La philosophie de R. Wagner 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Lionel DAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si nous disions que M. Henri Lichtenberger vient d’aider la littérature wagnérienne, celle de notre pays, à sortir de l’âge héroïque, je sais beaucoup de wagnériens qui nous comprendraient difficilement. Peut-être ils se demanderaient, et de fort bonne foi, ce que le livre tout récemment paru dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine sur Richard Wagner poète et penseur ajoute au livre si curieux et en même temps si exact de M. Édouard Schuré, à la magistrale étude d’Alfred Ernst 2, à tant d’ouvrages travaillés avec conscience et très richement informés. Tout ce qui est dans ce nouveau livre, ne l’avons-nous pas lu ailleurs et plusieurs fois ? Car c’est merveille de voir avec quelle désinvolture, entre wagnériens, on se pille les uns les autres. On se dit que c’est pour la plus grande gloire du dieu et l’on abdique le plus généreusement du monde sa personnalité de critique, d’exégète. Et c’est par où M. Henri Lichtenberger se distingue de ses confrères en wagnérisme. Il n’a pillé personne. Il s’est contenté de lire les textes originaux, d’aller puiser aux sources et de nous montrer Richard Wagner tel que le maître, qui, cette fois, n’est plus un dieu, s’est apparu à lui-même.

Nous pensons ne rien ôter aux mérites des devanciers de M. Henri Lichtenberger en constatant ce que leurs expositions ou leurs interprétations avaient d’inévitablement… apocalyptique. Cela ne veut point dire qu’ils écrivaient sans se faire comprendre. Cela veut dire qu’ils procédaient bien plutôt par intuition que par démonstration. Ils avaient cru voir et ils racontaient leurs visions avec enthousiasme. Je sais plus d’un réfractaire de la première heure que leur enthousiasme a converti. Il convient donc d’être reconnaissant à des hommes tels que les Mendès, les Baudelaire, les Schuré. Et parce qu’en manquant d’esprit critique ils n’ont manqué ni de conviction, ni même, par endroits, d’éloquence, ils ont vaillamment accompli leur devoir d’ouvrier de la première heure. Lisez, en effet, le Richard Wagner 3 de Catulle Mendès ; en moins d’une heure, vous aurez cessé de lire et vous aurez tout lu ; et vous vous direz que pour avoir su élever une âme de poète à de telles hauteurs d’admiration il faut que Wagner ait été l’un des plus grands parmi les hommes.

M. Lichtenberger n’a certes pas écrit pour affaiblir en nous cette persuasion. Bien au contraire. Mais pendant qu’il méditait son livre, il a dû constater à quel point, chez nous, les représentants de la critique s’étaient tenus en dehors du mouvement wagnérien. Je ne jurerais pas qu’Émile Faguet, Jules Lemaitre, René Doumic, etc., aient, chacun, lu d’un bout à l’autre le Faust de Goethe. Même leur fût-il arrivé de ne le point lire, ils ne s’en seraient guère sentis plus gênés. J’entends qu’ils ne se seraient point fait prier pour laisser le Faust au rang des chefs-d’œuvre, tout comme s’ils l’avaient lu et compris. Or, si on les invitait à tenir pour indiscutables, non point assurément telle opinion dont il a plu à son auteur de courir le risque, mais les jugements d’ensemble portés par les Mendès, les Schuré, les Chamberlain sur l’ensemble de l’œuvre wagnérien, jugements d’une indiscutable concordance, nos critiques, j’en ai peur, marchanderaient leur assentiment. Ainsi, dans ce firmament imaginaire créé par la poésie spontanée du langage où chaque étoile est une gloire humaine, l’astre de Richard Wagner n’est pas encore universellement visible. Le nombre est lent à décroître de ceux dont la vue est trop faible ou dont les yeux restent obstinément clos. Comment hâter la décroissance ? Par le seul procédé humainement efficace, analogue après tout à celui des astronomes quand, par le calcul, ils démontrent l’inévitable présence au ciel de planètes encore invisibles. Je n’ai pas d’yeux pour admirer Rubens. Mais si vous avez, vous, des yeux de peintre ou de connaisseur, et que vous sachiez, en plus, manier la plume d’un Fromentin ou d’un Taine, vous parviendrez à me faire comprendre non pas seulement que ces artistes furent grands, mais en quoi ils furent grands. La démonstration supplée à l’intuition. Descartes l’a dit et Pascal l’a répété 4. Pourquoi donc n’essaierait-on pas de démontrer le génie d’un Richard Wagner à ceux qui, dans l’impossibilité d’une assurance directement obtenue, ne pourraient se laisser convaincre que par des « chaînes de raisons » ? De telles démonstrations ne sont pas au-dessus de toute patience et nous venons, tout récemment, d’en éprouver la force. Dans notre presque ignorance de l’allemand, nous savons mieux ce qu’il faut penser de Richard Wagner comme poète après avoir lu les pages lumineuses d’Alfred Ernst 5 qu’en revenant de Bayreuth. Et M. Henri Lichtenberger peut, lui aussi, se promettre quelque succès du même genre, en raison des mérites objectifs de sa forte « biographie ». Son Richard Wagner poète et penseur, en effet, n’est pas autre chose. Mais on sait assez à quel degré les Allemands excellent à raconter une vie d’artiste, et M. Lichtenberger leur a pris tout l’essentiel de leur art. Chez lui, point d’exposé que ne suive une explication, point de fait qui ne se change en preuve. Que ce soit donc une chose entendue. Le livre de M. Henri Lichtenberger n’apprendra rien ou à peu près à ceux qui ne sauront point le lire et qui ne soupçonneront pas qu’une même conclusion, quand d’autres prémisses viennent l’appuyer, ne reste la même qu’en apparence. Et c’est pourquoi nous espérons beaucoup de ce nouvel ouvrage, et nous souhaitons qu’il attire l’attention de nos meilleurs critiques. Il est temps d’apprendre à admirer un Richard Wagner sans être wagnérien, tout comme, sans être, à proprement parler, cartésien, on sait, quand même, se faire une juste idée du génie d’un Descartes. Et c’est à quoi l’on est à peu près assuré de parvenir quand on aura parcouru la série des faits et des raisons sur lesquelles M. Henri Lichtenberger fait reposer les conclusions de son excellente étude. Les voici d’ailleurs :

« Selon qu’on accordera la préférence à l’idéal artistique “latin” ou à l’idéal germanique, on appréciera plus exactement ou plus favorablement le symbolisme philosophique du drame wagnérien, sa forme musicale complexe et savante, la prédominance qu’il accorde à l’élément émotionnel sur l’élément intellectuel, à la rêverie sur l’action proprement dite. Dès aujourd’hui, cependant, on peut, je crois, affirmer sans crainte d’erreur que Wagner occupe l’une des premières places, – la première même probablement – dans l’histoire de l’art allemand du XIXe siècle, et sans doute aussi de l’art européen. Génie éminemment religieux, il nous apparaît comme l’héritier de cette foi romantique à la fois chrétienne et panthéistique, comme le successeur d’un Fichte, d’un Schleiermacher, d’un Novalis, comme un croyant qui voit dans l’instinct religieux la plus sublime faculté de l’homme et dans le christianisme la plus noble manifestation de cet instinct religieux ; moraliste puissant et pénétrant, il se montre le disciple de Schopenhauer, l’émule de Tolstoï, l’un des représentants les plus hautement inspirés de cette religion de la souffrance humaine qui est l’une des plus universellement acceptées à l’heure présente. Démocrate convaincu, il préfère « le peuple » aux aristocrates de l’esprit, il appelle de ses vœux un art « communiste », il voit dans l’abolition des privilèges égoïstes des classes dirigeantes, dans le relèvement matériel, moral et religieux des classes inférieures, l’idéal vers lequel doit tendre la société contemporaine. Poète national, il a mené à bonne fin l’œuvre entreprise par les romantiques, œuvre qui, dans le domaine du drame en particulier, n’avait abouti, avant lui, à aucun résultat décisif : il a fait revivre le passé germanique, il a donné aux vieilles légendes mortes une âme moderne et une vie nouvelle. Musicien poète, il a trouvé une formule originale pour cette synthèse de la parole et de la musique qu’avant lui de nombreuses générations de musiciens ont cherchée et vers laquelle tendaient aussi, par une autre voie, de grands poètes comme Schiller et surtout Goethe. Homme d’action et d’entreprise, il a créé un institut d’art unique au monde et dont l’influence s’étend peu à peu sur la plupart des instituts similaires. Artiste convaincu, enfin, il a cru à la sainteté de l’art et il a voulu que l’artiste se considérât comme le prêtre de l’idéal. À ces titres divers, il nous apparaît, quel que soit d’ailleurs le jugement définitif de la postérité sur lui, comme une force sociale de tout premier ordre. Richard Vagner est, depuis Goethe, le plus grand événement de l’art allemand. »

Wagner a certes inspiré des pages d’une émotion moins contenue. Mais je ne me souviens d’avoir lu, chez aucun auteur, aucune page où fussent mieux articulés – si je puis ainsi dire – les dons multiples de cet étonnant grand homme et ses justes droits à l’admiration de ses semblables.

Que le wagnérisme appartienne à l’histoire de l’art et pas seulement à celle de la musique, on le savait depuis Édouard Schuré et Alfred Ernst. Que le wagnérisme appartienne à l’histoire de l’esprit humain, c’est ce qui ressort du travail de M. Lichtenberger. Décidément, nous étions bien difficiles quand nous donnions à entendre que peut-être ce travail ne contenait rien de bien nouveau !

Notre dessein n’est pas, ne peut être de résumer ce travail, dont il serait aisé de faire voir d’ailleurs que chaque chapitre est lui-même un résumé. Mais en raison de l’importance que nous paraît avoir le livre, l’occasion nous a semblé bonne de nous interroger sur deux questions se rattachant toutes deux à la psychologie de Richard Wagner, et par là même à celle de l’artiste. Nous tâcherons d’expliquer comment s’est formée la philosophie de Richard Wagner et comment s’est développée son esthétique.

 

 

I

 

Et d’abord qu’est cette philosophie ? Elle est de toutes la moins ambitieuse. On peut la définir, avec M. Lichtenberger, une religion plutôt qu’une philosophie au sens ordinaire. Et c’est ce qui a conduit le dernier biographe de Richard Wagner à l’appeler non pas un philosophe, mais « un penseur », c’est-à-dire un homme ayant vécu en méditant la vie. Et de fait la doctrine de Wagner n’est pas autre chose qu’un viatique au sens littéral du mot ; d’où résulte qu’entre sa philosophie et ce qu’on est accoutumé d’appeler une religion, au sens moderne du mot, toute différence, à proprement parler, s’efface. Je crois bien qu’il est toute une cosmogonie incluse dans les légendes des Nibelungen. Mais remarquez de quoi il est question dans le Ring : il n’y est question que du Ring et des évènements dont le désir de posséder l’anneau, c’est-à-dire l’or, est la cause ou prochaine ou profonde. Et vous en serez vite persuadé par le rapprochement des dates pour le moins autant que par celui des textes. L’idée du Ring a germé dans l’esprit de Wagner pendant les années d’exil. Wagner avait maudit le règne de l’or, et pour sanctionner sa malédiction, il avait, avec Bakounine, pris part à l’insurrection de Dresde (1849). Le poème du Ring est donc un poème d’inspiration profondément morale et sociale, tranchons le mot, socialiste. L’or est ouvrier de malheur et de malfaisance. De cela, malgré ses perpétuels besoins d’argent et ses goûts de luxe, Wagner ne cessa jamais d’être convaincu.

Cette conviction devait en produire une autre. La possession de l’or n’est qu’un moyen pour satisfaire le désir égoïste. Éteignez le désir égoïste, et vous aurez coupé la racine du mal. Sans le désir, l’or devient inoffensif, puisqu’il devient inutile. Et c’est pourquoi Brünhild au dernier acte de la Götterdämmerung rend l’or aux filles du Rhin, c’est-à-dire aux entrailles de la terre. Et c’est pourquoi, pendant que l’or descend dans les profondeurs du fleuve, le feu du bûcher sur lequel vient de s’élancer la Walkyrie monte jusqu’au ciel et embrase le Walhalla. Puni par la loi du Destin pour sa convoitise de la puissance, Wotan a, depuis longtemps, accepté la loi qui le condamne. Sa mort est une sorte de suicide. Nous voudrions nous garder de toute comparaison sacrilège : et si l’on nous priait d’égaler pour la fécondité de l’invention poétique, et même psychologique, Richard Wagner et William Shakespeare, nous y mettrions quelque façon. Toujours est-il que si le dénouement de la Trilogie wagnérienne fait sourire plus d’un « latin » par la succession rapide des accidents mortels qui se précipitent, meurtres, incendies, tremblements de terre, ce dénouement est dans la logique du drame, plus encore peut-être que le dénouement d’Hamlet. Nous pardonnera-t-on d’ajouter que dans le drame de Shakespeare l’uniformité des moyens de destruction peut causer au spectateur un genre de malaise, et que, ce malaise, Wagner paraît bien l’avoir évité ?… M. Henri Lichtenberger s’est fait une obligation de ne toucher que très incidemment aux mérites musicaux du maître. Et il a eu raison. Autrement son livre, qui est un livre de démonstration, eût perdu beaucoup de sa précision démonstrative. Mais quand nous réfléchissons, nous, à la partie morale du Nibelung Ring, nous unissons, dans notre souvenir, l’action musicale à l’action dramatique. Et si nous nous rappelons l’impression produite par le dernier grand morceau d’entr’acte entendu à Bayreuth, au moment où la dernière chute du rideau est proche et où va se terminer le festival wagnérien, nous inclinons volontiers à croire que cette soi-disant « marche funèbre » a pour destination moins d’accompagner ceux qui vont ramener près de Brünhild le cadavre de l’époux parjure que de préparer l’assistance au dénouement indispensable. Et ce que ce dénouement symbolise, c’est le renoncement nécessaire à qui veut comprendre le sens de la vie.

Assurément nous ne saurions faire passer dans l’âme d’autrui le frisson qui traversait l’assistance, alors que, pour la dernière fois les thèmes de la Trilogie traversaient l’orchestre de Bayreuth. On eût dit de ces thèmes qu’ils menaient leur propre convoi. Ils défilent lentement, tristement. Et seul le thème de chasse qu’exposait naguère le cor lointain du chasseur Siegfried lance au moment de disparaître de vraies fulgurations. Nous touchons à la fin de l’œuvre. Mais grâce à ces effets d’induction sympathique que l’art des sons excelle à produire et à propager, le spectateur sympathise avec les héros du drame ; et ce que ces héros veulent, il le veut aussi. Il n’y a là rien pour l’étonnement du lecteur. Dans toute pièce bien faite, le dénouement doit être prévu, même il doit être désiré. Les Grecs n’en jugeaient pas autrement ; chez eux l’artificiel n’avait point corrompu l’art, et l’habitude n’avait pas encore été prise d’opposer je ne sais quelles vraisemblances conventionnelles à la sincère imitation de la vie.

Il est dans le Ring deux créatures d’élite. L’une est Siegfried, enfant des hommes ; l’autre est une fille des dieux, privée de sa divinité pour sa désobéissance, mais dont la dégradation équivaut à une promotion véritable. On peut même aller jusqu’à dire que dès la sublime apparition de Brünhild à Siegmund, au deuxième acte de la Walkyrie, la déesse a marqué sa place au rang des humains. Quant à la mémorable scène des adieux, l’orchestre, en nous y dévoilant ce qui se cachait de tendresse au fond de l’âme du dieu, commence à nous rendre sympathique Wotan lui-même. Je dis « commence » parce que je songe à la Walkyrie de notre Académie nationale de musique. Si je me reporte aux représentations d’Allemagne, je dirai que la sympathie s’achève au troisième acte après s’être éveillée dès l’une des scènes les moins théâtrales sans doute, mais les plus intérieurement touchantes de l’œuvre. On la supprime en France, et c’est grâce à cette suppression que l’artiste chargé du rôle de Wotan se croit tenu de faire concurrence au « bouillant Achille », je veux dire au bouillant Achille que nous eût représenté Gluck s’il avait plu à Gluck de traiter musicalement et tragiquement le sujet de la Belle Hélène. Dans cette scène, Brünhild et Wotan restent seuls. Brünhild appuie la tête sur les genoux du dieu ; le dieu lui dévoile pourquoi ses désirs restant les mêmes, sa volonté, naguère fille de son désir, a cédé devant le destin. Et c’est ainsi qu’on favorise au spectateur l’inintelligence du drame dans l’intérêt de ce qu’il est encore de mode d’appeler le plaisir dramatique 6. On l’allège d’une scène dont Liszt avait compris l’importance, lui qui l’appelait la scène capitale du « quadruple drame ».

Et donc, si les personnages du Nibelung Ring nous deviennent sympathiques, c’est parce qu’ils descendent ou plutôt parce qu’ils s’élèvent à hauteur d’âme humaine. Et la loi psychologique qui se vérifie dans le drame wagnérien comme dans tout autre drame aurait été voulue par Wagner lui-même, qu’elle n’eût été ni mieux comprise ni mieux obéie. Dans quelle mesure ces personnages des légendes populaires désignent-ils des puissances abstraites, en tout cas aveugles et par là même irresponsables, il ne nous appartient pas de le rechercher. Aussi bien une telle recherche serait assez inutile. Et l’on se rend compte du degré d’indifférence de Wagner à l’endroit de tout problème philosophique, hormis celui de la valeur et, par suite, de l’emploi de la vie. On nous l’avait bien dit – mais on nous l’avait encore insuffisamment prouvé – que les sujets aimés et choisis par le musicien-poète étaient des sujets d’intérêt humain. « Tel est, entr’autres, le sujet du Ring 7. En même temps qu’un drame se joue sur le théâtre, dans la conscience du spectateur un problème se pose, et cela, depuis le prélude du Rheingold jusqu’à la dernière chevauchée de Brünhild au moment de l’éclatante péroraison musicale de la Götterdämmerung. Et ce n’est ni plus ni moins que le problème du devoir, d’un devoir exempt de toute matière déterminée, ou tout au moins à l’essence duquel la matière ne contribue qu’indirectement, d’un devoir réduit, non pas peut-être à une forme, mais à une attitude intérieure. Et cette attitude intérieure n’est pas affaire d’intelligence. Bien vouloir, selon Richard Wagner, ce n’est autre que renoncer. Abstine et sustine, disait-on dans l’école du Portique. Depuis, les écoliers se sont divertis à disserter sur l’insuffisance de la formule. On ne se doutait pas qu’elle dût encore être abrégée et réduite au premier de ses deux termes.

D’ailleurs il ne s’agit pas là d’un renoncement apathique destiné à nous servir d’abri contre les coups de la fortune ; il s’agit d’un acte étranger à l’intelligence, peut-être même d’apparence inintelligible ou absurde, mais d’un acte gros de conséquences et d’une efficacité souveraine. On peut, croyons-nous, interpréter la philosophie de l’existence telle qu’elle se dégage du Ring en l’illustrant à l’aide de la philosophie du Monde en tant que Volonté et Représentation. Il est trop clair qu’entre le renoncement de tous à la vie dont nous sommes témoins au dernier acte des Nibelungen, et l’abolition de la volonté de vivre prêchée par Schopenhauer, la distance est à peine sensible. – Elle existe pourtant.

Vivre, c’est renoncer. Soit. C’est autre chose encore. Le renoncement n’est pas un but, mais une méthode. Détruire le penchant égoïste est un moyen de parvenir à la haute vie, à la vie en tous et pour tous. La morale de Richard Wagner n’est pas une morale d’ataraxie ou d’apathie, c’est une morale de sacrifice et d’amour efficace. Le suicide de Brünhild est un acte d’anéantissement en vue d’un affranchissement. « Brünhild, écrit M. Lichtenberger, est devenue voyante, elle a compris, avec le mystère de sa destinée, celui de la destinée du monde. Elle prend au doigt de Siegfried l’anneau du Nibelung, cet anneau fatal dans lequel elle avait vu jadis le symbole de l’amour, et dont maintenant elle connaît tout le néfaste pouvoir. Elle sait que par ses souffrances elle expie avec Siegfried la faute de Wotan, qu’elle peut en mourant délivrer l’univers du principe de tout égoïsme et de toute haine. Et librement, par un acte de conscient amour, elle rend l’anneau purifié par les flammes du bûcher de Siegfried aux filles du Rhin. Le vieux monde s’écroule dans les flammes, les dieux sont morts, le ciel est vide, les plus nobles héros ont péri, mais l’homme est affranchi de la domination de l’or et de l’égoïsme, et, sur la terre régénérée par le dévouement de Brünhild, le règne de l’amour peut commencer. » Ici encore la musique commente le poème et lui ôte toute imprécision. Les dernières phrases de la Trilogie sont d’une tendresse adorablement et immensément expansive. Elles nous font sentir plus encore que Brünhild ne nous le fait comprendre à quel point la mort des dieux est la délivrance de l’univers.

En devons-nous conclure que l’idée de Dieu ne joue aucun rôle dans la philosophie de Richard Wagner ? On peut bien parler d’une doctrine ; on ne saurait parler avec exactitude d’une métaphysique wagnérienne. Ni sur l’avant-être du monde, ni sur la destinée des hommes qui passent à travers le monde, le poète ne s’est interrogé. Il ne compte que sur le renoncement humain. Mais sur la possibilité de cette abnégation il fonde l’espoir d’une rédemption. Ceci revient à dire que Richard Wagner a le sentiment de l’universelle solidarité, et c’est par où l’auteur du Nibelung Ring a pu être celui de Parsifal, là, se rapprocher inconsciemment de Schopenhauer, ici, s’orienter vers le christianisme, sans jamais mériter absolument d’être appelé ou pessimiste ou chrétien. À ce point de vue, la scène du troisième acte de Parsifal entre Gurnemanz, Parsifal et Kundry est on ne peut plus curieusement significative.

Parsifal, l’innocent, der reine Thor, non pas le « pur niais » comme l’écrit le traducteur de M. Max Nordau, mais « l’être sans intelligence au cœur pur », a repris la sainte lance, la lance qui ouvrit le flanc du Christ sur le Golgotha. Il s’achemine vers le temple du mont Salvat. Là, Amfortas, vaincu par une blessure que lui fit cette même lance, souffre, gémit et demande la mort. Parsifal lui rendra la vie en le touchant du même fer qui l’a blessé. Parsifal est sorti de la forêt, et, nous est-il dit dans ce texte, « il regarde avec une douce extase la forêt et la prairie qui brillent dans la lumière matinale 8 ». « Comme aujourd’hui la prairie me semble belle ! J’ai vu bien des fleurs merveilleuses, qui m’enlacèrent ardemment, mais jamais je ne vis aussi tendres et doux l’herbe, les bourgeons et les fleurs. Jamais ils n’eurent des senteurs aussi doucement et purement pénétrantes. Jamais leur langage ne fut aussi doucement familier. » Le vieil ermite Gurnemanz répondit : « C’est le charme du vendredi saint, Seigneur ! » Parsifal : « Ô jour de douleur suprême ! Il me semble que tout ce qui fleurit, tout ce qui respire, tout ce qui vit et ce qui revit, devrait seulement s’affliger et pleurer. » Alors Gurnemanz : « Tu vois que ce n’est pas ainsi. Ce sont les larmes du pécheur repentant. Et la rosée sainte de ces larmes arrose le champ et la prairie. C’est elle qui les rend si prospères. Aussi toute créature se réjouit sur la douce trace du Sauveur et veut lui consacrer sa prière. Lui-même sur la croix, elle ne le peut contempler. Alors elle regarde vers l’homme racheté ; et celui-ci se sent libre des angoisses du péché, libre des terreurs qui l’accompagnent, pur et sauvé qu’il est par le sacrifice d’amour. Or la gerbe et la fleur des prairies sentent qu’aujourd’hui le pied de l’homme ne les écrase pas. Mais plutôt, comme Dieu, dans sa patience céleste, eut pitié de lui et souffrit pour lui, l’homme aujourd’hui lui aussi, dans une clémence pieuse, les épargne en les foulant d’un pas doux. Aussi toute créature rend grâce, tout ce qui fleurit bientôt meurt, puisque la nature purifiée retrouve aujourd’hui son jour d’innocence. »

Il est donc très vrai, Parsifal est une pièce religieuse, composée à la gloire de Jésus. Qu’il y ait dans Parsifal une profondeur d’émotion religieuse bien faite pour ranimer la ferveur chrétienne dans l’âme d’un ancien croyant, nul n’en saurait douter. Et l’on en a dit presque autant, bien que pour des raisons assez différentes, du Lourdes de M. Zola. Et si la congrégation de l’Index faisait métier de condamner ou d’approuver des « livrets d’opéra », je crois bien qu’elle aurait fait au Parsifal de Richard Wagner un sort assez analogue à celui qu’elle a fait à Lourdes. Et c’eût été bien jugé. Qu’est-ce que, selon le christianisme orthodoxe, Jésus est venu réaliser par son incarnation ? Le rachat de la mort. La rédemption doit avoir lieu dans la Jérusalem céleste, après la parousie, non dans la Jérusalem terrestre après le drame du Golgotha. Je ne sais dans quelle mesure Wagner eût souscrit à notre interprétation de Parsifal. Mais s’il est permis à un poète de devenir, après coup, son propre critique, il lui est aussi permis de se tromper sur les intentions qu’il se figure, après coup, avoir été siennes. Donc pour le cas où Richard Wagner se serait cru l’âme d’un chrétien orthodoxe, il se serait mépris sur l’état de sa conscience religieuse. L’âme philosophique de Wagner oscille entre le christianisme et le bouddhisme, non qu’elle se les assimile successivement ou simultanément, et à doses presque égales, mais parce que dans l’un et l’autre, il est fait une part à l’idée de rédemption par l’abdication du vouloir-vivre individuel. Au charme du jour de Pâques, encore qu’il ne semble pas s’en être expressément rendu compte, Richard Wagner a préféré le charme du Vendredi Saint 9. Ce que le Christ est venu apporter aux hommes, ce n’est point la résurrection et la vie, la vie éternelle, mais le rachat de soi-même et d’autrui par le renoncement individuel. Wagner a donc pu se rapprocher du christianisme après la Trilogie sans avoir à démentir les réflexions que le christianisme lui avait inspirées naguère au moment où il écrivait dans Art et Révolution 10 : « Le christianisme légitime et justifie une existence terrestre sans dignité, sans utilité, sans joie, par l’amour de Dieu. Ce Dieu n’a pas, comme l’enseignent à tort les Grecs épris de beauté, placé l’homme sur la terre afin qu’il y mène, conscient de sa valeur, une existence heureuse, mais il l’a enfermé ici-bas en un cachot hideux où, quand il a puisé le dégoût de lui-même, Dieu, en récompense, lui prépare après la mort un séjour de gloire, où il jouira éternellement d’une paresseuse béatitude. » Ces pensées, Wagner ne les avait plus peut-être à la veille de Parsifal. Toutefois le « sentier escarpé qui mène à la Rédemption » et qui, par suite, affranchit l’âme du pessimisme n’aboutit pas au ciel. À ce point de vue le christianisme du musicien poète est pénétré de… tolstoïsme. Si l’homme veut le paradis, c’est sur terre qu’il y entrera, régénéré par la souffrance librement consentie. En acceptant de mourir pour le salut des hommes, le Christ est venu nous apprendre comment il fallait vivre.

Certes quand on fera l’histoire des doctrines pessimistes, on inscrira le nom de Richard Wagner parmi ceux qui non seulement les ont propagées en Allemagne, mais encore, en les faisant évoluer, les ont fait vivre. L’une des meilleures pages du livre de M. Lichtenberger – où l’on peut bien dire, sans exagération, que chaque page a son genre d’intérêt –, est celle qu’il consacre aux rapports entre Wagner et Schopenhauer. Il a raison de voir dans Wagner un pessimiste d’instinct que Schopenhauer aurait, sans rien plus, d’ailleurs, éclairé sur ses propres tendances. Ailleurs, et dans un autre endroit, l’auteur nous montre Richard Wagner modifiant par des réflexions vraiment dignes d’un philosophe la doctrine de celui qui ne fut jamais complètement son maître 11.

 

 

II

 

Je ne sais ce que l’on enseigne aux écoliers d’Allemagne ; je sais, en revanche, ce que l’on enseigne chez nous, où la mode s’est conservée, parmi les maîtres de philosophie, d’associer indissolublement la fortune de la « morale du devoir » à celle de la métaphysique théiste. Il est curieux à quel point notre enseignement de morale s’est immobilisé dans les traditions de l’Église chrétienne et même catholique. Dès que l’on a cessé de croire au Dieu personnel de l’Évangile, il semble que l’on ait perdu le droit de s’imposer une règle de vie. Voilà où nous en sommes plus de cent ans après la Critique de la Raison pratique, dont ceux qui rêvent de rattacher « l’impératif catégorique » à la volonté d’un tout-puissant pourraient bien méconnaître l’esprit. Kant n’a point pris la peine de reléguer dans ses conclusions Dieu et la vie future pour autoriser de prétendus disciples à une volte-face. On dirait vraiment que, hors l’Église, il ne saurait être de morale ! Et si c’est là ce dont une partie de notre jeunesse prenait plaisir à se montrer persuadée, encore une fois nous aurions singulièrement rétrogradé depuis Kant. – Peut-être il conviendrait de se demander ce qu’est la science de la morale, à quoi elle peut bien servir, et qu’elle est indispensable à tout être dont la nature n’est point donnée, ce qu’est assurément l’homme. Ce n’est point seulement pour bien vivre, mais même pour vivre – entendons au sens littéral du mot : pour ne point mourir – que l’homme a besoin de morale. Les anciens l’avaient admirablement compris, et ils cherchaient à fonder la science des mœurs sur une idée de plus en plus approfondie de la nature humaine. Ils ne discutaient point la vie : ou plutôt ils en estimaient la valeur sans s’inquiéter de savoir quel était le lendemain de la mort. C’est de quoi Wagner a eu la noblesse de ne se point inquiéter. Il a compris la raison d’être de la morale, que la nature de l’homme a besoin de se définir avant de se diriger, et il s’est appliqué à la définir sans s’interroger sur les choses d’outre-monde. Il s’est mis résolument en face de l’homme et voici comment il se l’est représenté.

La volonté de l’homme telle qu’elle se montre est, de sa nature, égoïste ; la tendance naturelle de l’être à persévérer dans l’être le conduit à développer toutes ses tendances et cela, comme souvent il arrive, aux dépens d’autrui. Il subit l’épreuve de la douleur, et par la douleur il se rend compte de l’identité de tous les êtres : « Il arrive peu à peu à se rendre compte qu’il est à la fois la volonté qui prend conscience d’elle par la souffrance ressentie en face de l’obstacle où elle se heurte, et aussi l’obstacle même qui arrête cette volonté et l’empêche de se satisfaire ; et ainsi il comprend que cette volonté égoïste dans son appétit insatiable de puissance se meurtrit perpétuellement elle-même, qu’elle est par conséquent une négation. Lorsque ce sentiment le remplit tout entier, il en arrive logiquement à nier cette volonté égoïste, à nier cette négation. Or qu’est-ce que la négation d’une négation, si ce n’est une affirmation 12 ? » Et Wagner nous fait observer que cette négation de la volonté n’est pas un suicide, qu’il ne saurait être conçu d’acte plus puissant que celui-là. Et il donne pour exemple la volonté du saint, qu’il estime plus forte que celle du héros. « L’existence du saint n’est pas une anticipation de la mort, mais bien un état supérieur de la vie auquel nul ne peut atteindre sinon par la plus haute énergie du vouloir. »

Un monde dans lequel de tels efforts sont possibles, et il s’en est accompli de tels, est par suite meilleur que le monde où régnerait l’égoïsme. Et s’il dépend de nous qu’un tel monde soit, la solution du problème moral coïncide presque avec la solution du problème philosophique.

Il n’entre pas dans notre dessein de discuter la psychologie sur laquelle cette philosophie repose. Le lecteur se dira probablement comme nous que cette psychologie pourrait bien être incomplète et que Richard Wagner n’a point connu le tout de l’homme. En quoi d’ailleurs il ne lui serait arrivé rien de plus qu’à d’autres. L’auteur de Richard Wagner poète et penseur n’a nullement élevé son héros jusqu’où ont su atteindre les Fichte et les Schopenhauer : il ne nous l’a présenté ni comme un métaphysicien ni même comme un philosophe, mais comme un penseur aux intuitions fécondes. Après tout, tirer de la thèse pessimiste une morale toute différente de celle que les métaphysiciens purs assuraient y être impliquée, puis repartir de cette morale pour en remanier le fonds métaphysique, est-ce là chose si banale ? Et ceux-là courent-ils les rues qui s’aviseraient par exemple de soutenir que le panthéisme, au cas où il serait vrai, contiendrait de toutes les morales la plus vraiment noble et la plus désintéressée ? Nous ne pensons pas avoir jamais fait profession de panthéisme : mais si nous adhérions à une doctrine de philosophie panthéiste, nous ne serions nullement embarrassé d’en conclure que le devoir de l’homme est de vivre le moins égoïstement possible, et de réaliser en lui la plus haute humanité qui se puisse concevoir par le renoncement à l’individualité.

On n’a pas oublié peut-être qu’au moment où, pour la première fois, traduites en français, parurent les grandes œuvres de Schopenhauer, un écrivain qui n’est pas un philosophe et qui nous désavouerait hautement si nous voulions le faire passer pour tel, M. Ferdinand Brunetière, écrivit dans la Revue des Deux Mondes un de ses plus vigoureux articles. Ayant toujours estimé, pour sa part, que la philosophie pessimiste était une philosophie capable de porter l’homme à l’action, il félicita Schopenhauer d’avoir fondé le pessimisme. Et il s’avisa de dégager de la métaphysique pessimiste une philosophie morale où, assimilant la négation du vouloir vivre à la suppression des tendances égoïstes, il invitait l’homme à la pitié et par la pitié à l’abolition graduelle du mal radical.

Or quand on sait quel homme fut Richard Wagner, et que sa vie fut partagée entre l’action et le rêve, car chez lui l’impatience d’exécuter était aussi tyrannique que le besoin de concevoir, quand on sait, d’autre part, – et cela, chez nous, tout le monde le sait – que M. Brunetière est avant toute chose un homme d’action, et non pas seulement d’action oratoire, on ne peut être surpris de la transformation que l’un et l’autre ont tentée de la philosophie pessimiste. Elle enseigne à l’homme, disait un jour M. Brunetière, et cela nous le lui entendions dire en pleine Sorbonne, à se passer de Dieu, à ne compter que sur lui-même pour améliorer le cours des choses. Le pessimisme serait-il la philosophie des forts ? Ce n’est pas le lieu l’examiner le problème. Ce serait peut-être le lieu de remarquer à quel point l’homme d’action, en dépit des avertissements de la fortune, reste invinciblement réfractaire à la désespérance. Désespérer de la vie, c’est au fond désespérer de l’effort. Et quand la nature nous a fait naître pour l’effort, elle a bien permis au désespoir de nous traverser, non de nous entamer.

 

 

III

 

Comment cette philosophie qui tient toute dans ces deux termes : renoncement et rachat, s’est-elle formée ? La genèse en est des plus obscures. Et ceux qui croient à l’inconscient n’auraient qu’à puiser à pleines mains dans la biographie de Wagner pour en tirer des arguments favorables à leur cause. Wagner n’a pas pensé sa philosophie tout d’abord. Il a créé des actions dramatiques, des héros de théâtre, sous la pression d’une force à la loi de laquelle il cédait en toute confiance, quitte à s’interroger par après sur la formule de cette loi. Imaginez Victor Hugo, – la chose n’est guère vraisemblable, – essayez-la pourtant ; donc imaginez Victor Hugo s’érigeant en critique de ses propres œuvres et s’appliquant à découvrir les idées directrices des Contemplations, de la Légende des siècles, de Dieu ; puis descendant à ses œuvres en prose. Figurez-vous l’auteur des Misérables cherchant à dégager la philosophie ou les philosophies (il se pourrait qu’il y en eût plusieurs) de ces dix volumes ; et recommençant le même travail sur Notre-Dame de Paris, l’Homme qui rit, Quatre-vingt-treize.… si Victor Hugo n’avait pas manqué de l’intelligence exigée pour un tel effort, il eût devancé Ch. Renouvier dans ses fortes études de la Critique philosophique sur Victor Hugo, non pas « penseur » mais songeur. Et c’est bien là le mot propre. Victor Hugo ne fut qu’un songeur. Richard Wagner en fut un tout d’abord : ses intuitions devancèrent ses réflexions. Mais, tandis que chez Victor Hugo les réflexions ne devaient jamais venir contrôler les intuitions et en faire la synthèse, Richard Wagner était doué de l’aptitude à « réfléchir » des songes, et à les convertir en idées efficaces. Et c’est par où le nom de penseur lui revient de plein droit.

D’où vient alors que l’un des plus clairvoyants enthousiastes du wagnérisme, l’auteur du Drame wagnérien, M. Houston Stewart Chamberlain, ait cru devoir taxer d’absurdes les gens qui chercheraient un contenu philosophique dans les œuvres poétiques de Wagner 13 ? « Nous pouvons présumer que les œuvres de Wagner contiendront toute sagesse, comme dit Schopenhauer, et que cette sagesse et ce sens les plus intime du monde nous seront révélés à un degré de clarté insoupçonné jusqu’à maintenant. Il n’en est pas moins vrai que venir prétendre que les œuvres de Wagner contiennent une philosophie est tout aussi absurde que de dire par exemple que le monde contient une philosophie. Il est de toute évidence que cette proposition ne peut avoir aucun sens ; car la philosophie n’a pas d’existence ailleurs que dans le cerveau d’un philosophe ; le monde est le monde et rien de plus ; et que la raison du penseur aille d’abstraction en abstraction et se constitue en système, cela ne concerne en rien le monde… » Et M. Chamberlain continue sur un ton qui n’est ni le ton de Richard Wagner parlant de ses œuvres, ni le ton de M. Henri Lichtenberger parlant des œuvres de Richard Wagner.

M. Chamberlain a visiblement exagéré. Hé oui ! le monde est le monde. Et parce qu’il est le monde, c’est-à-dire l’univers, entendez bien l’univers, le tout en dehors de quoi rien n’est ni ne saurait être, le philosophe ne peut trouver dans sa pensée une formule adéquate au monde. Mais entre les problèmes qui se posent en face du monde et ceux qu’un drame tel que la Walküre fait surgir, on s’étonne que la différence ait échappé à M. Chamberlain. Ici les données sont restreintes. Et s’il est toujours possible d’aller chercher midi à quatorze heures, pour errer par trop grossièrement il faudrait, j’imagine, pousser à l’excès le mépris des textes. On dit assez que la musique est un art suggestif bien plus qu’expressif, en quoi l’on dit vrai. La musique réduite à ses ressources propres n’est pas un langage, attendu que celui qui parle sait généralement ce qu’il fait entendre, et que le musicien, lui, n’est pas tenu de le savoir. Interrogez-le sur ses intentions, peut-être il vous répondra tout de travers, peut-être même il se taira, non par mauvais vouloir, mais par ignorance. M. Chamberlain veut-il que la signification d’un drame de Richard Wagner soit aussi arbitraire que pourrait l’être, par exemple, celle de la Symphonie en ut mineur ? Et si c’est là ce que veut M. Chamberlain, le paradoxe n’est-il pas décidément insoutenable ?

M. Henri Lichtenberger, lui, nous donne une plus exacte impression de ce que fut Richard Wagner, quand il assimile sa philosophie à celle de Goethe. Or si l’on peut faire l’histoire des « systèmes » en omettant d’y inscrire le nom de Goethe, on doit savoir que dans l’histoire des « idées », j’entends des idées productives, de celles qui remuent les esprits et parfois, très salutairement d’ailleurs, troublent les consciences, il n’est pas de plus grand nom que le sien. Or on a écrit un livre sur la Philosophie de Goethe, Caro n’a rien fait de mieux. Les Allemands même s’étonnent qu’il ait si bien fait, le livre n’est pas à refaire. Sur la philosophie de Richard Wagner, en revanche, on a écrit des pages et des pages 14. On a versé dans la fantaisie, même on ne s’est pas toujours gardé de l’incohérence. Il n’importe. Pour si différentes que soient les interprétations tentées de cette philosophie, il s’en faut, néanmoins, qu’une irrémédiable confusion en résulte. Oscillante et ondoyante, mais non pas absolument diverse, telle nous paraît être la pensée de Richard Wagner. Elle se meut d’ailleurs autour d’un centre fixe, et comme la musique du même maître, se complaît dans le Leitmotiv. Et voici ce motif conducteur : « On n’est véritablement homme que par les vertus rédemptrices. »

J’accorde à M. Chamberlain qu’une telle sentence peut se dériver de plusieurs métaphysiques, mais non pas en nombre indéfini, tant s’en faut, et qu’entre ces métaphysiques le choix reste libre. Mais cela n’est nullement en litige. Et sur ce point, entre M. Chamberlain et M. Henri Lichtenberger, l’accord se ferait vite. Au fond ils ont dit tous deux la même chose, mais j’aime mieux la manière de dire de M. Lichtenberger, et l’on voudra bien ne pas s’en étonner s’il est conforme à nos habitudes d’esprit de préférer une étude de critique à un « acte » d’apôtre, ce qu’est incontestablement l’ouvrage de M. Houston Stewart Chamberlain.

Wagner procède par intuitions : il réfléchit sur ses intuitions. En y réfléchissant, il se comporte à peu près comme un critique jugeant l’œuvre d’autrui. Et si les fonctions de réflexion diffèrent des facultés intuitives, et si, pendant l’incubation d’une œuvre d’art, l’intuition agit tandis que la réflexion sommeille, on peut bien admettre qu’à certains égards le Wagner réfléchissant sur ce qu’il a créé est l’autrui de Wagner créant ses héros et composant ses drames. Par suite l’un peut, en partie tout au moins, échapper à l’autre. Et c’est ce qui eut lieu.

C’est ce qui eut lieu à mainte reprise, et les passages où M. Lichtenberger nous montre Wagner hésitant sur la signification philosophique de ses drames ne sont pas les moins curieux de son livre. Il devait en être ainsi. Et il en est toujours ainsi, là où l’intuition devance la réflexion. Ce serait un curieux problème d’esthétique que de savoir si, pour le cas où la réflexion eût devancé l’intuition, elle ne l’eût pas rendue inutile. Les Drames philosophiques de Renan passent pour injouables. Et l’on s’en rend compte. Les personnages sont des idées dialoguantes : ils ne vivent pas. Ils intéressent philosophiquement, non dramatiquement. Pour sympathiser avec les héros de la Tétralogie, il suffit d’avoir une âme humaine. Ces héros vivent en effet d’une vie singulièrement intérieure. Mème ils ont dû se lever tout vivants dans l’imagination de l’artiste, et, pour les faire parler, l’artiste n’a eu qu’à leur prêter l’oreille. La psychologie sait fort peu sur la manière dont éclot un personnage de roman ou de drame. Et, selon toute vraisemblance, le héros d’un drame ne naît pas toujours comme celui d’un roman. Celui-ci met plus de temps à se former. Et l’auteur le regarde croître, il assiste à la fabrication de tous les ressorts intérieurs, il en sait le nombre, le degré de tension, l’usage. Il a pris son temps pour le savoir. Aussi peut-il l’expliquer au lecteur... Je crois bien qu’il est des drames que l’on compose à la manière d’un roman, je crois qu’il est des personnages de drame dans la psychologie desquelles l’auteur se meut avec aisance parce qu’il en a construit l’intérieur tout à loisir. Tels seraient, par exemple, les personnages d’Alexandre Dumas fils. Tels ne sont point nécessairement ceux de Wagner. Wagner semble les avoir portés en lui à la manière d’un vivant dans le sein duquel un autre vivant s’agite. Il les a vus, il ne les a pas construits. De là une sorte de méconnaissance partielle des ressorts intérieurs. De là des hésitations quand vient le moment de passer du concret à l’abstrait et de se demander « ce que cela prouve ».

Et c’est ce qui explique les découvertes que fera ingénument Richard Wagner dans son âme propre, lorsque la lecture de Schopenhauer lui apprendra qu’il est pessimiste. Et il interprétera désormais la Trilogie en pessimiste. Et il avouera qu’il s’était une première fois mépris sur le sens de cette œuvre. Alors la même œuvre de Wagner, même au regard de Wagner, peut se prêter à une double interprétation ? Alors il faut rendre raison à M. Chamberlain qui refuse au drame wagnérien toute portée philosophique objective. – Redisons-le une dernière fois. Richard Wagner ne s’inquiète pas de métaphysique, et de savoir le dernier mot des choses il n’a vraiment pas souci. Entre le théisme et le panthéisme a-t-il jamais choisi résolument ? Pas plus qu’entre le bouddhisme et le christianisme orthodoxe. C’est qu’en effet la doctrine de la rédemption par le sacrifice peut s’accommoder de l’un et de l’autre. La morale de l’abnégation n’est pas nécessairement suspendue à la métaphysique théiste : on la dériverait tout aussi bien d’une métaphysique moniste, sans compter que l’intuition peut nous élever jusqu’à une philosophie de la vie, qu’elle peut nous révéler notre raison d’être et par là même notre devoir. Quant au pourquoi de ce devoir, c’est à la réflexion de nous l’apprendre, et les hommes que la nécessité d’agir tourmente ont vite fait d’abandonner le problème aux professionnels de la philosophie.

Et c’est pourquoi les philosophes de profession, et en particulier les philosophes nés français, héritiers de Descartes et de la philosophie « des idées claires », auront toujours quelque peine à saluer dans l’auteur du Nibelung Ring non seulement un maître, mais même un confrère. Qu’est-ce que ce philosophe qui ne sait jamais ce qu’il a voulu dire même après qu’il l’a dit ? Et que vaut cette intuition qui ne fait jaillir l’idée qu’à travers l’image, qui enfante les signes sans s’interroger sur ce dont ils sont les signes ? C’est peut-être ce que nous ne parviendrons jamais à comprendre, nous dont la littérature n’a pas une œuvre du genre dont est Faust, dont est Hamlet.

Au fond, rien n’est plus fréquent que de produire des idées sans savoir jusqu’où elles portent, et l’on citerait plus d’un philosophe auquel la portée de son œuvre n’est apparue qu’après coup. Ce qu’il entre d’inconscient dans l’évolution mentale d’un philosophe, nul ne le saurait dire. À plus forte raison le penseur, s’il est doublé d’un artiste, aura besoin de revenir sur ses créations, de les approfondir, de les ouvrir, qu’on nous passe le terme, pour savoir non ce qu’il y a mis, mais ce qui s’y trouve.

Et ces remarques ne sont point pour ôter à la responsabilité du grand homme. Chez l’artiste la création est intermittente. Pendant ses entr’actes, la réflexion personnelle ne reste pas inactive. L’homme reparaît, conduisant ses pensées avec ordre et s’essayant à voir clair dans ses pensées. Deux cas peuvent alors se produire. Ou bien l’homme et l’artiste vivent côte à côte non pas sans se connaître, mais sans se pénétrer. Ou bien ils se pénètrent et les œuvres de l’artiste traduisent les préoccupations ordinaires de l’homme.

Il y a là un danger, diront les critiques d’art. Et si l’artiste manque de génie, ses œuvres trahiront une pensée impatiente de se faire jour, se mouvant avec lourdeur au sein des formes visuelles, sonores ou poétiques dont elle ne sait pas se faire un moyen d’expression. Si l’artiste est de génie, la beauté de ses œuvres charmera nos sens, remplira le vœu de notre raison. Mais la « raison » n’est pas « l’entendement », et c’est de l’entendement seul que la réflexion relève.

Mais le cas Wagner, pour me servir de la fameuse formule de Nietzsche, est à peu près un cas unique dans l’histoire de l’esprit, et l’on comprend qu’en raison de son unicité, il soit tenu, par nombre d’esprits sincères, pour un cas anormal. Wagner, en cela très peu différent du premier venu, a été, dans ses réflexions, dirigé par les circonstances de sa vie. Sans la tempête qui le poussa sur les côtes de Norvège, il n’eût pas connu la légende du Hollandais volant. L’image de Senta la rédemptrice n’aurait jamais pris corps dans ses rêves de poète. Sans les mécomptes dont furent remplies les premières années de sa vie, Richard Wagner aurait peut-être vécu non seulement en bon royaliste, ce que toujours il prétendit n’avoir jamais cessé d’être, mais en bon monarchiste. Ses malheurs l’ont rendu socialiste. Et son socialisme lui a mis la plume en main pour écrire le Nibelung Ring. Jusqu’ici le cas Wagner est à peu près celui de tout écrivain d’imagination.

Voici ce qui lui est propre : aussitôt écrit le Vaisseau Fantôme, l’idée de rédemption s’en détache et exerce pour ainsi dire une sorte d’attraction, non pas seulement sur ses créations futures, mais sur ses créations antérieures. Senta reconnaît Rienzi pour un être de sa race. Autrement dit, Wagner comprend la mort de son premier héros : l’âme de Rienzi, qu’on dirait lui être restée fermée jusque-là, lui dévoile son mobile directeur. Rienzi traqué par ses ennemis, maudit par la foule, n’est pas mort victime de ses fureurs : au fond, il s’est offert en holocauste. Rienzi est un rédempteur. Et désormais l’idée de rédemption va se faire centre, centre d’attraction et de répulsion tout ensemble : d’attraction pour tout ce qui dans un sujet de drame mettra cette idée en plein jour, de répulsion pour tout élément de nature à en éloigner l’intérêt du spectateur. Puis dans les moments où l’activité créatrice se reposera afin de reprendre haleine, l’idée de rédemption deviendra un aimant non plus pour la fantaisie, mais pour la pensée, non plus pour l’intuition, mais pour la réflexion. L’homme et l’artiste se pénétreront. Et comme à la différence de Hugo, dont les années d’études cessèrent avec les années de collège, Wagner, à l’imitation de Goethe, a vécu à l’université, qu’il y a appris à penser, il ne souffre point que ses intuitions le dominent : de l’image il dégage le concept adhérent à l’image et l’artiste devient penseur. Mais parce que l’intuition reste toujours à l’avant-garde, les œuvres de l’art wagnérien sont restées œuvres d’art destinées tout d’abord à frapper le cœur, puis à faire naître des images en harmonie avec l’émotion, puis à faire penser, mais après coup, ceux qui ont du temps de reste et dont c’est le métier de penser.

Et c’est par où Richard Wagner, qui ne fut jamais selon la lettre disciple de Schopenhauer, fut, en quelque manière, plus qu’un des disciples de sa philosophie. Il en fut un pratiquant véritable. Nous n’attendons pas du lecteur qu’il relise le Monde en tant que Volonté pour s’en convaincre. Mais nous lui signalons quelques pages du livre quatrième, où le philosophe essaie de démontrer l’inanité des systèmes de morale. On commence, dit-il, par être vertueux. On l’est parce que l’on est doué du sens de la vie. Puis, par soi-disant nécessité de se mettre d’accord avec soi-même, on demande à la réflexion ses raisons d’agir ; comme si l’on avait agi par raison. M. Lichtenberger n’a eu garde d’omettre cette affinité entre le musicien-poète et le grand pessimiste ; elle est certes des plus significatives. Voir d’abord pour savoir ensuite : telle est, selon Schopenhauer, la méthode de la philosophie. Telle fut aussi la méthode de Richard Wagner.

Il la suivit avec une docilité dont nul autre qu’un artiste n’aurait pu donner un pareil exemple. Il crut à ses intuitions. Autrement dit, il ne régla jamais ses intuitions sur ses réflexions, bien au contraire. J’en sais plus d’un qui appelleront cela interroger le rêve pour lui demander ce que doit être la veille. Et je ne serais point surpris que cette méthode de philosopher inquiétât les vrais philosophes. Ce serait pourtant le cas de se demander si, dans la genèse inconsciente d’une doctrine de philosophie, l’intuition n’a pas son rôle et si le philosophe ne s’élève pas d’un bond à des conclusions dont il emploie sa vie de philosophe à quérir les prémisses.

 

 

IV

 

Wagner eut une philosophie de la vie. Il eut aussi une philosophie de l’art, une esthétique générale. M. Henri Lichtenberger y a touché dans son livre, assez pour en souligner les formules conductrices, pas assez peut-être pour le dispenser d’un travail nouveau, travail auquel nul autre ne serait mieux préparé que lui, travail dont la clarté serait, j’imagine, d’autant plus féconde qu’il y serait fait une part plus grande à l’analyse musicale. Quelque grand que soit Wagner par les dons du génie poétique, par ceux auxquels se reconnaît un penseur véritable, s’il s’en trouve pour rapprocher son nom du nom de Goethe ou même de Shakespeare, il s’en trouvera plus encore pour associer son nom à celui de Beethoven. J’ignore ce qu’il en est chez les Allemands. Chez les Français, les wagnériens inaccessibles à l’émotion musicale, les wagnériens qui ont « lu » mais n’ont pas « entendu » ne font point nombre. Ceux à qui fait défaut l’éducation de l’oreille musicale risquent donc de « wagnériser » à tort et à travers. Que Wagner ne soit pas un génie exclusivement musical, mille déjà l’ont dit ; mais qu’il ne soit point « par-dessus tout » un génie musical, nous voudrions, pour en être sûr, comparer la quantité d’émotion dégagée par la lecture muette d’un poème wagnérien à celle que fait jaillir l’audition muette, telle que dans un concert, soit des Murmures de la Forêt, soit de la fulgurante Chevauchée des Walküres. Notre trop imparfaite connaissance de l’allemand nous rend la comparaison impossible. Toujours est-il qu’en dépit des vœux prophétiques de Sachs vers la fin des Meistersinger, l’art wagnérien a passé la frontière, qu’il est, n’en déplaise à ses plus intransigeants fauteurs, un art d’exportation ; et il l’est par la musique.

Voilà ce qu’il ne faut pas oublier, voilà ce dont l’oubli nous serait, j’en suis sûr, reproché par M. Lichtenberger lui-même. Et c’est pourquoi nous attendons son « esthétique de Richard Wagner ». Un livre a déjà paru sous ce titre, en langue française, dont l’auteur, très bien informé et très consciencieux interprète, a visiblement eu le tort d’insister sur le détail des drames et de négliger l’analyse des vues théoriques. Que l’on ne traduise pas en français les dix volumes publiés par Richard Wagner en dehors de ses partitions, puisqu’aucun éditeur ne consentirait à faire les frais de la publication, passe encore. Mais que nous en soyons encore réduits aux deux minces volumes édités par M. Camille Benoist, les « officiants » du wagnérisme ne sont point seuls à s’en indigner. M. Chamberlain a cent fois raison quand il reproche à nos artistes français interprètes de Richard Wagner « de ne pas comprendre ce dont il s’agit », et qu’il s’agit de tout autre chose que de bien chanter un rôle. Mais de quoi il s’agit, c’est ce que nous continuons encore, nous autres Français, à savoir fort mal. Une traduction française d’Opéra et drame, de l’Œuvre d’art de l’avenir, de Beethoven, de l’écrit sur l’Essence de la musique, voilà la tâche pressante et, qu’en se mettant à plusieurs, on ferait vite aboutir. Les vues de Richard Wagner sur la musique nous importent pour le moins autant que sa philosophie de la vie.

Comme la philosophie wagnérienne de la vie, la philosophie wagnérienne de l’art semble n’avoir trouvé sa loi de vie qu’après s’être longtemps et fort heureusement essayée à vivre. Nous serions d’un tout autre avis si les écrits théoriques de Richard Wagner s’intercalaient chronologiquement entre Tannhäuser et Lohengrin. Mais Lohengrin les a devancés. Et cette antécédence vient à l’appui de notre thèse. Il nous paraît d’ailleurs que le drame du Chevalier au Cygne tient, dans l’ensemble de l’œuvre, une place dont, si l’importance a échappé à son auteur, ce dont on aurait tort de se montrer surpris, elle ne me paraît pas, non plus, avoir été généralement comprise. Je n’entends nullement comparer les poèmes. Mais si je rapproche les deux partitions l’une de l’autre, j’aperçois entre elles toute la différence « d’autrefois » à « aujourd’hui ». L’art wagnérien, ce qui s’appelle wagnérien, au sens le plus wagnérien du terme, ne date pas d’après Lohengrin, mais de Lohengrin même. Et c’est ce que la partition prouve.

Car, pour ne rien dire du troisième acte, écrit, chacun le sait, avant les deux autres, et dont le charme poétique, pour nous émouvoir autrement, nous touche à des profondeurs moindres que le dernier acte du Tannhäuser, les deux premiers de Lohengrin sont écrits selon la poétique nouvelle. On ne saurait trop vanter l’aisance avec laquelle les motifs versent pour ainsi parler les uns dans les autres comme si un même souffle les avait produits. Et cette aisance, qu’il serait puéril d’appeler excessive, fait illusion à l’auditeur. On lui a dit que l’acte d’Ortrude, le second, était à peu près exclusivement conçu à la manière d’un acte du Ring. Et comme il y a cru trouver des longueurs, il s’est laissé persuader. Il en a moins trouvé dans le premier acte, et il ne s’est pas rendu compte que la musique en était faite de centons, j’entends de phrases dont la suite dérive de raisons dramatiques, non mélodiques. Par suite, aussitôt que vous aurez dégagé les lois auxquelles s’est conformé le génie inconscient de Wagner pendant qu’il travaillait à Lohengrin, vous aurez presque rédigé les articles de sa doctrine d’art, doctrine dont, cette fois encore, l’intuition précéda la rédaction.

Cette doctrine est connue de tous. Pour la renouveler, il faudrait l’analyser dans ses applications, en noter les progrès, en suivre les développements et très vraisemblablement aussi les fluctuations intermittentes, depuis le Rheingold jusqu’à Parsifal, en traversant Tristan et Iseult, d’une part, et, de l’autre, les Maîtres chanteurs de Nuremberg. Ce serait, croyons-nous, la seule manière de nous délasser des lieux communs qui courent les chroniques et de nous en débarrasser en les renouvelant par un heureux et abondant choix d’exemples. La tâche que la mort d’Alfred Ernst est venue interrompre pourrait être utilement reprise par un critique, tel d’ailleurs que nous savons être M. Henri Lichtenberger, d’une information précise, d’un jugement fin et ferme, et doué d’un sens profond de la beauté musicale.

Si la place ne nous était mesurée, nous résisterions difficilement au désir de noter entre Schopenhauer et Richard Wagner de nouvelles affinités spéculatives. Les idées professées sur la musique par l’auteur du Monde dans son troisième livre, où il est exclusivement question des beaux-arts, ne sont point sensiblement différentes de celles dont sont remplies les dix volumes de Richard Wagner. On les a citées, vantées : mais le commentaire et la discussion, en notre pays du moins, se sont fait attendre. Je me trompe. Il s’est produit, chez nous, il y a cinq ans environ, une doctrine dite de la « pensée musicale », aussi étrange qu’inquiétante – et au surplus incohérente – dont le défenseur se figurait prêter main forte aux thèses de Schopenhauer. Il ne les comprenait pas. Et il ne croyait jamais tant les défendre qu’au moment où il s’évertuait à les démolir. Cela revient à dire qu’un examen sérieux des idées communes à Schopenhauer et à Wagner venant sans trop tarder, viendrait encore à son heure. Et la psychologie en profiterait, j’entends la psychologie générale. Car il n’est pas certain que l’analyse psychologique n’ait à profiter des progrès de l’analyse musicale. Il n’est pas certain, par exemple, que pour croire à la réalité des rythmes passionnels, on soit dupe d’une métaphore. Et si l’on disait que les rythmes musicaux extériorisent les rythmes de l’âme, on énoncerait une thèse à laquelle le matérialiste le plus envieilli pourrait souscrire, et cela, sans compromettre ses chères négations. Les termes de largo, d’andante, de presto et tous ceux qui servent à définir le mouvement musical, le jour où ils entreraient de plain-pied dans le vocabulaire du psychologue, retrouveraient, n’en ayons doute, leur pays d’origine. La musique rend nos émotions transparentes, non qu’elle les reproduise dans la totalité de leurs éléments, mais elle a pour fonction d’en objectiver, à tout le moins, les éléments rythmiques. Par malheur, nous savons fort bien ce qu’est le rythme d’une phrase musicale ; mais quand il s’agit d’expliquer ce qu’il faut entendre par le rythme d’une émotion, les images ont beau se présenter en foule, on est toujours en quête d’une formule. Cette formule, nous ne saurions l’attendre ni des métaphysiciens, ni, à plus forte raison, des mystiques. Les psychologues, en revanche, nous la donneront peut-être quand ils auront fait franchir à la psychologie de l’émotion une nouvelle étape. Du point de vue spiritualiste pur, on voit mal ce que peut bien être un rythme. Le rythme, il est vrai, pour être, n’a besoin que du temps. Et la vie de l’âme proprement dite admet une vitesse et, par suite, des inégalités dans cette vitesse. Mais comment se représenter ce rythme sans imaginer des mouvements véritables, mouvements qui auraient leur siège soit dans notre système nerveux, soit dans nos humeurs ? Descartes se fût contenté de dire « dans nos esprits animaux » ; et s’il n’eût pas retranché le « nombre » des attributs de la substance pensante, très certainement il en eût éliminé le rythme.

Ne nous y trompons pas. L’esthétique de Schopenhauer et de Richard Wagner, celle qui assigne pour fonction à la musique la traduction de nos états de sensibilité dans ce qu’ils ont de général et d’accessible à « l’objectivation », n’est pas encore sortie de sa période dogmatique. Pour la faire entrer dans sa période critique, c’est-à-dire, après tout, pour en éprouver la fécondité, une collaboration est indispensable, celle de l’analyse musicale et de l’expérimentation psychologique.

Nous pensons en avoir assez dit pour avoir laissé deviner au lecteur tout ce que peut lui apprendre et lui faire deviner le livre de M. Henri Lichtenberger. Ce livre nous retrace l’évolution des idées générales de Richard Wagner. L’auteur nous y dévoile un Richard Wagner non pas inconnu, du moins fort mal connu en France. Il y aura désormais quelque sottise à feindre d’ignorer quel grand esprit fut ce grand homme. Peut-être fut-il, plus encore qu’un grand esprit, une grande âme. Et voici ce que nous voulons dire. On appelle souvent grands esprits ceux qui, pensant avec profondeur, savent, en outre, penser avec étendue, se meuvent dans un vaste champ d’idées, et, saisissant presque au vol les aspects multiples d’une question, traversent avec aisance les diverses solutions qu’elle comporte, vivant, pour ainsi dire, plusieurs vies en une seule. Tel ne fut point Richard Wagner. Il ne vécut que sa vie. Vite il en trouva le centre. Il s’y fixa d’instinct ; et incessamment et obstinément, il couva du regard les intuitions directrices de sa conscience d’artiste et de penseur. Dans ce penseur il y eut surtout de l’apôtre. L’apôtre Paul disait : « Je ne sais qu’une chose, c’est Jésus crucifié. » Wagner, lui, eût pu dire : « Je ne sais qu’une chose : c’est que, par la pitié, l’homme peut racheter l’homme et rendre le monde meilleur. » Ceux qui prétendraient que Wagner a versé de son âme dans celle de ses héros dramatiques ne se tromperaient pas de beaucoup. On a longtemps peiné sur le mot de Pascal : « C’est au cœur qu’il appartient de connaître les axiomes. » Pascal entendait peut-être que l’intuition ne se produit jamais sans un élan du cœur, et que savoir par intuition, c’est, en quelque manière, savoir par émotion. Wagner était de ceux qui savent par émotion, « par compassion ». En lui faisant la grâce de ne mourir qu’après avoir achevé Parsifal, la nature lui a fait la grâce de ne sortir du monde qu’’après avoir achevé l’unité de sa doctrine et de sa vie.

 

 

Lionel DAURIAC.

 

Paru dans la Revue philosophique de la France

et de l’étranger en 1899.

 

 

 

 

 



1  Richard Wagner poète et penseur, par M. Henri Lichtenberger, professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Nancy. Paris, Félix Alcan, 1898, 1 vol. in-8 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine.

2  Je saisis l’occasion qui m’est offerte pour dire tout le bien que je pense du dernier livre d’Alfred Ernst, et combien je regrette qu’il ait échappé à l’attention de nos meilleurs critiques. Parmi les livres qui ont inspiré à M. Ferdinand Brunetière ses articles les mieux pensés, je n’en sais pas beaucoup dont la valeur excède celle de l’Art de Richard Wagner. Il est curieux et regrettable de constater à quel point notre critique musicale et notre critique littéraire se pénètrent peu. La seconde ignore ou feint d’ignorer la première. Et la seconde se laisse étourdiment méconnaître. Elle se figure y gagner en indépendance. Le fait est qu’en France les critiques musicaux passent pour avoir le droit de tout dire sans s’exposer à être taxés d’absurdes. Comme si, en matière musicale, le premier venu était fondé à identifier son propre goût avec le bon goût ! Aussi les critiques musicaux ont eu beau louer le livre d’Alfred Ernst, on ne s’est nullement pressé d’en conclure que ce livre dénotait des qualités de premier ordre. Ernst, pourtant, a fait sur les textes de Wagner des études comme nos jeunes wagnériens sont encore à cent lieues de savoir en faire. Il nous a montré dans l’auteur du Nibelung Ring, un poète créateur de sa métrique et de sa propre langue. Grâce à ce livre de longue patience et de rare pénétration, nous commençons en France à n’avoir plus besoin de croire sur parole ceux qui nous jurent que Richard Wagner fut un grand esprit. Certes nul Français, pas même Caro, n’a étudié Goethe de plus près qu’Alfred Ernst n’a étudié Richard Wagner ; et le reconnaître c’est ajouter à l’éloge.

3  Un vol. in-12 ; Paris, Charpentier.

4  – On ne démontre pas qu’une œuvre est belle à qui est incapable de s’en rendre compte directement. – Voilà l’éternelle réplique, et à laquelle nous serions assez surpris d’échapper plus que d’autres. Et voici qu’au moment de riposter nous nous sentons en grand embarras. Car si ce n’est pas l’unique but de la critique, c’en est du moins le principal office, à savoir d’ouvrir les yeux des mal voyants, ou, tout au moins, d’aider à marcher dans l’obscurité les aveugles incurables. « Vous m’avertirez quand cela deviendra beau ! » disait à je ne sais quel connaisseur je ne sais plus quel béotien. Et alors le béotien s’efforçait d’écouter : parfois il parvenait à entendre. En matière musicale, on peut faciliter l’admiration par l’analyse, en substituant à la vision confuse d’un ensemble, chez le lecteur inexpérimenté, la vision successive de chaque détail. Cela ne remplace point la vision claire et soudaine du tout, mais cela peut y acheminer. Pour ce qui est de l’art wagnérien, il me semble possible de détailler les faits sur lesquels notre admiration repose. Nous ne rendrons pas ces faits aussi évidents pour le profane qu’ils le sont pour nous. Mais nous leur ferons comprendre que si ces faits existent, il faut nécessairement que l’artiste, par la grâce efficace de qui ces faits ont été appelés à l’existence, soit un homme de grande envergure.

5  Cf. L’art de Richard Wagner, ch. IV.

6  À l’Opéra la scène, à vrai dire, n’est pas supprimée. Elle n’est qu’écourtée. C’est déjà trop. Wotan cède trop vite à Fricka. Il a l’air d’obéir à la peur et non à la nécessité. Il paraît ridicule, ce qui est assurément contraire aux intentions du poète.

7  Les premières preuves, toutefois, ne nous auront pas été données par M. Henri Lichtenberger, mais bien par Alfred Ernst, qui, fort heureusement toujours, et parfois merveilleusement, nous montre comment dans l’esprit de Wagner une légende dépouille tout ce qu’elle doit aux circonstances pour ne retenir que ce qu’elle contient d’humain. Wagner idéalise ses personnages en leur ôtant tout ce qu’ils doivent aux contingences historiques. Ils restent, par cela même, en dehors et au-dessus de toute civilisation. Et comme ils ne sont d’aucun temps, ni d’aucun pays, ils se passent d’intelligence. L’intuition leur tient lieu de compréhension. Et comme l’intuition va d’une allure plus rapide, elle détermine le choc émotionnel avec une vivacité et une soudaineté inconnues de ceux qui savent et comprennent. Aussi pourrait-on dire des héros de Wagner qu’ils vivent à la fois d’une vie intérieure très profonde et très peu psychologique En les analysant on n’éviterait pas de les civiliser, par suite de les défigurer. Cela étant, Richard Wagner ne pouvait pas ne point croire au caractère populaire de ses créations dramatiques. Pour s’y plaire, il faut, peut-être, en effet, beaucoup plus d’âme que d’intelligence.

8  Traduction de Mme Judith Gautier, p. 75, Paris, Armand Colin, 1893.

9  À en croire les commentateurs, Alfred Ernst, entre autres, l’idée du Charfreytagzauber aurait pris naissance dans les légendes d’où il a extrait son poème. Mais ici, comme partout ailleurs, il a émondé, simplifié et, par ce travail de simplification à lui propre, il a en quelque sorte recréé ce qu’il empruntait à ses devanciers.

10  Cité par M. Lichtenberger, p. 128 et 189.

11  P. 390 et suiv.

12  Wagner cité par M. Lichtenberger, loc. cit., p. 391.

13  P. 253 de la Trad. franç.

14  Au XVe chapitre de l’Art de Richard Wagner, Alfred Ernst pose le problème de la « philosophie » du musicien poète et le discute avec une rare clairvoyance. Nous ne lui avons rien emprunté, puisque nous avons lu son livre entre la rédaction du présent article et la correction des épreuves, mais nous prendrions très volontiers sa conclusion à notre compte. Le problème philosophique, – d’après Ernst, – gravite autour « du problème moral de la vie – du bonheur de la vie ». Et, dans le Drame de Wagner, il reçoit une solution précise (cf. loc. cit., p. 301). Cette solution est-elle d’ordre chrétien ? Là-dessus nous serions moins affirmatif que notre auteur, c’est Ernst que je veux dire. Ernst, aussi fervent catholique que fervent wagnérien, s’est assez rendu compte que d’avoir franchi les bornes du christianisme esthétique, cela n’implique nullement que l’on soit prêt à passer le seuil du christianisme dogmatique. Peut-être ne s’est-il pas assez demandé sous quel aspect Wagner s’est apparu à lui-même dans ses rapports avec la religion du Christ. Il nous semble à nous que Wagner s’est orienté vers le christianisme en passant par le bouddhisme, et que de ce passage il n’eût jamais consenti à laisser s’effacer la trace. Le héros de Parsifal a longtemps séjourné dans l’imagination de R. Wagner sous les traits d’un disciple de Bouddha. Il est extrêmement probable qu’entre Bouddha et Jésus, Wagner ne s’attachait pas aux différences. Et ceux qui oseraient, même au risque de mainte confusion grave, définir le bouddhisme un christianisme sans père céleste et sans vie d’outre-monde, définiraient d’assez près le christianisme de R. Wagner.

 

 

 

 

 

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