Emily Brontë, poésie et solitude

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une jeune fille étrange, silencieuse, vierge forte, que l’orgueil le plus haut soutient jusque dans l’accomplissement des tâches quotidiennes, vit un instant à peine dans un coin isolé du Yorkshire et meurt, secrète comme elle a vécu. Du monde, qu’aura-t-elle su ? Par ce qu’on nomme sur la terre expérience, rien, ou presque rien. Et voici qu’elle laisse sa trace, un livre, un seul livre, où le génie inscrit sa marque irrécusable. Et ce qui se révèle à travers ce livre, ce n’est rien de moins que le drame même de l’homme, aux prises avec toutes les angoisses et les grandeurs de la passion, c’est le combat du bien et du mal affrontés, c’est la lutte de Jacob contre l’ange ; il semble que tout ce qui étreint et bouleverse le cœur misérable des vivants ait trouvé en cette fière jeune fille ses échos les plus authentiques. Insondable mystère, que toute la critique littéraire du monde demeure impuissante à expliquer.

Ce n’est peut-être pas un livre réussi que ces Wuthering Heights, mais c’est bien davantage une de ces œuvres-clés par quoi s’ouvre un peu du grand secret des choses, un de ces témoins de notre recherche sans cesse vaine et sans cesse recommencée, un livre du temps du Jugement dernier.

Née en 1818, sœur de Charlotte et d’Anne, l’une et l’autre romancières, Emily Brontë n’aura dû sa gloire qu’à un seul livre, ces Hauts-de-Hurle-Vent dont la sauvage beauté n’a pas cessé, depuis près de cent ans, de toucher des cœurs plus nombreux. Il y a peu d’exemples d’une telle intensité dans le témoignage. Devant cette œuvre unique, c’est tout le mystère même de la connaissance par la littérature qui semble se dévoiler. Il aura donc fallu qu’en elle, en elle seule, elle trouvât tout ce qui glorifie et désespère les hommes, qu’elle sût y reconnaître des tentations qu’elle n’a jamais connues, des sentiments à quoi rien ne l’introduisait. Et dans les quelque quatre cents pages de son livre, il aura donc été possible qu’elle enfermât plus de réalité que n’en contiennent les tomes des réalistes. Tout cela dépasse l’intelligence et nous laisse inquiets.

Car tel est le mystère de la grande poésie d’exprimer ce qu’elle n’a jamais appris et de retrouver la vérité humaine à travers le seul drame qui compte, le drame d’être.

 

 

La vie des sœurs Brontë est aujourd’hui trop connue pour qu’il soit utile de faire autre chose que d’en souligner les moments essentiels. D’ailleurs si, dans l’existence de Charlotte, on peut encore trouver du romanesque, tout le long de celle d’Emily règne une simplicité pudique qui décourage l’effort. Que s’est-il passé dans les trente ans de cette vie ? Rien. Le séjour de la petite pensionnaire à Cowan Bridge, les quelques mois écoulés à Bruxelles ? Non, cela ne mérite pas d’être signalé. Aux mêmes évènements, Charlotte avait réagi avec une violence dont ses livres témoignent ; elle avait haï Carus Wilson et aimé M. Heger – et ses romans l’avouent. Mais sur le cristal d’une âme plus altière, les évènements ricochent sans marquer de traces ; Emily, en aucun cas, ne se laisse entamer par les contingences et jamais ses réactions ne se soumettent à la loi des faits extérieurs. Il n’y a pas, entre sa vie et son livre, ce contact sensuel qui donne à Jane Eyre ses inflexions de confidences. Une Emily Brontë ne se livre pas de façon si immédiate ; elle n’eût pas, comme sa sœur, cédé, en un jour de détresse, à la tentation du confessionnal catholique. Il y avait, peut-être, un roman à écrire dans l’existence qu’elle mena, tous ses derniers ans, cette existence de Cendrillon volontaire qui s’affairait à faire la lessive, à pétrir le pain, à nettoyer le vieux presbytère, et qui, en même temps, portait au secret de son cœur un rêve poétique qui l’arrachait sans cesse à son destin banal. Mais ce roman, parce qu’il pouvait être écrit, Emily Brontë ne l’écrivit pas :

 

      Un Messager d’espérance vient à moi chaque jour.

      Il m’offre, en échange d’une vie brève, la liberté éternelle.

      Il vient, avec les vents du large, avec les brises errantes du soir,

      Avec ce crépuscule diaphane qui met au ciel des légions d’étoiles.

      Alors le vent chante pensivement ; les astres luisent d’un feu tendre,

      Et des visions s’élèvent, et changent, et me tuent de désir...

 

Ces quelques vers disent l’essentiel. Telle elle s’est vue, telle nous la voyons, ayant accepté, au prix du sacrifice de sa vie, la liberté éternelle, et dans le vent qui erre sur les moors, pensivement tuée de désir.

Si les Hauts-de-Hurle-Vent n’expriment pas l’existence d’Emily comme le Professor et Jane Eyre et tous les autres, celle de Charlotte, d’une façon immédiate, ils n’en révèlent pas moins formellement cet accord de la vie et de l’œuvre dont nous parlions plus haut. Un auteur, si parfaitement maître soit-il de sa sensibilité, échappe malaisément à l’obscure conjonction des forces qui influent sur lui à son insu, à l’action non des êtres (à celle-là on résiste sans trop de peine) mais des pays et des choses, à celle de l’atmosphère morale dans laquelle il est plongé. Influence d’autant plus insidieuse que, dans le cas qui nous occupe, il y avait autre chose que le hasard qui nous place en un lieu et nous contraint à y vivre, une sorte de volonté du destin qui appariait secrètement l’âme d’Emily à celle de son cadre.

Le cadre d’Emily, ce n’est point ce village maussade de Harworth, en Yorkshire, perdu dans la laideur manufacturière des grandes villes voisines, et dont les maisons grises et trapues, couvertes de dalles lourdes, regardent par leurs fenêtres écartées comme regardent les orbites creuses des morts. Ce n’est même pas, dans ce lieu désolé, la demeure, plus désolée encore, où, en 1820, le révérend Patrick Brontë avait installé sa famille et qui, proche de l’église, avait, pour jardin, un cimetière vaste aux stèles monotones. Ce cimetière apparaîtra dans les Hauts-de-Hurle-Vent, mais il n’y jouera pas un rôle déterminant. Le véritable cadre où vécut Emily, ce sont les moors, ces « wuthering heights » dont la vision s’établit à l’arrière-plan de son livre comme une hantise. Ce ne sont que les landes sauvages sur de hautes collines ; la bruyère mauve y couvre de grandes étendues ; les ajoncs, les fougères emplissent les creux humides ; de loin en loin des gorges font, dans la surface monotone des collines, des coupures profondes ; et sur tout cela passe, souffle, hurle, fouette un vent mouillé chargé d’odeurs végétales. Terre où l’homme est supporté plutôt que conquérant ; la nature soumet encore l’âme à sa loi. Les maisons, isolées, semblent s’accroupir sur le sol pour se faire oublier, et le ciel bas, fuyant vers l’horizon immense, impose aux regards la sensation de l’infini ; alors même que, dans les moments de printemps, les oiseaux chantent, le soleil pâle chauffe les combes fleuries de thym, ce paysage conserve du tragique. Et Emily l’a parcouru, l’a aimé en toutes saisons ; elle y a erré, de son grand pas masculin, en compagnie de son terrible dogue Keeper.

Indissolublement le souvenir de cette jeune fille solitaire et silencieuse est aujourd’hui attaché à ces terres pathétiques, à ces hauteurs, à ces bruyères, à ce ciel gris de mars que traverse le triangle rapide d’un vol d’oiseaux migrateurs.

Dans toute l’œuvre d’Emily Brontë, roman ou poèmes, les moors sont présents. Éloignée d’eux momentanément, elle les chantait :

 

      Les moors, les moors où l’herbe rare

      Étend son velours sous nos pas ;

      Les moors, les moors où le ciel clair

      Dessine au loin la haute passe ;

      Les moors, où le tarin égrène

      Son trille sur le granit nu,

      Où l’alouette délirante

      Exalte nos cœurs de son chant !

      Quelle langue dira le trouble

      Qui naquit en moi quand, au loin,

      Au front d’une lande étrangère

      Je vis une bruyère pâle ?

      Elle était maigre, et sans couleur,

      Elle murmura d’une voix faible :

      « La prison et l’exil me tuent,

      J’ai fleuri mon dernier été. »

 

Et sa sœur Charlotte a peut-être dit les mots les plus justes sur l’attachement métaphysique par lequel les moors et sa sœur sont liés, quand elle a écrit :

« Ma sœur Emily aimait les moors. Des fleurs plus éclatantes que la rose s’épanouissaient pour elle au plus noir de la lande ; d’un creux morne sur le versant d’une colline son esprit savait faire un Éden. Elle trouvait dans la solitude toutes sortes de délices dont le plus cher était sa liberté. »

Ces phrases si simples vont profond : n’unissent-elles pas, sans le vouloir, dans un même et poignant symbole, les deux thèmes entre lesquels s’est enfermée l’âme farouche d’Emily, la liberté et le désespoir ?

Il en est de l’âme comme de la nature. Certains climats physiques ou moraux se définissent par des caractères si intimement mêlés qu’on ne peut les séparer l’un de l’autre. Pour atteindre à une liberté entière, il faut, d’abord, être complètement désespéré, c’est-à-dire avoir renoncé au désir de trouver dans le contingent le moindre contentement. Emily le savait bien, elle qui, dans le poème que nous citions, parlait de cette « liberté éternelle » qu’on acquiert en acceptant « une vie brève ». Liberté et désespoir définissent la qualité de son tragique et indiquent les résonances de son œuvre. Et ce désespoir n’est en rien la lamentation romantique qui, à la même époque, retentissait partout1 ; c’est un renoncement volontaire, pudique. La leçon d’une terre comme les moors n’est point l’abandon aux sollicitations du pathétique et de l’émoi.

C’est en suscitant donc une atmosphère morale que le cadre a agi sur Emily Brontë. Deux autres conséquences de la vie qu’elle a menée peuvent être notées. Il y a dans Les Hauts-de-Hurle-Vent une présence constante de la mort, – non que ce livre contienne des crimes ou des agonies en nombre excessif ; tout au contraire, Emily parle de la mort de Catherine avec une sobriété étonnante. Mais on sent, sur tout le livre, s’allonger l’ombre glacée.

Devant la tombe, elle n’a pas, cette stoïcienne, je ne dis pas cette horreur convulsive des femmes (par tant de points son esprit était mâle !), mais même pas ce recul instinctif des hommes. Elle avait vécu dans l’intimité de la mort. Des fenêtres du presbytère elle avait, maintes fois, compté machinalement les stèles qui hérissaient le pré gras ; bien souvent quand, à la nuit tombée, Branwell, son jeune frère, l’ivrogne adoré et méprisable, n’était pas encore rentré, elle s’était assise sur une dalle funéraire, seule dans la nuit avec son gros chien ; enfin elle avait vu la mort frapper, dans sa famille, ses sœurs aînées, son frère, et aussi le jeune et charmant curate que les trois sœurs avaient chéri. Voilà pourquoi, au lieu de considérer la mort comme une chose qui nous est extérieure, ainsi que nous faisons tous plus ou moins, elle en avait intégré d’avance l’amertume, elle vivait avec elle et en pénétrait sa chair.

D’un point de vue plus littéraire, il faut noter que le provincialisme du cadre a eu une action profonde sur le roman. Il se déroule en champ clos, entre des êtres qui n’ont, avec le dehors, aucun point de contact. Quand un personnage (Heathcliff après le mariage de Catherine) sort du petit cercle habituel, on ne sait plus rien de lui. Il n’y a que dans la province reculée qu’on puisse trouver ces sentiments à l’état pur comme Emily les a peints ; et dans une province pauvre, dépourvue de vie sociale. Née dans le Sud, ou née en ville, Emily – et c’est vrai aussi de Charlotte – aurait été contaminée par les conventions, par de petites habitudes bourgeoises. C’est à la solitude de son coin de Yorkshire qu’on doit attribuer la terrible nudité de sentiments qui se marque dans Les Hauts-de-Hurle-Vent, l’œuvre d’une âme qui ne s’était jamais laissé entamer.

À travers les témoignages de ceux qui l’ont approchée, à travers son livre, comme sur les esquisses et portraits que traça d’elle son malheureux frère Branwell, nous la voyons, visage au front haut, calmement volontaire, encadré de boucles brunes et illuminé par l’éclat des yeux verts. Tout ce que nous savons d’elle nous la montre enfermée dans un stoïcisme qui dépasse l’humain. Un jour qu’elle donnait à boire à un chien errant, la bête la mordit. Elle rentra dans la maison, fit rougir une barre de fer et brûla elle-même ses plaies pour éviter la rage. Moment d’héroïsme, dira-t-on. Mais il faut autant de force d’âme, et d’une qualité peut-être plus rare, pour vivre cette existence monotone qu’elle a voulue sienne, cette soumission aux humbles tâches ménagères qui fut, pendant dix ans, celle de ce grand poète. Ses peines elles-mêmes se dissimulent au plus secret de son âme, celles que lui causent les débordements de son frère, puis sa mort ; elle est pudique, elle ne fait jamais de confidence. Quand Charlotte découvre ses poèmes et vient, toute joyeuse, l’en féliciter, la première réaction d’Emily est de marquer de la colère. De quel droit a-t-on violé ses secrets ? Stoïque et secrète, elle vit et elle meurt ; elle s’éteindra sans une plainte, avec la discrétion la plus émouvante. Elle n’avait jamais craint la mort, et l’avait hautement proclamé.

 

      Mon âme ne sait pas la peur.

      Elle ne vacille pas dans l’orage...

      Il n’y a point de place pour la Mort,

      Sa puissance ne peut anéantir un atome...

 

Ce stoïcisme, cette raideur, cette force d’âme – qui mieux qu’elle répondit à ce que l’Écriture entend par ce mot : Vierge forte ? – on pourrait craindre que le corollaire obligatoire en fût une certaine déficience de la sensibilité. Mais comme cette fille est déroutante ! Elle qui avait su mater à coups de poing le terrible dogue Keeper et le châtier jusqu’à merci, c’est elle aussi que ce chien chérira par delà la mort, – et c’est elle que nous voyons, dans un rôle semblable à celui du Poverello d’Assise, offrant du grain aux oiseaux qui viennent le manger dans sa main.

 

 

C’est de cette étrange fille que naquit ce roman, tout aussi étrange, qu’est Wuthering Heights. Une œuvre de taille surhumaine, qui prend place dans la galerie des livres essentiels de la littérature mondiale et qui va si profond dans la connaissance du cœur de l’homme qu’on en éprouve une sorte de vertige. Quand il parut, en 1847, bien que la lumière du roman de sa sœur, Jane Eyre, dût l’éclairer par reflet, il passa presque inaperçu. Pas d’éloge, pas de critique ; Emily put croire, en mourant, que son œuvre serait aussi ignorée que les poèmes qu’elle avait, quelques mois plus tôt, publiés avec ses sœurs. Et peut-être, cette orgueilleuse eût-elle préféré ce destin au succès retentissant de Charlotte. Mais, depuis lors, la gloire de ce livre n’a pas cessé de croître ; il n’est que trop évident aujourd’hui que si, dans la famille Brontë, luisait la flamme du génie, c’était au front d’Emily, non de Charlotte. L’Angleterre victorienne se voila la face devant le tableau atroce de la passion d’Heathcliff ; non que la chaste Emily ait mis dans son œuvre un seul mot scabreux (elle parle, au contraire, de la physique de l’amour avec une ignorance touchante), mais il y a, dans ses pages, un ton de passion authentique auquel ne se trompent point les Tartufes. Cependant, bientôt on rendit hommage à cette force. Sydney Dobell disait d’elle :

« Sa puissance est absolument titanique ; de la première page à la dernière, il est terrible, il est vrai... et bien cruel à lire. Nous restons abasourdis en apprenant qu’il fut écrit par une modeste jeune fille inexpérimentée. Emily Brontë a dessiné dans son Heathcliff un scélérat dont on ne trouve de pendant que dans le Iago de Shakespeare. »

Swinburne la déclarait pleine de génie, Matthew Arnold la célébrait « sans égale en puissance, en passion, en véhémence... » et C. Shorter disait, définitivement, que « son œuvre restera à jamais le monument le plus remarquable du génie féminin au XIXe siècle ». Livre magnifique, livre immense, qui soumet impérieusement le lecteur à sa loi, et dont la complexité considérable n’arrive point à gêner le cours impétueux. On a, en le lisant, le sentiment de se trouver en face d’une œuvre qui n’est en rien un jeu d’esprit, mais qui, au contraire, signifie jusque dans sa profondeur l’âme même de son auteur. Entraîné par un courant au flot duquel la romancière elle-même s’est abandonnée, – ou pour mieux dire, en remontant ce courant dans lequel elle nage avec tant de force, on a la sensation même de la vie, dans sa complexité, dans sa gratuité, dans sa divine et terrible inconscience.

Mais ici la question se pose. Cette œuvre forte, emplie du plus authentique tragique, écrite par une jeune fille sans expérience, inflige un démenti cruel à ceux qui prétendent qu’une œuvre d’art doit être faite d’après les témoignages personnels de l’auteur, qu’il faut avoir beaucoup « vécu » pour écrire un livre lourd d’humanité et qu’en somme les aventures, amoureuses et autres, sont indispensables au romancier. Comme si la vie dangereuse que recommande Nietzsche (encore faut-il en savoir le sens) devait se traduire en gestes et en incidents ! comme si les aventures les plus tragiques n’étaient pas celles qui se déroulent dans le secret du cœur et de l’âme

Nous avons peu de renseignements sur la façon dont Emily conçut son livre, et son épouvantable héros. Charlotte, par qui nous connaissons Emily, a été chiche de détails sur ce point. Tout ce que nous savons, c’est que, pendant qu’elle écrivait Wuthering Heights, Emily continuait de vaquer aux soins du ménage, pétrissait le pain, faisait la lessive, jouait avec ses bêtes familières, son chien, ses moineaux, ses oies, son faucon. Et la question qui se pose est celle des rapports entre l’observation et l’invention : mais nul livre au monde n’oppose, à la critique de genèse, un rideau aussi opaque.

Des biographes français d’Emily Brontë, E. et G. Romieu, ont, en quelques lignes, indiqué fort bien la valeur de ce « cas » étonnant.

« Celle qui ne connut l’amour autrement qu’en rêve, trouvera, pour peindre l’amour, le délire des amants, des accents d’un relief, d’une intensité inégalables. L’expérience n’est pas nécessaire à l’écrivain. Son imagination y supplée qui crée des fictions plus vivantes et plus vraies que la vie et la vérité mêmes. Elles lui apparaissent nues, alors que la vérité et la vie s’affublent d’un masque. »

C’est pourquoi les héros d’Emily, pour exceptionnels qu’ils soient, monstrueux même par instants, n’en ont pas moins une portée toute générale et prennent sans difficulté figure de types. Pourtant, si nous saisissons les deux termes extrêmes de l’effort de pensée qui permit à une simple jeune fille d’égaler dans sa création les plus grands, nous ignorons tout des moyens termes. Dire qu’elle avait lu des livres allemands, dire que ses dessins témoignent d’une faculté remarquable, dire qu’elle avait hérité de l’imagination toute celtique de son père, le vieux pasteur poète, cela n’est pas expliquer le mécanisme de sa création, qui nous restera toujours un sujet de stupeur et d’émerveillement.

Je ne crois pas du tout, quant à moi, qu’il faille voir là un signe de précocité monstrueuse, mais bien plutôt un phénomène de véritable divination. Les Hauts-de-Hurle-Vent, je dirais volontiers de ce livre étrange que c’est le livre d’un enfant. C’est un des traits de l’imagination enfantine que de soumettre tout à la rigueur de son désir, de modeler le réel sur l’irréel, de négliger les contingences. Emily a inventé les personnages des Hauts-de-Hurle-Vent de la même façon que nous avons tous fait quand, à sept ans, logés sous une table, ou à l’abri d’un rideau, nous avons créé des aventures merveilleuses dont nous étions à la fois le héros et le démiurge. Une vie comme celle qu’elle avait vécue avait dû prolonger en elle les caractères de la jeunesse, et elle n’avait que vingt-cinq ans quand elle conçut son livre ! Les yeux verts de cette petite fille ont conservé, sa vie entière, les visions qu’elle avait forgées dans son âge le plus tendre, et son roman n’est autre chose qu’un rêve d’adolescente solitaire et inquiète, projeté maladroitement sur l’écran du réel.

Qu’elle n’ait pas tout inventé, la chose est évidente. Son cerveau travaillait sur la matière inerte de ses observations quotidiennes, et c’était par une inconsciente alchimie qu’il arrivait à produire ses phantasmes. Elle a eu des éléments d’observation, ou des souvenirs personnels. Le merveilleux qui mêle ses fils d’or à la trame sombre du livre lui vient sans doute des récits folkloriques de la vieille domestique Tabby, ou des sensations qu’elle avait éprouvées dans son enfance ; les scènes macabres où Heathcliff appelle le fantôme de Catherine2, où les morts errent dans les moors, elle avait dû les vivre, petite fille imaginative, prisonnière d’un cimetière. Le personnage navrant de Hindley, que la boisson et les vices font tomber, de palier en palier, aux pires déchéances, elle avait pu l’étudier d’après nature quand son malheureux frère, Branwell, rentrait au presbytère, hagard, en trébuchant sur les tombes. Mais tout cela n’est que l’accessoire ; Hindley est un personnage secondaire et le merveilleux ne joue pas dans le livre un rôle déterminant. L’essentiel, c’est-à-dire Heathcliff, l’homme en proie à la passion amoureuse, d’une passion aussi violente que celle qui déchire Phèdre, celui-là a été inventé. Car il est inutile de dire que peut-être (peut-être seulement...) Emily avait pu aimer le délicieux curate Weightman, et que c’est cet amour, transposé, métamorphosé, qu’elle exprima dans son livre. Quel rapport y a-t-il entre ce joli et frêle garçon qu’on avait surnommé « Miss Celia-Amelia », et le terrible amant Heathcliff ? Il est possible, il est même probable que la tendre et secrète inclination d’Emily pour Weightman a été à l’origine de la passion d’Heathcliff pour Catherine ; mais quand la transposition littéraire fait franchir de tels abîmes, peut-on encore parler d’observation ? Une chose est certaine : les grands « moments » du livre, ceux qui nous contractent la gorge et indiquent la marque du génie, ceux-là ne doivent rien à l’observation directe, telle que cette jeune fille avait pu la pratiquer. Jamais elle n’avait pu dire à un homme, jamais entendu dire, les mots que Catherine mourante entend de la bouche d’Heathcliff ; et cependant, ces mots contiennent tout l’amour. Et les phrases par lesquelles, avant de mourir, ce monstre avoue ses desseins et reconnaît sa défaite, il a fallu qu’elle les inventât lettre par lettre : autour d’elle, aucun être n’a pu les lui souffler. Ce « sceau divin » que nous distinguons à son front, en voilà la marque irrécusable. Ce n’est pas seulement par l’emmêlement des intrigues, par l’exactitude des détails tragiques, que Les Hauts-de-Hurle-Vent étreignent l’âme du lecteur. Cette œuvre dépasse à chaque instant, et sans effort, le cadre du contingent et de l’accidentel. On pourrait imaginer les protagonistes du drame dans des circonstances entièrement différentes, et demeurant ce qu’ils sont dans Les Hauts-de-Hurle-Vent. Un des signes auxquels on reconnaît que des héros de roman sont doués de vie propre, c’est qu’ils ne sont pas seulement conditionnés par les circonstances, par le caractère transitoire que la vie, voulue par l’auteur, leur prête. Ils sont tels que nous les voyons en vertu de la loi d’un tragique intérieur qui manifeste, dans la conduite de l’existence, la volonté secrète du destin.

 



Le véritable héros des Hauts-de-Hurle-Vent n’est point un être de chair et de sang, un être périssable et transitoire : c’est bien plutôt la divinité à l’intervention de laquelle les Anciens demandaient de résoudre leurs conflits dramatiques, l’antique Fatum, le Destin. C’est par là que, dépassant les limites du pathétique et du romanesque, ce livre atteint à la véritable grandeur du tragique et engage l’être dans sa valeur éternelle, dans son essence. Le dramaturge, le romancier, le poète qui se soucient non de susciter, dans les sens de leurs lecteurs, des émotions faciles, mais de représenter des conflits auxquels l’âme puisse participer, doivent faire intervenir, sous une forme ou sous une autre, la destinée. La lutte de Jacob contre l’Ange est le symbole de tout ce qui met en jeu les forces les plus véritables du tragique. Et cette lutte peut revêtir plusieurs aspects. Combattre le destin, cela peut être identifier sa volonté à ses prescriptions, pour aboutir, par un mimétisme conscient, à lui échapper, à lui arracher toute prise. Cela peut être également le défier, refuser d’entendre ses avis, se mettre sans cesse à la traverse de ses sollicitations. Emily, dans sa vie, résiste au destin en le subissant, en se faisant soumise, en le rendant inefficace ; dans Heathcliff, elle entre en lutte contre lui en cherchant à le modeler, à le plier à son affreux désir. Mais dans l’un et l’autre cas, le sens de l’attitude est le même, si les aspects changent ; comme son héros, Emily a vécu à contre-courant et c’est ce qui fait la signification de sa vie, ce refus, d’autant plus émouvant qu’il est plus silencieux.

Les critiques qui ont voulu voir dans l’œuvre d’Emily Brontë un simple phénomène de « refoulement », et interprété Les Hauts-de-Hurle-Vent comme la sublimation artistique de désirs non satisfaits ont peut-être raison physiologiquement, mais commettent néanmoins une lourde erreur. Les explications romantiques sont de bien peu de poids dans un domaine où, avec une évidence si grande, le métaphysique est de la partie. La part de tragique que la nature, de tout temps, avait dévolue à Emily Brontë et qui, dans sa vie, ne trouva point à s’employer entière, tout naturellement intervient dans son œuvre. Elle était faite pour terrasser des monstres, la vierge forte du Yorkshire ; elle n’eut à vaincre que la vie quotidienne ; aussi chargea-t-elle Heathcliff, en son lieu et place, d’engager la lutte contre l’ange noir.

Ce personnage d’Heathcliff est, par excellence, un personnage du Destin. Il y a en lui du Byron maudit, du Hamlet sans scrupules. Dire qu’il est infernal n’est pas satisfaire au goût des métaphores : un homme tel que celui-là dépasse la nature humaine et emprunte aux puissances déchues quelques-uns de leurs traits. On ne persévère pas dans le mal avec tant de patience, quand on est simplement un homme. Les gnostiques imaginaient que la nature humaine était intermédiaire entre l’état angélique et l’état démoniaque. Quand les mauvais anges avaient été chassés du ciel par les Élohim, pensaient les Alexandrins, tous n’étaient pas tombés dans les cercles infernaux. Entre les anges et eux une nature neutre s’était établie, dans laquelle s’équilibraient les tendances contradictoires : la nature humaine. On songe irrésistiblement à cette explication quand on assiste à la vie d’Heathcliff. Il faut qu’il participe à quelque chose qui déborde l’humain, pour pouvoir ainsi modifier le destin à son gré ? À peine est-il dans la famille Earnshaw qu’il y introduit le trouble, par sa seule présence ; le père se déprend de ses enfants et concentre sa tendresse sur cet inconnu. Et tout le long du livre, le simple fait qu’il existe suffit à créer le drame. Catherine Earnshaw pourrait être heureuse avec Edgar Linton, si falot que soit ce personnage, et, en f ait, elle l’est quelque temps. Mais que le visage de Heathcliff apparaisse de nouveau à la vitre de la fenêtre, et le malheur reprendra ses droits.

Le destin n’a contrarié Heathcliff qu’une seule fois, le jour où cette fillette trop insouciante pour distinguer la vérité de son propre cœur, cette frémissante Catherine le repousse pour lui préférer Edgar. Mais de cette défaite, il prendra une suite éclatante de revanches. La loi terrible que Dieu lui-même proclama quand il fit retomber la faute originelle sur la suite des générations, cette loi est celle qu’Heathcliff applique, à la lettre. Nul ne trouve grâce devant ses yeux, et si, à la fin du livre, il ne détruit pas le fragile bonheur d’Hareton et de Catherine Linton, ce n’est pas charité soudaine, c’est défaillance. Il se sent « hors d’état de prendre la peine de lever la main ! » Il a « perdu la faculté de jouir de leur destruction ». D’ailleurs que lui importent, en cette minute où la mort va le saisir, les deux chétifs comparses qu’il semble protéger de sa magnanimité ? Il a presque atteint son ciel, dit-il ; entendu par là que la mort va confondre ses ossements avec la chair pourrie de sa bien-aimée. S’il est vrai, comme l’a dit un homme qui s’y connaissait en fait de grandeur, que la hauteur d’un être soit juste celle de la vague qui déferle sous lui3, il faut avouer qu’il est des hommes qui savent exalter cette vague, enfler ses eaux tumultueuses et les gonfler en ouragan. De cet amour d’enfance, Heathcliff fait la passion d’une vie, – passion, aux deux sens du mot, – et la clef même de son destin.

Cela d’ailleurs s’explique, dans le rapport même de l’œuvre avec l’auteur. Emily que rien ne rebutait, rien n’effrayait, et qui nourrissait son cœur de mépris et de charité mêlés, Emily qui détestait les existences fades et satisfaites, pouvait aisément concevoir l’horrible, l’atroce : elle y était naturellement portée. Mais il y avait quelque chose contre quoi, au plus profond d’elle-même, son âme protestait : c’était cet esclavage, cette remise de la liberté entre les mains de la destinée, que tout son être physique cependant semblait accepter pour mieux le fuir. Elle n’a jamais attendu le Prince charmant que sa sœur Charlotte avait cru distinguer sur plusieurs visages ; mais elle a suscité un monstre, un héros plus vivant qu’elle-même qui prend, en son nom, sur le monde entier, la revanche de sa destinée.

Cette attitude, qui fait songer à celle de Faust, n’est possible qu’à une condition, c’est d’avoir poussé le désespoir à ses dernières limites, en ces lieux désolés d’où Dieu lui-même est absent. Elle n’a pas entendu l’écho d’une voix divine répondre à son appel (son protestantisme glacial favorisait peu le mysticisme qui n’aurait pas manqué de naître en elle si elle avait été formée dans le catholicisme). Son œuvre paraphrase avec tragique la « misère de l’homme sans Dieu ».

Cette fille de pasteur n’accordait même pas à la religion ce respect de convenance qu’on aurait pu attendre d’elle. Le dimanche, en l’absence de sa sœur Charlotte, elle refuse de diriger l’école de catéchisme, jugeant ridicule la lecture inattentive des textes de l’Écriture. Elle semble avoir adopté une sorte de théisme farouche, qu’elle gardait par-devers elle, mais qui devait participer profondément à sa conception de la destinée, de même qu’à son amour pour la nature sauvage des moors. Une seule fois, au témoignage de Mary Taylor, on l’entendit exprimer une notion d’ordre théologique. Comme on lui demandait quelle était sa foi, Mary Taylor répondit que cela ne regardait qu’elle-même et Dieu. « Bien dit ! » s’écria Emily qui était allongée devant le feu. Voilà toute la confidence. Mais ses poèmes, et jusqu’au dernier qu’elle écrivit, peu avant de mourir, témoignent du même état d’esprit.

 

      Dieu, Dieu au-dedans de moi,

      Divinité forte et puissante,

      Vie, qui participe à mon être

      Comme je participe à toi, vie immortelle !

 

      Les mille Credos sont vains

      Qui émeuvent les cœurs des hommes,

      Vains comme des herbes séchées

      Ou comme l’écume des mers...

 

      D’un amour qui embrasse tout

      Ton esprit anime les siècles,

      Il me pénètre, il me réchauffe,

      Il change, il soutient, il dissout,

      Il me suscite et il m’élève.

 

      Si la terre et l’homme passaient,

      Si les soleils et les mondes sombraient ;

      Et que toi seule demeurasses,

      Vie, tout existerait en toi.

 

      Il n’y a point de place pour la Mort,

      Sa puissance ne peut anéantir un atome,

      Toi, Vie, tu es l’Être et le Souffle,

      Et ce que tu es ne peut être détruit.

 

Connaît-on quelque chose qui, mieux que ces vers d’une jeune fille de trente ans, promise à la tombe toute proche, exprime avec plus de force notre commune révolte, notre rébellion désespérée devant les forces du destin ? Quand un être traduit ainsi un sentiment si unanimement, si profondément humain, est-ce abuser des mots que de lire, en travers de la page où s’inscrit sa destinée, le filigrane du génie ?

 

 

On m’assure que Charlotte a écrit des livres plus parfaits que celui de sa sœur, que son naturalisme est de meilleur aloi, qu’elle traite de thèmes plus humains, moins exceptionnels peut-être. Un critique est allé jusqu’à soupçonner Charlotte d’avoir eu une part importante à la création des Wuthering Heights : cela paraît bien invraisemblable. Il y a dans le livre d’Emily un accent qui ne trompe pas. La plupart des témoins, soit de la vie, soit de l’œuvre, ont reconnu sa supériorité sur sa sœur et son inimitable originalité. Cette originalité, on peut la définir d’un mot, en disant qu’elle est faite de la soumission de chaque être à son tragique intérieur. M. Lockwood, le narrateur des Hauts-de-Hurle-Vent, dit sous la plume d’Emily Brontë cette phrase définitive : « Ici, les gens vivent plus sérieusement, plus en eux-mêmes, moins en surface... » Vivre sérieusement, c’est à quoi, en définitive, nous invite toute littérature digne de ce terme, et la poésie n’est sans doute rien d’autre que le courant invisible et silencieux qu’on découvre, une fois franchie la surface et pénétré l’essentiel.

 

1930.

 

 

DANIEL-ROPS, Où passent les anges, Plon, 1947.

 

 

 

 

1. Matthew Arnold, dans son poème sur le cimetière de Harworth, représente Emily se consumant et mourant de désespoir. Rien n’est plus faux que cette interprétation niaisement romantique. Une Emily Brontë ne meurt pas de tristesse ni de taedium vitae.

2. La scène de la page 425 (de la traduction Delebecque), par la précision des termes, semble indiquer une expérience personnelle d’ordre métapsychique.

3. Bismarck.

 

 

 

 

 

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