Les atmosphères politiques

et l’histoire de la Révolution

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon DAUDET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LHISTOIRE de la Révolution de Gaxotte, récemment parue chez Fayard, marque l’évasion, pour toute une génération, de l’ambiance révolutionnaire, démocratique, parlementaire. C’en est fait de la croyance aux absurdités dont nos pères et nos grands-pères se repaissaient de 1848 à 1900, que nous avions acceptées nous-mêmes dans notre jeunesse, et en vertu desquelles une issue de rêveurs, d’imbéciles, de fous et d’assassins avait instauré la fraternité et la liberté sur les guillotinades, les massacres, les noyades, les guerres sans raison et un amas d’inanités primaires, dites « encyclopédiques », « scientifiques » et de « progrès ». Ce n’est pas seulement la faute de Hugo, de Michelet, de Quinet, d’Henri Martin, si ces excès de gorilles bavards et illuminés ont été honorés, encensés, panthéonisés pendant un siècle et un quart de siècle, cependant que se déroulaient leurs conséquences tragiques. C’est aussi un phénomène d’ambiance politique, comparable, en son essence, à celui qui plonge tout à coup dans la mélancolie, dans la folie, dans le vice, ou dans le crime, un individu jusque-là normal et à peu près raisonnable et convenable ; comparable à cet autre qui met tout à coup en furie et en démence, non pas la personnalité, mais l’organisme, les cellules qui le composent et d’où sortent le cancer, la tuberculose et les maladies des glandes sécrétoires.

Voilà ce que montre impitoyablement, implacablement Pierre Gaxotte, voilà le grand procès-verbal de ces journées hideuses, de ces bourreaux et crétins, qu’il instruit. Aucun sermon de Bossuet n’est plus saisissant, plus poignant, que cet étalage de misères intellectuelles et sentimentales, qui servaient de thèmes à ces déclassés déclamateurs, à ces quadrumanes empanachés. Le style de Gaxotte est nerveux, tranchant, et clair sans être trop bref, ni trop « code civil ». Exactement l’outil de l’opération. En le lisant, je pensais à Edmond de Goncourt, qui a écrit cet admirable livre, la Société française sous la Révolution, qui a peint, le premier, le martyre sans nom de la Reine, et qui, seul de ses contemporains, sentait si vivement l’horreur révolutionnaire. On disait : « Goncourt n’a vu que le petit côté de l’histoire de la Révolution... » Mais où est son grand côté, je vous prie ? Je n’en vois qu’un pour ma part, la Chouannerie, cette magnifique levée de bon sens paysan français, qui avait compris tout de suite ce que le reste du peuple français, abruti par le romantisme et le napoléonisme, l’un portant l’autre, n’a compris que beaucoup plus tard.

C’est un grand problème que celui de l’ambiance d’un temps. De quoi sont faites ces ondes favorables, ou défavorables, à telle ou telle personnalité, à telle ou telle raison, à telle ou telle chimère, à tel ou tel argument, ou tour d’esprit. Ondes de crédulité, de méfiance, de colère, de surexcitation, de carnage. M. Gustave Le Bon a parlé ingénieusement de la psychologie des foules. Je n’y crois guère. Je crois plutôt à l’ambiance, fonction mystérieuse de la peau, à ses lois encore obscures, vraisemblablement épithéliales et épidermiques, et qui sont à la nature organique ce que le vent, – de la brise à l’ouragan, – est à la nature tout court. L’ambiance est voisine du frisson et de l’aura, et c’est par là que s’expliquent les grandes frénésies et terreurs en commun, les pressentiments en nappe, et non plus seulement individuels, et les épidémies prétendues mentales, en réalité cutanées. Quoi qu’il en soit, il s’était fait un amalgame des trois ambiances révolutionnaires, romantique et napoléonienne, dont les milieux, dits cultivés, de Paris, étaient imprégnés de 1875 à 1914, pendant ce que j’ai appelé l’entre-deux guerres. L’atmosphère se trouvait être la même, à ce point de vue, chez Victor Hugo, chez la princesse Mathilde, chez Mme de Loynes ; et les admirateurs et zélateurs de Bonaparte – un Masson, un Vandal, un Henry Houssaye – trouvaient aussi très épatants un Danton et un Robespierre. C’était la thèse imbécile du panache pour le panache, quels que fussent sa substance et le jus, ou le pus, dans lequel il était trempé.

Il faut reconnaître que, peu après les travaux antirévolutionnaires des Goncourt, Taine – tout en donnant dans un certain gigantisme à l’envers –, avait porté un coup sérieux à la légende de la Révolution bienfaisante, des assassins nobles, des voleurs louables et des incendiaires et nymphomanes magnanimes. L’un entraînant l’autre, il avait donné quelques secousses à l’idole connexe de Napoléon, ce qui avait mécontenté la « j’ordonne » de la rue de Berry. Mais l’ambiance prorévolutionnaire demeurait et les petits bonshommes, lavés ou crasseux, de la politiquaillerie parlementaire, de Jules Simon à Ribot, de Floquet à Poincaré et de Jaurès à Aristide Briand continuaient à faire salamalec, front dans la poussière et bon grigri, devant l’encartement des Droits de l’Homme par la lunette de la guillotine.

Il entre dans l’ambiance, considérée comme Élémentaire, beaucoup de composantes. Pour l’ambiance politique, il y a des courants émotifs, tenant à mille influences externes encore mystérieuses, à des conjonctions d’impulsions héréditaires, sexuelles, obsédantes et autres ; il y a des courants intellectuels, tenant à la diffusion, à la compréhension, ou à l’incompréhension, d’ouvrages de portée générale et se donnant comme philosophiques ; il y a des courants esthétiques et artistiques, conduisant à la violence collective par des conjonctions de sensations colorées, ou auditives, ou visuelles ; il y a des courants de presse, d’imprimé, d’imprégnation quotidienne de milliers de gens par un journal ; il y a enfin des courants spirituels, d’une portée beaucoup plus haute et plus cachée encore, qui rendent possibles les Croisades, les Cathédrales, une Jeanne d’Arc. C’est dire que la plupart des problèmes historiques sont, comme les problèmes organiques, des problèmes d’ambiance, d’atmosphère, d’influence, d’aura. C’est du moins sous cet angle que je me place, pour voir et juger la Révolution dans sa période aiguë, communiste et terroriste, puis dans sa période chronique, qui est la démocratie, et où les clubs sont assagis en parlements, cependant que l’expropriation et la confiscation sont atténuées en rapine fiscale. Les crimes collectifs de la police politique y sont remplacés par des assassinats individuels. Quant à l’exercice de la Justice, il est, en démocratie, tout aussi putréfié que sous la Révolution, et l’avilissement des magistrats y est identique. Seul l’exercice de la guillotine demeure suspendu, parce que les gens sont plus lâches. La démocratie, c’est la Révolution couchée, et qui fait ses besoins dans ses draps.

C’est parce que les ouvrages de Maurras ont éclairci les regards de toute une génération, ou plus exactement, de deux générations, que le livre-bombe, le livre-obus de Gaxotte a été possible, trouant et dispersant, dans les zones intellectuelles – celles qui comptent – l’atmosphère, devenue irrespirable, de la Révolution et de sa suite, le napoléonisme. Car, du point de vue de l’intérêt français et du simple bon sens, le napoléonisme n’a pas été moins exécrable, ni sanguinaire, sous une autre forme, que la Révolution, dont il est issu. La France ne rentrera dans la raison, dans l’ordre durable, dans le maximum de paix compatible avec la combativité générale de la nature et les compétitions des peuples, que lorsque la Révolution et le napoléonisme seront honnis et hués, à leur valeur, par toute l’élite du pays, dans toutes ses catégories sociales.

Les lignes que voici résument le livre de Gaxotte :

Plus le gouvernement révolutionnaire est solide, plus il est sanguinaire, plus la guillotine est active... La Terreur est l’essence même de la Révolution, parce que la Révolution n’est point un simple changement de régime, mais une révolution sociale, une entreprise d’expropriation et d’extermination.

C’est toute l’affaire, et il faut ajouter que le grand levier des journées révolutionnaires du 14 juillet, du 10 août, des 5 et 6 octobre, comme des massacres de septembre, etc., ç’a été la mise en mouvement, systématique, de la canaille par les comités de Sûreté Générale, dominant le Comité de Salut Public, la Convention et les clubs en général. Sur toute l’étendue du territoire, on procéda à l’ouverture des prisons, à la mise en liberté des malandrins, égorgeurs, incendiaires, et autres qui jouaient « les masses populaires », sous les ordres des comités de district. Ce point de vue est admirablement développé dans l’Histoire de la Terreur de Mortimer-Ternaux, et il était récemment repris, à propos du neuf thermidor, par un jeune savant, contemporain de Gaxotte, Jean Héritier. On sait aujourd’hui, de façon certaine, que les bourreaux en chef de la période révolutionnaire, un Maillard, un Danton, un Fabre d’Églantine, un Lebon, un Collot d’Herbois, un Barrère (celui-ci peint par Macaulay, en traits inoubliables) étaient des indicateurs de police. Fouché et Barrère abattirent Robespierre, parce qu’il échappait à la police politique de Sûreté Générale et menaçait de sévir contre elle. Mais il eut le tort, dans son fameux ultime discours, beaucoup trop long – car il parlait mal – de ne la désigner que par allusions. Dès lors, il était perdu.

Michelet, qu’animait la passion romantique, avait fait, des menteurs révolutionnaires, des sortes de météores, des géants, baignant dans des conceptions sublimes qui, finalement, les submergeaient. Son histoire de la Révolution abonde en morceaux de style magnifiques ; mais elle est dépourvue de toute réalité. C’est la frénésie du mirage du mensonge esthétique et de l’à-côté.

L’apparition des quatre gros volumes de Wallon, Le Tribunal Révolutionnaire, fut une stupeur pour beaucoup de gens, qui ignoraient que la guillotine n’avait nullement épargné le populo. Mais le grand tournant fut donné par les trois volumes de Taine, des Origines de la France Contemporaine, où il peignit en monstres, en « crocodiles », ceux que Michelet avait peints en parangons d’héroïsme et de vertu. Je vois encore la séance de protestation contre les allégations et portraits de Taine, donnée par Aulard et Clemenceau à la salle Gerson, place de la Sorbonne, vers 1884. C’est ce jour-là que Clemenceau, alors « rouge » bon teint, déclara que la Révolution était « un bloc ». C’est bien aussi ce que dit Gaxotte ; mais ce bloc est plutôt un énorme caillot de sang et de sanie, et comparable à la soudaineté d’un cancer rongeur et dévastateur, qui envoya ensuite des métastases, de formes très diverses, à travers l’Europe. Il est bien évident que si, au 10 août, le Roi Louis XVI avait donné l’ordre aux Suisses de tirer et non « de cesser le feu et de se retirer dans leurs casernements », un monceau d’horreurs, d’assassinats, d’insanités, de guerres, d’hécatombes de toute sorte eût été épargné à l’univers civilisé.

Mais le Roi Louis XVI était débonnaire, fort mal conseillé et entouré, et il croyait aux « nouveautés », c’est-à-dire à la douzaine de préceptes ridicules et portant à faux, édictés par les encyclopédistes et leur séquelle, notamment par l’absurde Condorcet. Il n’y a pas eu le seul Rousseau à l’origine du dogme révolutionnaire. L’illuminisme y a joué sa partie, et l’on consultera avec fruit, à ce sujet, les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, de Barruel. Taine a utilisé cet ouvrage, ainsi que Mallet du Pan et Mortimer-Ternaux, déjà nommé. Pour l’emploi systématique de la pègre, on lira avec intérêt les ouvrages documentaires de Dauban, notamment « 1793 », « 1794 », et les Prisons de Paris. Car où Taine fait erreur, c’est quand il parle d’anarchie spontanée. Les émeutes et tueries étaient soigneusement préparées par ces « sociétés de pensée », qu’a mises en lumière Augustin Cochin, et par les commissaires de la Sûreté Générale, qui devinrent, par la suite, les commissaires aux armées de la Convention. Taine n’avait pas, quand il écrivit son très utile ouvrage, les textes et pièces d’archives que nous possédons maintenant. Goncourt disait plaisamment que Taine écrivait son histoire de la Révolution à la lueur des incendies de la Commune de 1870. Il y avait du vrai. La police politique joua encore un rôle considérable dans le déclenchement du 18 mars. Raoul Rigaud était un policier, au dire de mon père et d’Auguste Brachet, qui, lui-même, le tenait de Rossel, ministre de la Guerre de la Commune, fusillé en 1873.

L’originalité de Pierre Gaxotte et son impérissable mérite auront été de mettre en lumière les enchaînements des grandes secousses aboutissant à la Terreur, puis, par la dictature de Robespierre, à l’effondrement de Thermidor et, de là, au Directoire et à Brumaire. Car tout est logique et lié, dans cet apparent chaos ; et plus les pièces sortent de l’ombre des archives, et plus la structure intime de l’effroyable épithélioma, de la furie cellulaire déchaînée, apparaît ; Gaxotte a ramené à la toise tous les meneurs de la sanglante farandole, de Mirabeau à Danton, à Robespierre et à Marat, à Carrier, à Saint-Just, à Fabre d’Eglantine et à Lebas. Ces êtres sanguinaires, anormaux, étaient des médiocres, des déclassés, des dévoyés, ce que l’on appelle des ratés, auxquels une ambiance de folie et de meurtre servit de tremplin et de tréteau. Aucun d’eux, si ce n’est peut-être Marat – (demi-maboul) – n’avait un plan défini. Ils se laissaient porter par un courant, dont l’origine profonde nous échappe, exactement de la même façon que la formation d’une tumeur maligne. Au point de vue de pertes individuelles, la Révolution a coûté à la France du temps son plus grand poète moderne, avec Baudelaire, – le plus grand parce que le plus exquis, le plus essentiel, – André Chénier, et son plus grand savant, Lavoisier. Sans compter les dommages individuels et généraux, invisibles et impondérables.

Les Goncourt, attentifs aux phénomènes d’ambiance, ont noté la grande quantité d’originaux, de demi-maniaques, de méchants, de bohèmes, de « neveux de Rameau », qui foisonnaient entre 1750 et 1789. Les faiseurs de systèmes, sociaux, sentimentaux, politiques, historiques, amoureux, etc., abondaient. Une fièvre bizarre agitait la Cour, la ville, le tiers, le clergé, le monde des théâtres, des salons, des cafés qui commençaient. Les portraits de Latour, les esquisses de Diderot, le roman féroce de Laclos, d’autres livres, qu’on ne peut nommer, traduisent cette issue de silhouettes inquiétantes et obscènes, comme il en apparaît au début des cauchemars. Or la génération des révolutionnaires est sortie de cette fournée-là, et elle a, comme double caractéristique, l’idéologie forcenée et la férocité. Il n’est pas douteux que le romantisme, qui a tant d’attaches intellectuelles et foraines avec la Révolution, ait créé ensuite l’ambiance, favorable et laudative, à une succession d’actes, politiques et privés, qui relèvent du cabanon et de la chambre de tortures, de la mystagogie et de la mégalomanie, beaucoup plus que de la raison. Lamartine, Hugo, Michelet, ont idéalisé la guillotine, les « mariages nantais », le supplice de la Reine, les tricoteuses, le martyre du Dauphin, les exactions, les pillages, les incendies, les noyades, la subversion des lois divines et humaines, un amas d’horreurs et d’atrocités sans nom ; ils ont peint tout cela en azur et en rose et prolongé l’immense duperie, en dépit des historiens véridiques et sagaces que j’ai cités. Mais, depuis une douzaine d’années, l’ambiance a changé du tout au tout ; le voile s’est déchiré brusquement. Des prétendus « bienfaits », des prétendues « libérations » de ce temps effroyable et sot, il ne reste plus rien.

Je dis : EXACTEMENT PLUS RIEN. Comme j’exposais ce point de vue, ou mieux, cette constatation de fait à la tribune de la Chambre, à propos de l’identité de la Terreur et du communisme – (clairement exposée par Gaxotte) – le président du Conseil d’alors, qui était Poincaré, m’opposa la petite propriété, issue, dit-il, de la Révolution. Je n’eus pas de peine à lui démontrer, le beau livre de Fustel sur l’Alleu en main, – que la moyenne et petite propriété avait traversé le Moyen Age, et qu’elle était très fréquente, au XIIIe siècle, dans maintes provinces françaises. Chacun sait aujourd’hui que la nuit du 4 août a été un désastre pour l’architecture sociale de notre pays et qu’en marquant la fin des prétendus « privilèges », elle a marqué la fin des libertés corporatives et provinciales. Bref, on cherche en vain aujourd’hui un avantage, si petit soit-il, venu de ce déluge d’antiphysique, d’insanité, de bêtises, d’enflure et de sang. Cette conclusion, qui est celle de Gaxotte, a tous les aspects et toutes les solides bases d’un jugement définitif. Chose remarquable, des écrivains même révolutionnaires, comme Albert Mathiez, apportent leur appoint à cette exécution.

 

(...)

 

 

Léon DAUDET, Mélancholia, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

 

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