Noël chrétien et païen
par
Jean DANIÉLOU
L’idée de rapprocher la nativité merveilleuse de Jésus de certains récits païens n’est pas une invention de la critique moderne. Elle apparaît dès le second siècle et, ce qui est paradoxal, dans la bouche d’auteurs chrétiens, comme un argument apologétique. Justin, voulant montrer aux païens que le christianisme n’enseigne rien de plus extraordinaire qu’eux-mêmes – et que par conséquent le caractère merveilleux de l’Évangile ne doit pas être pour eux une objection – donne comme exemple la naissance de Persée (Apol., 21), née de « Danaé qui était vierge, après que celui qui s’appelle chez eux Zeus s’était répandu sur elle sous forme d’or » (Dial., 67). Ceci montre, d’une part, que ces rapprochements sautent aux yeux, mais également que, pour Justin, pour qui la naissance virginale de Jésus est un fait historique, ils ne sauraient à aucun degré pouvoir être interprétés dans le sens d’une dépendance du récit biblique par rapport au mythe païen, sans quoi il ne les utiliserait pas si légèrement ; il s’agit là d’un argument ad hominem dont Justin, comme nous le verrons plus loin, note expressément le caractère superficiel.
La perspective est entièrement différente chez les critiques modernes. Pour eux, il s’agit d’une ressemblance essentielle et qui suppose la dépendance du texte évangélique par rapport aux récits païens : les récits de Luc et de Matthieu seraient des fragments de mythes, qui se seraient introduits dans la vie du Christ. Ces hypothèses se sont présentées sous des formes multiples, ce qui prouve à tout le moins qu’aucune d’entre elles ne présente de garantie d’évidence 1. Leur trait commun est de rapprocher la nativité virginale de récits mythologiques grecs rapportant la naissance de héros légendaires ou même de personnages historiques par l’union d’un dieu avec une femme. « C’est dans le monde gréco-romain, écrit Ch. Guignebert (Jésus, 1933, p. 135) que l’on trouve les analogies les plus frappantes avec l’histoire de la conception miraculeuse de Jésus. C’est là qu’on rencontre la légende de Persée, née de Danaé, vierge qu’une pluie d’or a fécondée. C’est là surtout qu’on incline à rapporter à une parthénogenèse ou à l’intervention mystérieuse d’un dieu la puissance des hommes exceptionnels : Pythagore, Platon, Auguste lui-même. »
L’auteur qui a donné la forme la plus précise à cette hypothèse est le grand philologue Eduard Norden, dans son célèbre livre : Die Geburt des Kindes (1924). Norden part de la IVe Églogue de Virgile. On sait que le poète y annonce l’apparition d’un âge nouveau, ultima ætas, l’âge d’or des astrologues chaldéens, qui est inauguré par la naissance d’un enfant qui « descend du ciel ». Le thème de la Vierge apparaît aussi dans le contexte. Il s’agit pour Norden de l’application à la naissance d’un jeune Romain d’un antique théologoumenon égyptien selon lequel les rois sont d’origine divine. L’histoire de la naissance d’Alexandre et celle de la naissance de Jésus en seraient deux autres applications. Mais Norden est obligé de reconnaître que la conception virginale de Jésus ne se laisse pas sans difficulté ramener à ce type. Dans le thème gréco-égyptien, il s’agit de l’union d’un dieu et d’une femme, d’une théogamie. Or il n’y avait rien de tel dans le récit de Luc, où il n’y a aucune manifestation visible d’une divinité, où l’attitude de Marie est celle d’une obéissance religieuse à la volonté mystérieuse de Dieu 2.
Il importe, en effet, de remarquer qu’il ne s’agit pas, dans ces légendes, de naissance virginale. Il n’est pas dit, dans l’histoire de Danaé, que celle-ci fût vierge lorsqu’elle a été visitée par Zeus. On citera le texte de Justin ; mais précisément il y a chez Justin, qui veut montrer les analogies, une inconsciente interprétation de la légende de Danaé en fonction de la croyance chrétienne. Et, par ailleurs, il écrit : « On nous reprochera peut-être ce que nous avons reproché aux poètes qui représentent Zeus se livrant à un commerce impur avec des femmes. Nous essaierons donc d’expliquer que la Vierge a conçu sans aucun commerce charnel, car, si elle s’était unie à qui que ce soit, elle ne serait plus vierge » (Apol., 33). Justin met ici le doigt sur ce qui sépare foncièrement la conception virginale des théogamies antiques. Il en résulte, en effet, que l’histoire de Zeus et de Danaé apparaît seulement comme une conception assez vulgairement anthropomorphique de la divinité, à qui on prête les mœurs humaines, donc comme une simple sublimation de la sexualité, alors que la conception de Marie se situe dans les perspectives des magnalia, des œuvres saintes et grandes accomplies par l’Esprit saint à travers l’histoire et dont elle est un moment éminent.
Ainsi apparaît l’impossibilité d’établir un pont entre les mythes païens et les récits évangéliques. On a le sentiment que les auteurs sont partis de l’idée a priori que les récits de l’enfance ne pouvaient être historiques et qu’ils se sont mis en quête alors de termes de comparaison pour les expliquer. Mais qu’y a-t-il vraiment de commun entre les théogamies sensuelles de la mythologie grecque et la conception virginale de Marie par l’action de la puissance souveraine du Dieu transcendant ? Entre la représentation anthropomorphique de divinités, dont les gestes reproduisent les rythmes de la nature humaine, et l’élection divine par laquelle, à un jour décisif de l’histoire, une femme d’Israël est appelée à jouer un rôle éminent dans le plan divin, en devenant mère de Dieu ? Le résultat entièrement négatif auquel aboutit la prodigieuse dépense d’érudition suscitée par la question permet aux exégètes récents de la considérer comme tranchée 3.
Mais, cela dit, il reste un second aspect de la question : distinct dans ses origines et sa nature des cultes païens, il n’en est pas moins certain que le christianisme, et singulièrement dans le christianisme le culte marial, s’est historiquement, à partir surtout du IVe siècle, et psychologiquement, dans l’âme humaine, substitué à des religions où le culte de la femme vierge et mère jouait un rôle central. En substituant une réalité dogmatique radicalement autre aux cultes païens, le christianisme n’a-t-il pas utilisé historiquement certaines formes cultuelles ou symbolismes naturels, psychologiquement certaines aptitudes et anticipations, pour en faire le véhicule de sa propre révélation ?
La question qui se pose ici concerne l’essence même du culte chrétien. La Révélation chrétienne est en soi une décision historique du Dieu transcendant, entièrement gratuite, et qui suscite un ordre nouveau. Mais cette Révélation s’incarne dans le monde des réalités visibles et cosmiques qui servent à le mettre en contact avec le monde humain. Ainsi le temps chrétien, qui est unique et irréversible, s’incarne dans le temps cosmique ; cyclique et réversible, par la semaine et l’année liturgique. Il n’aliène pas pour autant son essence, mais s’intègre par là dans le rythme de la vie humaine. Ainsi les symboles de la vie naturelle, le pain et le vin, l’huile et la cire, le geste paternel de l’imposition des mains et le geste nuptial du baiser de paix sont-ils promus à la dignité de signifier les réalités de l’union, de l’homme avec le Dieu transcendant. Ainsi les lieux choisis par leur caractère sacré, la source et la montagne, le vallon bénédictin et le désert cistercien, deviennent-ils le symbole de la présence universelle du Christ dans le Temple véritable fait de pierres vivantes qui est l’Église.
Nous entendons par mythologie deux choses différentes. Il y a une mythologie qui est une déification du « mystère » naturel de la vie et du Cosmos par lequel les réalités cosmiques, les astres et les météores, les saisons et les habitats, les amours et les haines sont considérés comme constituant une religion absolue, close, se suffisant à elle-même. À cette religion cosmique, le christianisme s’oppose radicalement. C’est elle dont les Pères de l’église se sont faits les adversaires intransigeants. Elle est l’idolâtrie, qui substitue le culte des créatures à celui du Créateur. Mais il est une autre mythologie, primitive, naïve, spontanée, qui est l’instinct de l’homme à voir dans les réalités naturelles des symboles d’un monde mystérieux : « Les cieux racontent la gloire de Dieu. » C’est là comme une première religion, naturelle, où l’homme adore le Dieu invisible à travers les choses visibles et salue dans le soleil le sacrement naturel du Dieu transcendant. Cette religion naturelle, le christianisme révélé ne la détruit pas, mais l’assume. C’est pourquoi, en présence des cultes païens, son attitude est double. Il les combat en tant qu’ils se présentent en totalités qui prétendent se suffire. Il les purifie de leurs déviations. Mais il en reprend les éléments pour les faire servir à l’élaboration sacramentelle de sa propre révélation.
C’est précisément ce que va nous montrer le développement du culte marial sur les plans successifs des lieux saints, des temps sacrés et des symboles cultuels. Qu’il y ait des lieux providentiellement destinés au culte par leur nature même, en tant qu’ils sont évocateurs du mystère divin, c’est là un fait que l’étude des religions impose. Les montagnes et les forêts, les sources et les grottes ont toujours constitué des lieux prédisposés à l’adoration. Ce n’est pas un pur accident que le Mont Carmel ait été consacré au culte chananéen d’Astarté, avant qu’Élie y substituât l’adoration du Dieu unique et que le christianisme y rattachât les origines d’un ordre voué à la fois au culte du Dieu transcendant et à la dévotion à sa Mère. Il s’agit moins là d’une préoccupation apologétique, celle de substituer le culte chrétien au culte païen, que de la nature même de certains lieux, prédisposés par leur situation à être des lieux de culte. C’est ainsi que le culte marial viendra s’instituer, en bien des cas, dans des lieux consacrés auparavant à des divinités païennes. Ch. Picard a remarqué que le dogme d’Éphèse qui définit la maternité divine de Marie s’est exprimé dans le lieu même où le culte d’Artémis était le plus florissant. À Soissons, une église est consacrée à Marie, au VIe siècle, sur les fondements d’un vieux temple d’Isis. Combien de pèlerinages de la sainte Vierge, avec leur fontaine miraculeuse et leur bois sacré, sont-ils ainsi la trace de la révélation biblique dans le cadre de la religion cosmique !
Après les lieux saints, les temps sacrés. On sait que le christianisme primitif ne connaît aucune fête particulière : la Résurrection du Christ introduit un temps nouveau, le huitième jour, qui est la « fête perpétuelle ». Mais quand, au IVe siècle, les masses entrent dans l’Église, il faut substituer des fêtes chrétiennes aux fêtes païennes, car la fête est une réalité sociologique de l’existence humaine collective. « Le peuple aime les fêtes », comme dit Grégoire de Nazianze. Or les temps festifs sont fixés par le cadre saisonnier : fête des semailles, des premiers épis, des moissons, de la vendange. Ce sont ces rythmes de la vie naturelle que célébraient les cultes païens ; le culte chrétien va les charger d’un contenu nouveau, en gardant leur cadre et leurs usages. Le 6 janvier était à Alexandrie la fête de Coré. Elle signifiait « la joie de ce qu’aujourd’hui la Vierge a enfanté Aiôn 4 ». « La naissance d’Aiôn enfanté par la Vierge, écrit Lietzmann, est devenue la fête anniversaire du Seigneur, né de la Vierge Marie. 5 » Le 25 décembre est, au solstice d’hiver, le jour où le soleil commence à croître. Du Natale solis les chrétiens feront le jour de la Nativitas Christi, soleil du nouvel univers. La fête de la Purification coïncide avec les Saturnales romaines ; l’Assomption, avec les fêtes champêtres du mois d’août (Ann. Boll., XXXI, p. 105) 6.
Ainsi le christianisme, en s’opposant dans le paganisme à ce qui lui était foncièrement hostile, a retenu certains éléments matériels, qui ne sont pas païens par essence, mais qui constituent le cadre de tout culte humain, pour en faire les moyens d’expression de son message propre. En plus des lieux et des temps cultuels, le christianisme a aussi utilisé certaines représentations symboliques des cultes païens, des déesses, pour les transposer dans la spiritualité mariale 7. Le P. Hugo Rahner a montré que, de même que le christianisme a repris le symbolisme du monothéisme solaire du IVe siècle, pour le rapprocher de la symbolique biblique du Christ comme « soleil de justice » et « soleil levant » qui illumine la nouvelle création où « il n’y a plus de soleil, car le Christ lui-même en est la lumière » (Apoc., XXII, 23), de même il a utilisé le symbolisme lunaire pour l’appliquer au culte marial. Dans la nuit de Noël, Marie est celle qui est pulchra ut luna et à qui succède le « soleil de justice » 8. Le Moyen Âge héritera de ce symbolisme.
Ave, précieuse Jouante,
Lune, où Dieu s’escousa.
Et j’ai entendu les marins normands chanter encore naguère dans leur cantique populaire :
Veillez toujours, belle Lune,
Aux besoins de vos dévots.
Il nous est possible maintenant de situer le problème dans une perspective plus générale et par là même de donner à sa solution un caractère plus décisif. Ce qui est engagé ici, c’est en réalité le problème des relations de la Révélation et de la mythologie. Or l’étude que nous venons de faire nous a montré d’abord que c’étaient là deux domaines radicalement différents. La Révélation est essentiellement l’action historique de Dieu accomplissant dans le temps un plan de salut où chaque évènement a une valeur unique et qui a pour instrument l’Esprit saint. C’est l’Esprit qui accomplit les grandes œuvres de Dieu à travers l’histoire, de l’élection d’Abraham à l’Incarnation du Verbe et à la mission des apôtres. C’est dans cette perspective biblique que se situe le culte marial. Il est fondé uniquement sur le rôle éminent de Marie dans le plan divin du salut 9. Au contraire, la mythologie est la transposition, dans la sphère des idées exemplaires, des principales réalités de la vie du Cosmos. Elle a son principe dans l’homme même dont elle est la création et l’image. Elle est la sublimation de ses instincts les plus profonds. Elle reste totalement engagée dans la vie de la nature dont elle est l’expression poétique. Le culte mythologique de la Mère est fondé uniquement sur son rôle éminent dans l’ordre de la transmission de la vie.
Mais, par ailleurs, le culte chrétien a pour caractère d’utiliser les réalités de la vie cosmique pour en faire les signes sensibles des réalités de l’univers de la grâce. Il y aura un domaine commun, au niveau de la création liturgique, où le culte chrétien rencontrera des éléments utilisés par ailleurs par les religions naturistes. Ainsi le pain et le vin sont-ils matière de sacrifice, l’eau signe de purification, les cycles saisonniers cadres du temps sacré, ailleurs que dans le christianisme. À ce niveau, le culte marial a rencontré parfois des symboles et des expressions qui avaient été par ailleurs utilisés dans les mythologies. Mais ces éléments, le culte chrétien les dégage de la signification que les mythologistes leur donnent. Aussi n’y a-t-il pas contamination du christianisme par les mythologies, mais au contraire destruction par le culte chrétien de la signification mythologique des rythmes de la vie humaine et assomption de ces rythmes, pour les élever à la dignité de signifier le mystère chrétien. Le Cosmos ici n’est pas déifié : c’est là précisément l’erreur de la mythologie. Ce n’est pas la maternité humaine qui est divinisée dans le culte marial. Mais cette maternité est assumée en Marie dans le plan historique de Dieu et par cette décision elle prend une valeur éminente qui en fait l’archétype de toute maternité. Ce n’est pas la femme qui projette dans un ciel fantastique une image démesurément agrandie, l’immense Rhea, mais où, au demeurant, elle ne retrouve qu’elle-même. Mais c’est Dieu qui donne à une femme singulière et unique un rôle tel, dans son plan historique, que la dignité en rejaillit désormais sur toute maternité et toute virginité.
On voit donc l’importance de ce qui est engagé ici. Le christianisme ne s’affirme pas seulement comme un ordre de choses distinct de la mythologie, à laquelle il laisserait son domaine dans le mondé du Cosmos. Il affirme sa prétention à prendre possession du Cosmos et à le situer dans sa perspective. C’est-à-dire qu’il affirme le néant de la mythologie comme fausse interprétation de la réalité. Il n’y a pas la nature et l’histoire. Il n’y a que l’histoire que le christianisme constitue et par rapport à quoi tout prend signification. Ainsi, à l’inverse de la thèse des origines mythologiques du culte marial, devons-nous dire que c’est la personne de Marie, comme représentant la signification éminente de la femme dans la perspective révélée, qui donne sa signification à toute la réalité de la maternité et de la virginité. C’est donc par rapport à Marie que se situeront toute virginité et toute maternité. Elles en seront les préfigurations avant elle, les imitations après elle. Elles seront chargées de la signification spirituelle que contient éminemment le mystère de Marie. Ainsi le culte marial apparaît-il comme l’exercice du droit divin de l’Église reprenant à la mythologie des richesses que celle-ci lui avait dérobées et qui, en réalité, n’ont jamais appartenu qu’à elle.
R. P. Jean DANIÉLOU, s. j.
Paru dans Hommes et mondes en janvier 1949.
1 Voir les ouvrages français de P. SAINTYVES, Les Vierges mères et les naissances miraculeuses, Nourry, 1906, et de Ch. AUTRAN, La préhistoire du christianisme, I, Payot, 1942. Mais l’un et l’autre manquent de rigueur scientifique.
2 Par ailleurs, Stephan LÖSCH (Deitas Jesu und Antike Apotheose) a montré de façon précise que les rapprochements littéraires du récit de Luc et de la IVe Églogue étaient sans fondements. Voir aussi Jérôme Carcopino, Virgile et le mystère de la IVe Églogue.
3 Ainsi C. K. BARRETT, The holy Spirit and the Gospel tradition, Londres, 1947.
4 ÉPIPHANE, Panarion, LI, 22.
5 Histoire de l’Église, III, p. 435.
6 Sur les origines de Noël et de l’Épiphanie, voir B. BOTTE, Les Origines de Noël et de l’Épiphanie, 1932 ; Oscar CULMANN, Weihnachten in der alten Kirche, Bâle, 1947.
7 On peut aussi signaler l’influence de certains types artistiques, comme celui d’Isis tenant sur ses genoux l’enfant Horus, sur les origines de la représentation plastique de la sainte Vierge. Voir Dom CABROL, Art. Carthage, D. A. C. L., II, col. 2298.
8 RAHNER, Mysterium lunæ, Zeitsch. für kath. Theologie, 1940, p. 80.