L’ÉGLISE ET LA SCIENCE

de

Louis de Launay

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS l’œuvre considérable, scientifique, philosophique ; économique, historique de M. Louis de Launay, ce tout récent ouvrage, L’Église et la Science, apparaît comme singulièrement actuel. Il dépasse son titre et il met en présence la science et la foi, lesquelles ne sont, comme l’auteur le démontre fort bien, ni opposées, ni incompatibles. Il y a cinquante ans, lorsque je commençais mes études médicales, quand le renanisme battait son plein, de nombreux savants avaient, au nom de la science, déclaré la guerre à la foi et à l’Église, tant par la critique des livres saints et des origines du christianisme, que par la critique de l’évolution et du transformisme, que par le dogme des localisations cérébrales, que par les progrès de la synthèse chimique, laissant espérer une explication, tant attendue, du principe vital. C’est là ce que M. Leconte du Nouy, dans un remarquable et récent article de La Revue de Paris, appelle « les mirages de la science ». Ils faisaient suite aux mirages du XVIIIe siècle et des encyclopédistes – Voltaire et Diderot – et des matérialistes tels qu’Helvétius et Condillac. À l’époque dont je parle, Brunetière fit de la foi une défense malhabile, en proclamant « la faillite de la science ». Erreur que Berthelot n’eut pas de peine à réfuter. La science est une suite de tâtonnements de l’esprit déductif et inductif à la recherche de vérités partielles, de rapports constants et de lois fixes. Elle ne saurait donc faire faillite. Mais ce qui est en train de faire faillite c’est la prétention de certains savants à expliquer la genèse de la vie, à nier le miracle et à réduire l’être humain à ce mécanisme auquel Descartes réduisait les animaux.

 

 

L’ouvrage de M. de Launay est trop riche de substance pour que je puisse l’analyser ici. J’en marquerai les sommets. Tout d’abord le chapitre consacré aux hommes d’église affranchis de l’aristotélisme, notamment Roger Bacon et Raymond Lulle ; le premier, dont l’Opus magnum, approuvé par le pape Clément IV dans une lettre écrite l’année même où mourut saint Louis, fut condamné par le pape Nicolas IV. Ce moine anglais, ce Bacon, dont la science était, pour l’époque, universelle, se proposait, selon son expression, de comprendre les deux livres divins, l’Écriture, révélation de Dieu, et la Nature, œuvre de Dieu. Le second, Raymond Lulle, que Leibnitz préférait à Bacon, fut également un moine savant, aux prétentions encyclopédiques. Il avait inventé un procédé pour déterminer les combinaisons de la pensée, par le jeu de cercles concentriques, et il songeait à établir les règles de la découverte à volonté, c’est-à-dire une sorte d’algèbre du qualificatif. M. de Launay ne consacre que quelques lignes à Averroès, le commentateur d’Aristote, qui eut, pour son temps, une influence considérable et tragique, et sur lequel Renan a écrit un livre lien supérieur à La Vie de Jésus. C’est l’époque où germent des hérésies, greffées sur des hypothèses plus ou moins scientifiques, génératrices de luttes sans merci.

On arrive ainsi à trois découvertes fondamentales, qui sont l’optique – laquelle mènera plus tard au télescope, puis au microscope – ; la boussole, permettant les lointaines explorations ; le papier et l’imprimerie. Le rationalisme, venu d’Italie, s’implante en France avec la Renaissance. En effet, chaque découverte scientifique, en gonflant l’orgueil humain, procure cette illusion au savant qu’il va révéler les arcanes de la nature. Les premiers anatomistes, Vésale en tête, s’imaginaient que, par la structure des organes, ils allaient saisir le secret ultime de la vie. Cette illusion, ce mirage pour le coup, fut plus tard celle des physiologistes ; puis, il y a un demi-siècle, celle des histologistes, courbés sur leurs microscopes. Plus récemment encore, la bactériologie, les sérums, les vaccins, préventifs ou non, firent croire que les principales maladies, qui désolent l’humanité, seraient définitivement vaincues. C’était et c’est encore, pour beaucoup, la vision du progrès continu, par l’extension croissante de la connaissance, le rêve d’Auguste Comte, sinon de Cournot.

 

 

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, nous dit M. de Launay, c’est dans le domaine de l’astronomie, à propos du mouvement des corps célestes, que se livrèrent les principaux combats entre la science traditionnelle et la science expérimentale. Deux hommes personnifiaient cette époque : Léonard de Vinci et Galilée. Deux créations d’enseignement, vers le même temps, vont intensifier, avec l’humanisme, la culture générale : le Collège de France, fondé par Guillaume Budé à la demande de François Ier, désireux de contrebalancer les Sorbonicoles, l’installation en France des premiers collèges de Jésuites et de leurs incomparables procédés d’instruction pour le latin et pour le grec. De mon temps, à Louis-le-Grand nous apprenions encore nos verbes irréguliers grecs avec les « tableaux » du collège de Clermont. Ils sont toujours demeurés dans ma mémoire, malgré des stratifications d’études bien différentes... Les démêlés de Galilée, avec le pape et les autorités ecclésiastiques sont clairement exposés dans L’Église et la Science, et débarrassés de toutes les broussailles de la légende.

Nous parvenons ainsi, avec notre auteur, au XVIIe siècle, à Descartes et à Pascal. La Réforme a divisé le monde moderne ; mais les guerres de religion sont à peu près terminées. Le concile de Trente (1545-1563) a précisé la doctrine de l’Église. Les incursions de la théologie sur le terrain scientifique touchent à leur fin. Les contre-attaques de la science ne commencent pas encore. Descartes, en dépit de son larvatus podeo (je m’avance masqué), fait profession de catholicisme. Son correspondant, le Père Mersenne, est un religieux très orthodoxe. Le physicien Mariotte est prieur de Saint-Martin-sous-Beaune. Pascal prépare une apologie du christianisme. Le mathématicien Fermat est catholique. Newton est un chrétien fervent. Leibnitz, bien que protestant, travaille à la réconciliation des deux Églises, par esprit de synthèse. À la fin de sa vie, Descartes chapitre si bien la reine Christine de Suède qu’elle lui attribue sa conversion au catholicisme.

Le XVIIIe siècle a été le siècle, par excellence, frondeur ou destructeur. « Il n’a traduit, dit M. de Launay, son passage que par des ruines, au milieu desquelles nous continuons à nous débattre. » Puis, voici la Révolution, et – l’on ne saurait mieux dire – « un torrent de boue ensanglantée roule tout pêle-mêle ». On ne veut pas plus de science que de religion. On coupe le cou à Lavoisier. La République n’a besoin ni de savants, ni d’esprits désintéressés et supérieurs. Le temps passe, les esprits se calment, les assassins rengainent leurs couteaux, les églises se rouvrent. La fureur anticatholique s’apaise et le plus grand esprit scientifique de l’époque, André-Marie Ampère, confesse sa foi, avant de mourir, dans les termes les plus directs et les plus émouvants. Comme on proposait, à l’heure suprême, à l’auteur de l’électrodynamique, une lecture de L’Imitation : « Je la sais par cœur », répondit-il.

La fin du second Empire, avec Renan, Berthelot, Sainte-Beuve et Charles Robin, fut une époque d’incrédulité souriante et bavarde. On en trouvera la preuve dans le Journal des Goncourt. À la même heure, survient le darwinisme, aujourd’hui généralement abandonné, comme le transformisme. Voir L’Illusion transformiste du professeur Vialleton.

Dans un chapitre ultérieur, M. de Launay met en présence « les deux mentalités modernes ». Ceux qui poursuivent le mieux dans le relatif. Ceux qui se félicitent d’avoir trouvé le parfait dans l’absolu. Cette détermination s’est traduite par une enquête auprès de l’Académie des sciences sur le sentiment religieux. Parmi les soixante-douze réponses publiées, un tiers environ se rattachait au catholicisme. Deux ou trois laissaient voir leur hostilité contre les dogmes. Tous furent d’accord pour affirmer que le sentiment religieux ne présentait aucune incompatibilité avec la science. On s’en doutait, dans le seul domaine de la médecine et de la biologie, depuis Laennec, Pasteur et Potain.

Il faut ajouter à ceux-ci le plus grand nom de la science médicale actuelle, mon vieil ami et condisciple Charles Nicolle, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, auteur de ce chef-d’œuvre, Destin des maladies infectieuses, qui renouvelle la bactériologie. C’est Charles Nicolle qui a décelé l’origine du typhus exanthématique – le pou. Au temps de nos études, Charles Nicolle et son admirable frère Maurice étaient l’un et l’autre d’une indifférence totale en matière de religion. Or, il y a quelques mois, Charles, au cours de ses recherches, fut mordu par un pou porteur du terrible mal. Se sentant perdu, il m’écrivait, de son institut de Tunis, le 14 novembre dernier : « Ton livre (Les Universaux) est sans doute le dernier que j’aurai lu. Mon cœur faiblit et les diurétiques deviennent tout au plus capables de contenir les œdèmes. Ils ne les font plus reculer... J’aurais pourtant désiré achever et mettre au point deux livres. J’y arriverai pour le premier, qui contiendra les leçons dont je n’aurai pu parler au Collège de France et dont certaines t’intéresseront beaucoup, comme celle sur les concours. L’autre livre sera la suite de celui sur la nature. Il montrera, d’une manière définitive, l’incapacité de la raison à expliquer les faits biologiques et, en particulier, ceux qui ont trait à la genèse des êtres vivants. Conclusion : puisque la raison humaine est incapable, inutile d’aller chercher d’autre explication que la traditionnelle ; d’où retour à la religion catholique, apostolique et romaine. En fin de compte, je fais donc comme toi, je me rallie... Je te dis adieu. » M. de Launay estimera certainement que la décision d’un esprit de cette taille est, quant aux rapports de la science et de la foi un événement considérable. Car il y a encore quelques années, il était généralement admis que rien n’est impossible à la raison humaine et qu’elle résoudra un jour tout le problème de la nature. Mon père disait : « La nature, livre grand ouvert, au jour tombant, et que l’homme, en écarquillant les yeux, ne peut pas déchiffrer. »

 

 

Dans les derniers chapitres de son livre, M. de Launay examine les limites et les incertitudes de la science, les dogmes et les mystères de la science, et enfin les objections de la science à l’Église.

Sur les limites et les incertitudes de la science, il y aurait à écrire une encyclopédie. Notre auteur borne son étude au plus saisissant des résumés. C’est ainsi qu’il écrit que l’explication tant cherchée de l’électricité aboutit finalement à ce que, ne pouvant la ramener à d’autres phénomènes, on ait trouvé plus commode de ramener tous les autres phénomènes à elle. Si l’on passe aux sciences naturelles, on constate que les êtres vivants ont changé avec les époques ; mais le principe d’évolution, ou mieux, le dogme transformiste, est aujourd’hui remplacé par le principe de mutation et du changement brusque : on disait hier : natura non facit saltus, la nature ne fait pas de sauts. On dit aujourd’hui le contraire : natura facit saltus. Certains naturalistes se demandent si l’homme et le singe ne sont pas deux branches d’une même espèce ; d’autres si le singe n’est pas une dégénérescence de certaines races humaines !

Quant aux confirmations expérimentales, quant aux vérifications de laboratoires, elles sont souvent approximatives ou même illusoires. L’esprit humain est essentiellement interprétatif et j’admets pour ma part qu’il se compose d’un certain nombre de chambres de mutation, d’interprétation, de substitution, etc., correspondant, sur un autre plan, à ce que Kant appelait les catégories.

M. de Launay énumère quatre dogmes scientifiques principaux : de causalité, de simplicité, de continuité, de perpétuité. Auxquels il ajoute « la prépondérance abusive attribuée au rôle de la lumière et de l’électricité sa sœur : le tout aboutissant à l’idée fondamentale, mais combien contestable, de lois physiques ». Joseph de Maistre demandait déjà pourquoi il n’y aurait pas simplement, au lieu de causes, des effets consécutifs. La pluricause a été souvent envisagée. L’on constate, par ailleurs, qu’un phénomène réputé simple est en réalité très compliqué et d’autant plus qu’on le scrute de plus près. « Toutes nos théories actuelles à base atomique tendent à devenir inextricables. » Je pense pour ma part qu’elles s’écrouleront, un jour, toutes ensemble, comme s’est écroulée la théorie de l’éther, qui triomphait dans ma jeunesse. Toute cette partie de l’ouvrage de M. de Launay est exactement admirable de hardiesse critique et d’amour du vrai sans plus. Voilà un écrivain et un savant qui, du moins, n’est pas dupe des mirages ! J’en dirai autant du chapitre concernant la prétendue impossibilité des phénomènes miraculeux énoncés au nom de la science. Bainville me disait : « Depuis la découverte des ondes, je considère que rien n’est impossible. » Ici la discussion devient serrée et je ne puis que renvoyer à cet extraordinaire travail qui bouleverse et nettoie une foule de préjugés actuellement en déroute.

Aussi suscitera-t-il bien des colères. Les crédules du scientisme et des dogmes athées, matérialistes et autres, actuellement périmés, sont gens passionnés. J’en sais quelque chose, m’étant permis, depuis trente ans et davantage, d’examiner lesdits dogmes de près. Renoncer aux localisations cérébrales, à l’évolution, au progrès continuel, est, pour nombre de nos contemporains, une souffrance atroce. À ceux-là je déconseille la lecture de L’Église et la Science. Ils se feraient trop de bile. Mais à tous les chercheurs du vrai, à tous les esprits indépendants, je le conseille formellement. C’est un grand, un très grand bouquin, et d’une lecture non seulement facile, mais attrayante.

 

 

 

Léon DAUDET,

L’heure qui tourne,

Éditions de la Nouvelle France,

1945.

 

 

 

 

 

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