Franchise et affranchissement
par
Vivianne DÉCARY
La résistance opiniâtre que les législateurs de la province latine et française de Québec ont opposée jusqu’ici au non moins opiniâtre acharnement des champions du mouvement en faveur du suffrage féminin a soulevé bien des polémiques verbales et écrites.
Nous n’abordons pas le côté purement politique de la question. Nous admettons cependant le fait que les préposés actuels à la fabrication des lois ont été élus à la majorité des voix. Si les animateurs du mouvement féministe se réclament du principe fameux du vox populi pour l’obtention du droit de vote pour la gent féminine, il faut en conséquence qu’ils s’inclinent ici devant le même vox populi qui a choisi comme représentants des hommes qui refusent obstinément d’accorder ce droit aux femmes. Nos législateurs ont un mandat et, logiquement et consciencieusement, ils le remplissent selon le dictum de leurs commettants.
Qu’on ne nous objecte pas que les femmes n’ont pas voté pour élire le parlement actuel. Si l’opinion publique eut été dans une large mesure en faveur de l’établissement du suffrage féminin, l’Assemblée législative compterait un plus grand nombre de membres aux couleurs féministes. D’ailleurs, dans les pays où cette mesure a été adoptée, on n’a pas procédé autrement. Dire que ce concept est d’origine saxonne, c’est commettre un truisme. Cette idée n’aurait jamais germé dans un cerveau latin. Témoin le peu de succès de la propagande féministe en France. Quant à nous, latins nous sommes de sang, de cœur et d’esprit, latins nous resterons, à moins que... oui, monsieur Kipling. Notons en passant que le miracle de notre survivance latine nous a valu, jusqu’à la génération qui nous a précédés, l’admiration respectueuse de nos concitoyens d’origine saxonne et l’étonnement non moins respectueux des étrangers. Nous voudrions que cette réflexion prît forme de point d’orgue dans notre course essoufflante vers l’idéal socialiste qui nous vient des États-Unis.
Écrire ici que le groupe des féministes est le porte-parole d’une minorité infime est sans doute une perte de temps, puisque le fait crève les yeux de ceux mêmes qui ne lisent pas ou point. Nous souvenant toujours du principes libérateur (?) qui en politique a pris la forme concrète du suffrage universel, nous constatons que le camp militant des féministes est fort restreint et se compose, d’une part, de vierges desséchées, d’amazones sans monture, de minerves sans flambeau, d’épouses manquées, de mères ratées et de quelques autres laissées pour compte qu’en style d’entomologiste nous appellerions des « frelonnes » ; et encore, si éphémère que soit leur fonction, les frelons, dans la ruche, ont leur raison d’être. D’autre part, il compte, ce groupe, quelques individus du sexe fort qui, ayant conservé, on ne sait comment, dans leur subconscient, quelques vestiges d’une chevalerie d’un autre âge, se sont rappelé soudain que les chevaliers de ces siècles héroïques accomplirent des actions d’éclat pour la gloire de Dieu, le service du roi, le bien du pays, et pour conquérir le cœur de leur Dame. Il n’a pas encore été déterminé, que nous sachions, si nos chevaliers modernes, qu’en langue verte on appelle des « parrains », ont agi par compassion, dévouement, amour ou reconnaissance, mais nous croyons savoir qu’ils n’étaient pas mus par la force irrésistible de la conviction.
Nous nous proposons d’étudier ici le principe du suffrage féminin sous son double aspect social et économique, et son application dans un pays de foi catholique, de culture latine et d’esprit français, nous avons nommé le Québec.
Il va sans dire que nous n’aborderons pas le côté strictement religieux et moral de la question. Ceci ressortit à des compétences que nous ne professons pas être. Nous émettrons simplement qu’on ne peut mettre en cause véridiquement la formation morale du peuple canadien-français sans impliquer qu’elle est catholique d’origine et de fond. Que les exceptions ne se sentent pas en lisant ces lignes des proportions de prépondérance majoritaire.
I – ASPECT SOCIAL.
La société chrétienne repose tout entière sur cette base qu’est la famille, restée plus ou moins solide jusqu’après la grande guerre. Si le foyer est la cellule dont la répétition multipliée compose l’organisme social, il n’y a pas de doute que la femme est, ou devrait être, la pierre angulaire de ce foyer, l’embryon de cette cellule. Cette structure sociale, identique à la physiologique, est parfaitement naturelle.
Historiquement, la famille, telle qu’elle était constituée dans la civilisation chrétienne, remonte sans peine le cours des siècles pour retrouver sa filiation latine, le matriarcat romain, source initiale de la puissance des césars. La chute de l’empire romain ne fut pas uniquement l’œuvre des barbares nordiques. L’histoire reconnaît que cet écroulement fut surtout le résultat d’une désagrégation intérieure engendrée par la corruption des mœurs privées des légionnaires repus et oisifs et des citoyens enrichis et désœuvrés de l’époque décadente. Que pourraient aujourd’hui contre la civilisation chrétienne le socialisme, le communisme et tous les autres schismes sociaux, si la famille était encore le roc inébranlable qu’elle devait être dans l’esprit des fondateurs de l’ordre social que nous voyons en ce moment vaciller sur ses bases ? C’et là qu’est la source de tout le mal, c’est là qu’il faut appliquer le remède. Le pur alliage des enseignements évangéliques trempés de droit romain est la plus belle formule de morale collective que la philosophie ait encore apportée au monde. Nous ne pouvons entreprendre après le génial Maurras la preuve historique de la famille comme principe de durée, de continuité, d’hérédité, partant d’éternité, mais nous sommes convaincue que c’est par la restauration de la famille que nous donnerons le coup de grâce au malaise moral qui est la cause primordiale de la crise universelle que nous traversons. Toutes les lois que pourrait édifier le cerveau de l’homme, comme celui de la femme, d’ailleurs, ne serviront de rien tant que nos concitoyens ne seront pas résolus à les observer. Actuellement, le plus grand nombre ne songent qu’à violer les lois divines ou humaines. Nous ne pouvons nier qu’une réforme s’impose et incessamment. Toutefois, à l’encontre des « sociaux » de tout acabit, nous optons pour une rénovation intérieure par le renoncement chez l’individu plutôt que pour une révolution collective extérieure, réalisée à coups d’édits, de sanctions et de trique. Et nous ne voyons qu’un moyen d’atteindre notre but : c’est de consolider le lien familial. Si elle pouvait s’en montrer digne, c’est à la femme que reviendrait de droit cette tâche absorbante et de longue haleine. Avens-nous raison de craindre que le cerveau de la femme contemporaine, en mal de développement, n’ait pas l’ampleur nécessaire pour embrasser l’étendue de cette œuvre de renaissance morale et sociale ? Comment expliquer en effet sa dérobade actuelle, pour ne pas dire sa désertion, autrement que par une infériorité de caractère et d’esprit ? Et pourtant l’œuvre de choix que nous voudrions lui confier répond infiniment plus à ses affinités naturelles, quand celles-ci ne sont pas irrémédiablement faussées ou atrophiées par une éducation erronée et criminelle, que la course échevelée au bulletin de vote. Que servirait à l’avenir du pays qu’un plus grand nombre de voix désignassent des représentants, s’il ne s’en trouve que d’impuissants à remédier à nos maux ? À quoi bon élire des femmes pour apporter des correctifs aux erreurs commises par les hommes qu’elles ont elles-mêmes mal formés ? Pourquoi appeler les femmes au prétoire pour prononcer des sentences réprobatrices contre ceux qu’elles n’ont pas su, à l’instar de la louve romaine, douer de force en même temps qu’elles les nourrissaient de lait pour leur permettre de triompher des instincts mauvais ?
Si nous avons failli à la tache gigantesque, mais non pas au-dessus des forces féminines, de former nos fils, d’aider nos maris et de seconder nos pères, à qui nous en prendre ? Aux législateurs ? Et comment avec cette faillite inscrite à notre bilan pouvons-nous nous présenter au monde, comme le vieux capitaine qui en a vu bien d’autres, pour prendre le gouvernail et conduire le navire de l’État à bon port à travers la tempête actuelle ?
Au lieu de monter à la tribune pour proclamer bien haut que les hommes que nous avons faits ne sont pas à la hauteur de leur tâche civique, et que nous allons désormais mettre la main à la pâte et édifier et appliquer des lois qui seront indiscutablement des monuments de sagesse, nous ferions peut-être mieux de rentrer en nous-mêmes, pour faire notre examen de conscience, et dans nos foyers, d’où la monstrueuse guerre nous a fait sortir, pour recommencer, mais en mieux, l’humble et immense tâche de faire des hommes, de vrais hommes, selon notre cœur, et aussi selon notre cerveau, s’il est aussi grand que nous le laissons entendre. Ô grande ombre de Cordélia, que penses-tu de nos bréhaignes féministes, socialistes, communistes et récidivistes ?
Pour l’enfant et la jeune fille, la question de la vie du dehors ne se pose même pas. Leur instruction et leur éducation, qui doivent de toute évidence être orientées dans une direction diamétralement opposée, ne leur laissent pas et ne doivent pas leur laisser de loisirs autres que ceux que l’hygiène ordonne de consacrer au jeu. Il y aurait beaucoup à dire sur cette culture qui doit tendre à faire de la femme, non pas l’égale politique de l’homme, ce qui est ridicule, mais son complément. L’espace qui nous est réservé ici ne nous permet pas d’aborder cette question. Nous y reviendrons.
Vient ensuite l’époque délicieuse des fiançailles, cet avant-goût du paradis, que tous les poètes ont chantée, et durant laquelle le monde extérieur, politique ou autre, n’existe même pas pour la femme, tout absorbée qu’elle est dans son bonheur anticipé.
Devenue épouse, la femme entreprend dès lors sa tâche sublime, qui est de créer du bonheur. Elle s’est engagée devant Dieu et devant la société à rendre son mari heureux. Elle se doit à elle-même de remplir ses engagements. En quoi consistent-ils ?
Prenons d’abord le cas de la femme de condition modeste, qui, en plus des attentions qu’elle doit à son mari, doit vaquer sans aide aux soins du ménage, servir trois repas bien préparés chaque jour, élever ses enfants, coudre et réparer les vêtements, sans compter les devoirs religieux, les relations de famille, la maladie et la mort, incidents ou accidents de la vie courante qui absorbent encore un temps incalculable. Nous défions la féministe la plus convaincue de trouver à la femme du peuple les loisirs nécessaires à la préparation, la plus sommaire soit-elle, qui lui permettrait de s’intéresser à la vie publique, aux questions difficiles et compliquées de la politique nationale et internationale, l’une n’allant pas sans l’autre. Et si elle n’a pas les loisirs voulus pour s’y intéresser, elle a encore bien moins le temps d’y prendre part sans négliger ses devoirs d’état.
Elevons la loupe d’un degré et examinons maintenant le tableau de l’emploi du temps de la femme de petite ou de grande bourgeoisie. Les soins et les soucis domestiques absorbent une fraction moindre de son temps ; mais le rentier, le négociant, l’industriel et l’homme adonné aux professions dites libérales ont plus de loisirs et quelquefois plus de raffinement, et partant plus d’exigences, que l’ouvrier. C’est ici que se pose pour la bourgeoise la question délicate d’être non seulement l’épouse de son mari, mais aussi son amante. Il y a lieu de signaler en passant que la pureté des mœurs est au point de vue social, non moins qu’au point de vue religieux, d’une importance capitale. Dès que l’homme commence de s’adonner à la polygamie clandestine, la porte est ouverte à des catastrophes, à des désastres dont les répercussions sociales sont incommensurables, sans compter les risques terribles au point de vue physique que cette dérogation entraîne pour la femme et les enfants. Il n’y aura jamais qu’un moyen d’empêcher les hommes de courir : c’est de leur couper les jambes.
Toutefois la vie sentimentale n’est pas toute la vie d’un homme. C’est maintenant que la culture appropriée dont la femme devrait être munie va entrer en jeu. Selon la position sociale et la profession ou le métier de son mari, la femme sera tour à tour, et peut-être tout à la fois, associée, secrétaire, inspiratrice, régisseur, médecin, garde-malade, hôtesse, ambassadrice, et surtout, et par-dessus tout, elle sera son ami, son grand ami, son meilleur ami, son seul ami. C’est à dessein que nous employons le genre masculin. Nous voulons donner à ce mot le sens sublime que lui confèrent les Chinois, et qui signifie, si notre mémoire est fidèle, « mon autre moi-même ». Ne vous semble-t-il pas que cette tâche unique et multiple à la fois va absorber la vie entière de la femme ? Oui, elle le pourrait sans difficulté, mais il y a aussi les enfants.
Si nombreux que soient les devoirs imposés à la femme par l’Église et la société, sa mission ne se borne pas à remplir les obligations que nous venons d’énumérer. La femme peut faillir à ses devoirs envers son Créateur, elle peut déroger aux lois prescrites par le code religieux, civil ou social avec plus ou moins de conséquences désastreuses pour elle-même et les siens. La vie sera moins belle à vivre ; elle continuera cependant ; mais la femme ne peut dire non à la nature et refuser de transmettre le flambeau de la vie sans contempler l’ultime extinction de l’espèce et de la vie même. Tant que les gens de science ou les féministes n’auront pas inventé un autre moyen d’enfanter les hommes, la femme devra se soumettre à son destin et dépenser la plus large part de son existence à remplir cette tâche. Car il ne s’agit pas seulement de mettre l’enfant au monde, de le nourrir, de le vêtir ; il faut pendant vingt ans au moins l’instruire, l’éduquer, le former, le diriger, en un mot en faire – nous ne disons pas essayer d’en faire, nous n’avons pas le droit de faillir à la tâche devant la destruction imminente qui menace notre civilisation – en faire, disions-nous, ce faisceau de qualités incomparables, ce chef-d’œuvre féminin qu’est un honnête homme.
Pour fournir à son mari d’abord, à ses enfants ensuite, cette communion sentimentale, cet appui moral, cette aide intellectuelle et cet apport social, la femme a besoin de beaucoup de temps, de tout le temps disponible même, pour apprendre beaucoup de choses. L’idéal serait de tout apprendre et de tout savoir pour mieux comprendre, mieux former, mieux persuader et surtout pour soutenir, pardonner et relever, car tant que nous traitons avec l’élément humain, nous devons nous attendre à plus de faiblesses et de défaillances que de prouesses et de réussites.
Il y a à l’heure actuelle une autre tâche qui confronte la femme canadienne-française d’une façon impérieuse : c’est la formation d’une élite. Cette œuvre ne peut s’édifier qu’au foyer et à l’école. C’est ici que les femmes d’âge mûr, qui ont achevé la tâche essentielle d’élever leurs enfants, trouveraient un objet digne de leur activité. Élite intellectuelle et élite morale ! Avec les jeunes sujets brillamment formés par les mères et l’école, une école radicalement différente, s’entend, du squelette desséché dont nous sommes présentement dotés, quelle société choisie pourraient former ces femmes dont l’expérience a mûri le jugement, adouci le cœur et cultivé l’esprit ! Elles pourraient rouvrir les salons condamnés, ressusciter l’art divin, selon les Grecs, de la conversation, créer des débouchés pour le livre et encourager par leur appui social les artistes et les jeunes talents.
Notre organisme social comprend en outre une série d’organes secondaires qui ont besoin pour fonctionner du trop plein d’énergie féminine. Dans ce domaine encore on ne nous a pas attendues pour créer et légiférer. Les œuvres sont déjà fondées et requièrent des bras et des cœurs féminins. Pour ne nommer que les plus grandes et les plus belles, citons : l’assistance maternelle, l’hygiène de l’enfance, l’aide hospitalière.
Ah ! mesdames, si nous voulions être franches avec nous-mêmes et avec les autres, quelle belle chose nous pourrions faire de la vie, que de bonheur, que de beauté nous pourrions créer, même sans la franchise !
II – ASPECT ÉCONOMIQUE.
Le double but avoué de la campagne actuelle en faveur du suffrage féminin est d’obtenir pour la femme l’éligibilité politique et l’affranchissement économique. Les honnêtes gens ne s’abusent pas cependant sur les inavouables motifs réels des agissements de ce petit groupe d’arrivistes qui, à l’instar de la mouche du coche, harcèlent les pouvoirs publics soi-disant pour tirer les femmes du Québec de l’abjecte misère politique et économique où elles gémissent. Or, que nous sachions, les femmes du Québec ne gémissent que dans les transports d’Éros et dans les douleurs de l’enfantement. En ceci comme en cela, elles partageraient le sort universel qui échoit à la femme, et quels dons juans consacrés et accoucheurs de renom nous assureront, qu’en l’occurrence, la franchise électorale agirait à la façon d’une douche glacée ou d’un anesthésique ? Faisant abstraction de toute arrière-pensée au sujet des ambitions des féministes, nous envisagerons leurs efforts sous le jour de l’amélioration possible, ou probable, de notre administration politique et sociale dans le cas où nos législateurs leur permettraient de doubler le nombre des bulletins de vote. Pouvons-nous sérieusement affirmer que, par un renversement de toutes les lois physiques, quantité deviendrait ici synonyme de qualité ? Si le représentant élu est un cuistre, peu importe que sa majorité se compose d’un nombre plus ou moins égal de voix féminines et de voix masculines ; nous ne serons pas mieux gouvernés grâce à cette équation. On fait grand état dans les milieux féministes de la situation d’infériorité où se trouverait la femme du Québec par rapport à ses sœurs des autres provinces. Ce détestable sophisme est faux en droit et en fait. La supériorité consiste, il nous semble, à poser un acte intelligent de préférence à un geste machinal, fût-ce celui de suivre la foule aveugle et médiocre dans un réduit obscur pour tracer une croix d’illettré sur un bout de carton. Si les femmes étaient les politiques consommés qu’elles croient être, l’urne électorale serait la dernière de leurs préoccupations, car ce n’est le secret de personne que le suffrage n’est que le vain simulacre, et non pas le signe, de la démocratie, comme le croient les masses ignorantes et éternellement bernées.
Nous ne serions pas justifiables d’élaborer davantage sur ce point, car de l’aveu même des féministes militants l’obtention du droit de vote n’est qu’une étape insignifiante dans leur marche triomphale vers l’hégémonie politique. Passons donc à l’examen des lettres de créance des postulantes aux emplois publics qui tiennent actuellement l’affiche. Si l’on en croit la rumeur, un gouvernement mixte ou, qu’à Dieu ne plaise, exclusivement féminin, l’emporterait en qualité sur le présent régime. Nous serions donc en droit d’attendre de la part des candidates éventuelles des preuves d’une préparation éloignée, à défaut d’expérience, qui établirait sans conteste leur supériorité sur les médiocres élus des suffrages, dont la plupart ne possèdent, à titre de certificat de compétence politique, qu’un petit paquet de bulletins de vote. Or, jusqu’ici, l’observation minutieuse des êtres et des choses démontre que même les piliers du mouvement féministe n’ont ni la formation, ni la culture, ni l’expérience nécessaires pour se donner comme de grands administrateurs en puissance.
Deux traits caractéristiques de la nature féminine seront toujours, à nos yeux, des obstacles insurmontables au succès politique des femmes en général. C’est d’abord le caractère analytique de leur cerveau, qui en fait des spécialistes du détail, mais leur défend toute vue d’ensemble. Et toute politique, même dans un champ restreint, est une synthèse. Notre sexe a produit des romancières célèbres, des portraitistes distinguées, mais le poème épique, l’essai philosophique, les grandes fresques ne sont pas son affaire. C’est ensuite l’extrême sensibilité du système nerveux de la femme, qui la rend inapte à conserver aussi longtemps que l’homme, dont l’écorce est en général plus épaisse et partant plus résistante, son sang-froid et sa lucidité d’esprit dans l’atmosphère viciée, surchauffée, suffocante, des réunions populaires et des caucus prolongés. Il suffit de se remémorer certains épisodes navrants ou grotesques de la lutte des suffragettes anglaises à l’époque glorieuse de Pankhurst et de ses émules pour constater à quels excès dégradants peuvent conduire des nerfs détraqués par les luttes homériques qui se livrent dans le forum du suffrage universel. Il semble bien que cet exécrable sentimentalisme, dont souffrent la plupart des femmes, ne soit pas uniquement imputable à une formation défectueuse, mais qu’il est, dans une certaine mesure, spécifiquement féminin. Pour ne citer que deux exemples, pris à la volée, nul ne contestera qu’Agnès McPhail, l’ange gardien des bagnards, ferait un juriste déplorable, et que Jeannette Rankins, qui fondit en larmes au Congrès lors du vote tardif de participation des États-Unis à la grande Guerre, serait un piètre ministre de la guerre.
Il est à noter que même dans les pays saxons, où les femmes sont éligibles, elles ne sont parvenues jusqu’ici qu’à décrocher des portefeuilles d’ordre secondaire. Dans le dernier cabinet travailliste anglais, une femme dirigeait le Ministère du Travail. Or, chacun sait que les associations professionnelles et le service administratif des assurances sociales (dole), en Angleterre, allègent le fardeau du Ministre du Travail au moins des trois-quarts. Ces derniers temps, le Président Roosevelt confiait le même portefeuille à mademoiselle Frances Perkins, mais un triumvirat mâle a la haute main sur la chétive part d’administration que les syndicats ont concédée au Ministère du Travail américain.
Évidemment les tenants du féminisme dans le Québec ne s’en font pas pour si peu. L’histoire politique, pas plus que l’histoire tout court, d’ailleurs, n’est une entrave à leurs ambitions. Avec un désintéressement sublime et une foi digne d’une meilleure cause, ils l’ignorent, afin de poursuivre sans relâche leur marche en avant ; car prenez garde que tous nos féministes sont, consciemment ou non, d’extrême-gauche. C’est dans le domaine social et économique qu’ils font entendre leur plus gros son de cloche. Au lendemain du Grand Soir, les purs se dépouilleront de leurs péchés passés au bénéfice de l’État, nouvel agneau expiatoire, et commenceront une page blanche. Les nouvelles élues vont, paraît-il, légiférer à l’envi pour réduire la mortalité infantile, en rendant les nouveau-nés délinquants passibles d’une forte amende, et pour restreindre la criminalité, en créant sous la direction de féministes retraitées des patronages pour anciens forçats. Grâce à des lois infrangibles, les ouvrières connaîtront enfin l’âge d’or de la prospérité. Il n’y aura plus alors de femmes battues ou maltraitées, un arrêté en conseil ayant, dès l’avènement du nouveau régime, décrété la peine de mort, sans aucune forme de procès, pour tout mari brutal, ivrogne, coureur ou refusant de subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Les épaves humaines qui peuplent aujourd’hui les bouges, les hôpitaux et le ruisseau pourront toutes êtres régénérées et réhabilitées, car au lendemain de son élection le nouveau gouvernement féministe, socialiste, futuriste, utopiste passera une loi pourvoyant à l’angélisation immédiate des maquereaux (ceux de l’ombre, pas de l’onde). Comme il serait beau le rêve des illuminés de gauche, s’il n’était en fait un explosif dangereux, qui ne saurait que détruire sans pouvoir jamais reconstruire ou créer ! Nous ne savons rien de plus coupable, de plus criminel, que la propagation, dans les couches inférieures de la société, de cette idée dangereusement fausse que les lois peuvent être constructives et toutes-puissantes, et qu’un gouvernement de borgnes, élu par des aveugles, peut être infaillible et doit être omnipotent. Et cette fumisterie écœurante, qui profite à quelques farceurs éhontés aux dépens de l’immense majorité des honnêtes gens, est en train de saper les bases de notre civilisation, puisqu’elle tend fatalement à dégager une entité consciente, l’individu, de la responsabilité des actes qu’il pose librement pour en charger un conglomérat qui, de par sa nature même et l’éphémère durée de son existence politique, est réfractaire ou moindre soupçon de responsabilité.
Nous reconnaissons de bon cœur qu’il y aura toujours un certain nombre d’orphelines pauvres, d’inadaptées ou d’inadaptables, de veuves sans ressources, et de déracinées que le peuple désigne sous le vocable de « femmes qui ont eu des malheurs ». Le gouvernement traditionnel qui préside à nos destinées politiques depuis un quart de siècle est intervenu en leur faveur dans toute la mesure où le lui permettait le respect que nous avons de la liberté individuelle en territoire britannique. Il a créé 1 à l’usage des intéressées un outillage légal adéquat, sinon efficace, qu’il modifie et perfectionne sans cesse sur les recommandations qui lui sont soumises. Il a confié le soin d’appliquer cette loi à un organe administratif spécial 2, qui a pouvoir de référer aux tribunaux, pour sanction et condamnation, les cas de contravention qui sont portés à sa connaissance. Le gouvernement a donc fait le nécessaire. Les féministes les plus enragés sont forcés d’en convenir. Les statuts regorgent de lois et les archives d’ordonnances, mais tous tant que nous sommes nous ne songeons qu’à les enfreindre. La commission d’enquête qui a siégé durant ces derniers mois à Ottawa a mis au jour le plus sordide tableau de mœurs sociales et de conditions de travail qui ait jamais été étalé aux yeux d’un peuple dépourvu de sens moral, ou, si vous voulez, du sens de la dignité humaine, et féru de lois inutiles. Il n’y a pas été démontré toutefois que le Québec fût sous ce rapport plus mal partagé que l’Ontario, où les femmes votent, et, dans nombre de cas, empêchent même les hommes de voter. Nous avons lu des témoignages dignes de foi, et qui ont d’ailleurs été corroborés, prouvant que dans la capitale même de cette province avancée au point de vue politique, de cet éden féministe, des centaines de femmes, employées dans des ateliers de couture et, ailleurs, dans des fabriques de conserves ou autres, sont odieusement exploitées en dépit du suffrage féminin, en dépit des lois, en dépit des ordonnances, en dépit des tribunaux, en dépit de tout. Nous savons maintenant que de pauvres filles, rivées à leur machine comme des galériens, travaillent pendant des heures interminables, à une vitesse épuisante, sous l’œil impitoyable d’un garde-chiourme, qui scande le rythme des machines, montre en main. Nous avons aussi appris que le maigre salaire qui doit leur être versé, conformément à la loi, leur arrive considérablement amputé après avoir accompli des acrobaties mathématiques effarantes et incompréhensibles pour le cerveau en général peu développé de ces pauvres mercenaires. Vous nous soumettrez que les patrons peu scrupuleux sur ce point sont passibles des sanctions prévues par la loi. Eh oui, mais bien des fois, quand les ouvrières exténuées sont tentées de dénoncer les vils éperviers qui les exploitent, le spectre de la faim se dresse hideux devant elles, car elles sont toujours à la merci d’une indiscrétion possible et elles savent qu’alors leurs Shylocks leur couperaient les vivres. De désespoir, elles continuent de traîner leur existence de bête de somme jusqu’à ce que l’épuisement physique et la détresse morale les conduisent aux portes de la folie.
Nous avons examiné avec soin la désolante compilation de chiffres qu’exposait dans une conférence 3 Miss Marion J. Low, secrétaire de la Y.M.C.A., en essayant d’établir le budget d’une midinette touchant un salaire moyen de $9.50 par semaine. Selon les statistiques, ce chiffre ne serait pas du tout exagéré. Après vérification, nous arrivons à la même conclusion que Miss Low, savoir : que tout bien compté, jusqu’au dernier sou cette dérisoire rétribution sert à l’achat du strict nécessaire à la vie matérielle seulement, sans provision pour l’avenir, sans sécurité pour le présent dont chaque instant est une lutte sans merci pour un morceau de pain, un vêtement rudimentaire et un abri de fortune. Ce serait bien beau, l’indépendance économique de la femme en dehors du foyer, seulement toutes les lois imaginables n’en hâteront pas l’avènement et ce ne sont sûrement pas les féministes de notre millénaire qui le célébreront.
Nous avons peine à croire à la sincérité et au désintéressement des féministes lorsqu’ils font grief au gouvernement du Québec de refuser aux femmes les droits et les privilèges dont elles jouissent dans les autres provinces et dans certains pays étrangers. Il semble que chaque fois que leurs revendications étaient justes et bien fondées, le gouvernement se soit rendu à leurs demandes. Témoin, les modifications apportées au Code Civil 4, qui permettent à la femme mariée de conserver en propre le fruit de son travail personnel, ainsi que les économies qu’elle prélève sur son salaire, et d’administrer elle-même toute propriété qu’elle pourrait acquérir ou tout placement qu’elle pourrait faire au moyen de ces économies, et d’en disposer à son gré. Désormais, toute femme est légalement à l’abri des empiètements d’un mari qui, en plus de manquer à ses obligations les plus sacrées, montrerait des dispositions trop prononcées pour le métier de souteneur. D’ailleurs, tel qu’il est, le Code Civil du Bas-Canada est la plus belle sauvegarde des intérêts de la femme qui ait jamais été édifiée et les féministes seraient bien avisés de l’étudier minutieusement avant de tout chambarder dans ce vénérable édifice. Il y quelquefois des changements qui n’apportent que des avantages superficiels et négligent le fond de la question. Telle la loi de 1886 qui permet à la femme mariée dans l’Ontario d’aliéner ses immeubles sans l’autorisation de son mari et même de les vendre à ce dernier. Il semble que dans certains cas, en vue d’un gain immédiat ou à cause de la pression morale exercée sur elle par le mari, la femme pourra sacrifier l’intérêt médiat de ses enfants en les dépouillant de leur patrimoine en tout ou en partie. De toute façon, après étude sérieuse, notre code semble s’être rangé du côté de la sagesse en gardant le statu quo sur ce point. Nous avons même pu constater que, fidèles observateurs d’une tradition fortement ancrée dans nos mœurs, les tribunaux rendent parfois des jugements qui favorisent des femmes que nous avons nous-même jugées peu dignes d’une aussi probe et aussi scrupuleuse interprétation de la lettre et de l’esprit des lois.
Il y a plus. Sans doute le problème économique qui se pose depuis la fin de la Grande Guerre par suite de l’envahissement graduel par la femme des domaines politique, professionnel, commercial et industriel, devient de plus en plus sérieux. Le chômage masculin s’en trouve accentué d’autant. Certains emplois spécifiquement féminins, dans le service domestique, par exemple, seront bientôt complètement désaffectés. Une des causes principales de la dépréciation actuelle de la main-d’œuvre est la honteuse exploitation du travail féminin sur une échelle qui semble s’allonger à mesure qu’elle se resserre. Et comme le taux des salaires est le principal baromètre économique des centres urbains, il en est résulté fatalement dans les villes un abaissement du niveau matériel de la vie, qui aura en son temps une répercussion fâcheuse sur la santé publique. Les données multiples du problème économique ont accaparé notre faculté de penser au point de dérober à notre vue l’impasse où nous mènent nos socialistes en jupon, car ce déracinement de la femme, que l’école actuelle et le féminisme sont en train d’opérer, est une véritable révolution sociale. L’amour, le sentiment maternel, le lien familial, les concepts du droit, du devoir, de la responsabilité, sont marqués pour une transformation radicale. Les résultats funestes que l’affranchissement total des femmes a valus à nos voisins devraient cependant nous donner à réfléchir. La femme américaine a joui de bonne heure de la franchise électorale et de l’accès aux emplois publics et aux carrières libérales ou autres, et de tous les pays d’Occident, c’est sans conteste celui où les mœurs sont le plus dissolues, celui où les économistes et les politiciens sont à la veille de se faire écharper par les douze millions de chômeurs qu’on ne parvient pas à caser à coups de systèmes et de décrets, celui où le taux déclinant de la natalité est une sérieuse cause d’alarmes pour la petite poignée de patriotes qui croient encore à l’avenir de leur pays, de leur pauvre pays que les primaires radicaux qui l’exploitent sont en train de mener à la ruine. Qu’ont fait les femmes américaines depuis le temps qu’on leur a accordé le droit d’intervenir dans tous les domaines de la vie publique et économique du pays ? S’il est permis de les juger à leurs œuvres, il va falloir les pendre haut et court, car on y est allé voir et on a trouvé qu’elles avaient même laissé éteindre le feu dans l’âtre du foyer. Lors de sa XVIIIe réunion annuelle, la Catholic Women’s Union, passant en revue les causes de la désintégration de la famille aux États-Unis, dénonçait, comme l’une des principales, l’envahissement de l’industrie par la femme. La résolution mentionnait aussi comme causes secondaires l’automobile et le cinéma.
*
* *
Une étude sérieuse du sujet et une longue observation des faits nous portent à conclure que l’extension du suffrage dans le Québec n’est pas un bien désirable, notre conviction intime étant que le suffrage universel comme principe de gouvernement est faux en soi et qu’en pratique le vote féminin n’a pas donné ailleurs les résultats positifs et probants que nous laissent entrevoir nos féministes. Au point de vue politique, ce privilège permettrait à un plus grand nombre de non-initiés et d’incompétents en la matière de désigner nos gouvernants, mais il n’améliorerait en rien la qualité de ces derniers. Le suffrage universel est la plaie de la société contemporaine. Nous devons donc essayer de guérir cette plaie, non de l’envenimer. C’est en restreignant le suffrage, non en l’augmentant, que nous améliorerons notre sort politique aussi bien qu’économique. Si nous voulons être gouvernés au lieu d’être exploités et bernés, il nous faut prendre les mesures nécessaires pour recruter nos dirigeants chez une aristocratie formée à l’école de l’intelligence, de l’intégrité et du désintéressement, et non pas chez les masses ignorantes et cupides. Notre salut politique et social ne réside pas dans le suffrage et la démagogie, mais dans l’éducation et la sélection.
Dans le cours de notre travail de documentation, nous avons constaté avec effroi que la plupart des partisans du féminisme ont des tendances nettement socialistes. Nous comprenons mal l’aveugle et coupable aberration de certaines gens qui voudraient que le gouvernement subventionnât un nombre toujours grandissant d’œuvres sociales de tous poils, lesquelles ne sont ni de son ressort ni de sa compétence, en un temps où les ressources du pays sont en baisse et où les contribuables appauvris sont écrasés d’impôts. C’est sûrement cette même déformation mentale qui leur fait prendre le Pirée pour un homme et le travail mercenaire, si mal rétribué, des femmes à l’atelier, à l’usine, au magasin, au bureau, pour un affranchissement, quand il n’est en fait que la forme moderne de l’esclavage. Et même si après des siècles d’efforts et de luttes le sort économique des ouvrières devenait enviable, quelle assurance nos politiciennes hommasses et asexuées peuvent-elles nous donner que les midinettes, même gorgées d’or, ne troqueraient pas leur machine à coudre, leur clavigraphe ou leur comptoir, et leur affranchissement économique par-dessus le marché, pour un cœur d’homme et des bras d’enfants ? Lente et sûre d’elle-même, la nature, chez les êtres normaux, ne perd jamais ses droits. Nous rendons grâces au ciel que les lois naturelles soient immuables et les Québécois raisonnables !
Vivianne DÉCARY.
Paru dans Les Idées en 1935.