La rencontre

avec Charles Du Bos

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

À l’aube du 5 août 1939, Charles Du Bos fermait au soleil de la terre ses admirables yeux de saphir et d’eau profonde, pour les ouvrir sur cette autre lumière, qu’il avait tant désirée. Si nous n’avions été tous hypnotisés par l’évènement, cette disparition, à une telle heure, eût dû nous apparaître comme un signe d’en haut. De cette Europe véritable, qui, jadis, fut la patrie de tous les grands esprits, par-delà les artifices des frontières, de cette Europe harmonieuse que la force n’avait point encore transformée en champ clos pour la haine et l’horreur, un des suprêmes témoins venait de se taire, au moment même où le fracas des bombes allait définitivement imposer silence à toutes les voix semblables à la sienne. Commentant un jour le vers d’Anna de Noailles : « Le monde est un étroit enclos », Charles Du Bos avait poussé un cri de détresse : « Ah ! qu’il se fait étroit, étroit jusqu’à l’irrespirable ! » Qu’eût-il dit, cet homme véritablement universel, cet esprit que toutes les cultures européennes avaient trouvé également compréhensif, ce Français pour qui la fidélité à la patrie la plus chère s’était sans cesse enrichie par une volonté illimitée, qu’eût-il dit devant nos anarchies et nos servitudes ? devant cet enclos en passe de devenir prison ?

La France ne lui avait pas fait, vivant, la place à laquelle il eût pu légitimement prétendre ; ni les grandes tribunes, ni le vaste public n’avaient été son lot. Pourtant ce serait fausser le sens des mots que de dire méconnu celui que, de Claudel à Gide, de Mauriac à G. Marcel, maints des premiers esprits de notre temps estimèrent comme un de leurs pairs, – bien mieux, comme une sorte de vivante conscience pour quiconque entendait penser et créer dans l’ordre de la littérature. Ce rôle, au reste, ce n’était point seulement une petite élite nationale qui le lui accordait : en tous les lieux de la planète où la chose littéraire est prise dans sa véritable signification, Charles Du Bos était aimé et respecté ; l’Amérique d’Édith Warton et l’Angleterre de Charles Morgan, comme l’Allemagne de Curtius ou celle de Kessler lui étaient amies ; et quand la ruine l’eut acculé à la gêne, ce furent les États-Unis qui lui offrirent une chaire, à l’Université Notre-Dame, près de Chicago.

Et cependant, il semble que ce soit seulement maintenant que son témoignage doive prendre toute sa puissance de rayonnement, que, suivant un mot qu’il aimait, son œuvre doive exercer une « action séminale » sur quiconque prétendra échapper à nos barbaries et sauvegarder une certaine conception de l’homme et de la pensée. Il y a là quelque chose d’ailleurs de si pleinement conforme à sa plus profonde signification qu’on se persuade volontiers que Charles Du Bos était prédestiné à entrer dans la catégorie de ceux qui n’exercent leur pleine influence que posthumes. Lui qui, lucidement bergsonien, avait toujours inclus le temps parmi ses données immédiates, lui pour qui la littérature avait toujours été « le moyen de faire accéder à l’intemporel le temps irréparable », ou, comme il disait encore, « le ciel des fixes », il semble tout à fait normal que ce soit seulement maintenant que son effort littéraire s’accomplisse dans les âmes, maintenant qu’il est à jamais fixé, lui-même passé avec ses livres dans l’éternité.

Je n’ai point assisté à ce suprême combat qu’il aura livré sur la terre, ni même à cette lente approche de la mort qui, les derniers temps, acheva de dématérialiser en quelque sorte cet être déjà consacré par l’esprit. C’est par d’autres que j’ai su ce qu’avait été l’acte ultime de cette longue, de cette minutieuse épreuve qu’avait été depuis si longtemps sa vie. Mais il n’est pas besoin de faire beaucoup appel à la mémoire, encore moins à l’imagination, dès lors qu’on l’a connu, pour pressentir avec quelle absolue simplicité et dans quel effort surhumain de clairvoyance il aura considéré le calice d’amertume, ni dans quelle espérance surnaturelle il l’aura bu. « Vivre toute sa vie, aimer tout son amour, mourir toute sa mort », ces trois termes de l’axiome admirable de sainte Thérèse d’Avila, il en avait, depuis toujours, fait la loi de son existence. Il était de ces êtres dont on peut, par avance, connaître ce que sera la fin rien qu’en les regardant vivre.

Aussi la nouvelle de sa mort aura-t-elle trouvé ses amis dans un sentiment complexe où la douleur déchirante de l’absence se sera mêlée à l’apaisement inexplicable d’une certitude. Quand nous pensons à certaines âmes – dont quelques-unes infiniment plus éloignées des garanties suprêmes que Charles Du Bos possédait, un Rainer Maria Rilke ou une Katherine Mansfield, par exemple – il est impossible de ne pas entendre au fond de nous-même cette affirmation confiante que Jacques Rivière écrivait à propos d’Alain-Fournier : « Nous ne pouvons plus penser à lui que comme à quelqu’un de sauvé. » Et maintenant, que des années ont passé déjà, que, par des publications nouvelles, sa pensée va s’élargissant davantage, que des témoignages d’amitié déposent sur sa tombe l’hommage d’une reconnaissance innombrable, c’est cette certitude d’un accomplissement spirituel qui, par-dessus tout, en nous s’impose. L’œuvre de celui que, vivant, nous nommions Charlie, fait plus que demeurer présente à nos mémoires, plus que s’imposer davantage chaque jour à notre attention ; elle est devenue, selon ce vers de Rossetti qu’il aimait à citer, « le mémorial de l’éternité d’une âme » ; car il n’est pas possible qu’ayant tout donné de soi à la lumière, il n’ait pas été, par elle, accueilli définitivement.

 

 

 

II

 

 

Le terme de critique, auquel il faut bien recourir pour caractériser l’activité littéraire de Charles Du Bos, puisqu’il n’en est point d’autres, est cependant presque une trahison. Ou bien, pour pouvoir l’utiliser, faut-il le définir d’une façon telle que nulle des références que l’esprit aussitôt suggère ne se trouve adéquate. Aucun des grands « critiques » célèbres qui présente à un tel point – et cependant sans aucun subjectivisme – l’union de la vie et de l’intelligence critique. « Il n’y a pas pour moi, disait-il, de vie sans réflexion sur la vie. » Mais, en même temps, la littérature n’était pour lui en rien séparable de la vie ; elle était son accomplissement, sa prise de conscience, son ultime signification. Et c’est cela qui donne à sa critique cette sorte de tremblement émouvant, cette chaleur de pouls qui bat, cette merveilleuse plasticité.

Le premier temps de sa démarche critique était, de toute évidence, l’intuition, – et ici l’on retrouve Bergson dont il serait extrêmement révélateur d’étudier quel fut le rôle dans la maïeutique spirituelle d’un Charles Du Bos. Mais, une fois qu’il avait, par l’intuition, choisi les œuvres et les hommes auxquels il décidait de se vouer, son attitude était vraiment le contraire de ce qu’on entend d’ordinaire par « critique ». Si l’on dit qu’il se voulait totalement compréhensif, on pensera aussitôt à quelque Sainte-Beuve, c’est-à-dire à un genre d’intelligences assez souples pour exposer des thèses qui leur sont absolument étrangères et pour démonter si subtilement le mécanisme des âmes que le lecteur a l’impression d’avoir atteint l’essentiel. Un certain dilettantisme faisait horreur à Charles Du Bos, et l’on n’en trouve chez lui pas la moindre trace.

Mais, plus encore, l’autre attitude, l’autre excès, celui des « critiques » qui prétendent juger et semblent toujours préoccupés moins de comprendre l’œuvre qu’ils considèrent que de prononcer des arrêts du haut d’une chaise curule ou d’un banc d’inquisition. Il est frappant d’observer que, dans toute l’œuvre de Charles Du Bos, on ne trouve pas une seule de ces pages purement critiques qui ne visent qu’à démonétiser un auteur ou à renverser un piédestal. Les apocalyptiques fureurs d’un Claudel contre « les Voltaire et les Renan et les Hugo, et les Michelet et tous les autres infâmes », n’étaient point son fait. Ceux à l’endroit de qui ne pouvait pas s’opérer sa vaste compréhension, il les passait sous silence. L’univers de la littérature qu’il admirait était assez peuplé pour qu’il ne perdît pas son temps à des tâches de démolition.

Non pas qu’il n’eût en lui et à la base de tous ses commentaires, des convictions absolument précises et qu’il fût incapable de prise de position ! Seulement sa compréhension ne jouait que dans certaines conditions, on dirait à partir d’un certain tirant d’eau, lorsqu’il reconnaissait un être digne de son examen. Rien n’est plus caractéristique que les chapitres de son œuvre qu’il a consacrés à des livres ou à des hommes qui ne lui étaient pas fraternels. De Tolstoï, il a parlé en termes admirables, encore que d’un point de vue évidemment adverse. Nietzsche a été pour lui, en raison de sa lucidité héroïque, un ennemi très cher. Et de Goethe, auquel il a consacré des Aperçus qui constituent sans doute son propre sommet, il a dit à Gide ce mot admirable : « C’est le plus beau de nos étrangers ! »

Cela s’explique par le mobile même qui déterminait tout son effort ; et ce mobile n’était rien de moins que l’amour. Parlant, un jour, de l’ordre sentimental, et non de l’ordre intellectuel, Charles Du Bos a exprimé ce qui fut, sans aucun doute, sa loi la plus secrète : « S’aimer non plus sans se comprendre, mais tout à l’inverse, en se comprenant, – et ici il faudrait ajouter parce que l’on se comprend, car ici la compréhension est le fondement, le noyau même de l’amour – c’est là un des plus rares, un des suprêmes chefs-d’œuvre humains. » C’est exactement là ce que lui-même a tenté vis-à-vis des maîtres qu’il a commentés : les saisir dans toute leur vérité, les connaître jusqu’au fond d’eux-mêmes, et en même temps les aimer à cause de cette vérité, à cause de cette connaissance, atteindre ce « centre où tout se conjoint et se fond : l’amour », dont il a parlé à propos de Shelley, telle a été son unique, son inaltérable intention.

Sa compréhension comportait donc d’abord une saisie – combien minutieuse ! – de tout ce par quoi une œuvre ou un être peuvent nous devenir plus profondément accessibles. Autour du livre ou de l’auteur, il menait cette marche lente, ce siège patient qu’en termes d’histoire littéraire on nomme documentation. Mais alors que tant d’esprits, et surtout dans le camp de ceux que Péguy appelait « la Sorbonne », pensent ainsi avoir assez fait et négligent plus ou moins le sens même de l’œuvre, l’érudition n’était encore pour Charles Du Bos qu’une préparation à la véritable découverte. Il avait le respect profond du texte (ce mot lui paraissait si chargé de signification qu’il avait songé à intituler Textes la belle revue qui s’appela, un temps, Vigile), mais par-delà le texte, ce qu’il visait, c’était la réalité spirituelle ; et c’était alors que la plénitude de son amour lui ouvrait le champ de la vérité. On entend tout à fait le sens même de l’effort de Charles Du Bos quand on lit, dans la lettre-envoi à André Gide, à la dernière page du livre, terrible dans sa tendresse, qu’il lui consacra, cette petite phrase : « C’est parce que j’aime tant votre âme qu’au cours de ce dialogue il m’a fallu si souvent et si fort vous tourmenter. » Un critique qui aime les âmes, voilà, en définitive, ce qu’il fut.

Ainsi est-il facile d’imaginer à quels sommets de bonheur il parvenait quand son choix le portait vers des hommes à l’âme de qui il pouvait participer ! En leurs œuvres, il s’épanouissait vraiment, il se réalisait. Ils étaient pour lui les médiateurs de la vérité ineffable, les moyens que la Providence lui accordait de s’approcher de l’éternelle Présence. Il est impossible de lire pages plus ferventes sous aucune plume au monde que celles qu’il consacra à un Keats, à un Jean-Sébastien Bach, à un Pascal, et à tant d’autres. Et même si une sorte d’égalisation dans le choix parfois nous déconcerte, si l’on est surpris d’entendre des accents d’une semblable ferveur tant à propos de la Comtesse de Noailles que de Shelley ou de Byron, la vérité était que sa tâche ne lui avait jamais paru, à proprement parler, de fixer des échelles, mais de recueillir, dans des œuvres, dont il ne confondait pas la valeur, le don infiniment précieux de l’esprit.

Ainsi donc son attitude de critique était aussi loin que possible d’une attitude critique. Ni jugement, ni prise de possession, mais adhésion. Dans un Keats ou un Joubert, un Goethe ou un Bérulle, il entrait à plein, mais n’était jamais installé. Des grands génies, il avait continuellement à recevoir et à chérir. Il ne pensait jamais avoir tout dit, avoir touché à la réalité ultime de leur message. Sans cesse il revenait sur des auteurs déjà très abondamment considérés par lui. Le titre même de son œuvre quasi unique est, à cet égard, pleinement significatif : Approximations. On en mesurera le prix en le rapprochant de deux autres titres choisis par deux autres critiques : l’un dit Prétextes et l’autre Jugements. Entendons, à travers le mot d’Approximations, toute l’intention d’amour et d’humilité d’une âme.

Il est encore un autre aspect de son œuvre qui le montre peut-être davantage dans cette quête spirituelle opiniâtre, infatigable : c’est le Journal, dont nous ne connaissons encore que des fragments, mais dont nous savons ce qu’il a représenté dans l’élaboration personnelle de Charles Du Bos. À propos d’évènements, d’œuvres d’art ou littéraires, c’est l’âme qui, sous nos yeux, tente de se saisir soi-même, de définir ses moindres nuances, ses repentirs comme ses hésitations. C’est encore la même méthode, la même humilité parfaite, et à mesure que la lumière se fit plus impérieuse en cet être, c’est une sorte de grand battement d’ailes vers elle, de plus en plus ample, de plus en plus puissant.

Ce qu’il y a dans l’exercice du journal quotidien de plus ou moins narcissique, ici se fond dans la simplicité poignante de l’intention. De même qu’à travers les plus grands génies, il cherchait la signification de leur œuvre selon l’ordre de l’Esprit, de même en suivant sa propre démarche, Charles Du Bos considérait par-dessus tout son but, qui était d’accomplissement, de dépassement de soi. Approximations ou Journal, le mérite supérieur de la moindre de ses pages aura été de jalonner l’itinéraire d’une âme, passionnément tendue vers l’absolu.

 

 

 

III

 

 

C’est ici qu’il faudrait essayer de repérer le rôle presque sacramentel que la littérature a assumé dans l’évolution de Charles Du Bos, et de montrer quelle dignité le fait littéraire tirait pour lui de ce qu’il lui demandait.

Nous avons déjà aperçu qu’à ses yeux l’œuvre d’art portait témoignage d’une réalité plus haute qu’esthétique, d’une réalité spirituelle, dont elle n’était pas toujours consciente, mais qui était déposée en elle comme le diamant dans la masse obscure des terres bleues. C’est cette intention ultime, plus intérieure même que celle à laquelle l’artiste avait cru obéir, que Charles Du Bos désirait par-dessus tout saisir ; là où il voulait remonter, ce n’était rien de moins que la source profonde du génie, de la poésie, de la création, qu’alimente en secret l’Esprit qui ordonna le monde. Car le plus profane des chefs-d’œuvre, dès l’instant qu’il manifeste de la beauté, contient en soi un écho de cette Parole qui appela à la vie le chaos informe. Un des livres posthumes de Charles Du Bos, dont Vigile ne publia que quelques fragments, ne se nomme-t-il pas : Du spirituel dans l’ordre littéraire, et n’en définissait-il pas le propos comme une tentative pour saisir cette « spiritualité qui serait tributaire de la présence d’immensité de Dieu » ? L’« ardent sanglot », dont parle Baudelaire, le cri balbutiant de l’art et de la poésie, c’était bien aussi aux yeux de Charles Du Bos « le meilleur témoignage de notre dignité », le signe que, si perdu que soit l’homme depuis la faute, la lumière d’en haut ne lui est pas refusée...

Nous sommes ici aux antipodes, non seulement, il va de soi, de la littérature envisagée comme jeu, mais même de la littérature considérée comme fin en soi. Il suffit de recueillir trois axiomes, dans le plus mince et le plus décisif des livres de Charles Du Bos, Qu’est-ce que la littérature ? pour mesurer tout ce qu’une telle conception apporte à la fois de possibilité de communion et de chances d’accomplissement. Cette conception part de la vie même : « La littérature est la vie prenant conscience d’elle-même lorsque, dans l’âme d’un homme de génie, elle rejoint sa plénitude d’expression. » Elle unit tout ce qui existe, ce qui pense, dans une même plénitude : « La littérature est le lieu de rencontre de deux âmes. » Enfin, elle donne à l’effort littéraire son sens, elle l’oriente vers le haut : « La littérature est la pensée accédant à la beauté dans la lumière. » À quoi répond ce mot du cher Joubert : « Et toute lumière vient d’en haut. »

À un tel degré de purification, l’intention littéraire rejoint de plain-pied l’intention spirituelle sous ses formes les plus achevées. L’art pour l’art, l’art considéré comme la religion, s’il comporte de la grandeur, n’atteint pas à de pareils sommets. Désintéressement, don de soi à une réalité plus haute, sacrifice : quand un être pratique de telles vertus, il n’est pas d’exemple qu’il n’en soit pas récompensé. Ne disons pas que c’est la littérature qui a ramené Charles Du Bos à la foi chrétienne ; mais disons hardiment que c’est elle qui, au moment où il était éloigné de tout dogme et de toute pratique, l’a laissé en contact constant avec le Dieu intérieur, « ce Dieu à l’affût » qu’a désigné Mauriac.

« L’invisible est à proprement parler mon élément », avait écrit Charles Du Bos. Le jour vint bien vite, où il éprouva le besoin de donner un sens à cet invisible, de comprendre aussi cette lumière dont il voyait la trace dans les œuvres des Maîtres. Cela se fit sans violence, sans aucun de ces brusques retournements que connut saint Paul au chemin de Damas, ou Claudel près de certaine colonne de Notre-Dame de Paris. Il rentra à la maison du Père avec cette simplicité qui, en dépit de certaines apparences et de certains traits de style, était vraiment le fond de sa nature, et, redevenu croyant, il le fut avec cette gravité, cette intensité qu’il mettait en tout. Sa foi se dépouilla de plus en plus de toute exaltation sensible ; « entré en théologie », comme il aimait à dire, il accomplit, durant les dernières années de sa vie, un cheminement dont son Journal nous permet de suivre la trace et dont il n’est pas prématuré de croire qu’il le fera placer au rang de ces mystiques français contemporains où figurent un Psichari, une Élisabeth Leseur, pas très loin d’un Père de Foucauld.

Ce Charles Du Bos qu’on connaissait féru des moindres courants littéraires, des concerts et des expositions que prodigue Paris, celui que d’aucuns taxent, à travers ses livres aux longues phrases dix fois enroulées, d’esthétisme et de préciosité, on ne saurait le saisir complètement si l’on néglige celui qui, surmontant la souffrance et la fatigue, s’est imposé l’héroïque ascèse, la discipline presque surhumaine, de la messe quotidienne, dans le blafard matin, – et celui que ses meilleurs amis revoient, de préférence à tout autre, agenouillé à une table de communion, son beau visage si tendu vers l’Hostie qu’on l’eût dit déjà détaché de la terre, et ses profonds yeux bleus, à travers la buée des larmes, brillant d’une paix qui ne nous appartenait plus.

Mais cette foi chrétienne, dont la plénitude était sensible à quiconque l’approchait, il faut dire encore que, pas un instant, elle ne l’amena à rejeter telle ou telle de ses admirations littéraires, à condamner ceux qu’il avait aimés auparavant. Au contraire, et c’était là le secret de cette « unité intérieure », pour employer un terme de son ami Charles Morgan, qui était en lui si évidente, aux derniers temps de sa vie il avait en quelque sorte rassemblé toutes ses admirations et ses ferveurs, et les avait consacrées définitivement. Dans la dernière ligne de son Journal on lit cette phrase décisive : « Derrière le mystère du génie, il n’y a rien de moins que le mystère de Dieu. » Keats, Shelley, Byron, Botticelli, Bach ou Pascal, ils étaient tous unis, ses médiateurs, et leurs voix à tous chantaient une hymne unique à un unique Esprit. La foi retrouvée avait été pour lui, selon le mot du P. de Caussade qu’il citait avec gratitude : « la lumière du temps ». Il ne pensa jamais qu’elle dût laisser dans les ténèbres extérieures aucun de ceux qui lui avaient permis d’y atteindre, parce que, sa vie durant, il avait été lui-même, totalement, pleinement, fidèle à la lumière.

 

 

 

IV

 

 

Et cependant, si haut et si loin que nous mène la lecture de cette œuvre, à quiconque ne l’aura point approché, quelque chose de Charles Du Bos manquera, qui ne sera jamais comblé : cette aura, comme il disait, cette atmosphère dont il était entouré, ne peut être rendue sensible qu’à ceux qui en ont eu l’expérience. Les êtres vivants bénéficiaient de la même compréhension généreuse qu’il prodiguait aux œuvres, et de telle façon que, parmi tous ses amis, chacun pouvait avoir le sentiment d’en posséder seul le bénéfice. Sa possibilité d’accueil était presque illimitée, encore qu’elle ne fût pas sans discernement, et le rayonnement de sa sympathie était si efficace que des êtres qui, en toute autre circonstance, se sentaient étrangers les uns aux autres, réunis autour de lui, adhéraient effectivement à une sorte de communion en esprit.

Comme il en va de toutes les personnalités fortes orientées dans le sens de la beauté, ses cadres participaient à sa propre personnalité, dont ils étaient le prolongement. Rue Budé, dans le bel hôtel auquel s’accordait si bien son rôle d’hôte accueillant des grands esprits de tous les pays, à Versailles, dans cette maison qui communiquait librement avec le parc royal, plus tard, de nouveau, dans la chère Île Saint-Louis, ce coin de terre à qui il a dédié un de ses livres, en ce haut belvédère de la rue des Deux-Ponts d’où il était si beau de voir se coucher le soleil sur le petit bras de Seine, au pied de Notre-Dame, c’était toujours la même atmosphère à la fois libre et recueillie, très étudiée et avec ce je ne sais quoi de négligent qui met le comble à la délicatesse de l’accueil. Une générosité fastueuse, qui procédait d’un mépris souverain pour les prudences et les ladreries bourgeoises, multipliait sur les tables une offre de toutes façons parfaite : qu’il s’agît d’un cigare, d’un gâteau ou d’un vin, Charles Du Bos n’entendait donner à l’amitié que le premier choix et, pour ses amis, son souvenir est inséparable de l’arôme de ce tabac « Captain Navy Cut » qu’il fumait dans sa pipe et proposait généreusement. Petits détails, mais il n’est point de détails dans la délicatesse. Et ce climat si particulier, auquel étaient intimement associées celles qui, aujourd’hui, tendrement, lui survivent et le représentent, faisait partie de son don d’accueil, de son authentique charité.

« Je suis, dit-il un jour, dévoré par les êtres... » Il se reprit aussitôt : « Je suis joyeusement dévoré. » Personne n’est certainement venu frapper à sa porte qui eût besoin de lui sans recevoir, illimité, le présent merveilleux de son attention. De la même façon qu’il savait scruter un texte, aller jusqu’au bout de la connaissance d’un maître, il était capable de sacrifier le temps, notre seul vrai trésor, à toute âme dont il pensait que la Providence la lui avait confiée. Il écoutait profondément, les yeux droits à ceux de son visiteur ; il questionnait, lentement, patiemment ; puis il proposait ses remarques, non pas comme des conseils, mais comme des certitudes que l’interlocuteur avait à découvrir soi-même et que lui, Charles Du Bos, devait seulement aider à se révéler. À quel niveau de dévouement une telle attitude peut atteindre, on le mesurera en se souvenant de ce long voyage qu’il fit, en hiver, encore que déjà malade lui-même, pour aller aider à mourir une jeune femme tuberculeuse qu’il connaissait à peine, et simplement parce qu’on lui avait dit que seul, peut-être, il parviendrait à la faire se retrouver en Dieu. On est bien ici au delà de toute littérature. Si, selon le mot de Keats qui lui était cher : « Le monde est la vallée où se forment les âmes », Charles Du Bos a, plus que quiconque, obéi à cette loi qui s’impose à chacun de nous, d’aider à cette formation.

Une pareille capacité de don paraît déjà exceptionnelle chez un homme normal ; mais un dernier trait reste à relever, un des plus essentiels, c’est que toute cette activité de l’intelligence et du cœur, Charles Du Bos s’y est consacré tout en soutenant contre la maladie une lutte qui, dans les dernières années de sa vie, tourna à la torture. Des opérations successives, des douleurs et des malaises associés et se rendant les uns les autres plus intolérables, l’impression constante de dépasser ses forces, tout ce que la souffrance physique impose à l’être de sentiment déchirant de ses limites, tout cela Charles Du Bos l’a connu et l’a si bien surmonté que certainement beaucoup de ceux qui l’approchaient n’en pouvaient avoir le soupçon. Il poussait même l’héroïsme jusqu’à garder une gaieté qui ne semblait point feinte ; mais, en lisant son Journal, on voit assez ce que la douleur de la chair a été pour lui, la place qu’elle a tenue dans son existence quotidienne, et aussi – à propos de tel texte de Claudel sur la maladie ou de telles impressions personnelles – comment elle lui apparut un moyen ultime de dépouillement, d’accomplissement, un suprême appel à l’attention.

Dans cette clinique de Neuilly où il venait de subir une de ces interventions chirurgicales qui l’ont si souvent, et en vain, torturé, il se dérobait aux questions sur sa maladie ; c’était lui qui questionnait, qui se donnait tout entier. Il était là, dans la petite chambre pleine de lumière, – aux vitres une branche d’arbre dansait – et ses yeux clairs subtilement mêlés d’ombre ne quittaient pas ceux de son visiteur. Connaîtrons-nous jamais sur la terre rien qui, davantage, sache nous donner le puissant désir de tendre vers ce qui est, en chacun de nous, meilleur que nous, plus grand que nous, rien mieux que ce regard perspicace où la sécurité de l’intelligence s’accordait à la tendresse de l’amitié ?

 

 

1946.

 

 

DANIEL-ROPS, Des images de grandeur, 1950.

 

 

 

 

 

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