Danel, juste païen de la Bible

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean DANIÉLOU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE Livre d’ÉZÉCHIEL contient un mystérieux passage (14, 12-20) où nous voyons Noé et Job rapprochés d’un troisième personnage nommé Danel. La tradition judéo-chrétienne a identifié ce personnage avec le prophète Daniel. Mais cette identification est insoutenable 1. Le nom d’abord n’est pas identique. Par ailleurs le Livre de DANIEL est bien postérieur à Ézéchiel. Si l’on dit que ce livre nous présente Daniel comme un contemporain de Nabuchodonosor et donc d’Ézéchiel, il reste que le rapprochement avec Job et Noé, qui appartiennent à un passé lointain, nous interdit de voir en Daniel un personnage du temps d’Ézéchiel. Il est donc vraisemblable que Danel est un personnage des temps préabrahamites et que, comme Job et Noé, il appartient au monde des Gentils.

Cette vraisemblance est devenue une certitude depuis la découverte à Ras-Shamra, en Phénicie, de tablettes de terre cuite, écrites dans une écriture cunéiforme et qui remontent à quinze siècles avant le Christ. Ces tablettes nous font connaître la vie et les croyances de la civilisation chananéenne, qui était celle de la Palestine avant l’arrivée des Hébreux. Or parmi ces tablettes, plusieurs contiennent la légende d’un personnage nommé Danel, qui régnait sur le pays et qui était remarquable par sa justice 2.

L’identification de ce Danel et de celui d’Ézéchiel a été contestée par R. de Langhe 3. Mais la plupart des auteurs la considèrent comme certaine. Tel est en particulier le cas du grand exégète américain Martin Noth 4. Cette identification paraît confirmée par une autre allusion que fait Ézéchiel à ce même Danel. Dans une malédiction contre le roi de Tyr, la capitale de la Phénicie, il écrit :

 

Voici que tu es plus sage que Danel ;

rien de secret ne t’est caché (ÉZ. 28, 3).

 

S’adressant au roi phénicien son contemporain, il apparaît très naturel qu’Ézéchiel lui propose l’exemple de l’antique roi de son pays, qui en incarnait l’idéal. Ceci ne veut pas dire d’ailleurs qu’Ézéchiel a connu les textes de Ras-Shamra, mais que le souvenir de Danel persistait dans la tradition populaire, comme celui de Job ou de Noé.

On peut même se demander si ce n’est pas cet antique Danel qui a servi de prototype au prophète à qui est attribué le livre de DANIEL. Ce livre est en effet une apocalypse. Or les apocalypses juives sont toujours pseudépigraphes et attribuées fictivement à des personnages des temps anciens. Ainsi en est-il des Apocalypses d’Hénoch, de Lamech, de Noé. Ce qui le ferait penser est en particulier le fait que les suppléments du livre, l’histoire de Suzanne, celle de Bel et du dragon, celle de la fosse aux lions ont un caractère légendaire et rappellent certains traits du Danel de Ras-Shamra et d’Ézéchiel 5, juge équitable, roi vainqueur, délivré par Dieu. Le sage roi chananéen aurait été transformé en un sage juif du temps de l’exil 6. Mais sous cette forme nouvelle, le personnage étant présenté comme Juif et Yahwiste, il est en dehors de notre perspective.

Reste que le Danel dont Ézéchiel fait l’éloge est bien le vieux roi chananéen. Déjà le rapprochement avec Job et Noé, qui sont, nous l’avons vu, deux des grands saints du monde païen, nous montre que Danel est lui aussi un juste étranger à l’alliance d’Israël. Mais tandis que Noé était un patriarche et Job un sage, c’est un nouveau type qui nous apparaît, celui du roi, appelé à rendre la justice et à gouverner sagement son peuple. Il annonce Salomon dans l’ordre de la royauté, comme Hénoch préfigure Élie dans celui de la prophétie et Melchisédech Aaron dans celui du sacerdoce.

Son attribution essentielle, d’après les textes de Ras-Shamra, est de rendre la justice :

 

Il s’assied devant la porte

sous les arbres de l’aire ;

il juge le jugement de la veuve,

il juge celui de l’orphelin 7.

 

Telle sera aussi l’une des attributions du roi Salomon, dont la postérité retiendra le sage jugement, lors de la dispute des deux femmes autour de l’enfant survivant. Et telle sera dans l’ordre chrétien l’attribution du roi messianique qui séparera les brebis et les boucs et saura reconnaître l’humble geste du verre d’eau donné à celui qui a soif.

Mais, en agissant ainsi, le roi Danel n’agit pas seulement en vertu d’une morale humaine. Il sait qu’il attirera la bénédiction de Dieu. Il sait par conséquent que ce qui plaît à Dieu, ce ne sont pas les holocaustes de béliers et la graisse des veaux, mais de faire droit à l’orphelin et défendre la veuve (is. i, 16-17). Il croit que c’est par son respect de la loi de Dieu qu’il obtiendra que Dieu bénisse les moissons et les troupeaux de son peuple. Ceci, remarque M. Virolleaud, montre « qu’il se faisait de la divinité une conception assez haute 8 ». Et certes ce n’est pas le dernier mot de la révélation et nous avons vu Job mettre en question cette notion de la rétribution temporelle de la vertu. Mais c’est cependant l’expression d’une vérité première et de cette révélation de Dieu dans l’ordre de la vie naturelle qui s’exprime dans l’alliance cosmique, dont relève le roi Danel.

Nous sommes ici au point essentiel : le roi Danel avait une haute idée de Dieu. Certes, c’est à travers ses manifestations dans le cosmos qu’il le connaît. Dieu est pour lui celui qui donne les pluies et les saisons fécondes (act. 14, 17). Sa fille Paghat s’applique à suivre la marche des étoiles 9. Mais Mircea Eliade nous a appris que l’âme religieuse des païens n’adore pas toujours les saisons et les astres eux-mêmes, mais y voit les hiérophanies d’une puissance mystérieuse 10. Et c’est bien la pureté de sa religion qu’Ézéchiel exalte en Danel, quand il oppose son humilité à l’orgueil du roi de Tyr qui dit :

 

Je suis un dieu.

Je siège sur un trône de Dieu au milieu de la mer (Éz. 28, 2).

 

Le monde antique, des rois de Tyr aux empereurs de Rome, a eu une conception religieuse de la royauté. Le roi est réellement pour lui la source mystérieuse d’où procèdent la fécondité de la terre et la prospérité du peuple. Il est Sôter, source de salut : L’oint du Seigneur est le souffle de notre face, dira Jérémie 11. Mais ceci pouvait s’interpréter de deux manières. Ou bien le roi s’attribuait à lui-même ce pouvoir et se considérait comme un dieu : et c’est ce que faisait le roi de Tyr. Ou bien il attirait sur son peuple la grâce de Dieu : et c’est ce que croyaient les rois d’Israël 12. Mais c’était aussi ce que croyait Danel 13.

En effet la tentative de l’école Scandinave moderne, qui voit dans la divinisation du roi la croyance commune des peuples d’alors, paraît très contestable. Elle est sûrement fausse pour Israël. Mais, même chez les peuples païens, il semble bien qu’il s’agisse plutôt de la communication d’un pouvoir divin : « Toute royauté, écrit de Fraisne, consacrait le roi comme lumière des dieux, c’est-à-dire comme reflet vivant de la divinité. Mais ce reflet se trouve perpétuellement conditionné par une bénédiction constante des dieux : si cette faveur se détourne du roi, il ne reste plus l’être privilégié, il retombe dans la foule anonyme 14. » C’est donc l’orgueil de certains rois qui les a fait prétendre à une dignité divine ; mais Danel savait qu’il était un homme et non pas un dieu (ÉZ. 28, 2).

Nous avons jusqu’ici relevé en Danel la justice et la piété. Ézéchiel nous montre aussi en lui un sage, à qui rien de secret n’est caché (28, 3). Cet éloge peut nous étonner à propos d’un roi. Et pourtant c’est bien un des attributs principaux que l’ancien Orient lui demande. La sagesse ici est d’abord l’art du gouvernement. Les rois d’Orient avaient des livres de sagesse qui étaient les maximes dont devaient s’inspirer leurs fonctionnaires 15. Et c’est à leur image que Salomon composa des recueils de proverbes. Il était, nous dit l’Écriture, plus sage que tous les sages de l’Orient (I ROIS 5, 11). Mais si la Sagesse de Salomon dépassait celle de Danel, celui-ci n’en était pas moins un de ces sages rois de l’Orient.

Mais la Sagesse n’est pas seulement l’art de gouverner. Elle est science des choses cachées. Ces secrets sont ceux de la nature. Ainsi est-il dit de Salomon qu’il composa trois mille maximes et disserta sur les arbres, depuis le cèdre qui est au Liban jusqu’à l’hysope qui sort de la muraille (1 ROIS 5, 12-13). On peut penser que cette sagesse ne lui était pas propre et qu’il la partageait avec les autres rois-sages de l’Orient. Il connaissait aussi les cycles des années et les positions des étoiles (SAG. 7, 19). Mais plus profondément la sagesse initie à la science de Dieu (SAG. 8, 4). Et certes ici encore la sagesse de Danel restait au niveau du Dieu cosmique, elle n’atteignait pas le Dieu vivant de l’alliance. Mais c’était pourtant authentique sagesse du vrai Dieu, comme Ézéchiel en témoigne.

C’est à cause de tout cela que nous avons le droit de voir en Danel un « juste ». Car c’est là le titre que lui donne Ézéchiel, en même temps qu’à Job et à Noé.

 

Fils de l’homme

si un pays péchait contre moi par révolte,

si j’étendais les mains sur lui

en brisant pour lui le bâton du pain,

si je lui envoyais la famine

en exterminant hommes et bêtes,

et qu’il y eût trois hommes au milieu de ce pays,

Noé, Danel et Job,

eux sauveraient leurs âmes par la justice

Oracle du Seigneur Yahweh (ÉZ. 14, 12-20).

 

C’est ce texte décisif qui nous affirme la justice et le salut du roi Danel que nous devons expliquer maintenant.

Danel est juste 16. Nous avons dit tout à l’heure qu’il jugeait équitablement. Mais ici il ne s’agit plus de cela. Être « juste », pour la Bible, ne se définit pas par rapport à l’équité entre les hommes, mais par rapport au jugement rendu par Dieu. Le « Juste » est celui que Dieu reconnaît comme tel. Il est l’équivalent de ce que nous appelons un saint. C’est celui qui « plaît à Dieu », parce qu’il accomplit sa Loi. Mais c’est encore celui en qui Dieu se montre juste, c’est-à-dire fidèle à ses promesses, et qu’il rend participant à ses dons. La justice de Danel se définit en fonction de l’alliance qui est la sienne, de celle que Dieu a contractée avec Noé et où il s’est engagé à bénir, des bénédictions de la terre et du ciel, ceux qui sauront le confesser dans sa manifestation dans l’ordre du monde.

Ainsi Danel est juste devant Dieu. Mais il est juste au milieu d’un peuple pécheur. Si notre texte affirme qu’il y a des païens qui ont trouvé et servi le vrai Dieu, il affirme aussi qu’ils sont une exception. Si un pays péchait contre moi par révolte (ÉZ. 14, 13)... La vision biblique du monde païen nous le montre comme emporté par le flot de l’idolâtrie et du péché qui déferle sur lui. C’est la vision du chapitre premier de l’ÉPÎTRE AUX ROMAINS. Mais, dans cette apostasie générale, quelques justes émergent, comme des témoins de la vérité : ainsi Noé au temps où la méchanceté était grande sur la terre (GEN. 6, 5), ainsi Lot au milieu de l’iniquité de Sodome, ainsi Danel au sein d’un peuple idolâtre et sensuel.

Ces justes constituent le petit « reste » qui maintiendra à travers toute la continuité de l’histoire préabrahamite la présence sur la terre du culte du vrai Dieu. Ce sont eux qui empêchent la ruine du monde où le péché entraîne normalement. Car le jugement de Dieu doit détruire le monde pécheur :

 

Si je lui envoyais la famine,

en exterminant hommes et bêtes...

Si je faisais venir l’épée sur le pays

ou si j’envoyais la peste sur le pays

et que je répandisse sur lui ma colère dans le sang... (ÉZ. 14, 13. 17.19).

 

Mais la présence de Noé, de Danel et de Job empêche l’extermination d’être complète. Ils sont épargnés pour être le commencement d’une humanité nouvelle. Ils apparaissent ainsi comme des figures du Christ, qui sera à la fois frappé par le jugement de Dieu en tant qu’il a pris sur lui le péché du monde, et délivré de la mort en tant qu’il est le Juste par excellence, pour être le premier-né d’une humanité nouvelle.

Cet aspect du mystère de Danel a été bien marqué par Origène : « J’ai entendu jadis un Hébreu expliquant ce passage dire à propos des trois personnages, que chacun d’eux avait connu trois temps : joyeux, triste et à nouveau joyeux 17. » L’intérêt est qu’Origène ne nous donne pas ici une exégèse personnelle, mais nous transmet une exégèse juive. Celle-ci met bien en relief ce caractère des trois personnages d’être la frontière entre deux mondes, fin d’un monde et inauguration d’un autre. Cela est clair pour Noé, qui a connu le monde d’avant le déluge, le déluge et le monde d’après le déluge. Ceci est clair pour Job, heureux, éprouvé, à nouveau heureux. L’histoire de Danel comprend-elle un épisode analogue ? Les textes de Ras-Shamra ne nous le laissent pas deviner. Mais Ézéchiel peut faire allusion à un autre trait de sa légende 18.

On a remarqué en effet que la fête du Nouvel An dans les religions mésopotamiennes, auxquelles celle de Chanaan est apparentée, comprenait une humiliation rituelle du roi. Celui-ci était censé « descendre dans l’Arall » (l’enfer) représenté symboliquement par une chambre souterraine du temple 19 et le dernier jour de la fête il était reconduit triomphalement à son trône royal. Nous avons ici le thème des trois temps, heureux, malheureux et heureux, et celui d’un recommencement de vie après un anéantissement. Ce thème ressemble beaucoup à ceux de Noé et de Job. Peut-être était-il resté associé dans la tradition populaire au souvenir des antiques rois chananéens.

Ainsi Danel apparaît comme sauvé par Dieu. Et c’est le dernier trait que nous avons à considérer. Certes le texte ne fait directement allusion qu’au fait qu’il est épargné par la catastrophe qui frappe le peuple. Mais ceci est la préfiguration du salut eschatologique. Le texte contient donc l’affirmation du salut de Danel et constitue un témoignage essentiel sur le salut des infidèles. Il en affirme la difficulté, puisque l’ensemble des hommes est entraîné par le péché et détruit par le jugement, mais il en affirme aussi la réalité, puisqu’il nous montre Dieu épargnant les justes, qui ont su résister à la contagion du péché. Et ce salut, Ézéchiel n’en affirme pas seulement la possibilité pour les lointaines époques qui précèdent Abraham, mais aussi pour les païens de son temps étrangers à l’Alliance d’Israël.

Ainsi Danel nous apparaît-il comme un roi païen juste et sage dont l’Écriture affirme le salut. Dans l’art chrétien antique des catacombes nulle figure ne revient plus fréquemment, comme paradigme du salut, à côté de Noé sauvé des eaux du Déluge, que Daniel sauvé de la fosse aux lions. Et certes ceci ne se rapporte pas à notre Danel. Mais si nous nous souvenons que Juifs et chrétiens de ce temps confondaient le Danel d’Ézéchiel et le Daniel du livre de ce nom 20, il est bien probable qu’en même temps qu’au Daniel prophète, ils pensaient au texte d’Ézéchiel Danel est rapproché de Noé, comme modèle des sauvés. Et ceci nous donne le droit de reconnaître, dans cette figure vénérable proposée au culte des chrétiens, les traits du vieux roi d’Ugarit en même temps que celui du prophète de l’exil.

 

Paris

 

Jean DANIÉLOU.

 

Paru dans Bible et vie chrétienne en décembre-février 1955-1956.

 

 

 



1  Voir Martin NOTH, Noah, Daniel und Job in Ezechiel XIV, Vetus Testamentum, 1951, p. 252.

2  Voir VIROLLEAUD, Légendes de Babylone et de Canaan, p. 64.

3  Les textes de Ras-Shamra-Ugarit et leur rapport avec le milieu de l’Ancien Testament, II, 151.

4  Loc. cit., p. 258. Voir aussi G. BARTON, Danel preisraelite hero of Galilee, Mémorial Lagrange, pp. 29-37.

5  Voir S. B. FROST, Old Testament Apocalyptic, p. 180.

6  Martin NOTH, loc. cit., p. 252.

7  Trad. de LANGUE, loc. cit., p. 153.

8  Loc. cit., p. 64.

9  Virolleaud, loc. cit., p. 53.

10  Traité d’histoire des religions, p. 36.

11  4, 12. Sur l’application de ce texte au Christ, voir Daniélou, Christos Kyrios, Mélanges Lebreton, I, pp. 338-351.

12  J. de Fraisne, L’aspect religieux de la royauté Israélite, p. 396.

13  Voir W. F. Albright, The seal of Eliakim, Journ. Bibl. Litt., 1932. p. 99-100.

14  J. de Fraisne, loc. rit., p. 261.

15  H. Duesberg, Les scribes inspirés, I, p. 40 et suiv.

16  Son nom signifie « justice de Dieu » (dan El).

17  Hom. in Ez., IV, 8 ; C. G. S., VIII, 369.

18  Voir Martin Noth, loc. cit., p. 259, n. 1.

19  De Fraisne, loc. cit., p. 305.

20  Voir F. Chatillon, Tria généra hominum, Noe, Daniel et Job, Rev. Moyen Âge latin, 1954, 169-177 ; G. Folliet, Les trois catégories de chrétiens, Augustinus Magister, II, 631-644.

 

 

 

 

 

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