L’ÉCROULEMENT DU TSARISME

de

Maurice Paléologue

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MAURICE PALÉOLOGUE était ambassadeur de France à Pétrograd au moment où éclata la Révolution russe (octobre 1917), et il en observa le mécanisme et les phases, calquées sur celles de la Révolution française, mutatis mutandis, avec une grande perspicacité. Je l’avais entendu annoncer, cette crise, quelques années auparavant, par un Russe, évadé de Sibérie, du nom de Stepniak (l’homme de la steppe), qu’Hugues Le Roux avait amené à mon père et qui était tout plein de son sujet. Dostoïevski l’avait prédite dans Les Possédés (Besi), et son œuvre géniale respire en quelque sorte cet immense bouleversement social que devait réaliser Lénine. La position de M. Paléologue était paradoxale en ceci qu’il était l’ambassadeur, auprès du tsar, de la nation des Droits de l’homme et de 1789. Sachant bien son Histoire, il pouvait comparer. Les malheureux souverains russes, destinés à une fin si tragique, n’avaient pas les qualités intellectuelles de l’hésitant Louis XVI, ni surtout de la reine Marie-Antoinette, passée de la frivolité à la pleine conscience du danger et fille de l’énergique Marie-Thérèse. Ils s’étaient laissés circonvenir par des charlatans comme il en a souvent rôdé, à toutes les époques, dans les parages de la cour et jusque sur les marches du trône, un Philippe, un Raspoutine. Le premier, garçon charcutier à Lyon, magnétiseur et thaumaturge, ramené de France à Tsarskoié Selo. Le second, le staretz, avait été présenté aux souverains le 26 octobre 1906, et prit sur eux, dès le premier jour, un extraordinaire ascendant. Il répondait à la tsarine de la guérison de son fils, le tsarévitch, atteint d’hématophilie. Pendant les troubles révolutionnaires de 1905-1906, le mage Papus avait été, lui aussi, convoqué à Petrograd et consulté. Le mardi 12 octobre 1915, en pleine guerre, M. Paléologue écrivait dans son journal : « D’après quelques propos, que Mme Wyroubous, l’étrange amie de l’impératrice, a tenus hier soir dans une maison pieuse où l’on communie en Raspoutine, la belle humeur, la confiance, l’entrain que j’ai observés chez l’empereur seraient dus, en grande partie, aux éloges exaltés que l’impératrice lui prodigue depuis qu’il se comporte « en véritable autocrate ». Elle lui répète continuellement : « Vous êtes digne désormais de vos plus grands aïeux. Je suis certaine qu’ils sont fiers de vous et que, du haut du ciel, ils vous bénissent. Maintenant que vous êtes dans la voie ordonnée par la Divine Providence, je ne doute plus de notre victoire, aussi bien sur nos ennemis du dehors que sur ceux du dedans ; vous sauvez à la fois la patrie et le trône. Comme nous avons eu raison d’écouter notre cher Grigory. Comme ses prières nous sont secourables devant Dieu ! »

M. Paléologue nous assure qu’il n’a jamais, quant à lui, douté de la sincérité de Raspoutine. Il n’eût jamais exercé une pareille fascination, s’il n’eût été convaincu personnellement de ses dons extraordinaires. Il était la première dupe de son verbiage et de ses pratiques. Tout au plus y ajoutait-il quelque forfanterie. Quant au tsar, il confiait à ses aides de camp : « Quand j’ai une préoccupation, un doute, une contrariété, il me suffit de causer pendant cinq minutes avec Grigory pour me sentir aussitôt raffermi et rassuré. Il trouve toujours à me dire ce que j’ai besoin d’entendre. Et l’effet de ses bonnes paroles persiste en moi pendant plusieurs semaines. »

Le jeudi 6 janvier 1916 apparaît, dans le « journal », le nom de Lénine. Celui-ci, réfugié en Suisse, venait de développer, au congrès de Zimmerwald, son programme d’action révolutionnaire, alors que le congrès était présidé par le député travailliste Kerensky. Il semblait vraisemblable que, le moral des troupes déclinant avec rapidité, la Russie, dans un avenir plus ou moins proche, devrait répudier ses alliances et faire séparément la paix. Si cette paix était négociée par le gouvernement impérial, ce serait une paix monarchique. Il fallait, à tout prix, que ce fût une paix démocratique et socialiste. Kerensky aurait clos le débat par cette conclusion pratique : « Aussitôt que nous verrons venir la crise finale de la guerre, nous devrons renverser le tsarisme, prendre nous-mêmes le pouvoir et installer une dictature socialiste. »

Le mercredi 2 février 1916, il est noté que le président du Conseil Gorémykine est relevé de ses fonctions pour raison de santé (il a quatre-vingt-sept ans) et remplacé par Boris-Wladimirovitch Sturmer, membre du Conseil de l’Empire. Voici les renseignements que M. Paléologue a recueillis sur celui-ci : « Personnage au-dessous du médiocre. Intelligence pauvre, esprit mesquin, caractère bas, probité suspecte. Aucune expérience, ni aucun sens des grandes affaires. Habitude de la ruse et de la flatterie. Origine germanique. Petit-neveu du baron Sturmer, commissaire du gouvernement autrichien pour la garde de Napoléon à Sainte-Hélène. Le choix de ce personnage a été imposé par la camarilla de l’impératrice, et vivement patronné par Raspoutine, avec lequel Sturmer est familièrement lié. » Notre ambassadeur conclut mélancoliquement : « Cela nous prépare d’heureux jours. »

Du lundi 7 février 1916 : Sturmer a choisi comme chef de cabinet Manouïlow, et ce choix a fait scandale : « Je connais Manouïlow et je n’en suis pas fier, dit M. Paléologue. Nos relations remontent aux années 1900-1904, au temps où j’étais chargé des « affaires réservées » à la direction politique du ministère des Affaires étrangères. J’avais ainsi dans mes attributions les rapports avec la Sûreté générale et la préfecture de police pour les besognes secrètes. » M. Paléologue ajoute : « C’est à ce titre que j’ai reçu maintes fois le fameux chef de la police russe à l’étranger, le terrible Ratchkowsky, et son adjoint Manouïlow. J’eus à traiter avec eux des questions assez délicates, dont plusieurs touchaient à la personne même des Majestés impériales... » Puis, un peu plus loin : « Manouïlow est un personnage des plus curieux. D’origine juive, d’esprit vif et retors, aimant la vie large, les plaisirs et les objets d’art, dénué de toute conscience, il est à la fois mouchard, espion, aigrefin, escroc, tricheur, faussaire, ruffian, un mélange singulier de Panurge, de Gil Blas, de Casanova, de Robert Macaire et de Vidocq, au demeurant, le meilleur fils du monde. » Il est rare que les « journaux » et mémoires de diplomates s’expliquent sur les gens et les choses avec une pareille verdeur, et c’est ce qui fera le succès du livre de M. Paléologue. Ces renseignements sur Sturmer et Manouïlow avaient d’ailleurs rapidement transpiré en France dans les milieux politiques et de presse, et l’on en tirait le plus mauvais augure.

 

 

À mesure que les jours passent, les signes avant-coureurs se multiplient. Du mercredi 31 mai 1916 : « Depuis l’avènement de Sturmer, l’autorité de Raspoutine s’est beaucoup accrue. Le moujik thaumaturge tourne de plus en plus à l’aventurier politique et à l’escroc. Une bande de financiers juifs et de spéculateurs tarés, Rubinstein, Mânuc, etc., ont partie liée avec lui et le rémunèrent généreusement. Sur leur indication, il envoie des notes aux ministères, aux banques, à tous les personnages influents. J’ai vu plusieurs de ces notes, d’une écriture informe et d’un style grossièrement impératif. On n’ose jamais se dérober à ces demandes, nominations, avancements, sursis, grâces, dispenses, subsides, on lui accorde tout. Quand l’affaire est plus importante, il remet directement sa note à la tsarine :

« – Tiens, fais faire cela pour moi. »

Et elle en donne l’ordre aussitôt, ne se doutant plus qu’elle travaille pour Mânuc et Rubinstein, « qui, eux, travaillent notoirement pour l’Allemagne ».

Du lundi 7 août 1916 : « Je crois avoir souvent noté la désinvolture avec laquelle les Russes, même les plus inféodés au tsarisme et les plus réactionnaires, admettent l’idée que l’empereur puisse être assassiné. On ne se gêne pas pour en parler devant moi. Tout au plus enveloppe-t-on légèrement sa pensée sous le voile diaphane de l’euphémisme et de l’allusion... Je ne saurais oublier qu’à l’avènement de Nicolas Ier, dans la terrible insurrection militaire du 26 décembre 1825, les conjurés, appartenant à la plus haute noblesse, avaient inscrit en tête de leur programme : la décision d’exterminer toute la famille impériale, y compris les enfants... Cette décision devait être, à bref délai, réalisée par les Soviets. »

À la date du 29 août 1916, Maurice Paléologue écrit dans son « journal » : « L’ancien président du Conseil Kokostow étant de passage à Pétrograd, je vais le voir cet après-midi... Je le trouve plus pessimiste que jamais... L’impératrice, me dit-il, est désormais toute-puissante. Sturmer, qui est un incapable et un vaniteux, mais qui a de l’astuce et même de la finesse, quand ses intérêts personnels sont en jeu, a fort bien su la prendre. Il va régulièrement au rapport chez elle. Il l’informe de tout, il la consulte sur tout. Il la traite en régente. Il l’entretient dans l’idée que l’empereur, ayant reçu des pouvoirs de Dieu, n’a de compte à rendre qu’à Dieu seul et que, par suite, quiconque se permet de contredire la volonté impériale est sacrilège. Vous jugez si un pareil langage a de la prise sur le cerveau d’une mystique... Nous sommes considérés, nous autres, aujourd’hui, comme des révolutionnaires des traîtres, des impies.

« – Et vous ne voyez aucun remède à cette situation ?

« – Aucun. C’est une situation tragique.

« – Tragique ? Le mot n’est-il pas excessif ?

« – Non, croyez-moi. C’est une situation tragique. Égoïstement, je me félicite de n’être plus ministre, de n’avoir aucune responsabilité dans la catastrophe qui se prépare. Mais, comme citoyen, je pleure sur mon pays. »

Quant au tsar, Kokostow s’exprime ainsi : « L’empereur est judicieux, modéré, travailleur. Ses idées sont le plus souvent sages. Il a un sentiment élevé de son rôle et la pleine conscience de ses devoirs. Mais son instruction est insuffisante et la grandeur des problèmes qu’il a mission de résoudre dépasse de beaucoup la portée de son intelligence. Il ne connaît ni les hommes, ni les affaires, ni la vie. Sa méfiance de soi-même et des autres le met en garde contre toutes les supériorités. Aussi n’admet-il autour de lui que des nullités. Enfin il est très pieux, d’une piété étroite et superstitieuse, qui le rend très jaloux de son autorité souveraine, puisqu’elle vient de Dieu.

« Quant à l’impératrice, c’est une femme très noble et très pure. Mais c’est une malade, une névrosée, une hallucinée, qui finira dans les délires du mysticisme et de la mélancolie. Je n’oublierai jamais les étranges propos qu’elle m’a tenus en septembre 1911, lorsque j’ai remplacé le malheureux Stolypine à la présidence du Conseil. Comme je lui exposais les difficultés de ma tâche et que je citais l’exemple de mon prédécesseur, elle m’a arrêté net : « Wladimir Nicolaiévitch, ne me parlez plus de cet homme. Il est mort parce que la Providence avait décidé qu’il disparaîtrait ce jour-là. C’est donc fini de lui. Ne m’en parlez plus jamais. » Elle s’est d’ailleurs refusée à aller prier sur son cercueil, et l’empereur n’a pas daigné assister aux obsèques, parce que Stolypine, tout dévoué qu’il fût aux souverains, dévoué jusqu’à la mort, avait osé leur dire que l’édifice social avait besoin d’être un peu réformé. »

Du dimanche 10 décembre 1916 : « Par qui donc la camarilla de Tsarskoié-Selo est-elle dirigée ? J’ai vainement questionné ceux qui semblaient les plus capables de satisfaire ma curiosité. Je n’ai obtenu que des réponses vagues, des contradictions, des hypothèses, des présomptions. Si j’étais néanmoins forcé de conclure, je dirais que la politique funeste, dont l’impératrice et sa coterie porteront la responsabilité devant l’Histoire, leur est inspirée par quatre personnes : le président de l’extrême droite au conseil de l’empire, Stchéglowitow ; le métropolite de Pétrograd, Mgr Pittrin ; l’ancien directeur du département de la police, Biéletzky ; enfin, le banquier Mânuc. »

Mais le samedi 30 décembre 1916, à la veille de la fatale année 1917, qui sonnera le glas du tsarisme, l’ambassadeur écrit dans son journal :

« Vers sept heures du soir, un informateur excellent, qui est à mon service, m’apprend que Raspoutine a été assassiné ce matin, pendant un souper au palais Ioussoupow. Les assassins seraient le jeune prince Félix Ioussoupow, qui a épousé, en 1914, une nièce de l’empereur ; le grand-duc Dimitry, fils du grand-duc Paul, et Pourichkiewitch, chef de l’extrême droite à la Douma. Deux ou trois femmes de la société auraient participé au souper. La nouvelle est encore tenue rigoureusement secrète. Avant de télégraphier à Paris, j’essaie de contrôler ce que l’on vient de me rapporter. Je me rends aussitôt chez la comtesse K... Elle téléphone à sa parente, Mme Golovine, la grande amie et protectrice de Raspoutine. Une voix éplorée lui répond : « Oui, le Père a disparu cette nuit. On ne sait ce qu’il est devenu. C’est un affreux malheur. »

Suit, dans le journal de M. Paléologue, le tragique récit du drame tel qu’a pu le reconstituer, d’après des racontars de cour et des notes de police, ce diplomate subtil et diligent, qui est aussi un écrivain de race. Jeté dans la Newka par les meurtriers, le corps de Raspoutine y fut retrouvé sous la glace par la police. L’autopsie ayant été pratiquée par le professeur Kossorotow, Raspoutine fut embaumé et mis au cercueil par la Sœur Aksuléna, qu’il avait jadis exorcisée. Celle-ci lui plaça sur la poitrine un crucifix et une lettre de l’impératrice ainsi conçue : « Mon cher martyr, donne-moi ta bénédiction, afin qu’elle me suive constamment sur le chemin douloureux qui me reste à parcourir ici-bas. Et souviens-toi de nous, là-haut, dans tes saintes prières. »

 

 

La seconde partie du journal, qui part du 1er janvier 1917 et s’étend jusqu’en mai de la même année, est encore plus intéressante que la première par le récit des « progrès », selon le terme consacré, qui vont de Kerensky à Lénine... « La popularité de M. Kerensky est irrésistible. » Je vois encore cette image d’un de nos grands journaux illustrés, représentant Albert Thomas en train de haranguer des moujiks qui ne comprennent pas un mot de français. Tout le tableau de la visite et de la propagande de Thomas, de Cachin et de Moutet en Russie, fidèles détenteurs en panslavie soviétique de la tradition de 1792, est d’un sobre et puissant comique. On sait comment cela finit à Brest-Litovsk, d’une part, et le hideux massacre à Ekaterinenburg du tsar, de la tsarine et de leurs enfants.

Cet ouvrage de M. Maurice Paléologue est un fort beau livre d’histoire, un témoignage vivant, documentaire et qui, à ce double titre, restera.

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

 

 

 

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