Le roi ivre de Dieu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

La pierre conserve encore le reflet intérieur de cette flamme. Dans l’ombre du musée où l’archéologie la relègue, comme cette face royale paraît proche de nous ! Elle se tend en avant, fiévreuse, inapaisable, dans un mouvement qui semble d’imploration. Ses traits sont purs, finement modelés ; sa bouche esquisse un sourire un peu triste ; elle a ce je ne sais quoi de mystérieux et de trouble qu’on voit aux visages asymétriques. Cet homme avait une âme et les siècles ne l’ont point effacée.

Beau ? Peut-être pas. Sur un cou trop gracile, la lourde tête pèse, au crâne énorme, que la couronne bleue des bas pays du Nil surcharge encore, comme pour l’écraser. L’uraeus d’or s’y dresse, le cobra sacré de l’Égypte, et l’orgueilleux bijou s’assortit mal à ces traits androgynes où tout est retenue, douceur, méditation. C’est là, n’en doutons pas, le visage d’un malade, d’un homme encore jeune mais aux jours précocement comptés, l’extrême aboutissement d’une très vieille race, une image de décadence et de suprême perfection.

Ce prince au front débile a cependant fait preuve d’une telle audace qu’on se demande si nul, parmi ces Pharaons des listes millénaires, mérite de lui être comparé. Mais cette force, ce n’est pas sur le plan des luttes politiques qu’il la déploya, dans cet ordre cruel des guerres et des conquêtes où l’histoire célèbre les chefs aux mains de sang.

Le combat qu’il livra fut autre, ce combat spirituel qu’a crié le poète, « aussi brutal que la bataille d’hommes », le combat de Jacob, de Pascal ou de Rimbaud. Pathétique destin que celui de ce jeune prince qui, maître du plus riche des royaumes de la Terre, en aura laissé s’effriter les puissances, mais qui, dans l’effort solitaire et la nuit de l’échec, aura peut-être aperçu, devant ses yeux d’extase, s’entrouvrir le royaume de Dieu !

Son court règne (une quinzaine d’années peut-être) s’écoula, il y a trente-trois siècles, plus de treize cents ans avant que commençât notre ère, au milieu de ce Moyen Empire qui vit l’antique Égypte atteindre au faîte de sa grandeur. Quand il naquit, il reçut, parmi d’autres, le nom même que portait son père, Aménophis ; « la paix d’Amon ». C’était le quatrième dans la XVIIIe dynastie, et tout semblait promettre qu’il prendrait hiératiquement sa place parmi ceux de sa ligne, les Akmès, les Thoutmès, les Aménophis qui, depuis quarante lustres, régnaient sur la terre du fleuve.

Deux mille ans avaient fui depuis que les rois légendaires avaient fédéré les tribus. Pour un homme de ce temps, la construction des Pyramides était aussi lointaine déjà que l’est pour nous le règne de Clovis. Mais une fixité minutieuse contraignait à jamais les maîtres de l’Égypte à une permanence solennelle, où l’être individuel était comme absorbé par la fonction. Tous se copiaient l’un l’autre, de ces Pharaons aux traits immobiles dont les portraits rituels ornaient les temples et les tombeaux. Quelques siècles plus tôt, la suite vénérable avait été rompue ; une invasion d’Asie, celle des Hyksos ou Rois Pasteurs, avait, pour quelque temps, imposé à l’Égypte d’étranges souverains aux noms barbares, au nez camus, que la vieille terre avait impatiemment supportés. Puis les Princes de Thèbes avaient mené à bien l’insurrection nationale, balayé les nomades, fondé une dynastie nouvelle ; et tout avait repris au cours lent de cette patiente histoire, de cette fidèle et monotone identité.

Les ancêtres d’Aménophis IV avaient magnifiquement travaillé pour lui. Reportant vers le nord les frontières de l’Empire, Thoutmès Ier, vers 1530, avait envahi la Syrie, pris les bords de l’Euphrate, où, stupéfait de voir un fleuve couler à contre-sens du Nil, il avait fait graver sur une stèle : « J’ai vu l’eau retournée descendre en remontant. » Un demi-siècle plus tard, son arrière-petit-fils Thoutmès III, reprenant son élan, avait, vingt ans durant, guerroyé avec une énergie farouche : à Karnak, la liste de ses exploits couvre cent mètres carrés. Garantie, renforcée, l’Égypte avait alors connu ses jours de faste. Palestine et Syrie lui étaient soumises ; Chypre et les îles grecques lui payaient tribut ; les « maisons du trésor » étaient pleines. On voyait arriver sur les places de Thèbes les Asiatiques portant les joailleries de Tyr, les pourpres de Sidon, les bois rares du Liban. Les nègres, venus du Sud, étalaient des richesses barbares. Les caravanes bédouines d’ânes et de chameaux s’allongeaient sur la route du Sinaï. L’hymne du roi vainqueur exaltait sa puissance terrifiante, son cri « semblable au rugissement de la mer », ses yeux « pareils à ceux du lion féroce ».

Tout était strict et stable dans ce plus ancien des États. L’administration, dans le réseau des nomes, tenait parfaitement enserrés les sujets jusqu’au dernier ; le système séculaire des impôts fonctionnait par la rigueur infatigable des scribes, dont le bâton était redouté. Stable aussi et rigide, la vieille religion d’Égypte, avec ses dieux multiples, à figure de bêtes, témoins et survivants des vieux totems des clans. Chaque ville avait le sien : Nekhab le vautour, Ombos le crocodile, Hermopolis l’ibis Toth, le conducteur des âmes. La Basse-Égypte adorait Osiris dont le drame symbolique était riche d’une promesse d’éternité. Mais il y avait déjà longtemps que, dans ce panthéon aux rivalités multiples, un dieu avait primé les autres, celui que la victoire de sa ville, Thèbes, avait placé au rang de Maître suprême : Amon, le dieu soleil, puissant et redoutable, que la femme-lionne Sekhmet escortait, ivre de sang.

C’est dans cet univers maçonné de traditions et de disciplines qu’apparut donc vers 1375 avant notre ère, associé au trône malgré sa jeunesse, un roi à qui les puissances de la terre paraissaient dérisoires au prix de celles du ciel, et pour qui l’ordre véritable n’était pas celui qu’impose la force, mais celui qui procède de l’amour. Parmi ces Pharaons figés, c’est le premier qui se révèle un homme, en qui les peintures et les textes montrent des pensées personnelles, des sentiments, une attitude autre que celle de l’étiquette. Dans l’immobile Égypte, Aménophis IV va tenter la révolution qui, pour un pays tout pétri de religion, devait être la plus décisive : celle du culte et de la foi.

C’était un adolescent maigre et pâle, aux yeux inquiets. L’allongement du crâne, le ballonnement du ventre, et un prognathisme que plusieurs de ses portraits montrent accentué, tout indique en lui de lourds symptômes. On le croit épileptique, atteint de ce « mal sacré » dont, depuis les Anciens jusqu’à Dostoïevski, on a souvent pensé qu’il participait aux mystères de la connaissance suprême. Extrêmement sensible, en tout cas, aux êtres et aux choses, aimant la nature et sachant la dire comme nul avant lui, participant de toute son âme frémissante à cette glorification du divin par la beauté qu’orchestre si bien le pays d’Égypte, dans l’or de ses déserts, le blanc de ses rochers, le bleu profond de son ciel immuable et le vert joyeux de ses champs au printemps. Mais aussi, car cet intellectuel, ce méditatif, ce poète avait un caractère de bronze, on admire en lui une volonté sans fêlure à poursuivre les desseins qu’il tenait pour essentiels.

Et voici près de lui, image ravissante, celle qu’on verra, tout au long de la grande tentative, être la fidèle compagne du Roi révolutionnaire, cette reine dont le buste, aux vitrines des musées, éveille en nous on ne sait quelle attention plus tendre que celle de l’admiration esthétique, et qu’on désirerait connaître comme une femme de chair et de sang. Mince, le profil pur, la bouche délicatement ourlée, le regard attentif, un peu triste, comme on sent en elle cette force indomptable que la faiblesse féminine sait si parfaitement masquer !

Néfertiti, « la belle que voici », l’associée des grands risques, la collaboratrice de toute l’entreprise : mais aussi l’amie et la tendresse, car, pour la première fois de l’Histoire, c’est ici, encore, dans l’union de ce couple, que nous voyons autre chose qu’un mariage de convenances politiques, que nous recevons des textes et des images le témoignage d’un émouvant amour.

 

 

II

 

La quatrième année de son avènement, Aménophis IV entreprit de réaliser son grand projet. Sa tentative s’inscrit dans les documents archéologiques en signes précis et surprenants. À une époque qui correspond exactement à son règne, le nom sacré du dieu Amon disparaît de partout. Les cartouches royaux où s’alignaient les hiéroglyphes du Soleil de Thèbes sont martelés, mutilés. Dans les noms mêmes où figuraient ses syllabes, le ciseau destructeur opère : les Aménophis sont ainsi pénalisés. Et tout ce qui dans le Panthéon d’Égypte rappelle, de près ou de loin, le dieu thébain, ses parents, servants ou parèdres, tout est impitoyablement proscrit.

À cette rupture soudaine d’une tradition deux fois centenaire, on a soupçonné des raisons politiques. Le clergé d’Amon, qui avait pris une part active à la lutte nationale, en imposant son dieu, s’était installé à tous les carrefours du pouvoir. Rien ne se faisait dans le royaume sans que le Grand Prêtre thébain s’en mêlât. Les temples gigantesques, aux alentours de la capitale, abritaient les offrandes fabuleuses d’une inépuisable piété. Un jeune Pharaon aura-t-il malaisément supporté cette tutelle ? Déjà sous le précédent souverain, la reine Tii, politique énergique, avait amorcé en ce sens un mouvement très net. Mais, dans l’esprit d’Aménophis IV, même si cette intention ne fut pas exclue, tout montre qu’elle n’était pas première et que son vrai mobile fut ce désir ineffable, cette passion de hi connaissance divine et, pour tout dire, ce rêve mystique dont s’emplissait son âme extasiée.

La révolution s’opéra par un changement de nom. Ce n’est pas d’hier qu’une rupture dans le vocabulaire paraît nécessairement marquer un tournant de l’histoire. La chose était plus importante encore dans cette Antiquité orientale où le nom passait pour entretenir avec l’être des rapports occultes d’influence et de fidélité. Chez les anciens Hébreux n’avait-on pas vu Dieu changer lui-même le nom d’Abraham, assigner à Jacob, après sa lutte nocturne, celui d’Israël, et peu de temps après l’époque où Aménophis IV régnera sur l’Égypte, le Seigneur de l’Horeb et du buisson ardent, en révélant à Moïse le vocable secret qui le désigne, ne lui garantira-t-il pas une puissance indiscutable ?

Des longues titulatures le nom d’Amon banni, un autre prit sa place : celui d’Aton. Aménophis disparut de l’histoire, et les sujets du Pharaon furent invités à connaître désormais Akh-en-Aton, « celui qui réjouit Aton ». Rien n’est plus malaisé que de mesurer la portée d’une réforme théologique pour qui n’est pas au sein même de la religion où elle s’opère. Aux yeux d’un non-chrétien, combien minimes apparaissent les différences entre un protestant et un catholique, et ces discussions sont risibles dans lesquelles des hommes ont cependant versé leur sang. Entre Amon et Aton, la seule modification d’une lettre devait-elle suffire à provoquer pis qu’un schisme ?

Aton était un très vieux vocable divin, qui, lui aussi, appartenait à la théologie du Soleil. L’antique dieu Râ d’Héliopolis, qu’Amon de Thèbes avait supplanté, était, depuis des temps immémoriaux, vénéré sous l’apparence de l’astre, ou plutôt sous les divers aspects qu’il prend aux yeux des hommes. Aton ou l’Aton, c’était le disque solaire, tel qu’il se montre à l’heure du couchant, parfaitement net et rayonnant de gloire, dans la plénitude d’un jour comblé. Entre Amon et Aton, la différence originelle tenait donc plutôt aux rivalités locales qu’à l’accentuation spirituelle. Mais il semble bien qu’avec la tentative d’Akh-en-Aton, la question se déplace et qu’en revendiquant le disque d’Héliopolis au lieu du soleil de Thèbes, le révolutionnaire ait voulu bien autre chose qu’éliminer le clergé thébain.

C’est ici que se place, dans ce drame à la fois religieux et politique, un secret métaphysique que l’Histoire est inapte à percer. Il est incontestable qu’en proclamant l’Aton, le jeune roi n’a pas seulement pensé changer de divinité, que, pour lui, la signification même de l’acte religieux a été transformée. Ce dieu pour lequel jamais ne fut faite de statue, qui se contenta du curieux symbole des rayons lumineux terminés par des mains, ce dieu dont il fut dit qu’il était « la chaleur de l’Aton », « la vigueur de l’Aton », « le maître de l’Aton », c’est-à-dire une essence et une puissance, non une forme matérielle, ce dieu dont on proclama que ses fidèles « vivent dans la vérité », est-ce la divinité telle que nous croyons la connaître, est-ce Dieu ?

Il serait trop audacieux de répondre. Certainement Aton est bien plus que les anciens dieux d’Égypte, simples humains magnifiés dans une immortalité mal définie. Il est plus aussi que ces maîtres locaux qu’adorait chaque ville, car son caractère universel est évident. Il est le Créateur, de qui dépend toute vie sur la terre, et toute chose au monde ; il est présent dans le coquelicot qui pousse, dans le poisson qui bondit hors de l’eau, dans la brise qui gonfle la voile des barques. Et cette présence universelle du dieu aimé, comme Akh-en-Aton la dit bien, avec quelle tendresse ! Par lui « les fleurs s’épanouissent, car elles boivent leur plein de chaleur devant sa face » ; par lui « les petits oiseaux s’envolent du nid dans l’allégresse » ; c’est lui que leurs innocents battements d’ailes s’efforcent à adorer. Lui-même il se réjouit de toute cette joie qu’il dispense ; il écoute « le poussin pépier dans sa coquille » et prend plaisir à l’entendre « chanter de toutes ses forces, à peine éclos » ; et – n’est-ce pas ravissant ? – il aime, sous sa caresse, voir « les oiseaux folâtrer dans les marécages et danser sur leurs pattes les brebis ». Quand on lit de tels mots dans cet hymne admirable que le roi consacra à son dieu, comme il est difficile de résister à la tentation de les interpréter dans un sens qui est devenu nôtre et de les laisser résonner jusqu’au fond de notre cœur chrétien !

Pourtant il faut bien formuler des réserves, constater des manques. À l’heure presque où le petit peuple hébreu allait, par la voix de Moïse, proclamer l’identité du divin et du moral, la religion atonienne ignore jusqu’au principe même de cette identification. Aton n’est pas le dieu qui impose la justice et l’incarne ; il ne connaît pas le bien et le mal, ce créateur en qui l’hymne exalte on ne sait quel bonheur nietzschéen de la plénitude de vivre. Par là encore il reste de son époque, un dieu aux attaches païennes. Dans l’effort audacieux de sa pensée, le Pharaon réformateur n’est pas allé jusqu’au bout. Mais n’est-il pas émouvant qu’il ait aperçu déjà, dans les ténèbres hantées de divinités monstrueuses, un des plus purs reflets du vrai Dieu ? Non pas sans doute l’Unique, l’Éternel, l’Irremplaçable, dont Israël, peuple élu, portait l’Alliance dans son destin, mais, par-delà des obstacles qui pouvaient paraître insurmontables, dans l’âme de ce jeune mystique, son mystérieux pressentiment.

« Tu es dans mon cœur, et nul autre ne te connaît, sinon ton fils Akh-en-Aton.

« Dans tes desseins tu lui as donné la sagesse, et, par ta puissance, les êtres sont dans ta main, tes créatures.

« Tels que tu les as faits, ils vivent ; tu disparais et ils meurent aussitôt. Tu es la durée de l’existence.

« C’est par toi aussi que la beauté se contemple, jusqu’à ce que tu disparaisses à l’Occident.

« Et tout ce qui est sur la terre, tu l’as fait lever pour ton enfant, celui qui est né de tes membres, le Roi vivant dans la vérité... »

 

 

III

 

Ce fut une éclatante journée que celle où la dahâbieyh royale, l’immémoriale embarcation d’Égypte, emmena le jeune couple à la recherche d’un séjour qui lui plût. Fuir Thèbes, fonder de toutes pièces une ville nouvelle, où seul serait adoré l’Aton divin ! De telles utopies, qui n’en a caressé dans les songes de l’enfance ? Ces enfants prodigieux la réaliseront. Regardons-les, sous la grande voile que le vent gonfle, appuyés tendrement l’un à l’autre, considérant les rives qui défilent devant eux. Akh-en-Aton a dix-neuf ans. Néfertiti seize ou dix-sept peut-être, et le rêve mystique qui tous deux les exalte fait corps avec leur amour.

Le lieu qu’ils choisirent était situé au nord de Thèbes, à trois cents kilomètres environ. Quelque cinquante lieues le séparent aujourd’hui du Caire moderne. C’était une plaine oblongue que limitait le Nil, en ce point partagé par une île modeste. Les falaises de calcaire qui, d’un bout à l’autre du val égyptien, escortent le fleuve de leurs jaunes éclats, ici reculent, décrivant comme une parenthèse. De la rive à l’abrupt il y a cinq kilomètres ; du point où le rocher s’écarte jusqu’à celui où l’eau le rejoint, huit ou neuf. Isolée, repliée sous le double abri du désert et du fleuve, là serait « la cité de l’horizon d’Aton ».

On agit aussitôt. Au flanc des falaises, et surtout près des gorges où les ouâdi à sec permettraient de descendre du plateau à la plaine, de hautes stèles-limites furent taillées, fixant religieusement l’étendue de la ville et portant récit de sa fondation. Des plans hâtifs furent faits : là serait le Grand Temple, là le Palais Royal, près des lignes de palmiers réfléchies dans l’eau pure. On traça les quartiers populaires et ceux où les nobles de la cour se bâtiraient des hôtels. Les postes d’octroi, le bureau des archives, les entrepôts, tout fut prévu. Et, sans retard, on se mit à l’ouvrage.

Nous connaissons, ruiné, ce rêve devenu ville. Nous savons même que cette « cité de l’horizon d’Aton » eut, en effet, le hâtif et le provisoire d’un rêve. Le jeune roi voulut aller vite, très vite : sans doute savait-il que ses jours ne seraient pas nombreux. Au lieu des solides maçonneries de pierre, en usage traditionnel dans l’Égypte des dieux, le dieu nouveau accepta le rapide moellonage, la brique crue, mal séchée au soleil, qu’une couche de chaux masque d’une trompeuse dignité. On manqua d’artisans qualifiés, de bons dessinateurs d’hiéroglyphes. N’importe ! En quelque cinquante mois, elle sortit de terre, la capitale révolutionnaire. Les palais dressèrent leurs colonnes sous le ciel fervent ; il y eut des jardins, des avenues ; et, dans le temple, l’hymne retentit que le roi aimait à chanter.

Destin des ambitions humaines : cette ville née d’un rêve de mystique, si, aujourd’hui, elle est célèbre, c’est parce qu’elle est devenue un « site » comme disent les archéologues, un de ces lieux dont ne rêve plus que la muse déterreuse de l’érudition. Elle est El-Amarna, où, au début de notre siècle, fut mise à jour une collection étonnante de textes, des tablettes écrites en babylonien cunéiforme, selon l’usage diplomatique du temps, que les vassaux asiatiques de l’Égypte envoyaient au roi poète et à son père. Toute la politique de cette époque est là, cette politique qu’Akh-en-Aton dédaigna tant !

En trois ou quatre ans la capitale nouvelle fut habitable. La cour quitta Thèbes et s’installa dans « la cité de l’horizon ». Les ruines nous disent encore ce qu’y fut l’existence, que le dieu bienveillant du bonheur de vivre voulut certainement douce et consacrée à la joie. L’ivresse reconnaissante que disait l’hymne envers le Créateur de la sainte beauté trouva sa correspondance dans tous les aspects de la ville, et le moindre des objets quotidiens fut comme une prière.

Ils louaient l’Aton, ces rinceaux de vigne et de clématites qui grimpaient, merveilleusement stuqués et peints, autour des colonnes délicates des palais. Elles disaient sa gloire, ces peintures à fresques où, comme dans le chant sacré, on voyait un jeune veau « danser sur ses pattes » parmi les coquelicots rouges, ou des oies sauvages prendre leur vol parmi les roseaux du fleuve, au grand effroi des papillons. Les verreries polychromes qui faisaient partie du décor familier aimaient aussi à représenter les êtres, une carpe « arc-en-ciel » par exemple, qui semblait prête à nager dans l’onde heureuse. Et le temple, le grand temple atonien, abandonnant l’ancienne architecture des sanctuaires d’Aton, fut lui-même comme un hymne à la joie : plus de ces salles obscures et immenses, propices aux terreurs et aux superstitieuses inquiétudes, plus de chambres noires percées dans l’épaisseur des murs d’où les prêtres faisaient, pour leur profit, résonner la voix de l’oracle ! Mais partout, dans les cours, sous les portiques, le libre envahissement de la lumière, du dieu « qui remplit tout pays de sa beauté ».

Et s’il est vrai qu’une confession religieuse doit changer les conditions mêmes où vit une âme, laquelle parut jamais plus sincère que celle de ce Pharaon mystique ? Car tout le dit, des images et des textes qui restent de son époque : rompant avec les traditions qui faisaient du maître de l’Égypte une sorte de divinité perdue dans ses arcanes, un surhomme inaccessible au reste des mortels, Akh-en-Aton pensa qu’au serviteur du dieu bon et simple qui créa l’humble vie de la Terre, il suffisait d’être un homme.

Nul Pharaon n’avait consenti jamais à se faire représenter autrement que dans des attitudes hiératiques. La passion de vérité qui animait l’esprit du jeune roi ne s’accommoda pas de ces conventions. Il voulut que son image sur les murs des palais et des tombeaux fût celle d’un homme comme tous les autres et maintes sont les scènes où il nous apparaît dans la plus émouvante familiarité. Il vit là, simplement, au beau palais de songe, parmi les arbres rares, car le goût des jardins est son luxe préféré. La fière Néfertiti ne le quitte guère, et sans cesse se montre sur les fresques son pur visage, au regard étrangement rêveur. Elle lui a donné six petites filles mais pas de fils, ce qui n’est point allé sans déception. Mais, de toute évidence, comme il les aime, ces enfants ! Pour la première fois, dans l’imagerie officielle de l’Égypte, la famille royale est représentée. Voici le jeune roi tenant sur ses genoux sa femme qui le caresse. Le voici embrassant tendrement une de ses fillettes. En voici quatre, les aînées, sans doute, « Aimée d’Aton », « Protégée d’Aton », « Vie en Aton » et « Beauté d’Aton », qui, rigoureusement nues, viennent en file décroissante saluer leurs parents, un long éventail de plumes au bout du bras.

Une savoureuse précision se marque à ces évocations intimes. Les robes de la reine sont souvent si transparentes que son mince corps se dessine à travers l’étoffe avec une ravissante exactitude. Une scène cocasse montre le couple royal dévorant à belles dents, elle un poulet entier, lui une sorte de gigot, que l’un et l’autre tiennent bonnement à pleines mains. Il ne manque même pas, à cette vérité, ce grain de comique qui est de l’humaine nature. Dans la scène solennelle où, le pschent en tête, le Pharaon arrive au temple sur son char d’apparat, l’artiste n’a pas caché que le gros et bedonnant vizir avait pittoresque allure à suivre à la course le train des chevaux royaux et que sa vue faisait se tordre de rire les assistants. Petits croquis familiers de la vie courante, scène où une princesse taquine d’un bâton l’attelage de son père, distribution de décorations ou de nourriture, moins encore, délicieuse esquisse où la reine tend à son mari un bouquet de fleurs pour qu’il en hume l’arôme, comme tout nous émeut de cette réalité semblable à la nôtre, de cette consécration de l’existence quotidienne par la juste idée d’une divinité humaine !

De ce changement profond dans la conception même de leurs thèmes, les artistes amarniens tirèrent un parti étonnant. Fut-il dans toute la longue histoire de l’Égypte une époque où la création esthétique atteignit à plus de perfection dans la grâce, plus de force sous les aspects d’une mystérieuse fragilité ? L’art de l’époque saïte lui-même n’obtiendra pas une telle réussite, faute de la simplicité miraculeuse qui baigne le bref temps d’Akh-en-Aton. Changer l’art, c’était aussi contribuer à la grande révolution religieuse, c’était briser les traditions du hiératisme amonien. L’influence du roi et de ses proches s’exerça certainement dans le domaine artistique : peut-être fut-il peintre lui-même, et l’on connaît les noms des sculpteurs devant qui lui et les siens allaient poser. Le naturalisme remplaça les conventions rituelles : l’art aussi eut à « vivre dans la vérité ». À ces images traditionnelles de dieux ou de rois immobiles qui tendaient à l’abstraction, Akh-en-Aton voulut substituer des études réelles, des portraits individuels, « ce que j’appelle le vrai », répétait-il. On a retrouvé encore ces moulages de visages humains qui servaient aux sculpteurs de modèles pour leur ronde-bosse. Et, suivant une ligne que nous, contemporains des expériences cubistes et de l’engouement pour l’art nègre, nous pouvons parfaitement comprendre, l’extrême réalisme rejoignit un archaïsme étrange ou se déforma en recherches paradoxales. Certaines statues de cette époque subtile ressemblent singulièrement à celles des premiers temps de l’Égypte ou paraissent proches d’une esthétique que les nègres d’Afrique pratiquent encore.

Mystère de la foi qui, en imprégnant les âmes, renouvelle en elles toutes les puissances de création ! Ces artistes inspirés par l’ivresse religieuse de leur maître, voici qu’ils parviennent sans efforts à l’un des sommets de la réussite humaine : la Grèce sublime de Phidias, l’Italie renaissante d’un Giotto ou d’un Angelico, la France des chapiteaux romans et des visages gothiques n’auront peut-être pas, dans leur ordre, de plus surprenants chefs-d’œuvre, elles aussi qui furent périodes et lieux de grande foi.

 

 

IV

 

Ainsi, dans la grande fixité égyptienne, la volonté d’un homme avait-elle provoqué une soudaine rupture, infléchi la ligne de l’histoire dans un mode que, ni avant ni après son règne, nous ne connaissons. Sa seule volonté ? Qui peut le dire ? Était-ce de son fond propre, des méditations de son génie précoce, qu’Akh-en-Aton avait tiré les principes de sa révolution ? De quels jeux compliqués d’influences témoignent-ils, ces brusques changements de la pensée religieuse et de la vie artistique ? On ne sait.

Il semble bien que l’art amarnien ne soit pas exempt de pénétrations étrangères, asiatiques et crétoises surtout. Qu’on s’en souvienne : c’était quelque vingt-cinq ans avant le début de ce règne que la grande vague aryenne des environs de 1400 s’était abattue sur la Méditerranée orientale et que l’exquise civilisation des Minos de Crète s’était effondrée sous ses coups. Cnossos avait flambé, merveille promise à trente-trois siècles de léthargie, et qui sait si, comme il advint des artistes byzantins lorsque Constantinople tomba sous les coups des Turcs, des sculpteurs et peintres crétois ne cherchèrent point abri par-delà les mers ? Le singe bleu cueillant des fleurs qu’on voit à Hagia Triada, les frises de dauphins et de coquillages du Labyrinthe, les portraits même comme celui de « la Parisienne », tout, dans l’art crétois, s’apparente à celui que montre la cité de l’horizon d’Aton.

Mais c’est peut-être d’Asie que fut apportée par le vent de l’esprit la graine qui devait, en si étonnante plante, germer par le génie d’Akh-en-Aton. Des régions nordiques de Syrie et Palestine, les passages en Égypte étaient constants. De là étaient venus les Hyksos conquérants, de là les multiples bandes de nomades qui prenaient pied, tant bien que mal, sur les confins steppiques des nomes. Le bâton de Tout-ankh-Amon, gendre du réformateur, représente bout à bout, comme les deux figures d’une carte à jouer, un nègre et un sémite, les deux périls de la couronne. Plus encore : depuis que l’Égypte avait occupé le Canaan, les régions avoisinantes avaient multiplié les contacts avec elle. Du sang d’Asie s’était mêlé au sang royal des Pharaons, et, par des grand-mères et aïeules, Akh-en-Aton lui-même était, partiellement, un Asiatique, un descendant des souverains du Mitanni.

Alors de quels secrets mélanges était-il fait, le breuvage mystique dont son âme était enivrée ? Des forêts du Liban et des plateaux lointains du Taurus et de Perse, quelles hérédités spirituelles n’étaient-elles pas venues en lui ? Aton, dieu du soleil couchant, quels rapports avait-il avec l’Adonis de Phénicie, lui aussi considéré comme un dieu de vie, assurant le bonheur des hommes ? Un titre qui est souvent donné à Néfertiti, « celle qui fait reposer l’Aton par sa voix douce et par ses belles mains portant des sistres », fait irrésistiblement penser aux chants des prêtresses phéniciennes, à leurs prières vespérales, face au soleil couchant.

Mais peut-être y a-t-il plus mystérieux encore. À qui sont familiers les textes de la Bible, il est un Psaume qui, de façon étonnante, rappelle le grand hymne d’Aton. C’est le CIV, un des plus beaux des cent cinquante, où sont dites, selon un ordre, des rythmes et même des expressions presque identiques, comme dans le poème mystique de l’Égypte, la gloire du Créateur et la beauté joyeuse du monde né de ses mains. Qui, de ces deux psaumes parallèles, fut premier en date ? C’est impossible à dire. Les Hébreux, au temps où Akh-en-Aton régnait, se trouvaient certainement en terre égyptienne, ces Hébreux que, depuis six ou sept siècles déjà, Abraham avait appelés au culte du vrai Dieu, du Dieu unique.

Ils étaient installés au « pays de Gessen » où Joseph avait, deux ou trois siècles plus tôt, fixé ses frères. Le cas d’un Sémite devenu premier ministre n’était pas si rare, puisqu’en plus du témoignage de la Bible, existe une momie, celle d’un vizir pharaonique aux caractéristiques raciales marquées. Plus étrange encore : c’était à Héliopolis, on s’en souvient, que le roi révolutionnaire avait retrouvé le culte antique du disque solaire ; or Héliopolis n’est autre que cette ville d’On où, selon le livre de l’Exode, « Moïse fut instruit de toute la sagesse des Égyptiens ».

Quand les Hyksos avaient été balayés de l’Égypte, la haine avait sévi contre tout ce qui avait rappelé leur domination. Cette « lèpre d’Asie », il fallait en supprimer jusqu’aux dernières traces. Sans doute est-ce la cause des persécutions atroces qui, tombant sur Israël, détermineront Moïse à arracher son peuple à la servitude. Et peut-être, dans la haine qui s’acharna contre l’œuvre d’Akh-en-Aton aussitôt qu’il fut mort, faut-il voir, non seulement la réaction de tous les conformismes et des intérêts ecclésiastiques, mais une passion plus noble qui, dans cette œuvre incompréhensible, flairait l’odeur d’une trahison !

Car ce fut le destin de ce touchant mystique que de sombrer dans une mer insondable d’hostilité et de ressentiment. Destin normal des hommes qui dépassent leur époque et osent dire des mots que leurs contemporains ne sont point préparés à écouter ! D’ailleurs, comme il convient, à ces maladroites audaces les évènements n’avaient-ils pas répondu de façon conforme, en sanctionnant sa vie par ce qui apparaissait bien comme un échec ?

Dans sa conception du monde que s’était faite le mystique, la violence n’avait point de part. Il haïssait la guerre ; il rêvait de fraternité universelle, d’une humanité réconciliée sous le règne de l’Aton tout-puissant. L’heure était mal choisie de cette royale objection de conscience. L’Asie s’agitait, en proie aux vastes troubles que l’invasion aryenne commençait à y faire naître, et dont, cent ans plus tard, l’un des épisodes sera la Guerre de Troie. La Syrie révoltée, l’allié Mitanni en pleine débâcle, il eût fallu, d’urgence, une grande expédition militaire, du genre de celles que Toutmès III avait faites. Akh-en-Aton s’y refusa, préférant renoncer aux provinces que sacrifier les hommes. D’ailleurs perdu dans son extase, à quels arguments était-il encore accessible ? Sa mère même, l’énergique Tii, ne put l’arracher à sa torpeur.

Malade, le corps amaigri et la face émaciée, il souffre de plus en plus des crises du mal sacré. Autour de lui il sent la demi-trahison, la résistance. Les prêtres d’Amon intriguent ouvertement. Son zèle pour l’Aton tourne à la frénésie : non seulement au dieu des adversaires, mais à tous les vieux dieux d’Égypte, qu’on fasse subir l’effacement du nom ! qu’un seul demeure ! le néophyte fanatique ne se contient plus. Il sait qu’il va mourir et qu’après lui son œuvre sera forclose. L’armée est prête à faire les boucheries indispensables en Syrie et Palestine. Que restera-t-il de ce rêve qu’il a tant aimé ?

Il avait trente ans quand il mourut. Et ce fut, très vite après son embaumement, la destruction des mesures réformatrices qu’il avait osées. Son propre gendre Tout-ankh-Amon renonça au culte de l’Aton et se soumit, docile, à la tutelle des prêtres thébains. L’art redevint traditionnel, hiératique. La ville de rêve fut abandonnée, aussi vite qu’elle était sortie de terre. Les tombeaux que les grands personnages s’étaient fait creuser dans la paroi rocheuse ont été retrouvés vides. Et l’immobile Égypte reprit, après un trouble si éphémère, le cours divin de son éternité. Quant à lui, objet d’exécration, il fut solennellement maudit par le clergé d’Amon redevenu le maître ; sa momie arrachée à la paix du caveau fut ramenée près de Thèbes, mise, presque à l’abandon, dans une tombe de hasard, peut-être même partiellement livrée au feu, et son nom, à son tour, sur les monuments, fut impitoyablement martelé.

Que fût-il advenu si, réussissant son audacieuse tentative, le « bel enfant d’Aton » avait appris durablement au monde le culte de son dieu émouvant ? De quels pressentiments du vrai ce cœur mystique aurait-il légué aux hommes la révélation ? Pour nous, c’est la part du rêve. Et, sans doute, dans les secrets desseins de la Providence, était-il dit que l’heure n’était pas venue encore où devait être révélée à la Terre entière la haute certitude dont s’était approchée, pour son bonheur et pour sa peine, cette âme privilégiée.

 

1943-1945.

 

 

DANIEL-ROPS, Des images de grandeur, 1950.

 

 

 

 

 

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