CAMPAGNE
de
Raymonde Vincent
par
Léon DAUDET
Voici un livre qui, pour la douceur du ton et l’ampleur des horizons moraux et rustiques, égale, s’il ne la dépasse, Maria Chapdelaine. Un avertissement des éditeurs, à la page de garde, nous apprend que cette extraordinaire peinture des mœurs rurales de chez nous est due « à une jeune femme née dans une famille paysanne du Berry, qu’elle ne quitta qu’à l’âge de dix-sept ans, sans avoir reçu d’autre instruction que le catéchisme ». Mais il y a, dans les simples et sublimes leçons du catéchisme, quelque chose qui palpite, peu d’années après la naissance, en chacun de nous : le sentiment familier du divin. Je puis prédire à Campagne, sans crainte de me tromper, un succès, en surface et en profondeur, de grande allure. Il s’en dégage une irrésistible émotion, du meilleur aloi et qui est celle du vrai.
Nous avons, sur la vie des champs, en dehors du chef-d’œuvre qu’est Mireille et de quelques pages en prose et en vers de Lamartine, peu de chose. Je ne parle pas de cette ignominie qu’est La Terre et qui se borne à la description du fumier. La variété des campagnes françaises, finement exposée par Gaston Roupnel, exigerait une bibliothèque d’une cinquantaine de volumes, tant, en dépit de l’attraction urbaine, les mœurs, cultures, les parlers même diffèrent d’une région à l’autre. Au cours de mon existence, j’ai vu de près des paysans bretons, tourangeaux, provençaux et constaté ces différences. Je les ai vus, mais je n’ai pas vécu de leur vie, connu leurs joies et leurs affres, peiné avec eux, ri avec eux et quand je les ai peints, accidentellement, ce fut du dehors, en spectateur. Le retentissement des événements du dehors ne pénètre chez eux que dans des circonstances exceptionnelles et ne bouleverse pas leurs méthodes de travail, leur science spéciale, léguée et qui ne s’apprend guère, quant à la température, quant aux semailles, aux récoltes, aux assolements, aux remembrements des parcelles, etc. C’est par eux que nous nous alimentons, que la France dure et survit à de terribles secousses et nous les connaissons, eux, fort mal. De leur côté, ils paient les impôts, écoutent périodiquement, sans trop y croire, des discours politiques, votent périodiquement pour tel ou tel, croyant que parce que le candidat est de chez eux il s’attachera à défendre leurs intérêts. Ils n’ont pas le temps de lire les journaux, dont la cacophonie leur est incompréhensible. Bien des contrées auraient besoin d’être évangélisées à nouveau, la désaffection religieuse et donc, trop souvent morale, tenant à des causes multiples, que je n’ai pas le temps d’analyser ici.
L’aventure, humble et quotidienne, de Marie, la petite paysanne, de famille aisée, qui est au centre de Campagne, se place de nos jours, au moment de la mobilisation, puis pendant la guerre, fléau dont les personnages, fermiers et serviteurs, ne discernent pas les causes complexes, mais dont ils savent qu’on est forcé de s’accommoder. Je me trouvais en Touraine au moment de la déclaration de guerre et de la mobilisation. Les habitants du riant village, situé au bord de la Loire, et où je connais tout le monde depuis trente-huit ans, s’abordaient d’un air stupéfait en répétant : « C’est pour les Serbes » – ils prononçaient « pou les Selbes », et ce vocable ne leur représentait exactement rien. La messe du dimanche, d’ordinaire négligée, regorgeait de parents et de jeunes gens. Les mères, les sœurs et les fiancées pleuraient. Les garçons étaient résolus sans forfanterie. La plupart ne devaient pas revenir. Mais, dans les jours qui suivirent, ces paysans et paysannes, qui vivent de l’épargne, apportaient leurs légumes, tous leurs fruits, tout leur beurre et lait, tous leurs admirables vins par centaines de bouteilles et les distribuaient aux partants. Tous unanimement croyaient à la victoire, en dépit des souvenirs éteints de 1870, et, quand elle arriva, elle ne les étonna pas.
Marie est orpheline et élevée par sa grand-mère, vieille paysanne rigide de quatre-vingts ans. Elle vit dans une petite ferme ancienne et de médiocre culture, alors que son oncle, maître Aimable, les cousins Robert et Laurent et la tante Victoire ont acquis, à quelques kilomètres, un ample domaine, proche du château, avec des troupeaux de moutons et du bétail en abondance. Mais la grand-mère a, de l’expérience et de l’énergie. Marie connaît les choses du ménage et de l’élevage ainsi que la laiterie, et son rude oncle les verrait Pluie et l’autre avec plaisir lui tenir lieu de serviteurs chez lui aux Chaumes, où il les nourrirait et les logerait. La vieille accepté pour elle et sa petite-fille, mais, dès le début, vu le besoin d’autorité de maître Aimable, qui mène son monde, sa « tiaulée » de jeunes enfants, tante Victoire, Robert et Laurent à la baguette, les choses se gâtent. À la suite d’un retard de Marie, qui est allée cueillir des girolles dans le bois, l’oncle la gifle à tour de bras, puis la menace de son fouet... « Mais un bras sec, tendu, agité, arrêta net la main levée :
– Je vous défends de toucher à ma petite-fille, je vous le défends, vous m’entendez bien, dit la grand-mère en se dressant devant lui...
– Grand-mère, je n’ai besoin de personne pour apprendre à ma nièce à marcher droit... répondit le maître.
– Mais moi vous m’avez bien entendue, je vous ai dit que je ne voulais pas que vous portiez la main sur ma petite-fille, répéta-t-elle, élevant sa vieille voix, toute frémissante d’indignation.
« Le maître s’en va à grandes enjambées. » J’ai cité ces quelques lignes pour montrer le ton, si sûr et, si sobre, qui se poursuit à travers tout l’ouvrage ; ces campagnards s’expriment naturellement, dans leur syntaxe propre, sans ces afféteries qui gâtent trop souvent – sauf dans les admirables Maîtres sonneurs – les livres rustiques de George Sand. Le cas de Mme Raymonde Vincent pose à nouveau le problème, si curieux, de l’innéité du style écrit, qui est un attribut très rare de la personnalité, alors que l’innéité du style parlé, ou don oratoire, est beaucoup plus fréquente.
Les cérémonies de la première communion donnent lieu à un long chapitre, qui n’est pas moins curieux que les précédents, par le mélange des sentiments et souvenirs des jeunes et des vieux ainsi que des circonstances qui les leur suggèrent. Une spiritualité confuse plane autour de ces personnages et les élève au-dessus du rudimentaire et de l’immédiat. Elle revient en eux comme reviennent les saisons avec leurs couleurs et leurs sensations propres. Ronde silencieuse dont je ne connais pas l’équivalent dans la littérature rustique.
Un jour que Marie rentrait à la ferme, brusquement son cousin Laurent surgit devant elle :
– Écoute, Marie, viens avec moi, j’ai quelque chose à te demander.
– Et où veux-tu qu’on aille à l’heure qu’il est et par un temps pareil ?
Ils marchèrent d’abord en silence l’un près de l’autre, puis il dit :
– Écoute, Marie, ça te ferait rien de te marier avec moi plus tard ?
– Non, ça ne me ferait rien.
– Bientôt, alors, Marie.
Ils s’assirent au bord d’un étang où coassaient des grenouilles. Brusquement, Laurent la prit dans ses bras, l’étendit sur l’herbe et l’embrassa furieusement.
– Tu m’as fait mal, dit-elle, faisant semblant de se fâcher.
Mais lui répondit de sa voix sérieuse :
– Fais bien attention, Marie, nous nous marierons l’année prochaine à la même époque que maintenant et y faut promettre que tu le diras à la tante Victoire ce soir, en allant vous coucher.
C’est ce que fit Marie, le soir même, au bruit de l’orage :
– ...C’est Laurent qui m’a dit qu’il fallait que je vous en parle aussitôt que nous nous serions mises au lit. Il est venu au-devant de moi ce soir et en chemin il m’a demandé si je voulais me marier avec lui.
– T’as bien dit oui, au moins ?
Suit le travail féerique de l’imagination de Marie, portée à l’embellissement des choses et à la légende, sur les ailes du chant et de la musique. L’âme de cette petite paysanne est ainsi scrutée dans ses cryptes secrètes, par Mme Raymonde Vincent, avec autant de finesse et de ductilité que celle des salonnards de Marcel Proust.
Léon DAUDET,
L’heure qui tourne,
Éditions de la Nouvelle France,
1945.