LE DRAME DE MARCEL PROUST

de

Henri Massis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉCÉDÉ d’une pertinente préface de Bernard Grasset, ce livre fort original de Massis est l’ensemble des remarques d’un croyant, qui a trouvé le repos dans sa croyance, sur l’homme le plus dépourvu de vie spirituelle et le plus animé de vie intellectuelle que l’on puisse imaginer. J’en parle sciemment, ayant beaucoup vu et fréquenté Marcel Proust, chez qui l’amitié était vive, aisément inquiète et durable, chez qui l’amour filial était extrêmement développé, et qui sentit, de bonne heure, monter en lui la maladie, puis venir la mort. Il connaissait sa valeur et son tourment principal était de disparaître sans avoir donné sa mesure, car il était, en dehors de tout, homme de lettres dans les moelles. La seule immortalité, à ses yeux, était l’immortalité littéraire. Le prix Goncourt, qu’il obtint pour son livre A l’ombre des jeunes filles en fleur, lui fit un plaisir extraordinaire, disproportionné. Qu’aurait-il dit s’il avait prévu l’étonnant essor de sa réputation parmi toutes les élites du monde ! Car aucun écrivain français, à ma connaissance, et pas même Victor Hugo, n’a joui, sauf Montaigne au temps de la Renaissance, d’une pareille audition d’admirateurs de toutes les nations et de tous les climats. Marcel Proust est connu en Finlande, comme au Japon, en Amérique et en Nouvelle-Zélande. Connu et commenté. Ses fervents sont extrêmement nombreux et s’accroissent tous les jours. Robert Browning, naguère, a joui d’un privilège analogue, mais seulement dans les pays britanniques. Ou peut-être aussi Léon Bloy, chez les latins, mais sur une échelle beaucoup plus réduite. C’est pourquoi le livre d’Henri Massis aura, j’en suis certain, beaucoup de succès. Il est prenant.

Marcel Proust avait d’abord intitulé son œuvre, génériquement, Sodome et Gomorrhe, ce qui eût été la rapetisser. Les vices humains, observés par lui chez les gens du monde, oisifs ou demi-oisifs, le préoccupent certes, et son M. de Charlus est inoubliable ; mais ils sont une conséquence de la détresse humaine en général, dont il a été jusqu’à présent le plus subtil observateur avec Schopenhauer et Léopardi. Esprit analytique, et dans les fibres les plus secrètes de ses personnages, il devient tout à coup synthétique, et c’est dans ces fulgurations-là, découvrant soudain tout un paysage intérieur, vallées et coteaux, qu’il m’apparaît le plus admirable. En somme, il a précisé et prolongé les vues, assez courtes, que les hommes en général ont sur le jeu de leur personnalité. Il est le Balzac de l’introspection.

À la recherche du temps perdu. Ce titre, plus adéquat et plus global, a remplacé Sodome et Gomorrhe. Le temps perdu, ce furent les vingt années, signalées et décrites par Henri Massis, où Marcel Proust, charmant, cultivé, caustique, baguenauda à travers une douzaine de milieux mondains, fut choyé par de belles dames et des messieurs solennels, qu’il faisait semblant d’admirer et même de vénérer, dont il collectionnait les bourdes et les bonnes façons, dont il connaissait, ou conjecturait, la vie intime. Ainsi fit-il de l’or avec du sable. Il transformait en laboratoires les salons où il fréquentait, prenant, en apparence, un prodigieux intérêt aux propos les plus insipides, cultivant dans des éprouvettes la vanité, l’orgueil, les luxurieux appétits de celui-ci et de celle-là, observant la fixité des poncifs et des partis pris, intervenant rarement dans le jeu, le surveillant, le plus souvent, de loin. Mais là n’est pas l’essentiel de sa nature et de son art ! Il se plaît à dépasser la satire, pour atteindre à l’universel, dans le domaine illimité de l’observation et de l’intuition.

Il avait, comme Catulle Mendès (auteur du Chercheur de tares, livre curieux), un don que je n’ai jamais connu qu’à eux deux. Dans une assistance nombreuse, il pressentait, il devinait, il percevait les attractions et sympathies sentimentales et sensuelles : « Tiens, voilà un tel qui commence à se lasser de Madame une telle. Voyez comme il met du temps à la rejoindre. » Ces remarques tombaient toujours juste. Elles étaient acerbes et il les énonçait d’un ton détaché, ce qui ajoutait à leur force comique. Néanmoins là n’était pas sa principale et essentielle puissance.

Elle sortait, cette puissance, de ceci qu’il devint, vers la quarantaine, un obsédé de sa propre mémoire, un « hypermnésique ». Elle s’insinua en lui, cette obsession, mnémonique, comme il arrive aux gens âgés, par les mille canaux de la vie quotidienne, et, de préférence, par les plus menus souvenirs sensibles. À ceux-ci se trouvaient conjointes, bien entendu, les réactions émotives qu’ils avaient déterminées. Marcel Proust, écrivain né et bourreau de soi-même, devint le clavier inexprimable de son enfance et de sa jeunesse, avec sa chère maman derrière lui. Ce que la Sainte Vierge fut pour d’autres, l’admirable Mme Proust le fut pour lui. Victor Hugo, qui l’a exprimé en vers magnifiques, fut un cas semblable, mais avec le secours d’un rythme extraordinaire, alors que le pauvre Marcel n’a à sa disposition que le « Ô prose, mâle outil » de Veuillot. La prose de Proust n’est point particulièrement belle. Mais elle est mieux, elle est poignante. Elle va et vient, à travers des sédiments de mots ordinaires, de locutions usées. Puis, brusquement, elle tombe à pic, et tire, du gouffre de l’oubli – comme Courbet et Velasquez de leur palette – un ensemble, émotif et coloré, incomparable. Il y a, dans la prose de Proust, en puissance, des héros, des saints et des fous, comme d’ailleurs dans celle de Paul Claudel. Mais, chez Claudel, les gens sont debout et gesticulent. Chez Proust ils ont pris des attitudes de recoin, d’angle, voire de scepticisme, comme ces premiers Chrétiens qui, écoutant les hurlements rauques et prolongés des fauves réclamant leurs chairs saignantes, demandaient avec fièvre « où était le registre des abjurations ». Ce registre, pour chacun de nous, aux heures graves, décisives, est toujours là, avec son affreuse tentation.

 

 

Comme celui de Montaigne, l’immense succès de Proust auprès des élites du monde entier tient à ceci qu’il éveille en nous, par ses propres souvenirs exacerbés, un monde de subtiles remarques dont nous n’avions qu’une vue confuse et rapide, quelquefois qu’une entre-lueur. Il nous apprend, comme Montaigne, mais sans le secours des livres, ni des anciens, que nous sommes moralement plus riches que nous ne le pensions. Sans doute remâche-t-il souvent des œgrisomnia ; sans doute met-il souvent au premier plan de ses préoccupations ce qui ne méritait – et encore ! – que le troisième rang. Mais sa façon de tirer le jonchet, sans faire bouger le reste, est toujours originale et amusante. Aussi quand il commença à rechercher et à rattraper le temps perdu, y éprouva-t-il un plaisir qui, par la suite, devait s’estomper. Avec la mystification en permanence qu’il appliquait à ses contemporains, ignorés ou célèbres, avec ses politesses chinoises et ses invraisemblables adulations, c’était là chez lui mie autre source de joie.

Un exemple, qui m’est personnel, illustrera mieux tout ce comportement. Calmette vivant encore, Proust s’était mis dans la tête de me consacrer, dans Le Figaro, un article dithyrambique. Calmette lui demanda d’en atténuer certaines expressions, qui dépassaient la mesure. Marcel s’y refusa complètement et préféra jeter au panier le papier en question. Il m’écrivit, à ce sujet, une dizaine de lettres où son caractère, celui de Calmette et le mien étaient analysés avec la subtilité qui était sa marque.

Les souvenirs de la puberté sont, chez les jeunes gens, toujours troubles, pour la raison que chacun devine. D’où la préoccupation, toute cérébrale, du vice, chez Marcel Proust. Il n’en montre d’ailleurs que le côté morne, repoussant et parfois baroque, comme tout ce qui touche à la pathologie mentale. Constitué comme il l’était, il est certain que la confession lui eût été d’un grand secours et l’eût délivré de la délectation morose. Nous y eussions perdu des pages précieuses au point de vue psychologique. Je lui avais dit, une fois pour toutes, que je n’aimais pas les confidences que l’on peut regretter après, et je lui avais conté l’histoire d’un journaliste russe connu, directeur d’un important organe, qui était venu déballer à mon père, qu’il connaissait à peine, tout le linge sale de sa conscience. « Je pense même, disait Alphonse Daudet, qu’il en avait remis. » Puis ce bourreau de lui-même disparut après avoir vidé sa poubelle, et mon père n’en entendit plus jamais parler.

Proust était-il snob, comme l’indique en passant Massis ? Certainement, et je l’ai vu rire de son propre snobisme, dont il reconnaissait la vanité. Mais se moquer de son travers n’est, pas l’abjurer. Il me confiait, à ce sujet, qu’il faut bien ici-bas se raccrocher à quelque chose. À quoi je répliquais : « À quelque chose qui n’est rien. » La fréquentation du prince des élégances d’alors, le comte Robert de Montesquiou, l’auteur des Hortensias bleus, le Des Esseintes d’À rebours, le célèbre roman d’Huysmans, avait accentué chez lui ce petit travers. Sa correspondance avec le seigneur du « pavillon rose » est, à ce point de vue, en partie moliéresque. Robert de Montesquiou ne se doutait pas qu’il était poursuivi par ce jeune écrivain jusque dans ses fibres les plus secrètes. S’il s’en était douté, il en eût fait une maladie.

 

 

La mort de sa mère, qu’il adorait, fut, comme le dit Massis, la grande déchirure de l’âme de Proust. Elle imprima au flot de ses pensées submergeantes un caractère nouveau, un reflet en noir et or, comme dans la fameuse toile de Whistler. Son impression de solitude s’en accrut. Puis le progrès de la maladie mystérieuse – à mon avis chimique – dont ses amis niaient l’existence, le contraignit à se coucher une grande partie de la journée, finalement toute la journée. Ses pensées et ses sentiments prirent un caractère horizontal et passif. Les cloches de la douleur vont retentir longuement, péniblement, avant le glas. Écoutons Massis : « Son lit fut le centre de l’univers qu’attentif à retenir ce que les autres laissent passer, Marcel Proust fit surgir de sa chambre de malade. Il y vécut d’interminables heures, en compagnie d’événements minuscules et de cette matière du temps dont les normaux ne s’aperçoivent même pas. C’est à la transcription d’un univers qui la rendrait sensible que s’employa la terrible mémoire de l’homme couché, qui vivait là, comme un reclus, entre le sommeil et la veille, et dont les jambes, les bras, tous les membres étaient pleins de souvenirs engourdis. »

Henri Massis est un moraliste et ses jugements sont pénétrés de sagesse chrétienne. Au point de vue critique, s’il s’agit de phénomènes littéraires tels que Balzac, Hugo, Proust, et politiques tels que Clemenceau, je me sens plutôt clinicien et je cherche à me rendre compte de la genèse et formation de tels tempéraments. Il y eut certainement, chez l’auteur d’À la recherche du temps perdu, une de ces conjonctions, puis disjonctions héréditaires, que nous commençons seulement à entrevoir et qui donnent à la fois l’explication de certains tempéraments et de leurs œuvres. Sainte-Beuve dit quelque part – je cite de mémoire – que plus d’un d’entre nous est sujet au tonnerre et à la voix sur le chemin de Damas. Cette image n’a chez lui qu’un sens laïque. On peut penser que Marcel Proust, explorateur infatigable de soi-même, était parfois en état de transformation intérieure et de transe, tandis que ses souvenirs ardents l’assaillaient. D’où la saveur double de son style et ses digressions.

Sa gloire – c’est le terme qui convient – durera-t-elle ? Je suis porté à le croire. Elle ne se vulgarisera pas et il sera toujours une découverte pour ceux qui l’aborderont. Je ne pense pas qu’elle s’étende en nappe, comme celle de Balzac, mais son énigme, en dehors des lettrés, tentera toujours les esprits scientifiques. Or, vous ai-je dit qu’Henri Massis était un croyant de tour scientifique, un pascalien ?

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

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