Miguel de Unamuno

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Il faut semer chez les hommes des germes de Doute,

de méfiance, d’inquiétude et même de désespoir... »

Soliloques et Conversations.

 

« Mon œuvre... est de combattre tous ceux qui se résignent... ;

c’est de les faire vivre tous inquiets et hésitants. »

Le Sentiment Tragique de la Vie.

 

 

C’EST une destinée curieuse que celle de cet homme. Il s’est toujours tenu fort éloigné de ces luttes vulgaires que nous appelons politique ; il a toujours vécu dans une grande et studieuse solitude, cherchant à réaliser une œuvre durable, une œuvre qui ne s’adresse qu’à l’individu, nullement à la foule ; et il se trouve exilé aujourd’hui sous prétexte qu’il a attaqué, politiquement, le régime dictatorial de son pays espagnol. Bien mieux : ce chrétien passionné, pour qui seul compte le problème catholique de l’immortalité de l’âme, une fois débarqué en France, a été promené comme un drapeau par quelques journalistes « avancés » et matérialistes qui, assurément, ne l’avaient jamais lu ! La vie de Don Miguel est remplie de paradoxes, ou mieux d’apparences de paradoxes. On aime à se demander ce que penseraient les nouveaux amis d’Unamuno, ceux de nos journaux de gauche, si on leur plaçait sous les yeux des phrases comme celle-ci : « Les démocraties ne m’enthousiasment pas... » et « Je hais toutes les sottises, la conservatrice et la libérale, la carliste et la socialiste ». Ne regrettons pas cependant, pour les lettres européennes, que Don Miguel ait subi ces tribulations. Si douloureuses qu’elles soient pour lui, elles ont eu, comme conséquence, l’inappréciable mérite de provoquer autour de son nom un mouvement de curiosité qui nous a permis de le mieux connaître. S’il était testé dans sa chaire de grec de Salamanque (qui fut « appelée dans le monde entier mère des sciences », dit Cervantès, mais il y a bien longtemps de cela), recteur de l’Université, il n’eût été connu que d’une élite, ce qui, certes, serait loin de nous apparaître comme un mal, mais on n’aurait pas multiplié sur sa personne et son œuvre, comme on fait depuis deux ans, les notes et les articles, et l’on n’eût pas réalisé ces nombreuses traductions qui permettent au public français de s’intéresser sans peine à cette attachante figure 1.

Au reste, Don Miguel n’est pas un héros pour chroniques de journal. Il est trop malaisé d’aborder son œuvre ; on ne saurait le faire à la légère. Et puis que dire d’un homme qui avoue : « Mon histoire est celle de mes études ; ma carrière celle de mes livres » ? Surtout quand cela même est faux, par excès de vérité. Car on a, ne sachant plus que dire et faute d’oser analyser son œuvre, tracé de Miguel de Unamuno un portrait fort conventionnel. Après en avoir fait un polémiste politique en lutte avec la dictature (en réalité la lettre où il blâmait l’orientation nouvelle de l’Espagne était confidentielle et fut publiée en République Argentine, sans son autorisation), on en a fait un rat de bibliothèque, vivant toujours au milieu d’in-octavos, et on a mis lourdement l’accent sur son « érudition ». On sait ce que ce mot veut dire dans la bouche des ignorants. Eh, bien sûr, Don Miguel est un des érudits les plus prodigieux de notre temps. Il connaît le latin, le grec, le sanscrit et l’hébreu ; il lit dans leurs textes originaux les œuvres espagnoles (castillanes et catalanes), portugaises, françaises, italiennes, anglaises, allemandes et danoises. Il a appris cette dernière langue, à l’âge de soixante ans, pour pouvoir aborder directement Kierkegaard. Encore devons-nous oublier quelques témoignages d’une « érudition » qui lui permet aussi bien de discuter d’un scotisme de Burns que de citer, au courant de la plume, une formule de chimie. Mais entendons-nous. Ce qui, chez autrui, suffirait à devenir la fin d’une vie, n’est pour lui qu’un moyen. Il est comme ces pianistes qui jouent avec un sentiment si émouvant qu’on oublie de penser qu’ils ont un mécanisme parfait.

Un homme purement livresque, ce Don Miguel frémissant, toujours passionné ? Certes non. Physiquement même, c’est faux. Et lui-même, à plusieurs reprises, a écarté les légendes qui le font vivre « toujours enfermé dans sa bibliothèque, enterré parmi les livres, loin de toutes gens, et cela faute d’avoir le sens de la réalité ». L’idée chez lui n’est jamais livresque, elle est chair et sang. Professeur, il hait le dogmatisme stérilisé des professeurs. Les livres, comme les idées, ne sont pour lui que des instruments, et si sa vie n’a guère d’aventures, que d’orages secrets se dissimulent au fond de ce cœur, et dont nous ne percevons que les échos !

Ce qu’il nous a livré de sa vie nous le prouve. Ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui sont traduits en italien mais pas encore en français, nous montrent en lui un enfant sensible, un adolescent à la fois volubile et tourmenté, un homme enfin pour qui le monde secret existe seul. Il avait, étant jeune, auprès de ses camarades, la réputation d’être sérieusement toqué : on sait ce que parler veut dire, et parler dans une ville de province. Mais, tout petit, il manifestait une dose de sensibilité rare. Né à Bilbao, en pays basque 2, il avait dix ans quand, en 1874, il assista au bombardement de sa ville natale, évènement des guerres carlistes. Il en fut très frappé, et peut-être y a-t-il là l’explication de cet indéfectible attachement qu’il témoigne à sa petite patrie basque. C’est à Bilbao qu’il vécut ses premières années d’enfance, aimant à rêver dans ce beau cadre de mer et de montagne, laissant voguer à sa guise une imagination déjà singulièrement active. Puis ce furent les années de collège, pendant lesquelles il se prépara, avec une « voracité intellectuelle » sans bornes, à apprendre le plus possible, n’importe quoi, tout. Ce travail le conduira au métier de professeur dans lequel il excelle, et lui vaudra d’être nommé, jeune encore, à cette Université de Salamanque où il assura, trente années de suite, deux cours, l’un de littérature grecque, l’autre de linguistique comparée du castillan aux autres langues romanes.

Cette période des études qui, pour tant d’entre nous, demeure une zone poudreuse de la vie, se trouva pour lui toute remuée par les frissons d’une âme en perpétuel tourment. Dès sa jeunesse il se heurta au mur des réalités de la vie et, se repliant sur lui-même, en éprouva une longue crise d’inquiétude.

Dans son roman Paix en la guerre, qui est un récit des premières guerres carlistes, il se met en scène sous le nom de Pachico Zabalbide. C’est lui, Unamuno, à l’époque de ses crises inquiètes. Nous le voyons, méditant interminablement devant la flamme dansante d’une bougie ; puis, à l’époque où les premières études philosophiques développent en lui le goût de la discussion, s’empêtrant dans les rets du dilemme foi et raison. Un dimanche matin, après la messe, « il se demanda quel sens cet acte avait pour lui, maintenant, et dès lors il s’en abstint : cela se fit, sur le moment, sans aucun déchirement sensible, comme la chose la plus naturelle du monde » 3, mais bientôt à ce calme trompeur succéda le tourment. Le conflit se noua en lui, et son âme se trouva aiguillonnée par l’épouvantable question que les lâches cherchent à oublier, celle de la mort. À partir du moment où il comprit que « l’enfer lui faisait moins peur que le néant », toutes ses recherches anxieuses s’orientèrent vers une seule lumière, l’espoir de la survie. Puis, peu à peu, « il se guérit lentement, avec des rechutes, de sa terreur de la mort, qui se mue en inquiétude devant la brièveté de l’existence », en une inquiétude féconde, d’où est sortie sa conception essentielle du sentiment tragique de la vie. Ainsi « la crise religieuse, dit Mme André Corthis, qui commença pour lui vers la seizième année, évolua d’abord vers une espèce de protestantisme libéral et vint aboutir, vers la vingtième année, au nihilisme absolu. Mais est venue peu à peu la grande inquiétude, la faim atroce qui ne s’apaise jamais ».

 

Dans le bref récit de cette vie, il est un point sur lequel il sied d’insister quelque peu : sur le caractère à la fois basque et espagnol de son être et sur les conséquences que ce syncrétisme ethnique eut sur son œuvre, – sans cependant tomber dans les exagérations des écoles qui font de l’artiste la simple expression d’une race ou d’un milieu.

Basque il est, et basque il n’oublie pas de se proclamer. Mais s’il revient souvent, avec amour, sur Bilbao, s’il ne manque jamais de signaler ce que le monde doit aux Basques, et notamment ce que le catholicisme d’un Pascal dut aux Basques Saint-Cyran 4 et Ignace de Loyola, ce n’est point par un vain souci de particularisme local. Il aime l’Espagne, il aime physiquement la tristesse de cette plaine désertique de Castille, «  une nature qui ne récrée pas l’esprit » ; il a un patriotisme castiza, de bonne race, patriotisme qui est précisément la cause de son exil actuel, et en plusieurs endroits de son œuvre il a soutenu que les Basques sont plus espagnols que les Castillans eux-mêmes, parce qu’ils ont dû apprendre volontairement la langue castillane, parce qu’ils sont espagnols de consentement, non de coutume, – comme on pourrait dire qu’en France les gens de Savoie, de Nice et d’Avignon sont plus français que ceux de Paris.

M. Salvador de Madariaga a rapporté ce mot de Don Miguel : « Le Basque est l’alcaloïde du Castillan » et il ajoute : « Il serait plus juste de dire : un des alcaloïdes. » Car si l’on analyse le caractère espagnol, on découvrira en lui deux pôles dominants : le Basque, riche de force de concentration, de substance, de vigueur, et l’Andalou, mieux doué quant au pouvoir d’observation, à la grâce, à la forme. » Don Miguel possède bien en lui ces deux pôles (si l’on met de côté la grâce et la forme dont il fait fi) et à le bien observer on distingue en lui deux tendances quasi opposées, l’une qui est méridionale, l’autre qui est purement nordique. Ce dualisme, il le doit à sa nationalité espagnole et à son origine basque. « Son éternel conflit, dit encore M. de Madariaga, entre la foi et la raison, entre la vie et la pensée, l’esprit et l’intellectuel, le ciel et la civilisation, c’est le conflit de l’Espagne elle-même. Pays frontière (comme la Russie) où l’Orient et l’Occident mêlent leurs ondes spirituelles, l’Espagne oscille sans repos entre deux philosophies de la vie. En Russie, ce conflit émerge dans la littérature au cours du XIXe siècle, lorsque Dostoïevski et Tolstoï représentent la tendance orientale et que Tourgueniev se fait l’avocat de l’Occident. En Espagne, pays moins conscient de lui-même, et où, d’ailleurs, le mélange de l’Orient et de l’Occident est beaucoup plus intime, parce qu’ils ont trouvé un solvant commun dans la civilisation latine, le conflit est moins éclatant, moins visible à la surface. Aujourd’hui Ortega y Gasset est notre Tourgueniev – non sans variations ; Unamuno est notre Dostoïevski, mais douloureusement pénétré de la force de l’idéal contraire. » Cette superposition d’influences se trouve encore précisée par le caractère basque de son côté, car, si l’on en croit le critique catalan si averti qu’est M. Joan Estelrich, « Unamuno, comme tous les Basques essentiels, est éloigné de la latinité. Il y a en lui une conscience nordique, un esprit dense, une intelligence concentrée. » Si bien qu’on peut, en poussant les choses à fond, dire de lui que c’est à la fois un Africain et un Nordique.

Africain, certes. « Il y a du saint Augustin en lui », dit excellement M. Jean Cassou. El lui-même se dit africain, peut-être, comme le suggère Mme Mathilde Pomès, pour « rejeter cette épithète vague, composite, douceâtre et pour tout dire démocratique d’européen dont on aurait été tenté de l’affubler. » Mais nordique par la concentration de sa pensée, par la vigueur singulière avec laquelle il prend conscience de sa propre personnalité. Il appartient à cette race nordique dont le P. Hyacinthe Loyson (pour qui Unamuno a la plus grande admiration) écrit qu’elle est « la race de la famille morale et forte, la race de la personnalité énergique et libre, la race du christianisme individuel ».

Au reste, les plus grandes influences qu’il ait subies au moment de son âge mûr, quand la conception fut ancrée en lui du sentiment tragique de la vie, sont nordiques : Ibsen, Jacobi, Kierkegaard. En Jacobi il trouva un appui, et finit par adopter la théorie du « salut » telle qu’il l’a exposée ; en Ibsen il a admiré l’individualisme forcené, l’homme de Solness, de Brand surtout, dont il placera une phrase en tête de son essai sur la foi ; en Kierkegaard il retrouva le christianisme individualiste et agonique qui lui est cher, l’attitude « je suis le centre de l’Univers » qu’il a prise lui-même après le philosophe de Copenhague, la même faim d’immortalité qui le dévore. Entre ces nordiques et lui, il y a un parallélisme frappant. Mais qui, au reste, ne va pas sans dissemblance. Où Kierkegaard voit en Dieu confusion des âmes, Unamuno voit fusion volontaire. Et quand Ibsen veut faire apparaître l’inconscient, ce qui est, en fin de compte, le but de tous ses drames d’idées, Unamuno s’écarte de lui. Après avoir été très ibsénien, il semble qu’il le soit moins et que davantage (c’est Kierkegaard et Strindberg qu’il faut ici invoquer) il réserve maintenant sa place au mystère. Il n’écrirait sans doute plus maintenant cette phrase de L’Essence de l’Espagne : « Nous pensons aujourd’hui avec les concepts qu’engendra le peuple romain, et le meilleur de notre pensée consiste à rendre conscient ce qui chez lui parvint à l’inconscience. » Cette conception un peu simpliste des complications de l’être, Unamuno l’a dépassée. Don Miguel a utilisé toute sa vie à se dépasser lui-même.

 

 

« L’élévation dont une âme devient capable, dit sainte Angèle de Foligno, se mesure à la profondeur de l’abîme où elle a ses racines et ses fondations. » Il n’y a pas beaucoup à espérer des âmes très simples : si elles sont, par quelque circonstance indépendante de leur volonté, orientées vers le bien, elles y persévèrent aisément ; mais si vers le mal, de même. Elles ne portent pas en elles ce conflit manichéen du bien et du mal que tout catholique – tout homme profond – porte en lui et doit réprimer. Pour cela, d’abord, il faut sentir qu’on a une âme : tant l’oublient, qui croient le savoir. Unamuno ne l’oublie jamais. Il n’y a pas une seconde d’une existence par ailleurs bien remplie où, en arrière de la pensée, ne se fasse entendre un accompagnement qui assure que seule la vie de l’âme compte. Volontiers Unamuno répéterait pour lui cette définition d’Emerson : « Le monde, cette ombre de l’âme. » Et dans la mesure où l’âme crée le monde et, à plusieurs reprises, il nous affirme que la seule réalité réside en cette création –, on peut parler d’une unité, d’une cohésion de l’être. Mais, comme il le dit lui-même, l’homme volitif, nouménique, l’idée-force devant vivre « dans un monde phénoménal, rationnel, dans le monde des apparences » (Prologue des Trois nouvelles exemplaires), l’être se dissocie dans la rencontre.

Nul plus que Don Miguel n’a le sentiment des complexités de l’être, nul ne ressent davantage le besoin impérieux, physiologique, pourrait-on dire, d’approfondir son moi. Il cite volontiers cette phrase des Confessions de saint Augustin : « Je ne saisis pas moi-même tout ce que je suis. » Et quand il s’analyse, il se découvre foule. « Tous mes personnages romanesques, tous les protagonistes que j’ai créés, je les ai tirés de mon âme, de ma réalité intime qui est tout un peuple. Mais qu’ils soient moi-même, c’est autre chose. Qui suis-je moi-même ? Qui est celui qui signe Miguel de Unamuno ? Un de mes personnages tout simplement, une de mes créatures, un de mes protagonistes. Et ce moi ultime, intime et suprême ; ce moi transcendant – ou immanent, – qui est-ce ? Dieu le sait.... .... C’est que tout homme humain porte en lui les sept vertus et leurs sept péchés capitaux opposés : il est orgueilleux et humble, glouton et sobre, luxurieux et chaste, envieux et charitable, avare et libéral, paresseux et diligent, colérique et patient. » (Prologue, loc. cit.) Cette complexité, depuis l’antiquité nous la connaissons. Sentir deux hommes, – ou vingt ou cent – en soi n’est pas neuf. Davantage la méthode que Don Miguel emploie pour révéler ces postulations multiples.

La vie, on le sait bien, tend à réduire le nombre de ces postulations. « Je suis né plusieurs, dit le Socrate de M. Paul Valéry, et je suis mort un seul. L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu... » À cette solution facile, mais hélas inéluctable, Miguel de Unamuno tente de se refuser. Il voudrait sauvegarder à la fois tous ces êtres différents, les garder en lutte les uns contre les autres. « En général, écrit-il dans L’Essence de l’Espagne, on cherche la vérité complète dans le juste milieu, par la méthode de rémotion, via remotionis, par exclusion des extrêmes dont le jeu et l’action réciproque engendrent le rythme de la vie : mais l’on n’arrive ainsi qu’à une ombre de vérité, froide et nébuleuse. Mieux vaut, je crois, suivre une autre méthode : celle de l’affirmation alternative des contradictoires ; mieux vaut faire ressortir la force des extrêmes dans l’âme du lecteur, pour que le moyen terme y prenne vie : la vie est résultante de lutte. »

C’est tout Unamuno qui se dévoile ici, avec son amour passionné des conflits intimes qui créent, qui sont la vie. Mais c’est ce goût des contraires qui a fait tenir Don Miguel pour un simple humoriste. Qu’il fasse l’éloge de la fainéantise, et l’on prend cela pour une gageure ! Il faut y voir davantage un trait de caractère de cet homme qui ne se sent vivre qu’en combattant, qui est toujours contre ceci et contre cela, jamais pour. Dans cet humour unamunien (M. de Madariaga a remarqué qu’il n’apparaissait chez lui qu’accompagné de colère), il y a plus que la fantaisie bouffonne du Quichotte ; il y a beaucoup de cette sorte de masochisme dont les Russes et les Juifs donnent l’exemple quand ils se dénigrent eux-mêmes.

Mais ce sens aigu de ses postulations multiples et de leur lutte aboutit chez lui à autre chose, qui est la méfiance qu’il professe à l’égard des idées. De même qu’il n’accepte pas de considérer un homme comme un être d’une seule pièce, de même en présence d’une idée il évoque aussitôt son contraire, mieux ses contraires. La pensée en lui, alors même qu’il tend à la clarifier, demeure kaléidoscopique dans son essence : qu’on ne prenne au reste point ce mot en mauvaise part, car Don Miguel ne cède jamais à la tentation facile du kaléidoscope. Il a trop le sens des nuances. Mais chaque fois qu’une idée lui apparaît, en même temps il lui trouve des arguments opposés, ce qui l’entoure d’un halo, et la rend plus vivante. « L’inaptitude à voir l’idée entouré de son halo et en surgissant, écrit-il dans L’Essence de l’Espagne, entraîne à la mise en scène intellectualiste du conceptisme. » Ainsi l’idée n’est plus ce qu’elle est chez tant de psychologues, le petit escalier prudent par lequel on descend dans le sous-sol de l’âme ; c’est un gouffre béant sur lequel il est périlleux de se pencher. On songe à ce mot d’Ibsen : « L’idée, plante vénéneuse dont l’odeur donne le vertige. » – Ne craignons pas pour Don Miguel qu’il cède jamais au péril des conceptismes et des simplifications aisées ! Le conceptisme est sa bête noire. S’il emploie les idées, d’où qu’elles lui viennent (c’est un commentateur de génie), s’il exerce sur elles un droit de contrôle qu’il s’est accordé lui-même, il s’en méfie et ne les utilise que vivifiées par le réel. « Le Begriff ou concept me fait peur », écrit-il. Il faut de la chair et du sang par dessous : un réalisme, certes, mais un réalisme de l’âme.

 

Ne nous trompons point au sens du mot « réalisme » (car il va de soi que Don Miguel n’a rien de commun avec Zola que d’ailleurs il déteste), ni même à l’expression « réalisme de l’âme » qui n’a pas le même sens appliqué à Don Miguel qu’à M. Georges Duhamel. Pour cette simple raison que le mot âme en lui éveille une multitude d’échos, et que le concept réalité, comme tous les concepts, lui paraît être fort discutable.

Réel ? Qu’est-ce qui est réel ? On a beaucoup reproché à Unamuno – et il en prend son parti avec la meilleure humeur du monde – de n’avoir pas le sens de la réalité. Nous l’en louerons plutôt, car ce que les braves gens tiennent pour sens du réel est, au vrai, le sens des apparences.

La réalité ? Je ne connais pas ! répondrait volontiers cet auteur qui ose assurer qu’un héros de roman peut être plus réel qu’un homme vivant, que Don Quichotte l’est plus que Cervantès, et qui n’est pas surpris qu’Auguste Pérez, le héros de Brouillard, vienne un matin frapper à la porte de son cabinet, à lui Unamuno ! Scène bien étrange que celle-là, qui, naturellement, fait penser à Pirandello et aux Six personnages en quête d’auteur 5. Du héros fictif ou du créateur, qui est le plus réel ?  Quand Unamuno annonce à son héros qu’il va le faire mourir : « Vous aussi, vous mourrez, lui répond l’homme fictif. Et vous aussi vous retournerez au néant d’où vous êtes sorti... ! Dieu cessera de vous rêver ! Vous mourrez, et tous ceux qui auront lu mon histoire mourront, tous, tous, tous, sans qu’il en reste aucun. Ce sont des êtres de fiction comme moi, au même titre que moi. Tous, ils mourront, tous. C’est moi qui vous le dis, moi, Auguste Pérez, être de fiction comme vous. » En créant psychologiquement comme dans Amour et Pédagogie, ou métaphysiquement comme dans Brouillard, des héros de roman, de quel côté reste la réalité ?

« La cause que plaide Unamuno dans son œuvre, dit M. Vallis, c’est celle du rêve, de la chimère, de l’illusion. » – C’est presque cela, et pas tout à fait cela. Si la réalité est complexe, le rêve, la chimère, l’illusion le sont aussi ; et d’autre part le rêve se nourrit de réel. Exactement, il plaide simultanément la cause du réel et du rêve, en perpétuel conflit. Essayer de saisir l’un ou l’autre séparément, c’est tenter de saisir l’abstrait, jeu auquel Don Miguel n’aime guère à se prêter. L’humain est fait à la fois de réel et de rêve. « Homo sum, nihil humani a me alienam puto », dit le comique latin. Et moi, dit Unamuno dans Le Sentiment tragique de la vie, je dirais plutôt : Nullum hominem a me alienum puto ; je suis homme, aucun homme ne saurait m’être étranger. Car l’adjectif humanus m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas. Ni l’humain ni l’humanité ; ni l’adjectif simple, ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt – celui qui mange, boit, joue, dort, pense et aime, l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le véritable frère. » Voilà qui répond à tous ceux qui, en affirmant que Don Miguel n’a pas le sens de la réalité, entendent dire par là qu’il se plaît à de vagues abstractions. Si, au contraire, ils veulent nous assurer que pour Unamuno le monde physique n’existe pas seul, il faut leur donner raison. Pour lui, le réalisme est « chose purement extérieure, phénoménale, corticale et anecdotique ». La réalité créatrice d’un homme est ailleurs. Unamuno rapporte l’ingénieuse théorie d’Oliver Wendell Holmes d’après laquelle lorsque Jean et Thomas conversent il y a six hommes en conversation : 1° le Jean réel, uniquement connu de son créateur ; 2° le Jean idéal de Jean ; 3° le Jean idéal de Thomas ; et de même pour Thomas. Puis il ajoute : « Je dis que, outre celui que nous sommes pour Dieu, outre celui que nous sommes pour les autres et celui que nous croyons être, il y a celui que nous voudrions être. Celui-là, celui que nous voudrions être, est en nous, dans notre sein, en nous créateur, c’est lui qui est vraiment réel. C’est là la doctrine fondamentale d’Unamuno (on trouverait une idée analogue dans les Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski), qu’on ne saurait être réel que par la réalité la plus intime, indépendante de la vie apparente et de la fiction, réalité qu’on se donne à soi-même par la pure volonté d’être ou de ne pas être. Cette création par la volonté, qui, par certains côtés, rejoint le nietzschéisme, elle explique ce qui est à la base de la philosophie du Monde selon Unamuno, c’est-à-dire l’individualisme, que Kierkegaard affirmait lui aussi, et lui aussi tenait pour base de tout : « Je suis le centre de l’Univers. »

Individualiste, il l’est jusqu’au plus profond de lui-même ; il aime les personnalités fortes : Rien de moins que tout un homme, dit-il d’un de ses héros. L’homme, l’homme véritable, qui par la conscience de son infinie petitesse – ô Pascal – domine le monde, tel est le centre de l’Univers. « L’homme est une fin, non un moyen, dit-il dans Le Sentiment tragique de la vie. .... Retournons à l’explication du catéchisme : D. Pourquoi Dieu a-t-il fait le monde ? R. Pour l’homme. »

Tout, pour Unamuno, doit se ramener à la conscience humaine, la création entière doit se confondre en l’être humain. Quand on dit qu’il a le sentiment humain – et qui oserait nier qu’il l’eût profondément ? – il ne faut pas interpréter cela comme une preuve du sentiment de la sympathie humaine. « Rejeté à ce point extrême de la solitude et de l’égoïsme, dit Jean Cassou, c’est le plus riche et le plus humain des hommes. » Parce que le singulier a, pour nous, valeur de l’universel et que dans le seul être que nous puissions connaître, le moi, se découvrent tous les autres.

Nous sommes extrêmement loin de la conception germanique et slave de la participation, de l’einfühlung, – laquelle, au reste, est aussi méritoire et exige même des qualités d’âme moins rares que la doctrine unamunienne. Unamuno remarque dans L’Essence de l’Espagne que dans ce pays la charité est austère et ne verse jamais dans la sensiblerie. On a pu rapprocher Unamuno de Wordsworth, que d’ailleurs il goûte fort ; mais leur position devant l’individualisme diffère profondément. Là où Wordsworth voit une valeur sociale, Unamuno ne cherche que l’individuel. Cependant il ne va pas aussi loin que Kierkegaard dans cette voie, et notamment au point de vue religieux. Il s’oppose à la conception kierkegaardienne du salut de l’unique, ainsi que l’a noté M. Joan Estelrich, il ne croit pas que l’homme puisse faire son salut en s’isolant avec Dieu, mais au contraire que la rédemption doit être collective parce que la faute l’est aussi.

Son individualisme, on le voit par là, s’appuie donc sur des bases religieuses. On devine que s’il soutient des thèses qui, appliquées à la matérialité terrestre, pourraient sembler anarchistes, c’est sur un plan uniquement métaphysique. Pour lui la vieille question des Universaux ne saurait être que métaphysique et s’il a critiqué le gouvernement dictatorial de l’Espagne, ce n’est certes point par goût de l’anarchie. Ce n’est pas davantage pour se soustraire aux disciplines et aux obédiences qu’il affirme à tant de reprises (surtout dans L’Agonie du christianisme) : « Le christianisme est un problème strictement individuel... – la Société des chrétiens... une chose absurde, car la société tue la chrétienté qui est un ensemble de solitaires. – Le christianisme, c’est l’individualisme radical. »

« S’il affirme, dit M. Salvador de Madariaga, que la société est faite pour l’individu et non l’individu pour la société... son argument n’est point celui de la liberté contre l’autorité : c’est l’argument de l’éternité contre la durée. » Dans l’individu ce qu’il découvre, c’est l’essence de l’être, qui est la persistance dans l’être même (Essence de l’Espagne). Dans le moment bref qu’est la vie de l’homme, ce qu’il cherche, c’est l’éternité, l’éternisation de l’instant. Une telle conception, il est trop évident, ne saurait se passer d’un fondement religieux, et voilà pourquoi, en fin de compte, Unamuno n’a jamais abandonné, n’abandonnera jamais le catholicisme.

On voit donc comment on arrive à présupposer en Unamuno un fondement religieux, comment la connaissance même du Moi le conduit à Dieu. Il y a, au reste, dans le chapitre « Mystique et humanisme » de L’Essence de l’Espagne, une page qui expose admirablement cette assertion que l’approfondissement du Moi conduit à Dieu. À propos de la mystique castillane, il écrit :

« Son point de départ, c’est la connaissance introspective de soi-même, les yeux fermés au sensible et même à l’intelligible, à « tout ce qui peut entrer avec clarté dans l’entendement » pour parvenir à l’essence nue de l’âme, à son centre, qui est Dieu, et là s’unir par attouchements substantiels avec la sagesse et l’amour divin. Les mystiques castillans glosent et mettent en valeur de cent façons le « connais-toi toi-même » et plus encore l’affirmation de saint Augustin : « Que je me connaisse moi-même, Seigneur, et je te connaîtrai ! »

Son goût de l’introspection et son individualisme le conduisent donc à Dieu. D’autres voies l’y amènent simultanément.

 

 

Nous avons vu que chez Unamuno déjà se posait la question qui sera fondamentale chez Pirandello, entre le réel et le rêve, le paraître et l’être. Mais tandis qu’un tel problème demeure chez l’Italien souvent superficiel et réduit à une sorte de jeu de bascule, chez l’Espagnol il se double d’un problème beaucoup plus profond, non plus celui de l’âme et de ses aspects, mais des luttes mêmes de cette âme. Or les seuls mouvements de l’âme auxquels Miguel de Unamuno accorde le sens de la réalité sont précisément ceux qui se traduisent par des conflits.

M. Joan Estelrich, critique et érudit catalan, a rapporté, dans son ouvrage Entre la vida i els Llibres, l’anecdote suivante, à laquelle, au reste Don Miguel fait lui-même allusion dans L’Agonie du Christianisme. Un jour que, vers 1921, Don Miguel se trouvait avec quelques amis à Majorque, et qu’à son ordinaire il transformait la conversation en un tyrannique monologue, il dit : « La dernière fois que je suis mort, c’est en l’année 1855 à Copenhague ; je m’appelais Sören Kierkegaard. – Et avant ? lui demanda son interlocuteur. – Pascal. – Et avant encore ? – Avant, j’étais Inigo de Loyola. – Et avant ? – Peut-être Paul de Tarse. » Et, remarque M. Estelrich, ces paroles définissent moins une chaîne spirituelle qu’un vaste réseau humain, dont Unamuno, Kierkegaard, Pascal, Ignace et Paul seraient les solides maillons. Il est aisé de constater que tous ces hommes appartiennent à une même catégorie, celle des êtres qui se refusent à considérer la vie comme un amusement ou une distraction, qui portent en eux un conflit intime, qui se sentent vivre tragiquement. Et, comme se le demande Unamuno dans L’Agonie du Christianisme, n’est-ce pas la preuve suprême de l’immortalité de l’âme que cette permanence d’angoisses et de tourments et ces glorieux prédécesseurs ne se sentent-ils pas en lui comme lui se sent en eux ? Prédécesseurs de chair et d’os ou prédécesseurs de fiction, qu’Unamuno énumère dans son Sentiment tragique de la vie : Marc-Aurèle, saint Augustin, Pascal, Rousseau, René, Obermann, Thomson, Léopardi, Vigny, Lénau, Kleist, Amiel, Quental, Kierkegaard, tous ces hommes qui portent en eux leur conscience « comme une maladie ».

Qu’est-ce donc qu’avoir le sentiment tragique de la vie ? Est-ce seulement, comme l’affirme M. Vallis, « d’abord ne prendre son parti d’aucune oppression ni d’aucune injustice, tenir compte de la beauté d’un acte ou d’un geste héroïque beaucoup plus que de sa propre quiétude ou de sa propre peur du ridicule ; réprouver la doctrine d’Épicure, dont le principe est la recherche du plaisir, aussi bien que la doctrine des stoïciens, dont le seul but est l’accomplissement du devoir ; en un mot se préoccuper de la finalité dans tout ce que l’on fait comme dans tout ce que l’on dit » ? Si l’on considère la vie dans ses aspects extérieurs, oui, c’est cela. Mais dans son essence, c’est autre chose. Est-ce même rendre active la conception que « la douleur est la substance de la vie et la racine de la personnalité » (Unamuno) ? Pas encore : car il existe une acceptation de la douleur qui aboutit à la torpeur et n’a rien de tragique. Mais avoir le sentiment tragique de la vie, c’est adopter pour axiome la parole du Christ : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre », c’est prêter la main, en soi, à tout ce qui peut heurter les habitudes, provoquer des déchirements, des combats, c’est « vivre en luttant et en luttant contre la vie même, et contre la mort » suivant sainte Thérèse de Jésus : « Je meurs de ne pas mourir. » C’est enfin trouver son affirmation vitale dans une négation passionnée plutôt que dans un consentement.

Individualiste, nous le savons, Unamuno ne considère pas en l’être le transitoire, mais le définitif, et une affirmation (ou une négation car ce sont choses semblables) apparaît chez lui comme une prise de possession de l’absolu. Elle prend une valeur métaphysique, elle se projette sur le néant de l’éternité.

La langue espagnole possède un mot d’une dureté d’acier, qui, tout en niant, affirme violemment. Nada !

« Le néant, Nada ! écrit Miguel de Unamuno dans L’Agonie du Christianisme : encore un mot espagnol gonflé de vie, de résonances abyssales, que le pauvre Amiel – un autre agonisant solitaire ! Et comme il lutta avec la virilité ! – grave en espagnol dans son Journal intime. Nada ! C’est à quoi vient aboutir la foi de la virilité et la virilité de la foi. Nada ! C’est par là que s’est produit ce spécial nihilisme espagnol – mieux vaudrait l’appeler nadisme pour le différencier du russe – qui pointe déjà dans Saint-Jean de la Croix, que reflétèrent pâlement Fénelon et Mme Guyon, et qui s’appelle quiétisme chez l’Espagnol aragonais Miguel de Molinos. » Nadisme, certes, totalement opposé au nitchevisme russe, nadisme qui nie en affirmant et affirme en niant, parce qu’une attitude de refus, pour tant qu’elle est consciente, peut donner tout son sens à une vie, alors que le renoncement dans la facilité n’en saurait donner aucun. Nadisme qui aboutit forcément à des drames, puisque l’homme se trouve pris entre deux forces antagonistes, celle de son affirmation vitale et celle de sa tranquillité physique et morale, ce nadisme quand on lui donne tout son sens apparaît bien comme la doctrine fondamentale de Don Miguel.

On le voit dans la façon dont il vomit les tièdes, dont il montre la valeur rédemptrice, la fécondité du doute, sentiment actif, passion qui crée ; la foi immobile pour Don Miguel est une foi morte.

« Vivre, lutter pour la vie et vivre de la lutte, de la foi, c’est douter. « Je crois, secours mon incrédulité ! » (Marc. IX, 24.) Qu’est-ce donc que douter ? Dubitare contient la même racine – celle de l’adjectif numéral duo, deux – que duellum, lutte. Le doute, le doute pascalien, agonique ou polémique, plutôt que le doute cartésien, méthodique, suppose la dualité du combat. »

Ah, comme ici nous le reconnaissons pour maître ! Combien il nous touche en nous faisant sentir la déchirante monotonie des fois sereines ! Combien il nous aide à distinguer ce qui dans un catholicisme trop terrestre, trop peu spiritualisé, nous heurte et nous rebute ! Il évoque en nous le souvenir de nos angoisses et de nos luttes. Don Miguel hait les sceptiques, ceux pour qui l’interrogation n’est qu’un jeu facile. Renan et son disciple France lui paraissent méprisables. « Je n’aime pas Anatole France, dit-il. Il ne sait pas s’indigner. » Les hommes qu’il aime, lui, l’Espagnol de chair et de sang, ce sont ceux qui vivent de luttes, de souffrances, de conflits : les enthousiastes.

 

Il est dans la littérature espagnole un livre génial, qui est tout entier consacré à l’histoire d’un enthousiaste. Ce livre, qu’il est indispensable de relire avant d’aborder Don Miguel, c’est l’immortel Don Quichotte, de Cervantès. Sans doute son auteur a-t-il voulu s’en jouer, en faire un fou risible dont un chacun se moque. Mais, comme il arrive pour les très grands livres, – Werther dépasse Goethe, par un certain côté, et Julien Sorel, Stendhal, et Dorian Gray, Wilde –, le héros échappe à l’auteur et prend une signification plus riche de résonances que celle qu’il avait voulue.

Don Miguel – l’Unamuno – a voulu récrire Don Quichotte après l’autre – le Cervantès. Il l’a fait sous la forme d’un de ces commentaires dans lesquels excelle particulièrement son esprit (et c’est là le meilleur de la tradition universitaire). Il a voulu donner du célèbre héros une « interprétation pour ainsi dire mystique ». « J’ai écrit ce livre, dit-il, pour repenser le Don Quichotte contre les cervantistes et les érudits, pour faire une œuvre de vie de ce qui était et continue d’être, pour la plupart des gens, lettre morte. » Il veut lutter par là contre ceux qui gardent le tombeau afin que le Chevalier ne ressuscite point.

Don Quichotte, c’est le symbole de la lutte entre le matériel et l’idéal (lutte que, d’une autre façon, Don Miguel a incarnée dans les protagonistes de son roman Abel Sanchez) ; c’est l’homme qui, pour atteindre son idéal, n’hésite pas à braver les périls, même les périls du ridicule. Car beaucoup de braves gens portent en eux de bonnes, de généreuses intentions. Mais il leur manque le courage de braver l’ironie des autres.

« C’est le courage qui nous manque le plus que celui d’affronter le ridicule. Le ridicule est l’arme que manient tous les misérables bacheliers, barbiers, curés, chanoines et ducs qui tiennent caché le tombeau du chevalier de la Folie. Chevalier qui fait rire tout le monde, mais qui ne lança jamais une plaisanterie ! Il avait l’âme trop grande pour dire des plaisanteries. »

Dans notre siècle où, comme disait Huysmans, nos péchés sont ladres, où nous n’avons plus de grandes passions, comme le Quichotte serait d’un bel exemple !

« Et qu’a donc laissé Don Quichotte ? me direz-vous. Et je vous répondrai que c’est lui-même qu’il nous a laissé, et qu’un homme, un homme vivant et éternel, vaut toutes les théories et toutes les philosophies. Les autres peuples nous ont laissé surtout des institutions, des livres ; nous autres, nous avons laissé des âmes. »

Par sa vie, Don Quichotte nous offre l’exemple de l’enthousiasme. Par sa mort, une leçon plus haute encore. Car s’il est mort en se convertissant, si cette fin, expressément voulue par Cervantès, est humaine, elle est, pour l’être plus authentique, soulevé de folie, qui combattait des moulins à vent, une catastrophe. Et ce sont les meilleurs de nos maîtres qui finissent en catastrophe. Le vrai Don Quichotte n’est pas mort converti : primo parce qu’il n’est pas mort et secundo parce qu’on ne voit pas à quoi il eût pu se convertir. « Ce ne fut pas sa mort, dit Unamuno, ni sa conversion qui l’immortalisa, en lui méritant le pardon pour le crime d’être né. Ce fut sa folie. » Il demeure éternellement occupé à vivre, ayant mis le désespoir en lui comme une lumière, ce désespoir qui est à la base de toute espérance. « Le désespoir est le maître de l’impossible », nous apprend Salazar y Torrès, « et, dit Unamuno, c’est du désespoir et de lui seulement que naît l’espérance héroïque, l’espérance absurde, l’espérance folle ».

C’est une idée qu’il reprend en la précisant, à propos de Léon Chestov qui a écrit que Pascal « ne porte avec lui aucun soulagement, aucune consolation ». Contre cette assertion, Unamuno s’élève (Agonie du Christianisme) : « Il n’est pas de consolation plus grande que celle de la désolation, comme il n’y a pas d’espérance plus créatrice que celle des désespérés. » Comme on est loin des mollesses délicates dont quelques esprits nous ont offert le modèle, oreiller où reposer notre tête ! Loin de Taine s’écriant à Venise, devant la splendeur éternelle et tragique d’une mer sans cesse renouvelée : « Le seul moyen efficace de supporter la vie, c’est d’oublier la vie. » Don Miguel ne cherche pas à oublier ; il ne veut pas supporter. Il veut vivre dans toute l’intensité de son tragique le drame auquel le sort nous a mêlés. La vie prend à ses yeux un sens exaltant, et il donne à son lecteur ce conseil 6 : « Tâche de vivre dans un continuel vertige passionnel, d’être dominé par une passion. Seuls, les passionnés mènent à bien des œuvres vraiment durables et fécondes. » La seule chose qui, dans la vie, compte pour lui, c’est la passion forte : nous savons déjà qu’il fait reposer la conception de l’individu sur la volonté créatrice. Mais il s’agit de s’entendre sur le mot de volonté.

En espagnol, paraît-il, le mot voluntad n’a pas de racines vives dans la langue courante et populaire. Le vrai mot qui exprime l’affirmation de l’être, c’est gana, qui désigne une passion, le désir ou l’envie. Ce mot exprime une sorte d’adhésion de l’être tout entier à un dessein, avec quelque chose de violent et de définitif. Et, en français, des mots tels que passion et désir ont un sens assez spécial : gana l’a aussi en espagnol, et, ce sens-là, au nom de quelle pudeur le repousserions-nous ?

L’instinct qui pousse les êtres dans l’étreinte est aussi celui par lequel la personnalité humaine s’affirme le plus fortement, puisqu’elle cesse de se manifester dans l’instant qu’elle tend à se prolonger dans l’éternel. Il ne faut donc pas, sur de tels sujets, se limiter assurément au plan terrestre ; ce que dit Unamuno, il sied de l’entendre au point de vue métaphysique. Schopenhauer affirme « que si l’intelligence, dans l’homme, est ce qui fait l’individu, la volonté est la part de l’espèce, et a son foyer (Brennpunkt) dans les organes génitaux » (Essence de l’Espagne) et par ailleurs, rapportant cette pensée, Don Miguel assure que la gana y trouve aussi son siège (telles expressions populaires de l’Espagne le prouvent surabondamment). L’amour charnel peut donc se spiritualiser par la douleur ou par quelque haute pensée, mais dans l’étreinte du couple le plus primitif, la finalité même assure une secrète noblesse. Et par cela même que l’amour pose le problème de la destinée humaine on peut dire, avec Unamuno, que l’amour est ce qu’il y a de plus tragique au monde.

Il ne s’agit pas ici d’affadir l’amour ; on peut lui garder son caractère sexuel. « Quand nous parlons d’amour, nous avons toujours présent à la mémoire l’amour sexuel, l’amour entre homme et femme pour perpétuer la lignée humaine sur la terre. Et cela fait que l’on ne parvient pas à réduire l’amour ni à sa forme purement intellectuelle, ni à sa forme purement volitive, en en laissant de côté la forme sentimentale, ou, si l’on veut, sensuelle. Car l’amour n’est au fond ni idée, ni volition ; il est plutôt désir et sentiment ; c’est quelque chose de charnel même dans l’esprit. Grâce à l’amour nous sentons tout ce que l’esprit a de chair. »

Mais la forme volitive de l’amour étant plus développée chez l’homme que chez la femme – en principe elle est inexistante chez la femme, et les exceptions ne sauraient prévaloir contre la règle –, Unamuno insiste sur l’amour mâle, le seul qui, en possédant, assure la continuité de l’être en espèce. Alexandre, dans Rien de moins que tout un homme, en qui s’incarne la plus violente volonté mâle, représente l’idéal d’Unamuno en tant qu’être créateur. Les mères qu’il nous peint, Catalina du Marquis de Lumbria et Raquel dans Deux Mères, ont perdu tout caractère féminin, tant en elles le sens de l’espèce domine. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’étude d’un déplacement de la virilité qui fait l’objet de Deux Mères, ce conte qui, par plusieurs traits, semble une parabole moderne écrite en marge de l’histoire d’Abisag. Quand on voit à quel point, en Don Miguel, domine l’idéal mâle, on se prend à songer à la discipline que sainte Thérèse imposait à ses sœurs, ne voulant pas qu’elles eussent l’air de femmes, mais « d’hommes forts », d’une virilité « à étonner les hommes ».

Tout cela s’accorde avec ce que nous savons du talent de Miguel de Unamuno, ce talent qui écarte toute recherche gracieuse, qui a des outrances et des fautes de goût, mais qui – pas impeccable surtout : il hait ce mot appliqué à un artiste – est admirablement viril. Si nous parlons d’amour à propos de Don Miguel, que nul lecteur n’aille chercher en ses œuvres la moindre fadeur. « Certaine passion que d’aucuns appellent l’amour, dit M. Jean Cassou, est pour lui un besoin terrible de propager cette chair dont on assure qu’elle doit ressusciter au dernier jour. » Car dans cette conception, on pourrait dire métaphysique, de l’amour, ce que nous découvrons – nous l’avons déjà entrevu –, c’est la faim dévorante qui le torture sans cesse, la faim d’immortalité. Amour charnel ou amour spirituel (pour un mystique ou un grand écrivain créateur c’est la même chose), tout amour véritable a pour lui résonance d’infini.

Il est revenu à plusieurs reprises sur le thème de la chasteté religieuse : il y trouve la preuve par l’absurde, en quelque sorte, de ce qu’il croit lui-même. Une de ces absurdes folies qui, comme celle du Quichotte, dans notre monde matérialiste, tentent de sauver l’esprit.

« Est-il donc si étrange, écrit-il dans Le Sentiment tragique de la vie, que le sentiment religieux le plus profond ait condamné l’amour charnel en exaltant la virginité ? L’avarice est la source de tous les péchés, disait l’apôtre, et c’est parce que l’avarice prend pour fin la richesse, qui n’est qu’un moyen ; et c’est bien là le fond même du péché : prendre les moyens pour fin, méconnaître et mépriser la fin. Et l’amour charnel qui prend pour fin la jouissance, laquelle n’est qu’un moyen, et non le fait de se perpétuer, qui est la véritable fin, est-ce autre chose que l’avarice ? Et il est possible que, pour mieux se perpétuer, quelqu’un garde sa virginité. Et cela pour perpétuer quelque chose de plus humain que la chair. »

Et cette haute conception, si éloignée de tout hédonisme sensuel, nous la retrouvons précisée et développée dans l’Agonie du Christianisme : « La souffrance des moines et des nonnes, des solitaires des deux sexes, n’est pas une souffrance de sexualité, mais de maternité et de paternité, c’est-à-dire de finalité. ..... Dans un couvent de religieuses, il y a le culte frénétique à l’Enfant Jésus, au Dieu enfant. .... Le moine qui conserve sa virginité et réserve la semence de la chair dont il croit qu’elle ressuscitera, qui se fait appeler père – et si c’est une religieuse, mère –, rêve à l’immortalité de l’âme... »

Ainsi, de même que la connaissance analytique de la conscience amenait Unamuno à concevoir un fondement religieux, de même sa conception synthétique du conflit essentiel de l’âme, aboutissant une affirmation de l’être dans l’enthousiasme et la passion (et la passion de possession surtout), le conduit à admettre une finalité suprême qui est l’immortalité, c’est-à-dire, en fin de compte, une doctrine métaphysique d’origine religieuse.

 

 

On ne saurait définir la foi de Don Miguel. Catholique, il l’est assurément ; il envisage tous les problèmes d’un point de vue uniquement catholique. En faire un athée, comme tels critiques tendancieux ont cherché, c’est commettre plus qu’une erreur, presque un abus de confiance. Tout en Unamuno suppose Dieu, et un Dieu chrétien, mieux un Dieu catholique. Ce qu’il examine avec amour, ce n’est point l’Anadyomène de marbre, c’est le Christ torturé, le beau Christ de Vélasquez auquel il a consacré son plus beau poème. Mais catholique d’esprit, de tradition, d’essence même, il ne l’est point d’obédience. Il est trop individualiste, et l’Église – ecclesia – est une assemblée. – Individualiste ? dira-t-on. Céderait-il aux tentations des protestantismes nordiques ? Il y a peu de chances. Ce professeur et cet érudit sait trop ce que valent les livres, ce que vaut la lettre (ô puissance des exégèses !) pour ne s’en pas méfier. Son christianisme n’a rien de desséché ni de poussiéreux.

C’est sans doute ce qu’il y a de plus frappant dans sa façon de concevoir la religion que cette chaleur de vie qu’il lui prêle. Il a médité le mot du Brand d’Ibsen : « La vie et la foi doivent se fondre » – ne l’a-t-il pas inscrit en tête de son essai sur la Foi (Vérités arbitraires) ? « La foi s’alimente de l’idéal et rien que de l’idéal, mais d’un idéal réel, concret, vivant, incarné et en même temps inattingible ; la foi cherche l’impossible, l’absolu, l’infini et l’éternel ; la vie complète. .... Cela, c’est la foi vivante, parce que la vie est une création continuelle et, par conséquent, une mort incessante... .... La foi est la conscience de la vie dans notre esprit... »

La foi donc fait partie de son être le plus intime, elle est à la base de toutes les catastrophes intérieures par lesquelles il se rend compte lui-même qu’il vit. C’est une foi active, une foi qui lutte, qui trouve à s’affirmer dans le conflit même qu’elle provoque – et, en définitive, tout à l’opposé de la foi qu’il connut en ses jeunes années et que la grande crise de l’adolescence ruina en lui. Le sentiment tragique de la vie, est-ce autre chose que le sentiment religieux de l’existence ? « Je suis venu apporter la guerre, non la paix... »

Cette foi dramatique n’évoque-t-elle point en nous un souvenir ? Pascal. C’est un grand nom et qui écrase souvent ceux près desquels on ose le placer. Mais il y a une indéniable parenté entre la foi pascalienne et l’agonie unamunienne. On se demande ce que M. Marcel Bataillon a voulu dire quand il affirme qu’Unamuno sourit lorsqu’il s’entend traiter de « catholique pascalien ». L’Agonie du Christianisme n’est qu’une vaste paraphrase de Pascal. Oh, sans doute, pas du Pascal catholicisé que tentent de nous présenter quelques manuels, mais du Pascal de chair et de sang – et de sens – qu’il a été.

Car c’est en s’efforçant de retrouver dans Pascal la pensée vivante de l’être qu’Unamuno découvre du même coup la réalité la plus authentique. L’essai pascalien de Léon Chestov, La Nuit de Gethsémani, est bien beau en lui-même, et d’une haute qualité d’émotion. Combien il paraît plus limité à côté de celui d’Unamuno ! On aime que Don Miguel, Espagnol, ait cherché en Pascal des influences espagnoles, comme s’il voulait rapprocher de lui, physiquement, le grand philosophe agonique. Toute la philosophie chrétienne d’Unamuno se trouve résumée en cette simple phrase de Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Et ce qu’il y a d’éternel dans les Pensées, qui l’a mieux compris, mieux mis en œuvre que l’homme qui écrit : « Être pascalien, ce n’est pas accepter ses pensées, mais c’est être Pascal, devenir un Pascal. » Que ce soit chimère, il se peut, et la postérité seule en décidera : il est néanmoins des ambitions qui ennoblissent singulièrement ceux qui les portent en eux.

Par moment, on sent en lui moins une foi qu’une angoisse. On devine que, s’il s’accroche si fortement à la conception de l’âme humaine immortelle, c’est par désespoir. « Lorsqu’on ne croit plus qu’à la vie de la chair, écrit-il dans l’Essence de l’Espagne, on s’achemine vers la mort. » Qui dira ce qu’il y a de conscient, de volontaire, d’attitude désespérée dans la croyance en l’immortalité de l’âme qui est fondamentale en lui ?

Cette croyance, il s’en plaisante lui-même 7 par la plume de son pseudo-préfacier, Victor Goti, dans Brouillard : « Au fond de tout cela il y a une conception, ou plutôt un certain sentiment de la vie. .... Son idée fixe, sa monomanie, la voici : « Si son âme n’est pas immortelle, non plus que l’âme des autres hommes, et des choses, même si elles ne sont pas immortelles au sens où l’entendaient les catholiques naïfs du Moyen Âge, rien n’a de valeur dans la vie, et aucun effort ne vaut la peine d’être tenté. »

Ceci nous ramène à cette conception de la vie comme une lutte dont nous avons vu qu’il faisait un des piliers de sa psychologie. L’existence pour Don Miguel est une incessante bataille dont tout le prix est fait par l’immortalité. Il a adopté la formule lapidaire d’Obermann (un de ses livres préférés) : « L’homme est périssable. – Il se peut ; mais périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice. »

Il combattra, il combattra sans cesse, tout ce qui peut ressembler à la mort. « La paix de la mort » ; cette seule expression suffit à condamner le calme. Avec quel frémissement nous lisons ces hautaines phrases où s’affirme victorieusement la croyance en la valeur de l’inquiétude ! Elles sont nombreuses, dans le Sentiment tragique de la vie. Il crie que son œuvre – sa mission – est de briser la confiance, de combattre tous ceux qui se résignent, soit au catholicisme, soit au rationalisme, soit à l’agnosticisme. Il veut les faire vivre tous inquiets et haletants : « L’homme est d’autant plus homme, c’est-à-dire d’autant plus divin qu’il a plus de capacité pour la souffrance, ou, pour mieux dire, pour l’angoisse. .... C’est que seule l’angoisse, la passion de ne jamais mourir, fait que tout esprit humain est maître de soi. »

Cette foi dramatique et agonique, cette faim d’immortalité, voilà ce qu’il a demandé à un Kierkegaard comme à un Pascal. S’il ne veut pas d’une foi trop calme et trop facile, c’est qu’il a peur de tout repos – on s’y ankylose –, de tout choix – on s’y limite –, de tout renoncement – on s’y amoindrit. « La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes en cette vie, dit Pascal, est de les laisser sans cette guerre qu’il est venu apporter. »

 

Cette option définitive en faveur des fois tragiques, ce qu’elle condamne plus que l’incroyance qui peut avoir aussi ses drames, ses catastrophes secrètes, c’est l’immobilité, celle du rationalisme comme du catholicisme. Il refuse de tenir pour divinement valable la foi du charbonnier.

« Tout ce qui n’est pas abandon du cœur à cette confiance de vie, écrit-il dans Vérités arbitraires, n’est pas foi, quand même ce serait croyance. Car toute croyance aboutit, enfin, à un credo quia absurdum, ou suicide par désespoir de l’intellectualisme, à la terrible foi du charbonnier.

– Que crois-tu ?

– Ce que croit et enseigne notre sainte Mère l’Église.

– Et que croit et enseigne notre sainte Mère l’Église ?

– Ce que je crois. »

Une pareille foi n’est autre chose qu’un acte de soumission à une puissance terrestre... ; elle n’est pas confiance en Dieu par le Christ, mais obéissance à une institution hiérarchique et juridique.

Confiance en Dieu par le Christ... abandon de cœur... nous connaissons ces formules. Ce sont celles de la Mystique. Et, au reste, Unamuno ne s’est-il pas fait le disciple des mystiques espagnols ? Sans tomber dans les abîmes qui encadrent dangereusement la voie mystique – « le quiétisme égoïste qui s’abîme dans le néant, et l’illuminisme grossier, enclin à la paresse et à la satisfaction des instincts » –, il se donne consciemment à cette philosophie « qui n’est pas science, mais aspiration à la science absolue et achevée, devenue substance, habitude et vertu intransmissible de l’être à la sagesse divine : sorte de propédeutique de la vision béatifique ; effort pour atteindre l’idéal de l’univers et de l’humanité et identifier avec lui son esprit, afin de vivre, en puisant sa force dans l’action même, une vie universelle et éternelle ». Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix sont intimement mêlés à son œuvre. Il s’exalte en cet espoir d’une fusion de l’être avec Dieu, espoir extra-rationnel, « car, dit saint Jean de la Croix, aucune chose créée ni pensée ne peut offrir à l’entendement un moyen convenable pour s’unir à Dieu... Tout ce que l’entendement peut atteindre lui est plutôt obstacle que moyen s’il s’y veut attacher ».

Tout ce qui, dans le catholicisme, est œuvre de raison, il le refuse d’instinct. Il voudrait que son âme fût accueillie par Dieu comme celle de Marie-Madeleine qui fut sauvée parce qu’elle avait cru en aimant et sans comprendre, selon le mot de Jean d’Avila. « Pascal, dit-il, n’a pas cru avec la raison, n’a jamais pu, quoique le voulant, arriver à croire avec la raison, ne s’est jamais convaincu de ce dont il était persuadé. » Et volontiers il reprend le mot de Keyserling, affirmant que, pendant sa vie, le Christ n’eût trouvé l’adhésion d’aucun Paul, d’aucun Augustin, d’aucun Calvin. À travers toute l’œuvre d’Unamuno, l’écho qui résonne c’est le « Taisez-vous, raison imbécile !... » et le cri de Joseph de Maistre : « Ils n’ont que raison ! », cri de désespoir et de dédain.

L’amour seul crée la foi en Dieu. « Ceux qui, sans passion de l’âme, sans angoisse, sans incertitude, sans doute, sans le désespoir dans la consolation, s’imaginent croire en Dieu, ne croient qu’en l’idée-Dieu, mais non en Dieu même. » Mieux vaut croire en lui par haine que par raison. C’est une manière de foi que l’athéisme actif, la furie par laquelle on veut nier Dieu. Dieu est un être vivant qu’on peut, qu’on doit aimer ; et « ce n’est point par la voie de la raison qu’on arrive au Dieu vivant, au Dieu humain, mais par celle de l’amour et de la souffrance ».

On retrouve ici cette haine de la Raison (et c’est par ceci que cela se justifie) qui lui faisait affirmer qu’un être de fiction est aussi vrai qu’un être de chair, et qu’au fond la réalité est chose purement subjective. Unamuno est un ennemi féroce de la Raison. Que devient-elle cette Raison raisonnante, si c’est la foi, et la foi seule, qui crée toutes les vérités ? On se souvient du passage où le barbier affirme que la fameuse arme n’est qu’un plat à barbe et où le chevalier le traite de menteur. C’est à Don Quichotte que Don Miguel donne naturellement raison. « Les choses sont d’autant plus vraies qu’on y croit davantage, et ce n’est pas l’intelligence, mais la volonté qui les impose. .... Il faut affirmer ici une fois de plus que ce sont les martyrs qui font la foi plutôt que la foi ne fait les martyrs. »

L’homme, pour Unamuno, n’est pas un animal raisonnable : le positivisme est le plus grand des dangers. « L’accord et l’harmonie ne peuvent persister entre la raison et la vie, entre la philosophie et la religion. » Assurément, c’est la vie, la religion qui doivent triompher. « On croit contre la raison. » Et si d’aucuns s’étonnent d’un tel irrespect pour cette intelligence dont l’homme est si fier, répondons-leur que nous avons appris à mépriser tant de choses, à douter de tant de vérités, que dans cette voie nous ne connaissons plus de limites. Enfants d’un siècle qui vit du rationalisme – et qui peut-être en meurt –, nous avons renoncé à la conception chrétienne du monde et nous n’avons rien trouvé en échange. De ceux que nous choisissons pour maîtres que nous apporteront les leçons ? Ne seront-elles pas vaines ? Quels échos auront-elles éveillés ?

Mais, de toutes, une des plus fécondes est assurément celle de cet homme qui nous apprend tant à la fois, et en qui se peuvent satisfaire tant de désirs contradictoires : une soif de nous connaître nous-même, dans cette essence de l’être qui est en nous, et que nous ignorons encore ; une volonté passionnée de nous sentir plus passionnément humains, à l’heure où la qualité même de notre humanité est en péril ; et, de dépasser l’humain en divin, le connaissable en inconnaissable, la passion inquiète de la vie éternelle – « la faim atroce qui ne s’épuise jamais », ainsi que, nouveau Prométhée, Miguel de Unamuno dit à son vautour.

 

 

DANIEL-ROPS, Carte d’Europe, Perrin, 1928.

 

 

 

 



1  Œuvres d’Unamuno traduites en français : Le Sentiment tragique de la vie, par Marcel Faure-Beaulieu (N. R. F., 1917). L’Essence de l’Espagne, par Marcel Bataillon (Plon, 1924). – Pages choisies, par M. Vallis (Povolozky, 1924). – Trois nouvelles exemplaires, par Jean Cassou et Mathilde Pomès (Kra, 1925). – L’Agonie du christianisme, par Jean Cassou (Rieder). – Brouillard, par Noémi Larthe (Kra, 1926). – Vérités arbitraires, par Francis de Miomandre (Kra, 1926). – L’essai Comment on fait un roman a paru dans le Mercure de France, le 16 mai 1926. – Plusieurs articles ont paru sur Miguel de Unamuno ; citons ici les principaux : Mercure de France, 1er mai 1916 (M. Vallis) et 16 mai 1926 (Cassou). – Revue de Paris, 15 octobre 1921 (Vallis). – Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1924 (André Corthis). – Europe, 15 août 1925 (Salvador de Madariaga). – Vie des Peuples, août 1922 et juillet 1924 (Mathilde Pomès). Revue nouvelle, octobre 1926 (Georges Petit), enfin Jean Florence dans son livre Le Litre et l’Amphore, (Dans la Renaissance d’Occident, M. Camille Pitollet a attaqué Miguel de Unamuno à plusieurs reprises, avec, au reste, plus de violence que d’argumentation.) Les articles les plus profonds sur Don Miguel sont assurément ceux de Jean Cassou et de Salvador de Madariaga.

2  Le 29 septembre 1864.

3  Nous citons cette phrase d’après la préface de M. Bataillon à l’Essence de l’Espagne.

4  Sainte-Beuve, comme l’a noté M. Bellessort, rapporte un curieux jugement de Richelieu sur Saint-Cyran : « Saint-Cyran est basque et a les entrailles chaudes et ardentes par tempérament ; cette ardeur excessive lui envoie à la tête des vapeurs dont se forment ses imaginations mélancoliques qu’il prend pour des réflexions spéculatives ou pour des inspirations du Saint-Esprit. »

5  La question reste pendante de savoir s’il y a oui ou non influence. Niebla est antérieur à Six Personnages, mais postérieur à la nouvelle pirandellienne qui a inspiré la pièce : La tragédie d’un personnage. Cf. plus loin p. 173.

6  On pense au Vivre tragiquement de Nietzsche, et avec quelque chose de plus âpre, de plus violemment opposé, à l’Existence pathétique, de Gide.

7  Car il ne faut point conclure, de ce que nous avons dit de son humour, qu’il soit un homme triste. Au reste ce philosophe vient de publier un Traité de sculpture en papier (oui, les cocottes en papier) ; qui l’eût attendu d’un recteur, fût-il de Salamanque ?

 

 

 

 

 

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