Édouard Éstaunié
par
Jean COURBEYRE
Il serait vain de dissimuler les rides de l’œuvre romanesque d’Édouard Estaunié. Mais il serait tout aussi injuste de ranger l’auteur, comme le fait un critique contemporain, « parmi les romanciers démodés d’une fin de siècle sans éclat... ». Car cette fin de siècle-là, le XIXe, a quand même donné des romans importants comme Germinal de Zola, ou Le Lys rouge de France.
En fait, c’est dans un effort pour découvrir « sous les apparences et sous les gestes humains... les ressorts de la vie secrète... » qu’il faut situer les romans de ce fils de Bourguignons austères, né à Dijon, où il fit ses premières études, avant de monter à Paris et d’être admis plus tard à l’École Polytechnique et de suivre les cours de l’École des Sciences politiques. Ingénieur, administrateur des P.T.T. (il publie en 1904 un TraitÉ des télécommunications électriques), Estaunié restera toute sa vie foncièrement attaché à la province. Il en sera le peintre fidèle, comme Balzac, son maître, cinquante ans auparavant. Pourtant, son esprit est imprégné d’un certain scientisme fin de siècle, et son roman le plus célèbre (et le plus vieilli), L’Empreinte, histoire d’une âme inquiète prisonnière des Jésuites, semble refléter l’influence des exégètes chrétiens allemands de l’époque.
La province donc colle à la plume d’Estaunié comme la résine des Landes à celle de Mauriac. On constate d’ailleurs avec curiosité que L’Infirme aux mains de lumière se déroule en grande partie à Bordeaux, dans l’un de ces vieux cafés à guéridons cuivrés et à lourdes tables de marbre où s’organisait toute une vie de petits fonctionnaires lecteurs du Temps et amateurs de jacquet. Mais si Mauriac s’intéresse au péché et à la grâce à travers la noirceur d’une Thérèse Desqueyroux, la grande bourgeoise empoisonneuse, Estaunié préfère aller à la rencontre de ce qu’il y a de meilleur dans ses personnages d’aspect si chétif qu’ils en deviennent « transparents ».
Or, c’est justement dans cette transparence qu’apparaît leur vraie personnalité. L’Ascension de M. de Baslèvre s’amorce à travers l’amour qu’il voue à la femme d’un ami, qui lui résiste par fidélité à un mari sans mérite, et s’achève dans le renoncement et la découverte de l’Amour absolu, épuré par la souffrance. Quant au petit fonctionnaire de L’Infirme aux mains de lumière, sur le point de se marier et d’atteindre à un grade supérieur, il rompt avec ce qui aurait pu être le bonheur pour s’installer auprès de sa sœur paralysée. Morte, sa ferme douceur continue à s’exercer sur lui et à découvrir un sentiment d’infini, fragile comme la saxifrage des montagnes qu’aux jours de sa bonne santé, elle avait voulu cueillir, penchée au-dessus du vide, au péril de sa vie.
Nos gestes ne sont que des apparences, et « les choses voient ». Sous ce titre, Estaunié a donné un recueil de quatre nouvelles, d’une rigueur toute policière. Quatre meubles différents racontent une vie. Ainsi, dès 1913, un auteur dit démodé pressent l’importance des choses, comme le fait le roman actuel. Les objets inanimés n’ont peut-être pas d’âme, mais ils existent par nos reflets et nos actions. Peut-être même nous jugent-ils !
Ainsi donc, nous sommes pris au piège de l’invisible : un réseau d’influences nous entoure comme un champ magnétique. « Nous sommes enveloppés d’inconnus, écrit-il. Il y a des forces agissantes en dehors de nous et qu’on n’a pas encore déterminées. La rupture entre la matière et les forces intellectuelles n’existe pas. Le trait d’union est encore l’inconnu. » L’une des plus implacables de ces influences est sans doute celle qu’exerce la mort. Les disparus agissent sur nous, nous nous révoltons contre eux ; en fait, ils nous dominent.
L’ingénieur-romancier le ressent avec la rigueur du scientifique et l’intuition de l’artiste. Son dernier roman l’exprime : Madame Clapin, en se suicidant après la visite d’un inconnu, dans la meilleure chambre d’une belle maison de Langres que lui ont louée deux sœurs, Ursula et Ida, célibataires et ruinées, va tisser autour des deux malheureuses un réseau de soupçons, de diffamations, d’intrigues et de chantages qui les conduiront à fuir injustement la ville mais, paradoxalement, à se découvrir et à s’estimer mutuellement. L’ombre de « la Clapin » plane sur toute les mailles d’une intrigue qu’elle semble ourdir par-delà sa mort. Sans elle, la coquette Ida n’aurait jamais connu un amour platonique et profond pour le trop séduisant policier chargé de l’enquête.
On peut reprocher à l’auteur un dénouement un peu mélodramatique ; mais on ne saurait nier l’intérêt encore puissant que dégage son roman, le dernier de sa longue carrière. Le climat gris d’une ville de province, bavarde et mesquine, est saisissant. On s’attend à voir surgir de la brume la silhouette d’un autre policier qui pourrait être Maigret, la pipe aux lèvres. Le premier roman de Simenon date de 1933, deux ans après Madame Clapin, dont l’atmosphère lourde semble préparer les voies aux Inconnus dans la maison.
Et ce sont bien finalement ces motivations secrètes, cette vie cachée derrière les comportements extérieurs et sociaux, ce monde intérieur quasiment incommunicable et inexprimable, qui hantent les meilleures pages d’Estaunié. Peut-être est-ce aussi pourquoi les interrogations spirituelles ne cessèrent-elles pas de l’obséder, jusqu’à l’inciter à écrire, en 1935 : « J’ai tenu avant tout à éveiller dans les âmes, qu’elles soient ou non orientées, une sonorité, et un besoin du surnaturel... »
Édouard Estaunié mourut en 1942, après onze ans de silence, dans un oubli presque total. Pourtant, un jeune critique lui avait consacré l’un de ses premiers livres, où il notait que « ... les drames intimes où l’idéal se haussent jusqu’au renoncement et au silence... » Il s’appelait Daniel-Rops, et sut pressentir que certains des thèmes de l’œuvre d’Estaunié (celui de la révolte contre les contraintes de l’éducation, celui des objets, celui du mensonge et du labyrinthe, celui de la solitude de chaque être, en particulier) annonçaient déjà ceux qui allaient former quelques-unes des préoccupations essentielles de la nouvelle littérature.
Jean COURBEYRE.
L’œuvre d’Édouard Estaunié, à travers des récits admirablement construits et un style parfois sentencieux, un peu maniéré, sans éclat, mais chaleureux, cherche à révéler le ressort secret des actions humaines et l’influence des êtres les uns sur les autres, l’élévation par l’amour déçu ou par la souffrance d’autrui.
Œuvres essentielles
L’EMPREINTE. – Dans un collège jésuite de province, Léonard Clan croit avoir la vocation. Mais la lecture des règles de saint Ignace, qu’il trouve sèches et indifférentes au monde, lui font perdre la foi. Après avoir participé à un mouvement social d’inspiration positiviste, Léonard deviendra un prêtre rempli de doute, mais marqué à jamais par « l’empreinte » des Jésuites.
L’ASCENSION DE M. DE BASLÈVRE. – L’amour déçu d’un petit fonctionnaire de province pour la femme de son ami, qui lui résiste, transforme sa médiocrité, par la sublimation et la souffrance, en une connaissance de l’Amour absolu.
L’INFIRME AUX MAINS DE LUMIÈRE. – Parce que sa sœur est une infirme, un fonctionnaire bordelais renonce à l’amitié, au mariage, à un grade supérieur, mais découvre, après la mort de la jeune fille, la véritable dimension de sa personnalité.
MADAME CLAPIN. – Les trames ourdies par Mme Clapin, trouvée morte chez ses logeuses, deux sœurs célibataires victimes de ce drame, révèle la pauvre vie passée de cette femme, servante-maîtresse, et aussi l’influence qu’exerce la mort sur les vivants.
Études sur Édouard Estaunié
CÉE (Camille), Regards sur l’œuvre d’Estaunié, Paris, Perrin.
CHARPENTIER (John), Estaunié, Paris, Firmin-Didot.
DANIEL-ROPS, Édouard Estaunié, Paris, Alcan.
Biographie
1862 Naissance de Édouard Estaunié à Dijon, le 4 février. Originaire d’une ancienne et austère famille bourguignonne. Premières études dans sa ville natale, chez les Jésuites. À Paris, élève de l’École Polytechnique et de l’École des Sciences politiques.
1891 Ingénieur des Postes et Télégraphes, puis directeur du Matériel et de la Construction, inspecteur général du Télégraphe.
1895 Premiers romans : Un simple, Une bonne dame. Publication d’un ouvrage scientifique : Les Sources d’énergie électrique. Publication de L’Empreinte qui connaît le succès et restera le roman le plus célèbre d’Estaunié.
1902 Publication de L’Épave.
1904 Publication d’un second ouvrage scientifique : Traité des télécommunications électriques.
1908 Publication de La Vie secrète.
1913 Publication de Les Choses voient.
1921 Publication de L’Ascension de M. de Baslèvre.
1923 Publication de L’Appel de la route.
1924 Élection à l’Académie française au fauteuil d’Alfred Capus. Publication de L’Infirme aux mains de lumière.
1927 Publication de Tels qu’ils furent.
1931 Publication de Madame Clapin.
1942 Mort de Édouard Estaunié.
Bibliographie
(principaux ouvrages)
Romans et Nouvelles.
Un simple, Paris, Librairie Académique Perrin, 1891.
Une bonne dame, Paris, Librairie Académique Perrin, 1891.
L’Empreinte, Paris, Librairie Académique Perrin, 1895.
L’Épave, Paris, Librairie Académique Perrin, 1902.
La Vie secrète, Paris, Librairie Académique Perrin, 1908.
Les Choses voient, Paris, Librairie Académique Perrin, 1913.
L’Ascension de M. de Baslèvre, Paris, Librairie Académique Perrin, 1921.
L’Appel de la route, Paris, Librairie Académique Perrin, 1923.
L’Infirme aux mains de lumière, Paris, Librairie Académique Perrin, 1924.
Le Labyrinthe, Paris, Librairie Académique Perrin, 1924.
Madame Clapin, Paris, Librairie Académique Perrin, 1931.
Souvenirs.
Tels qu’ils furent, Paris, Librairie Académique Perrin, 1927.
Littérature de notre temps, Casterman, 1966,
par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat
et Charles Géronimi.