales étaient riches en enfants. À chaque génération le fils aîné – de par la Coutume de Paris – héritait de la moitié du domaine principal ; les puînés se partageaient l’autre moitié. Il résulte de là, qu’après trois ou quatre générations, ces coseigneurs possédaient des domaines singulièrement amoindris. Carleton dans sa lettre à Shelburne, du 20 janvier 1768, se rendait compte de la situation de la noblesse canadienne, quand il conseillait d’élever au rang de conseillers, trois ou quatre Canadiens... et d’organiser quelques compagnies canadiennes d’infanterie commandées par des officiers judicieusement choisis avec la concession de trois ou quatre emplois sans importance dans l’administration civile... « On réussirait au moins à diviser les Canadiens, et, dans le cas d’une guerre avec la France, nous en aurions un certain nombre pour nous qui stimuleraient le zèle des troupes nationales du roi. Fn outre, les gentilshommes auraient raison d’espérer que leurs enfants, sans avoir reçu leur éducation en France, et sans faire partie du service français, n’en pourraient pas moins supporter leurs familles en servant le roi, leur maître, et en exerçant des charges qui les empocheraient de descendre au niveau du bas peuple par suite des divisions et des subdivisions des terres à chaque génération 42. »

À la cession les seigneurs retiraient bien peu de revenus de leurs domaines morcelés et encore en partie incultes. La seigneurie de la Rivière du Sud, dont nous avons écrit l’histoire, était divisée en vingt parts, celle de l’Islet-Saint-Jean n’avait déjà plus de domaine principal. La seigneurie de Saint-Ours, encore à la famille de ce nom, était divisée en quatre ou cinq parts, qui devaient retomber plus tard aux mains d’un seul. Le fief Cournoyer avait tout autant de coseigneurs.

Que rapportaient ces domaines ? Feu de revenus comparativement à leur étendue. C’est qu’ils étaient loin d’être défrichés. Trente ans après la cession, en 1790, la seigneurie de Saint-Ours donnait 1,325 livres de revenus annuels, soit $265.00, et 300 minots de blé. Il y avait alors peu de différence entre les revenus de la seigneurie de Saint-Ours et ceux de l’Assomption qui appartenait à la même famille. Le fief Cournoyer, en 1810, rapportait 1,456 livres, soit : $291.00.

On peut se faire une idée assez juste des revenus de nos seigneurs canadiens au temps de la conquête quand on sait que la seigneurie de la Rivière du Sud et son augmentation le fief Lespinay, qui appartenaient aux seigneurs Couillard, rapportaient en 1736, 568 minots de blé et 142 chapons ; on sait que ces domaines étaient les plus peuplés de toute la Nouvelle-France, si l’on excepte la seigneurie de Lauzon et les villes.

À la veille de la conquête, après la division de ces seigneuries, les coseigneurs vendirent leurs parts pour la somme moyenne de 500 livres ; $100.00. Ces domaines avaient une étendue de onze arpents chacun sur quatre lieues de profondeur. Et pourquoi cela ? Uniquement parce que les coseigneurs n’en retiraient que peu ou point de revenus vu les malheurs qui s’accumulaient sur la Nouvelle-France.

Durant plusieurs années les autres seigneuries rapportaient peu de bénéfices. Obligés de diviser ces domaines entre eux, les héritiers se trouvaient forcés de vendre pour entrer dans la part d’héritage qui leur était échue.

La seigneurie d’Ailleboust fut vendue à M. Pierre-Louis Panet, par les héritiers, au nombre de six, le 27 septembre 1780, la somme de 19,000 livres de 20 sols : $3,850.

Tout y fut compris : le manoir, le moulin. La seigneurie avait deux lieues de front sur quatre de profondeur 43.

M. Paul-Alexandre d’Ailleboust, sieur de Cuisy, de son côté, vendit un arrière-fief pour 2,000 livres de 20 sols : $400.00 44.

Les héritiers de la famille de Bleury, le 6 juillet 1784, au nombre de trois, vendirent la seigneurie de Sabrevois de Bleury, manoir et dépendances, 6,525 livres de 20 sols : $1.305.00 45.

Ces chiffres expliquent comment il se fait que nos familles nobles, déjà ruinées à la conquête par les guerres, s’effacèrent peu à peu, et descendirent au même niveau que leurs propres censitaires devenus souvent plus riches que les seigneurs.

Pas n’est besoin de rappeler ici les efforts des fanatiques anglais et juifs de Québec qui s’étudièrent à vouloir faire disparaître toutes les marques de distinction ! Les titres portaient ombrage aux parvenus du jour. Les de les le, disent les Annales des Ursulines, tout ce qui pouvait indiquer un grand nom disparut.

Et cette croisade du nivellement des classes de la société canadienne devait réussir d’autant mieux que les fils de nos gentilshommes, à peu d’exception près, toujours occupés à guerroyer depuis 1740, n’avaient reçu qu’une instruction rudimentaire. Ils se virent en butte aux attaques de gens sans foi ni loi, et presque sans défense, quand, sous le régime français, ils pouvaient compter au moins sur les lois qui les protégeaient.

Dans les documents du temps on ne reconnaît plus les noms des grandes familles canadiennes. On voulut tout vulgariser. Il n’y eut pas jusqu’au titre d’écuyer, porté sous le régime français par les nobles seulement, qui ne revenait pas aux ennemis de la noblesse. Cette marque de distinction fut donnée aux officiers publics d’abord, puis vers 1800, tous les Canadiens l’accolaient à leurs noms.

Parlerons-nous des efforts tentés peu après la cession pour faire abolir le régime seigneurial, dépouiller les nobles de leurs droits, de leurs privilèges et de leurs faibles revenus ? Ces tentatives eurent pour résultat d’en déterminer plusieurs à vendre leurs domaines à des prix ridicules.

En 1854, enfin, le Parlement canadien abolit ce régime regardé par le peuple comme un reste de la tyrannie féodale. Quant à l’accusation de paresse et de négligence, les documents nouveaux mis au jour depuis peu, les histoires de nos paroisses et de nos seigneuries, la réfutent d’une manière éloquente.

Les gentilshommes canadiens ne refusèrent pas de gaieté de cœur les fonctions publiques.

Et pourquoi les auraient-ils refusées ? Est-ce parce qu’ils auraient eu plus besoin de ces charges pour maintenir leur position sociale sous le nouveau régime que sous l’ancien ?

Lorsqu’en 1765, Murray invita les Canadiens à élire une Chambre d’Assemblée pour s’occuper des intérêts de la nation, les nobles ont-ils refusé ? L’histoire nous apprend qu’ils acceptèrent cette place de confiance qu’il avait plu au vainqueur leur accorder. Ceux dont les noms suivent furent élus : Le chevalier Lemoine de Longueuil, seigneur de Soulanges, le chevalier Pierre-Paul Margane de la Valtrie, sieur des Forêts, seigneur de la Valtrie, le chevalier Pécaudy de Contrecœur, seigneur de Contrecœur, le chevalier Pierre-Roch de Saint-Ours, seigneur de Saint-Ours, de l’Assomption et de Saint-Jean Deschaillons, le chevalier de la Pérade, sieur de Lanaudière, seigneur de Sainte-Anne, le chevalier Chaussegros de Léry, le chevalier Le Gardeur de Montesson, le chevalier Chartier de Lotbinière, Messire de Montgolfier, supérieur de Saint-Sulpice, M. Poiret, M. Juchereau Duchesnay, seigneur de Beauport, le chevalier Boucher de Niverville, seigneur de Chambly, M. de Rigaudville, M. Godefroy de Tonnancourt, M. Aubert de Gaspé, seigneur de Saint-Jean Port-Joli, M. Amiot, sieur de Vincelotte, seigneur du Cap St-Ignace, M. Aubert de la Chesnaye, seigneur du Bic, M. Boucher de Boucherville, seigneur de Boucherville, M. Larivière, seigneur de St-François, M. Couillard de Beaumont, seigneur de Beaumont, M. de St-François, M. de Beaubassin.

L’assemblée eut lieu à Québec le 26 mai 1765. Le 21 février 1766, à une assemblée convoquée dans le même but, à Montréal, des noms nouveaux furent ajoutés : ceux de MM. d’Ailleboust de Cuisy, Hertel de Rouville, Neveu d’Autray, Jacques-Hyacinthe Delorme, Normant.

Si ce projet d’une Chambre d’Assemblée n’eut pas de suite, il faut s’en prendre au fanatisme de la poignée d’Anglais et de Juifs qui se trouvaient dans la colonie. Les nobles canadiens avaient répondu à l’appel du peuple.

Les gentilshommes canadiens furent encore des premiers à réclamer le rétablissement des lois et des coutumes françaises.

Au nombre des signataires de la requête adressée au roi, en 1770, pour obtenir cette réforme nous pouvons nommer : MM. de la Naudière, de Rigaudville, Perrault, Marcoux, Dénéchaud, Panet, Soupiran, de Ligneris, Juchereau Duchesnay, Trottier de Beaubien, Boisseau, Poulin de Courval, Berthelot, le Comte Dupré, Amiot de Vincelotte, Le chev. de Léry, Cugnet. Il n’est peut être pas inutile de rappeler quelques points de cette importante requête :

« Depuis l’Instant Sire, de L’union de cette Province aux Domaines de Votre Couronne, vos très humbles Sujets ont pris la Liberté de vous représenter plusieurs fois de quelle importance il était pour leurs intérêts d’être Jugés et Gouvernés Suivant leurs Lois, Coutumes, et Ordonnances, Sous Lesquels ils sont nés, qui servent de Baze et de fondements à Leurs possessions et font La Règle de Leurs familles, et combien il leur était à la fois désagréable, & humiliant d’être Exclus des places qu’ils pourraient remplir dans cette Province pour le Service de Votre Majesté et le Soulagement de Votre Peuple Canadien, unique Moyen d’exciter l’émulation...

« La Religion, Sire, que nous professons, et dans la profession de Laquelle Il vous a plu nous assurer que nous ne Serions jamais troublés, quoique différente de celle de vos autres sujets, Seroit-elle un motif (du moins dans Votre Province de Québec) pour exclure une si considérable peuplade d’Enfants Soumis & fidèles à La participation aux bontés du meilleur des Roys du plus tendre des pères. Non Sire, Le préjugé ne perça jamais Jusqu’à Votre Thrône... Vos Canadiens auront toujours pour Votre auguste personne Le plus parfait amour, La plus grande Soumission.

« Déjà Instruits, Sire, Par Le Général Guy Carleton, Gouverneur, de vos favorables dispositions à notre Égard, c’est à ce digne représentant de Votre Majesté qui connaît parfaitement l’État de la Colonie & les Mœurs des peuples que nous confions nos très-humbles Supplications pour Les porter au pied de votre Trhône...

« Rendus à nos coutumes et à nos usages, administrés suivant la forme que nous connaissons, chaque particulier saura La force de ses titres & Le moyen de les deffendre, sans être obligé de dépenser plus que la valleur de Son fond, pour Se maintenir dans sa possession.

« Devenus Capables de Servir en toute Condition notre Roy, & notre patrie, nous ne Gémirons plus de cet état d’humiliation qui nous rend pour ainsi dire la vie insupportable et semble avoir fait de nous une Nation réprouvée... »

Telles étaient les plaintes de la nation canadienne ; noblesse et bourgeoisie se donnaient la main pour conquérir leurs privilèges.

C’est à la suite de cette requête que Thurlow, procureur général, dans son rapport au roi désapprouva l’abolition des lois françaises : « Un peuple conquis conserve ses anciennes coutumes jusqu’à ce que le conquérant introduise de nouvelles lois. Il n’y a que l’oppression et la violence capables de changer subitement les lois et les coutumes établies dans un pays organisé ; aussi, les conquérants prudents, après avoir pris des mesures pour la sécurité de leurs possessions, agissent-ils avec douceur, et permettent-ils à leurs sujets conquis de conserver toutes leurs coutumes locales, inoffensives de leur nature et qui ont été adoptées comme règle à l’égard de la propriété ou imposées par la force des lois. Il est essentiel qu’il en soit ainsi à l’égard du Canada... »

« Les Canadiens, dit encore Thurlow, paraissent avoir formellement obtenu en vertu du jus gentium la conservation des propriétés qu’ils possédaient lors de la capitulation et du traité de paix, avec les avantages et autres conditions à icelles attachés par le mode de tenure ou autrement ; ils paraissent avoir également obtenu la liberté personnelle et à l’égard de celle-ci comme de celle-là ils devaient compter sur la gracieuse protection de Votre Majesté 46. »

Dans une autre pétition adressée au roi, nous rencontrons les noms suivants : de Landrière, des Bordes, de Rouville, père et fils, de Longueuil, Hertel de Beaubassin, de Saint-Disier, Le Perrier, d’Ailleboust de Cuisy, fils, de la Corne-St-Luc, fils, Picoté de Belestre, de Saint-Ours, de la Corne, Quinson de Saint-Ours, Guy, Peuvret, de Contrecœur, St-Georges le Comte DuPré, des Rivières, Louvigny de Montigny, fils, Sanguinet, Blondeau, Chaboillez, la Croix, Panet, Foucher, Baby, Hamelin, fils, Ducharme, Lambert St-Omer, Mézières, de Bonne, de Saint-Ange, Gamelin...

La compilation des lois françaises fut préparée par un comité de gentilshommes canadiens, très au courant des lois de France et de la province, et publiée en 1772 par Cugnet, à la demande de Carleton.

Il est donc erroné de soutenir que la noblesse s’est désintéressée des affaires publiques. Ceux qui travaillèrent activement sont les : de Lanaudière, Le Comte Dupré, Frémont, Perras, Marcoux, Berthelot, Godefroy de Tonnancourt, Taschereau, de Rigaudville, Cugnet, de Léry, Juchereau Duchesnay, Descheneaux, Perrault.

Lors de la création du premier conseil de Québec plusieurs gentilshommes furent heureux d’en faire partie. Ils pouvaient alors accepter ces places sans danger pour leur foi.

Les gentilshommes canadiens furent fidèles à l’Angleterre en 1775.

Lorsque les Américains tentèrent de soulever les Canadiens contre l’Angleterre et même voulurent s’emparer du Canada, la noblesse et le clergé donnèrent au peuple le plus bel exemple de fidélité.

Carleton, le 20 septembre, 1774, écrivait à Gage : « Les Canadiens m’ont témoigné leur grande joie et donné des marques évidentes de gratitude et de fidélité envers le roi et son gouvernement, en reconnaissance des arrangements qui ont été faits dernièrement en leur faveur. La formation d’un régiment canadien mettrait le comble à leur bonheur ; et, avec le temps, ce nombre pourrait être porté, en cas de nécessité, à deux ou trois bataillons et même plus... »

L’année suivante le même gouverneur ajoutait dans une de ses lettres : « Cette mesure serait singulièrement utile, car des nobles trouveraient un emploi dans le service et par suite s’attacheraient fermement à notre cause en retrouvant un rang qui leur a été à peu près enlevé 47. »

L’attente de Carleton se réalisa ; un bataillon fut formé, et la noblesse canadienne fut la première à s’y enrôler. Cramahé, dans une lettre à Darmouth, en date du 21 septembre 1775, disait : « Justice doit être rendue à la noblesse, au clergé, et à la plus grande partie de la bourgeoisie qui ont donné des preuves de zèle et de fidélité au service et fait de grands efforts pour faire entendre raison aux paysans infatués 48. »

Darmouth disait ailleurs : « La noblesse et le clergé ont été d’un grand secours dans les circonstances actuelles ; ils ont fait preuve de beaucoup de zèle et d’ardeur pour le Service de Sa Majesté mais l’un et l’autre ont perdu beaucoup d’influence sur le peuple. »

Le 30 septembre 1775, Cramahé écrivait à Darmouth : « Les rebelles ont pillé toutes les maisons de la noblesse et des habitants qui se sont joints aux forces du roi... »

M. Charles de La Naudière fit en cette occasion des pertes considérables. Le Courrier d’Europe, dans son édition du 30 juillet 1780, ayant écrit que sans l’exemple de M. de Lanaudière les gentilshommes canadiens n’eussent pas pris les armes, on vit ces derniers protester publiquement : MM. de la Valtrie, Picoté de Belestre, Sabrevois de Bleury, J.-H. de Longueuil, Hertel de Rouville, de Bonne, de Salaberry, Juchereau Duchesaay, de Boucherville, Labroquerie, Gordion d’Ailleboust de Cuisy, Charles de la Bruière, G. Taschereau, Vassal de Montivel, Juchereau Duchesnay, fils, Labruère Piedmont, Labruère Montarville, d’Estimauville.

Si de nos jours nous sommes en droit de dire à ceux qui mettent en doute – bien à tort – notre loyauté que sans nous le Canada serait possession américaine, nous le devons au clergé et à la noblesse. Mais, ainsi que le remarque Carleton, elle avait déjà perdu, de même que le clergé, beaucoup de son influence. Pourquoi s’en étonner ? Depuis dix-sept ans, que n’avaient fait les fanatiques Anglais pour l’éloigner des charges publiques ? Pouvait-elle briller avec autant d’éclat que sous le régime français depuis qu’on se liguait de toutes parts pour l’abaisser ?

En 1794, un pamphlet intitulé : Les Français libres, à leurs frères les Canadiens, fut publié avec l’intention manifeste de soulever le peuple contre l’Angleterre. Plusieurs membres de la noblesse : deux Amiot, A. Couillard de Beaumont, Jean-Baptiste Couillard de Lespinay, Joseph Gaspard Chaussegros de Léry, protestèrent.

En 1784, la milice canadienne comptait plusieurs gentilshommes parmi ses officiers : MM. Berthelot, Dumas, Frémont, Baby, Taschereau, pour Québec et la banlieue ; Jean-Baptiste Couillard Després, capitaine, et son fils Emmanuel, lieutenant, pour l’Islet.

En 1796, les représentants à l’Assemblée législative pour le district de Montréal étaient : Pierre-Louis Panet, Montarville de Labruière, Margane de la Valtrie, Charles-Roch de Saint-Ours, d’Ailleboust de Cuisy, Louis de Couagne, Eustache des Rivières-Beaubien, Charles-Gaspard de Lanaudière, Joseph Douaire de Bondy. Comme juges de paix : nommons : Louis de Salaberry, Ignace Aubert de Gaspé, Paschal Tasché, Charles Riverin, Pierre-Louis Descheneaux, Nicolas Boisseau, Jean-Baptiste Couillard de Lespinay, Pierre du Chouquet, Jean-Baptiste Morin, Joseph Riverin, Louis de la Gorgendière, Antoine Juchereau Duchesnay. Huit représentants de la noblesse se trouvaient parmi ces derniers !

En voilà assez pour montrer que les nobles n’ont pas quitté le Canada ni mérité les jugements que nous avons signalés plus haut principalement durant les cinquante années qui suivirent la prise du pays par les Anglais.

M. Sulte, certes, portait sur eux un jugement plus juste quand il écrivait : « Des seigneurs, oui ! ils se comportèrent en seigneurs : lorsque la politique française nous eut mis en guerre contre les Anglais ! À peine commencions-nous à respirer après les durs labeurs des premiers défrichements qu’il nous fallut prendre les armes. Les seigneurs et les habitants étaient alors sur le point de jouir de leurs travaux de colonisation ; fils et petit-fils des pionniers du Canada, ils allaient, eux, la deuxième ou troisième génération, ressentir un peu de bien-être : mais non, l’heure de nouveaux sacrifices venait de sonner : on servit la cause du roi, et quand les luttes furent terminées, lorsque l’étendard fleurdelisé repassa la mer, le seigneur et l’habitant étaient ruinés, écrasés, abandonnés ! Voilà leur histoire à ces hommes de courage, qui n’ont connu ni les splendeurs du palais, ni les enivrements du pouvoir, ni la richesse, ni les récompenses de leur dévouement 49. »

« Carleton, devenu plus tard Lord Dorchester, aimait à rendre justice à nos pères. Il traitait avec beaucoup d’égards, écrit M. de Gaspé, ces seigneurs appauvris qui laissaient leurs travaux champêtres, ceignaient leur épée, et se rendaient au Château St-Louis, une fois l’année, pour offrir leurs hommages au Gouverneur. Les plus pauvres gentilshommes s’imposaient même des privations pour paraître décemment à cette solennité. Il est vrai que plusieurs de ces hommes, ruinés par la conquête, vivant à la campagne sur des terres qu’ils cultivaient souvent de leurs mains, avaient une mine assez hétéroclite en se présentant au Château, ceints de leur épée, qu’exigeait l’étiquette d’alors. Les mauvais plaisants leur donnaient le « sobriquet » d’épétiers ; ce qui n’empêchait pas Lord Dorchester pendant tout le temps qu’il fut gouverneur d’avoir les mêmes égards pour ces pauvres épétiers dont il avait éprouvé la valeur sur les champs de bataille que pour d’autres plus favorisés de la fortune. Cet excellent homme était souvent touché jusqu’aux larmes à la vue de tant d’infortunes. »

La noblesse, dans ses malheurs, s’est acquis plus de gloire que dans la prospérité : elle a fait preuve de foi et de grandes vertus. Sous le régime français, elle avait vécu sinon toujours dans la richesse et l’abondance, du moins dans des positions et des honneurs qui la distinguaient du peuple et la mettaient au premier rang de la nation. Après la prise de la Nouvelle-France par les Anglais, elle se vit tout d’un coup plongée dans l’infortune. Le passage de la richesse à la ruine, de la gloire à la déchéance est affreux ; il faut en avoir fait la triste expérience pour connaître ce qu’il en coûte au cœur humain et le supporter sans faiblesse.

Nos familles nobles auraient pu sauvegarder leurs positions sociales en se donnant aux Anglais, et en apostasiant... Leur vertu a été plus forte que l’épreuve et, dans bien des circonstances, que la tentation... Nos familles nobles furent toujours catholiques ;... elles sont restées telles parce qu’elles se sont isolées sur leurs terres loin du danger qui les menaçait... Honneur donc à cette noblesse ! à ce clergé clairvoyant qui, tout en prêchant la soumission à l’autorité, fut le plus fidèle guide du peuple canadien dans les jours d’épreuves.

M. Frédéric de Kastener, mort à Québec depuis quelques années, a rendu à la noblesse canadienne le plus beau témoignage quand, en parlant des familles fondatrices de la Nouvelle-France, dont il admire les vertus, le courage, la foi religieuse et patriotique, il ajoute : "Si François Jarret de Verchères était d’une noble famille de France, il n’en fut pas de même de cette phalange de preux anoblis par Louis XIV qui gagnèrent leurs blasons au Canada, et lui ont laissé des noms liés d’une manière indissoluble à son histoire..., ce n’est pas cette noblesse-là que le caustique Henri Heine aurait pu traiter de cariatides du trône. Heureux notre pays si toute son aristocratie eut été composée de braves gens comme ceux dont nous venons de parler, au lieu de la Révolution la France aurait eu une évolution. »

Durant les années qui suivirent la conquête, nos familles nobles furent ainsi plongées dans la pauvreté. Après avoir enduré les horreurs de la famine et de la guerre ; avoir perdu leurs chefs et leurs enfants ; après avoir assisté à l’incendie de leurs demeures ou avoir vu leurs biens s’engouffrer dans la faillite des marchands français, elles virent le roi de France, lui-même, répudier la monnaie de cartes. On ne doit pas s’étonner après cela que nos familles nobles et influentes n’aient pu briller ainsi que leurs rangs et leurs noms le demandaient.

À ces malheurs s’ajoutèrent les persécutions dont nous avons parlé déjà, de sorte que les nobles ne voulurent plus porter de titres devenus la risée d’un public, qui, de nos jours encore, croit plus à l’influence de la fortune qu’à la grandeur d’un nom.

Voilà ce qui explique la disparition momentanée de tant de beaux noms qui, à une époque ou à une autre, avaient brillé dans les annales de notre histoire. Ce fait n’a pas peu contribué à induire nos premiers historiens en erreur et à les mettre sous l’impression que la plupart de nos familles nobles avaient quitté le pays après la cession.

De nos jours encore, nos plus beaux noms sont portés. Nous n’avons qu’à jeter les yeux sur nos journaux quotidiens pour constater la présence des rejetons de presque toutes nos grandes et belles familles canadiennes.

 

 

Abbé A. COUILLARD DESPRÉS,

La noblesse de France et du Canada, 1916.

 

 

 

 

 

 



1 Cette étude a été empruntée en grande partie à Jean Bacquet, Vol. II, p. 345, chap. XVIII du droit d’anoblissement ; Héraldica, Revue de l’art Héraldique ; J. N. Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale ; aussi à C.-J. de Farrière et Antoine Loisel.

2 L’auteur de l’Histoire chronologique de la Nouvelle-France, qu’on a cru à tort ou à raison avoir été le Père Sixte Le Tac, Récollet, a prétendu que Jean Talon, l’intendant de la colonie, demanda ces lettres pour Guillaume Couillard et qu’il les obtint, mais comme à leur arrivée l’anobli venait de mourir, il les donna au plus jeune de ses fils, Charles Couillard des Islets de Beaumont. Sixte Le Tac faisait erreur évidemment puisque Guillaume Couillard mourut en 1663, deux ans avant l’arrivée de l’intendant Jean Talon au Canada. Au surplus, il existe encore des documents qui prouvent l’anoblissement de Guillaume Couillard dès 1654. Ces lettres patentes furent renouvelées en 1668 en faveur de ses fils.

3 Archives canadiennes.

4 Bibaud.

5 Archives de la Marine, Paris.

6 Registres des Insinuations, 11 janvier 1663, Archives du Parlement Québec.

7 Jug. et Délib. Conseil Souv. Vol. II, p. 804.

8 Jug. et Délib. Conseil Souv. Vol. II, p. 804.

9 Les mêmes, Vol. V, p. 535. Il ne peut être question de la baronnie de Caen, érigée seulement sur le papier.

10 Les mêmes, Vol. V. p. 913.

11 Les mêmes, Vol. II, p. 87.

12 Les mêmes, Vol. II, p. 995.

13 Archives Coloniales, Corresp. Générale, V, p. 32. La Colonisation du Canada – M. l’abbé I. Caron.

14 La noblesse du Canada, avant 1760, M. B. Sulte, pp. 116, 117.

15 Jugements et Délib. du Conseil Souverain, Vol. II, p. 486.

16 Archives canadiennes. Hist. des Seigneurs de la Rivière du Sud, p. 110.

17 Archives Canadiennes.

18 Hist. des Seigneurs de la Rivière du Sud, p. 112.

19 The old Regime. Vol. II, p. 61.

20 Les Annales des Ursulines, vol. VII., p 138 et suivantes.

21 Une branche de cette famille fondée par François-Xavier de Saint-Ours émigra à la Martinique de bonne heure avant la conquête, attirée par M. de la Potherie et Mme de Mines de Quinson, qui vécurent tantôt dans cette île tantôt à la Guadeloupe.

22 Archives canadiennes, Histoire constitutionnelle, p. 46.

23 Archives canadiennes, Histoire Constitutionnelle, p. 51.

24 Archives canadiennes.

25 Rapport des Archives canadiennes, 1905, Vol. II, p. 345 et The Canadian Antiquarian, No. 1, Vol. XIième, 1914.

26 D’après Murray, la Province ne renfermait pas dix francs-tenanciers protestants ayant qualité, d’après les lois d’Angleterre, d’être juges. Rapports des Archives de 1890, 2ième partie, p. 12.

27 Terme de mépris désignant un catholique.

28 Qui n’a pas signé le serment du Test.

29 Archives canadiennes.

30 On voit par cette lettre que les préventions de Murray contre la noblesse canadienne insinuées dans son rapport de 1762 étaient disparues. Archives canadiennes. Histoire constitutionnelle, p. 44.

31 Les Canadiens signataires de cette requête la désavouèrent tout aussitôt ; ils se plaignirent que leur bonne foi avait été surprise, car elle était rédigée en Anglais, langue qu’ils ne comprenaient pas.

32 Archives canadiennes, Série 2, Vol. IV, p. 23.

33 Archives canadiennes, Docum. H. C, p. 170.

34 Archives canadiennes.

35 Archives canadiennes, Docum. H. C., p. 180.

36 Archives canadiennes. Docum. const. p. 240.

37 Dans une lettre du 26 décembre. M Fleury Deschambault disait à Carleton : « S’il est donné de l’emploi sans tenir compte de la religion de ceux employés, il devrait ne pas être oublié. » (Archi. Can. 1890 – p. 50, Papiers d’État.

38 Histoire des Canadiens-français, Vol. VII, p. 90.

39 Histoire des grandes familles françaises, p. 219.

40 Mémoires de la Société historique de Montréal, Régime militaire, p. 121.

41 La plupart de ceux-là s’empressèrent de retourner en France après la cession, ce n’étaient pas des Canadiens mais des Français.

42 Archives canadiennes, Histoire Constitutionnelle, p. 181.

43 Sanguinet.

44 Le même.

45 Le même.

46 Documents constitutionnels.

47 Documents constitutionnels, p. 471.

48 Documents constitutionnels, p. 435.

49 Histoire des Canadiens-français, Vol. VII, p. 106.

 

 

 

 

 

 

 

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